Conclusion de la deuxième partie. Des dernières différences qui font toute la différence
p. 173-174
Texte intégral
1Notre objectivation des conditions sociales de possibilité de l’entrée dans la profession de journalistes et de l’accès aux différentes positions qu’ils offrent demanderait de rentrer bien plus dans le détail des situations occupées pour un univers aussi segmenté que le champ journalistique130. Au-delà des principes de division les plus structurants sur lesquels nous nous sommes attardés, viennent à l’esprit une multiplicité de distinctions possibles supplémentaires pour appréhender la diversité des situations professionnelles et sociales occupées que recouvrent des catégories qui peuvent paraître trop génériques ou nominales que nous avons mobilisées. Derrière la zone de diffusion du média (nationale ou régionale), le support (radio, télévision, presse écrite, web), il faudrait distinguer son contenu (information générale et politique, spécialisée, professionnelle), le statut de l’emploi occupé (CDI, CDD, pigistes, indépendants…), le type de l’employeur (public, privé), les conditions de travail et les revenus touchés, la spécialité du poste (selon la rubrique ou le service), la fonction (rédacteur, SR, présentateur etc). La multitude des situations est d’autant plus grande que toutes ces variables pourraient être croisées. Si notre matériel quantitatif nous interdit d’entrer dans un tel détail, nous n’ignorons pas cette diversité. Notre matériel qualitatif et l’usage que nous en faisons est là pour le rappeler. Pour nous en convaincre, nous conclurons sur un dernier principe de hiérarchie interne qui existe en télévision et qui oppose les JRI et les rédacteurs. L’enjeu double ici est de rappeler qu’il existe, comme dans tout univers, des hiérarchies internes infimes, dernières différences mais qui font toute la différence, surtout qu’elles redoublent, avec des logiques propres au champ journalistique, les hiérarchies sociales.
2La moindre légitimité des JRI par rapport aux rédacteurs est établie : elle est reconnue dans la profession et par ceux qui l’étudient48. Ils pâtissent du caractère « technique » et « spécialisé » de leur fonction auquel s’ajoute la légitimité historique de l’écrit en journalisme49. Cette opposition est réelle, connue et reconnue de façon indigène, et rappelée par nos enquêtés lors des interviews. Ainsi, Clément qui, comme nous l’avons présenté, a tout de l’étudiant « brillant » spécialisé en télévision, qui connaît un parcours d’excellence qui le mène après des études en IEP, à une des plus grandes écoles de journalisme, puis, dès sa sortie, à un poste de journaliste à un bureau aux États-Unis de la rédaction d’information d’une des plus grande chaîne nationale française. Ce parcours scolaire et ce travail à l’international dans un pays dominant pour un grand média, dès son entrée dans la vie active, fait qu’il était perçu par certains de ses camarades qui nous avaient conseillé de l’interviewer, et par moi-même lors de l’interview, comme un idéal type de l’étudiant ayant suivi « la voix royale » journalistique. Pourtant, au cours de l’interview, il me rappelle, sans que je ne le lance sur le sujet, le caractère moins prestigieux qu’il n’en a l’air de son travail :
« Après oui, quand tu sors d’école et qu’on te dit : “Tu vas aller travailler au bureau de Washington aux États-Unis”, évidemment c’est le trac. Whaou ! C’est une énorme promotion, oui. Après ce n’est pas le poste prestigieux : je n’étais pas correspondant, j’étais JRI, j’étais cameraman-monteur. On appelle ça JRI mais dans les faits, dans le fonctionnement, un JRI qui part tout seul voilà ça arrive régulièrement. Là typiquement je partais avec un correspondant.
– Souvent dans les chaînes ils travaillent avec un rédacteur ?
– Oui c’est ça, mais dans la configuration news comme ça on appelle ça JRI mais de fait c’est un boulot de caméraman, mais c’est pas péjoratif, mais c’est un boulot de caméraman dans le sens où c’est pas nous qui faisons le travail journalistique. »
3La relative violence de son propos qui, sur un ton très calme, souligne le caractère avant tout technique de son travail allant même jusqu’à le considérer comme non journalistique indique la dureté de la division sociale et professionnelle que recouvre cette séparation rédacteur-JRI et de la position dominante des premiers par rapport aux seconds. Cette domination journalistique et statutaire professionnelle que Clément dit, de fait, avoir vécue, se double, sans que cela soit un hasard, de la domination sociale que, comme nous l’avons exposé précédemment, Clément dit aussi avoir ressentie dans son école de journalisme parisienne, en étant d’origine sociale intermédiaire et provinciale parmi des étudiants issus pour beaucoup des fractions les plus hautes des classes supérieures, et même par la suite, au cours de sa vie professionnelle dans l’univers de la télévision.
Notes de bas de page
48 J. Siracusa, Le JT, machine à décrire, op. cit., chapitre IV « Les JRI : de l’autonomie technique au cloisonnement professionnel », p. 95-105.
49 Cette opposition sociale ancienne et structurale entre « le technique » et « l’intellectuel » que nous avons déjà évoquée au sujet des goûts des étudiants (G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité) contribue aussi à la dépréciation rédactions web évoquée ci-dessus. Ce principe social de division s’exprime sous d’autres formes dans l’univers journalistique avec notamment la différence qui existe entre les rédacteurs et le secrétaire de rédaction même si elle est en partie niée par la profession.
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