Introduction à la troisième partie
p. 177-178
Texte intégral
1Après avoir analysé les caractéristiques des étudiants et des écoles de journalisme et l’espace qu’ils dessinent tant en termes de public que de débouchés professionnels, nous pouvons désormais nous pencher sur les trajectoires suivies par ces individus, aussi bien dans leur vie active que dans leur vie sociale, telles que nous les avons recueillies par entretiens1. Cette analyse nous a dotés, en effet, de la carte des positions relatives de départ et d’arrivée et des lignes principales les reliant, ce qui limite les risques d’une approche trop typologique de ces trajectoires. Elle a été décisive pour la construction de l’échantillon des interviewés : nous avons cherché à mener des entretiens avec des individus se distribuant aux différents pôles de cet espace (graphique 7)2. Dans un second temps, nous avons plus classiquement cherché à diversifier les entretiens afin de repérer, non pas des parcours « fulgurants », « précaires », « chaotiques » de journalistes radio, télévision ou presse écrite, de journalistes de médias national ou régional, – pour utiliser les catégories indigènes mais aussi semi-savantes de la sociologie des professions journalistiques –, mais des trajectoires tant sociales que professionnelles globales s’apparentant, par exemple, à des tentatives d’ascension, ou de reproduction, réussies comme ratées, ainsi que leurs formes et conditions de possibilité. Pour reprendre les termes de Louis Pinto, ce sont quasiment « des modalités fondamentales »« de l’expérience du monde social » qu’il s’agissait de saisir3. In fine, nous avons essayé de reproduire ici une quasi-expérience sociologique, à plus grande échelle et non fictionnelle, telle que la décrit Pierre Bourdieu à propos de L’Éducation sentimentale de Flaubert4. Des individus rassemblés par leur position commune d’étudiants en journalisme ont été lancés dans l’espace journalistique depuis 2006 tels des particules dans un champ de forces. À la diversité des positions initiales répond la diversité des trajectoires suivies. En passant d’étudiants de la « grande porte », héritiers à problème ou non, à ceux de la « petite porte », pour qui entrer et se maintenir dans le métier peut s’avérer délicat, sans oublier ceux se situant au nord et au sud de l’espace, enfants de la petite bourgeoisie plus ou moins « ambitieux », se dessine à nouveau une homologie entre les positions de départ et les parcours sociaux et professionnels vécus. Ces correspondances et ces variations se dessinent aussi à l’échelle des fractions de classe d’étudiants quand des écarts initiaux, en apparence minimes, se traduisent par des différences importantes huit ans après la sortie de l’école. Si cette diversité de trajectoire s’explique par des différences de volume et de structure des capitaux hérités et accumulés, elle tient aussi à la diversité des dispositions sociales qui animent ces étudiants. Confrontés aux réalités de la vie active journalistique et de la vie sociale, ils sont des particules agissantes face aux forces des champs social et journalistique.
Notes de bas de page
1 Pour reprendre les termes de Vincent Dubois dans son étude des métiers de l’administration de la culture, ce n’est qu’« après avoir esquissé l’espace des professions et celui des formations qui y préparent puis précisé les caractéristiques des individus qui s’y destinent, [que l’]on peut […] dans un double mouvement saisir la transformation des conditions en motivations “le travail de vocation” et interpréter sur cette base les trajectoires suivies et projetés » (V. Dubois, op. cit., p. 11).
2 Si ce procédé peut compenser en partie le nombre, nécessairement limité, d’entretiens approfondis, il offre également une administration de la preuve particulièrement forte lorsque, comme nous le constaterons empiriquement, une homologie entre les positions initiales et les trajectoires se dessine sans que cela soit dû à un choix de trajectoire typique de la part de l’enquêteur. Cette optique qui met en relations les positions initiales, les dispositions et les luttes pour faire sa position professionnelle et sociale « finale » n’est pas condamnée au finalisme et au mécanisme. Elle est très attentive au jeu des forces sociales mais elle n’exclut nullement la possibilité d’exceptions, de déplacements, certes plus ou moins coûteux et probables dans l’espace social et journalistique ici qui sont le résultat de cette lutte toujours possible pour faire sa place. Contrairement aux idées reçues, les moments objectiviste et subjectiviste de l’enquête sont complémentaires au sens fort du terme : « plus je connais la position de chacun, plus je découvre la structure et plus je connais la structure, mieux je comprends la position de chacun, ce qui est l’antithèse de la pensée ordinaire où on s’imagine qu’on connaîtra un individu singulier en s’immergeant dans sa singularité » (P. Bourdieu, Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 582).
3 Modalités « qui constituent une gradation : l’assurance, comme emprise heureuse sur le probable, la tension comme quête d’un possible incertain, le contentement de ce que l’on est (bon sens, quant à soi, Eigensinn) comme abandon réaliste à un sort modeste, et le désarroi comme brouillage des anticipations » (L. Pinto, Sociologie et philosophie : libres échanges, Paris, Ithaque, 2014, p. 118).
4 P. Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., 1993, p. 28.
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