4. Être et rester journaliste
p. 101-128
Texte intégral
1Sept ans après avoir été diplômée, une part très importante des anciens étudiants d’écoles de journalisme reconnues est ou se dit encore journaliste1. Cependant la probabilité d’être encore ou de ne plus être journaliste sept ans après la sortie de l’école est différenciée socialement. Le volume et la diversité des capitaux possédés sont déterminants mais, de manière complémentaire, jouent des dispositions d’ordre plus symbolique comme la croyance dans le journalisme, la volonté à l’intégrer, « la vocation » ou « l’ambition » pour l’exprimer de façon plus directe mais aussi plus ambiguë. Les écoles contribuent à ces mécanismes tant matériels que symboliques d’entrée et in fine de maintien dans la vie active journalistique, notamment via les concours et bourses réservés par les grands médias à leurs étudiants et auxquels elles les préparent. Cependant chercher à objectiver les facteurs de maintien dans le journalisme ne doit pas faire oublier que, sous certains rapports, la distance entre la position sociale et professionnelle (en termes de revenu, de prestige, d’appartenance et d’ethos de classe) d’un ancien étudiant encore journaliste et un autre qui ne l’est plus est parfois moindre que celle existante entre deux anciens étudiants ayant quitté le secteur. De même, les sorties du secteur journalistiques sont parfois déguisées ou du moins évitées par un placement dans un sous-champ journalistique moins légitime à première vue que celui de la presse d’information générale et politique, telle le secteur de la presse spécialisée ou professionnelle.
Conditions et vocations à être et rester journaliste
2Si l’homogénéité de cette population tient à sa capacité à se maintenir sur les marchés du travail journalistiques, quelques indicateurs tendent à prouver que les sorties du secteur ne se distribuent pas au hasard. En effet les étudiants les moins bien dotés en ressources scolaires et sociales sont aussi ceux qui sortent le plus fréquemment des marchés du travail journalistiques2. Ainsi les enfants de parents de classes populaires (père ouvrier ou employé ou mère employée) et des fractions des classes intermédiaires liées au secteur privé (père professions intermédiaires du privé) sont les seuls pour lesquels le taux de présence dans le secteur sept ans après la sortie d’école s’écarte significativement de la moyenne (72 % et 76 % contre 85 %). De même les étudiants les moins diplômés (baccalauréat ou bac +1) et les étudiants boursiers sont plus nombreux que la moyenne à avoir quitté le journalisme (32 % et 28 % contre 15 %). Certaines trajectoires individuelles, comme celles d’Élise ou de David qui seront analysées infra, montrent de manière exemplaire que les capitaux (économique, culturel et social) qui permettent l’entrée dans les écoles, assurent aussi les conditions matérielles et les conditions subjectives en termes de rapport à l’avenir qui permettent le maintien dans le secteur3. Les femmes se caractérisent par un taux de sortie du journalisme supérieur à celui des hommes (18 % contre 15 %) mais, comme d’autres travaux l’ont relevé4, l’écart reste réduit. De plus, le niveau de diplôme prime sur le sexe. Si l’on combine ces deux variables, la balance, entre sexes, de maintien dans le journalisme s’inverse progressivement d’une manière quasi continue5. Ce type de relation s’observe également selon l’origine sociale : la différence en défaveur des femmes suit partiellement la hiérarchie sociale6 : la féminisation s’opérant par le haut – en ce sens que les étudiantes entrent dans la profession avec des ressources scolaires et sociales élevées –, il paraît logique qu’au regard de cet indicateur assez grossier d’insertion professionnelle, les écarts selon le sexe, dans un premier temps de la trajectoire professionnelle (avant les maternités ou les mobilités professionnelles des conjoints), soient faibles contrairement aux constats plus généraux sur la position relativement dominée des femmes sur les marchés du travail. Des différences selon le sexe apparaissent en fait à un niveau plus détaillé, pour l’accès aux positions professionnelles les plus prestigieuses (voir ci-dessous).
3Les sorties du journalisme ne sont pas seulement plus fréquentes pour les étudiants les plus dominés dans l’espace des écoles mais aussi pour ceux qui se destinaient aux pôles les plus dominés du champ journalistique à savoir la presse locale et la presse spécialisée (25 % et 23 %). De fait, une série d’autres variables tend à confirmer que la croyance dans le journalisme et son sentiment de légitimité à l’intégrer, « la vocation initiale » pour le dire autrement, est un élément décisif de maintien dans le secteur7. Il est intéressant à ce titre de noter que si, comme nous le venons de le voir, le taux de maintien dans le journalisme est corrélé positivement avec le niveau de diplôme, cette relation n’est pas continue. En effet, ce sont les titulaires d’un bac +2 et d’un diplôme d’IEP qui s’avèrent être les plus fréquemment encore journalistes sept ans après leur sortie d’école, pour respectivement 95 % et 97 % d’entre eux, soit 10 points de plus que la moyenne.
4Réapparaissent ici de façon synthétique, les deux sous-groupes d’étudiants, l’un dominant et l’autre intermédiaire, dont les logiques de production et de reproduction sont plutôt à dominante scolaire, qu’avait fait apparaître l’ACM. Le fait que la totalité des enfants de père membre des professions intermédiaires de la fonction publique, l’éducation et la santé sont toujours journalistes après huit ans de vie active tend à confirmer l’analyse initiale sur cette fraction des étudiants en journalisme issue de la « petite bourgeoisie ascendante ». De façon complémentaire, les enfants de chefs d’entreprise, de cadres de la fonction publique, et surtout des membres des professions artistiques sont aussi ceux qui sont les plus fréquemment encore journalistes. Nos entretiens permettent de confirmer et d’affiner ces constats statistiques : les étudiants qui disent avoir envisagé exercer le métier de journaliste dès le collège ou le lycée sont d’une part des enfants de professions intermédiaires qui, comme Adèle ou Céline, voulaient travailler vite dans le journalisme et ont intégré des IUT, et de l’autre, tous ceux aux origines plus diversifiées et élevées, qui sont passés par les IEP avec l’objectif explicite de passer les concours d’école de journalisme. La liste est longue de ces étudiants empruntant « la voie royale » qu’ils contribuent en fait à former autant qu’elle les forme.
5Le poids des logiques de reproduction familiale se repère également dans l’effet du rang dans la fratrie. Les étudiants benjamins de leur fratrie (94 %) sont plus nombreux que les aînés (84 %) et les cadets (80 %) à ne pas avoir quitté le journalisme. S’il est vrai que les benjamins sont issus des familles les plus nombreuses qui s’avèrent les plus privilégiées scolairement et socialement dans notre population, on peut faire l’hypothèse que cet écart à la moyenne renvoie à des logiques de reproduction familiale : les derniers nés, parce qu’ils tendent à être moins tenus par leurs parents, sont plus libres dans leurs orientations scolaires et professionnelles et donc plus à même de suivre leur vocation, et de la pousser jusqu’au bout.
6Mais, moins que la vocation au sens strict, c’est l’assurance, la confiance socialement produites et, finalement, le sentiment de légitimité à devenir journaliste que l’on saisit peut-être ici. Si les étudiants bacheliers ou titulaires d’un bac +1 se maintiennent moins fréquemment que les autres dans le secteur, c’est qu’ils doivent affronter des concurrents plus diplômés et sortis d’écoles plus prestigieuses, mais aussi parce que leur moindre assurance dans l’avenir les pousse à tenter une réorientation scolaire ou professionnelle plus rapidement. À ce titre, un autre indicateur révélateur qui s’avère discriminant est la multi-admission aux concours d’écoles de journalisme. La variable est partiellement redondante avec l’origine sociale et le capital scolaire détenu, mais le fait que les étudiants admis à trois concours et plus, soient, pour la totalité d’entre eux, toujours dans le journalisme, contre seulement 82 % des mono-admis (et 87 % des bi-admis), souligne le mélange d’assurance sociale et scolaire et de vocation, que procurent les succès à l’entrée des écoles, (et non le simple fait de multiplier le nombre de concours tentés qui n’apparaît pas comme une variable discriminante) pouvant favoriser l’investissement dans la vie active journalistique. Il ne faut pas tomber cependant dans une seule analyse idéaliste. Le poids des cursus en IEP en amont et en aval des écoles de journalisme tient au fait qu’il constitue, inséparablement, un capital scolaire et social dans le champ journalistique, contribuant, de ce fait, à assurer aux individus ayant suivi cette voie royale les conditions matérielles et symboliques de leur intégration et réussite professionnelles en journalisme.
7Le poids discriminant de la croyance dans le journalisme et de la vocation dans le maintien dans le secteur se voit aussi dans les corrélations qui lient ce maintien aux orientations politiques des étudiants. Alors que les étudiants ne se déclarant ni de gauche ou de centre gauche, sont minoritaires et marginalisés pendant leurs études (en tout cas pour ceux se disant de droite ou du centre droite), ils sont plus souvent que la moyenne encore journaliste : 95 % des proches de la droite et 100 % de proches de l’extrême gauche contre 84 % en moyenne. De la même façon, les étudiants ayant déclaré vouloir travailler dans une rubrique politique sont les seuls à se démarquer de la moyenne (90 % contre 83 %) pour leur taux de présence dans le secteur, à l’exception, bien sûr, des individus qui, n’ayant pas exprimé de vœux (50 %), expriment une distance sociale aux jeux et enjeux du champ journalistique. Si la politique comme spécialité journalistique a perdu de son attractivité, elle continue de susciter cependant des vocations et objective une croyance dans l’univers journalistique et sa motivation à en faire partie.
L’effet école
8Un dernier résultat tend à prouver le poids de « la vocation » comme facteur décisif de l’insertion professionnelle future : avoir eu une activité journalistique pendant sa scolarité en école de journalisme tend à renforcer la probabilité de se déclarer journaliste sept ans plus tard (92 % contre 84 %). Mais le fait qu’avoir eu une activité journalistique avant l’entrée en formation, à l’inverse, ne soit pas discriminant invite à prendre en compte les effets spécifiques des écoles et de leur scolarité sur l’entrée et le maintien dans la vie active de leurs étudiants. Les formations au journalisme sont en effet tournées principalement vers l’entrée dans le monde du travail. Cet objectif passe par un travail d’ordre symbolique. Les écoles cherchent à « déscolariser » les étudiants pour leur faire « jouer » un jeu professionnel8. Elles opèrent un travail d’inculcation de goûts journalistiques9 et de socialisation professionnelle10. Par conséquent, si la croyance dans le journalisme, qui a un effet sur l’insertion professionnelle, s’appuie sur des trajectoires initiées et des ressources accumulées antérieurement à l’entrée en formation, la scolarité en école de journalisme forme un lieu et un temps qui peuvent contribuer à son renforcement. Mais cet objectif et cet effet de professionnalisation des écoles de journalisme passent aussi par un travail d’ordre matériel : les écoles de journalisme se sont depuis le milieu des années 1980 de plus en plus ajustées aux attentes réelles ou supposées des employeurs11 et elles mettent à la disposition de leurs étudiants un « réseau », pour reprendre un terme indigène, précieux pour l’insertion professionnelle. L’intervention de journalistes professionnels dans les écoles, et plus largement les relations que les étudiants peuvent nouer avec les entreprises de presse au cours de la scolarité de par les collaborations, les stages, et les concours de fin d’études donnant accès à des CDD d’été, sont souvent décisives pour l’obtention d’un poste. De fait, comme les autres formations « professionnalisantes » et, en particulier, celles éloignées de l’univers scolaire12, les écoles de journalisme mettent en avant et vendent des liens et débouchés, réels ou supposés, avec le monde professionnel à un public disposé à entendre cet argument et à acheter ce service13. Les écoles « reconnues » peuvent de surcroît faire-valoir la garantie du label qu’elles détiennent. Elles possèdent, en effet, des facilités objectives pour l’obtention de stage mais aussi des obligations quant à faire intervenir dans leur formation des professionnels. Les attentes à l’égard de leurs écoles exprimées par plus d’un tiers des étudiants de notre échantillon initial sont très explicites à ce sujet même si les formulations varient : « qu’elle soit un tremplin vers le monde professionnel », « qu’elle m’ouvre des portes », « qu’elle m’aide à trouver une place » ou « un boulot », « qu’elle m’offre des relations », « des contacts », « un réseau », « des rencontres avec des pros » et « du monde pour trouver un job après ». Ce réseau professionnel qu’est censé offrir l’école, c’est-à-dire le capital social spécifique qu’elle propose, permet de rentabiliser le diplôme pendant et après la scolarité. Il contribue au prestige et à l’attraction de l’école14 : les formations les plus réputées ont des intervenants provenant des grands médias nationaux et sont en mesure de proposer des stages, des piges, des collaborations à leurs étudiants dans leurs rédactions quand les écoles de la « petite porte » sont plus en relation avec les médias régionaux15. Les effets de corps qui animent ces établissements « petits » et « grands » et les poussent à aller chercher d’anciens étudiants pour assurer des cours et des conférences dans leur cursus ne font que renforcer ce phénomène en raison de leurs débouchés différenciés.
9Nos données confirment l’importance du « réseau » professionnel mobilisable pendant et après la scolarité pour l’entrée et le maintien dans la profession16. La quasi-totalité des emplois journalistiques auxquels accède notre échantillon de population interviewée passe par des connaissances, des contacts préalables, des recommandations personnelles et professionnelles de collègues, ou institutionnelles quand il s’agit de l’école. Si un stage préalable ne débouche pas nécessairement directement sur une embauche, il peut payer ultérieurement car, comme dans le cas du don et du contre don17, il y a souvent un délai temporel avant que « la relation » agisse. Ainsi, le stage au service politique d’un titre de PQN que fait Bastien pendant sa scolarité a « des effets » trois ans plus tard quand son ancien chef de service cherche à constituer la rédaction d’un nouveau site d’information en ligne. De même, c’est quatre ans après avoir terminé son parcours de CDD dans un grand quotidien régional, que Mathilde est informée par ses anciens rédacteurs en chef d’un futur recrutement de chef d’agence auquel elle postulera et qu’elle obtiendra. « Le réseau » joue pour tous les sous-champs journalistiques, tous les types de travail (piges, CDD, CDI).
10Les écoles offrent une main-d’œuvre qualifiée et opérationnelle à des médias employeurs qui font parfois explicitement « leur marché » au sein des écoles comme le disent les étudiants. Plus encore, elles participent à la sélection de leurs propres étudiants par et pour leurs futurs employeurs en les présélectionnant notamment pour l’accès à certains stages mais surtout pour les candidatures et préparations à des concours (« tremplins », « prix », « bourses ») que les grands médias nationaux, notamment audiovisuels, réservent aux élèves diplômés d’écoles de journalisme reconnues. Ils fonctionnent à peu près tous sur les mêmes principes. Suite à une série d’épreuves pratiques parfois précédées d’une sélection par dossier, les lauréats en nombre variable accèdent à des CDD de durée plus ou moins longue (de 2 mois d’été à 6 voir 12 mois), pouvant, pour certains, se prolonger par la suite et se traduire par une embauche. Si ces concours existent aussi pour la presse écrite, ils ont un poids décisif en télévision ou radio car ils sont souvent la seule chance d’intégration à la chaîne ou au vivier de ses collaborateurs pigistes, en particulier dans l’audiovisuel public ou de diffusion nationale qui, on l’a vu, constitue l’un des débouchés les plus légitimes. Ces concours, certes anciens, destinés à instituer l’excellence s’apparentent de plus en plus à des modalités de recrutement de main-d’œuvre qualifiée de la part d’employeurs qui reportent, en partie, sur les écoles le travail de formation et de sélection18 et développent la précarité dans la profession19. Ils n’en contribuent pas moins au prestige et à l’attractivité des écoles du fait de la valeur symbolique et matérielle qu’ils revêtent aux yeux des étudiants, et ce de plus en plus, dans le contexte d’une réduction des débouchés dans ces médias audiovisuels prestigieux.
11On comprend donc l’investissement que certaines écoles mettent dans ces concours. Si ce sont les étudiants des écoles les plus prestigieuses qui ont le plus de chances de décrocher un prix, les responsables et les étudiants des écoles de la « petite porte » ne peuvent se détacher complètement des enjeux de ces concours qui ont tout d’effets de champs. Ces écoles sont en partie hors-jeu, mais elles peuvent tenter de le jouer plus explicitement en accentuant les moyens mis sur la préparation de ces concours en termes de temps ou de personnel afin de modifier leur position dans ces hiérarchies des prix et, du même coup, leur image et leur position dans l’espace des écoles, tant aux yeux du public des étudiants que du public des employeurs. Mais, comme pour la course aux diplômes, l’accentuation de la concurrence entre les écoles pour l’obtention de ces prix permet à toutes d’en profiter tout en permettant aux écoles dominantes de maintenir les écarts et leurs positions. En effet, cette course s’est traduite par une inflation relative des concours et des prix possibles à gagner conjointement à la réduction de la valeur intrinsèque de ces prix : par leur nombre (TF1 relançant son prix en 2013, Canal+ offrant le sien) ; par la diversité des supports ou spécialités pour lesquels concourir au sein d’un même concours (option web à France Télévisions, Radio France et L’Équipe, option télévision à L’Équipe, option JRI ou rédacteur pour TF1 et France Télévisions, option sport ou informations générales à Canal+) ; par l’accroissement des prix distribués par concours (lauréat et premier prix, second prix, prix spéciaux, lauréats France 2 et France 3 pour la bourse d’Arcy France Télévisions ou TF1 et LCI pour le prix Bourrat TF1, piges ou stages accordés par les rédactions pour les finalistes non primés). De plus, l’ampleur des prix (mesurée à la durée du CDD) ainsi que leur efficacité en termes d’insertion professionnelle future (intégration au planning, titularisation) diminuent aussi sous l’effet de cette relative inflation. Au prix de petites différences que seuls les initiés perçoivent (être retenu pour la rédaction nationale de France 2 ou celle de France 3, être primé comme rédacteur plutôt que comme JRI), chaque école peut exhiber des lauréats. Si au cours des dernières années les concours se sont multipliés et diversifiées, force est donc de constater, sur la base des données des lauréats des prix audiovisuels les plus importants depuis 2004, que les deux écoles les plus dominantes de la « grande porte », le CFJ et l’ESJ Lille, se démarquent très nettement (voir tableaux 12 et 13). Si l’on considère uniquement les premiers prix les plus prestigieux, elles se partagent à parts quasi égales (25,5 % et 23,5 %), depuis 2004, la moitié des récompenses distribuées. Suivent des écoles comme l’IPJ, l’IFP, Sciences Po, et l’IJBA qui totalisent 4 ou 5 récompenses sur les 51 comptabilisées. Nous retrouvons la hiérarchie des écoles telle qu’elle a été établie jusqu’ici, avec l’IJBA qui se démarque des écoles de la « petite porte » et des écoles récentes comme l’IFP et encore plus Sciences Po Paris qui se positionnent à la « grande porte ». Si l’on observe un spectre plus étendu des prix (avec les seconds prix, les prix spéciaux, les prix JRI, les prix France 3 en plus de ceux France 2 – 92 occurrences), la domination de ces deux écoles se maintient (45 % des récompenses) mais le CFJ se singularise encore plus avec 28 % des occurrences20. La hiérarchie des écoles, qui réapparaît sans surprise ici, se vérifierait aussi dans l’accès inégal aux lieux de stages les plus prestigieux (c’est-à-dire des médias nationaux) et aux intervenants professionnels les plus réputés issus de ces mêmes médias. Les logiques de corps des écoles renforcent évidemment ces inégalités puisque les anciens élèves qui reviennent quelques années plus tard pour faire des cours dans leur école d’origine ont plus de chances, pour ceux issus des écoles de la « grande porte » comme Bastien et Pascal, d’être employés dans des grands médias nationaux. Le capital social des écoles se reproduit.
Tableau 12. Distribution par école des lauréats des « premiers prix » des concours et bourses*
Écoles | Nombre | Fréquence |
cfj | 13 | 25,49 % |
ESJ Lille | 12 | 23,53 % |
ipj | 5 | 9,80 % |
ifp | 4 | 7,84 % |
ijba | 4 | 7,84 % |
Sciences Po | 4 | 7,84 % |
epjt | 3 | 5,88 % |
Celsa | 2 | 3,92 % |
ejt | 2 | 3,92 % |
cuej | 1 | 1,96 % |
ejcm | 1 | 1,96 % |
Total | 51 | 100,00 % |
Tableau 13. Distribution par école des lauréats des « premiers et seconds prix » des concours et bourses*
Écoles | Nombre | Fréquence |
cfj | 26 | 28,26 % |
ESJ Lille | 16 | 17,39 % |
ijba | 9 | 9,78 % |
Sciences Po | 8 | 8,70 % |
epjt | 7 | 7,61 % |
ipj | 7 | 7,61 % |
ejt | 5 | 5,43 % |
Celsa | 4 | 4,35 % |
cuej | 4 | 4,35 % |
ifp | 4 | 4,35 % |
ejcm | 2 | 2,17 % |
Total | 92 | 100,00 % |
* Les tris ont été établis sur la base :
– Pour les « premiers prix » : des lauréats de la bourse d’Arcy France Télévisions rédacteur France 2, de 2004 à 2015, du prix Patrick Bourrat rédacteur TF1, de la bourse Charles Lescaut RFI de 2004 à 2015, du premier prix du tremplin Radio France de 2008 à 2015, de la bourse AFP de 2008 à 2015, de la bourse Laugat Europe 1 de 2005 à 2015 (deux années manquantes) ;
– Pour les « premiers et seconds prix » : ont été ajoutés à la liste des « premiers prix », les lauréats France 3 et JRI de la bourse d’Arcy France Télévisions, JRI-TF1 et rédacteur et JRI-LCI du prix Patrick Bourrat, les prix spéciaux de la bourse AFP, les seconds prix du tremplin Radio France.
Sélection, élection
12Si les concours et bourses des grands médias audiovisuels illustrent comment la scolarité en école offre des conditions matérielles objectives favorisant l’insertion professionnelle, ils mettent aussi en lumière les conditions symboliques qui les accompagnent. Comme pour les grandes écoles, les écoles de journalisme21 jouent un double rôle pour la trajectoire professionnelle à venir de leurs étudiants : elles offrent des « réseaux », « contacts », « stages » et « opportunités », mais surtout une assurance qui peut être aussi de l’ordre de l’obligation à tenir son rang, c’est-à-dire au minimum à croire dans le métier de journaliste et à l’exercer coûte que coûte. Cette double vérité des écoles de journalisme, dans leur fonction de formation professionnelle, fait écho à la double vérité du travail journalistique, comme de tout travail22, auquel seront confrontés ultérieurement leurs futurs étudiants où la vocation se mêle à l’exploitation et l’aliénation comme le rappelle le phénomène de la précarité qui touche en priorité, notamment sous la forme du travail à la pige, les jeunes sortis des écoles les plus réputées cherchant à se maintenir coûte que coûte dans un secteur en crise et dans des supports prestigieux (médias à diffusion nationale) où le travail se tarit23.
13« Les enseignants m’avaient fait comprendre que je n’étais pas faite pour la radio ou la télé. » Ce propos d’une étudiante illustre parfaitement cette double réalité, matérielle et symbolique, du travail de pré-insertion professionnelle qu’opèrent les écoles, typique aussi d’univers à la fois professionnels et pourtant toujours scolastiques : c’est la sélection-élection du « bon » étudiant en audiovisuel. À la différence de la spécialisation en presse écrite, la spécialisation en radio ou télévision peut s’avérer plus sélective du fait d’un nombre plus limité de places lié, entre autres, à des contraintes matérielles et de coûts consécutifs pour les écoles. Le « bon étudiant » de radio ou télévision est celui qui sera choisi par son école pour tenter les concours ou bourses où le nombre de candidats par établissement est le plus souvent limité, ce qui oblige souvent ces dernières à faire, en interne, une présélection24. Comme le rappelle une autre étudiante d’une grande école parisienne de la spécialité JRI, interrogée sur les concours qu’elle avait tentés en fin de scolarité : « Là les gens sont choisis et moi je ne faisais pas partie des gens qui avaient été choisis par les profs. »
14Les principes de l’orientation des étudiants, dans un premier temps, vers la spécialisation radio ou télévision puis, dans un second temps, vers ces concours, est une opération de classement et de hiérarchisation qui mêle logique d’école et logique professionnelle dans la production d’une double reconnaissance : par les pairs et le marché, les journalistes formateurs ou entreprises futurs employeurs potentiels, par les enseignants et l’école ; par ces agents et les institutions qu’ils incarnent mais aussi par les autres étudiants, concurrents dans l’école et futurs concurrents sur le marché du travail. La force de cette élection et de sa reconnaissance forcée par tous les étudiants est qu’elle a de grandes chances de s’avérer efficace. Elle est produite, et a des effets, pendant la scolarité25 en excluant, plus ou moins de fait, les étudiants de la formation qui sont moins soutenus et encadrés et donc mécaniquement peuvent moins progresser. Ces effets ont des chances de se prolonger après la scolarité puisqu’ils s’apparentent aussi à une pré-sélection voire une sélection pour un stage, un CDD effectif dans un média où l’étudiant arrive également avec le capital symbolique de l’excellence qu’incarne en particulier sa réussite aux concours. Cette vérité partielle de la hiérarchisation opérée par les formateurs (« ils font leur marché » comme le rappellent de nombreux étudiants interviewés) n’empêche en rien que ce qui se produit est un processus classique d’élection scolaire qui déclare ne renvoyer qu’à des compétences effectives, des dons, des qualités substantielles comme « l’écriture télé », voire naturelles et physiques, notamment la voix en radio, ou le physique en télévision, que l’on a ou que l’on n’a pas, et qui tombent comme un verdict. « Tu as une voix de crécelle » s’était entendue dire Alice par son professeur de radio.
« Du coup je me suis arrêtée là, ce que je regrette un peu aujourd’hui. Je voyais mes copains travailler dur sur leur voix et je pensais que c’était bien pour eux mais que pour moi, […] ça valait pas le coup. En fait je me dis qu’avec un peu plus de travail et d’encouragement j’aurais pu faire de la radio. »
15L’élection est toujours une exclusion, comme l’exprime aussi Emmanuelle.
« Il y a ce côté certains profs disent : “Out” de suite, à celui-là “c’est un super, lui il va être bon et on va le mettre en avant”. Après ça peut se comprendre mais du coup, moi la radio je trouvais ça super, ça m’intéressait mais je n’ai pas été reconnue comme quelqu’un de bon à ce moment-là. »
16Il n’est pas facile d’exprimer la violence et l’arbitraire de ces tris sans paraître être animé par du ressentiment ou de l’aigreur26. En évoquant ces processus, les interviewés emploient très souvent les catégories indigènes du « chouchou » ou du « poulain ». Leur lucidité reste en fait souvent partielle parce qu’ils sont contraints d’accepter en partie cette violence en reconnaissant que l’élection-sélection reposerait quand même sur des compétences, des qualités qu’indéniablement les élus possèdent. Interrogée sur les membres de sa promotion et de sa spécialité radio institués comme « bons », ce qui n’était pas le cas pour elle, Emmanuelle répond sans ambages : « Charlotte, elle travaille à RFI » mais enchaîne immédiatement « mais elle était vraiment bonne, je le dis pas pour… c’est vrai. » Élise, étudiante d’une des écoles les plus réputées revient, quant à elle, sur sa non-présentation aux concours radio :
« C’est l’école qui choisit. Et c’est même pas l’école, c’est le directeur de la spécialité radio qui le fait (le rythme ralentit) arbitrairement. Enfin il pense que la personne est bonne […] Moi les autres étaient meilleurs que moi […]
– Ils ont, comment dire, leurs préférés ?
– Oui, c’est comme partout. Bien sûr c’est comme ça, mais ils ont des bons motifs et en général ce n’est pas des motifs affectifs. C’est des motifs de capacités. »
17Elle ajoute cependant :
« Je n’étais pas bonne en présentation. Je faisais d’excellents reportages mais j’étais pas bonne en présentation, il [le responsable de la spécialité radio] pensait que je m’améliorerais en présentation, sauf qu’il m’a tout le temps cassée au lieu de m’encourager et du coup je suis sortie de là, je n’étais pas plus bonne en présentation. Ça je l’ai vraiment appris, je l’ai vraiment appris ouais. Et maintenant je pense que je suis, enfin, je ne pense pas être mauvaise [elle travaille depuis 5 ans sur l’antenne d’une radio et y présente très régulièrement des flashs] […] Ils ont eu raison en l’occurrence de ne pas m’envoyer à RFI parce que je n’étais pas très bonne en journaux. Et on ne m’a pas aidé à le devenir. »
18Emmanuelle qui est dans une situation analogue dans une école intermédiaire, exprime la même chose : « Moi ce que je dis juste, c’est pas seulement le côté repérage, c’est du coup les autres. » Car l’élection des meilleurs signifie, d’une certaine façon, la relégation des « autres ». Là encore Alice est plus explicite sur les mécanismes de cette présélection :
« Les meilleurs, c’est ceux avec lesquels ils passent le plus de temps, c’est-à-dire pour les autres, une fois que vous êtes éjectés du truc, vous ne pouvez pas revenir en arrière, c’est comme ça. »
19Mais si « les moins bons » ne bénéficient ni de la reconnaissance et de l’assurance de leur qualité, ils contribuent collectivement, avec l’ensemble de l’institution, à l’élection des « meilleurs » reconnaissant leurs compétences et contribuant à la production de leur assurance et de leur vocation. « Obtenir l’admiration de ses camarades contribue à produire une certitudo sui, comme disaient les anciens, une sorte d’assurance sur l’avenir puisqu’on a été reconnu par les concurrents27. » La concurrence qu’évoque cette citation est double ici. Il s’agit de la concurrence scolaire dans l’école, mais qui est déjà préparatoire à la concurrence sur le marché du travail en ce qu’elle se donne comme une prédiction du futur professionnel, et ce d’autant plus qu’elle peut, comme nous l’avons dit, contribuer à le faire advenir. Il est difficile pour les étudiants non sélectionnés, même s’ils peuvent la dénoncer, de pointer comme on l’a vu, l’arbitraire et la violence, de ne pas rentrer dans le jeu de cette concurrence auquel leur parcours scolaire les a familiarisés, en particulier par la sélection-élection initiale qu’ils ont vécue en intégrant une école reconnue de journalisme parfois très sélective. Clara, qui est passée par des classes préparatoires, puis Sciences Po Paris et a intégré une des écoles de journalisme les plus prestigieuses, le reconnaît, même si, en parallèle de ses études en journalisme, elle se consacre au cinéma documentaire et cherche à se démarquer des logiques de production et de concurrence du marché du travail journalistique télévisuel :
« C’est toujours pareil. Quand on vit dans un système et que ce système est fait aussi pour, comment dire, mettre les gens en compétition, on a tendance à rentrer dedans et vouloir. Mais quand on a un certain recul sur ce système et qu’on n’est pas tout à fait d’accord sur comment ça se passe, on a aussi cette distance émotionnelle, on se dit “pfout…” »
20Preuve a contrario, les étudiants qui se sentent hors du jeu de cette concurrence pour les concours audiovisuels, comme cela se produit plus souvent dans les écoles de la « petite porte » intégrant dans leur anticipation leurs chances objectives de réussite moindres sans être nulles, à cette époque, révèlent, par leur critère de choix plus scolaire, plus explicite, les conditions de possibilité et la nature collective et quasi magique de la reconnaissance « des meilleurs » qui s’opère habituellement. Céline en est un exemple dans son IUT de journalisme qui l’a choisi pour tenter la bourse RFI :
« Comment ça se passait ? C’est parce que vous étiez bonne en radio, il y avait de la concurrence ?
– C’était encore une sélection de grande qualité (ton ironique) : j’ai passé RFI parce que c’était moi qui avait les meilleures notes en géopolitique. Et pourquoi j’avais les meilleures notes en géopolitique c’est parce que la dernière année, on avait les cours théoriques, tout le monde s’en fichait, personne n’y allait. Moi, j’ai toujours été un petit peu “très bonne élève” donc j’allais quand même en cours et j’ai dû avoir une note un peu meilleure que les autres.
– Je dis ça parce que dans certaines écoles, des étudiants disaient qu’il y avait un peu de concurrence.
– Oui après l’IUT a gagné certaines de ces bourses. Mais moi mon année, on gagnait jamais. On savait qu’on n’allait pas gagner donc il n’y avait pas de concurrence pour y aller. »
21Mais surtout, comme souvent, la force de ce mécanisme tient aussi à ce qu’il engage le sélectionneur et l’électeur qui s’élit en élisant et qui s’engage à ce titre (notamment avec le verdict objectif du concours ou du marché du travail qui peut le déjuger) qu’il s’agisse du formateur professionnel ou de l’école. Les étudiants en sont parfois très conscients, ce qui peut renforcer en fait leur acceptation de la sélection. Comme le dit Élise : « Enfin ils jouent leur réputation de formateurs et de professeurs aussi avec ça […]. Je pense que ça n’aurait pas été une bonne image pour l’école de me mettre là. » Alice ne dit pas autre chose : « Il ne s’agit pas non plus d’envoyer des élèves qui portent le discrédit sur l’école, ils n’envoient que les meilleurs dans ce cadre-là. » Cette logique de présélection, selon des critères qui sont avant tout ceux des futurs employeurs, est cependant plus ou moins bien acceptée par les étudiants qui les subissent selon qu’elle contredit trop directement leur idéologie scolaire « méritocratique » ou politique « égalitaire » ou qu’elle apparaît comme un réalisme proche du cynisme. Les interviewés sont, de ce fait, sûrement plus réactifs à s’exprimer sur ce qui leur apparaît comme de la sélection biaisée par l’impératif de « la diversité28 » ce d’autant plus qu’ils ont, par leur origine et leur parcours, incorporé l’idéologie méritocratique scolaire. Ainsi, Damien, bon élève et bon étudiant dont les deux parents sont professeurs des écoles, dénonce de tels phénomènes qu’il aurait observés dans son école, et plus largement l’opacité de ces sélections même s’il s’en exclut, lui-même ayant été retenu pour représenter son école au concours Europe 1 :
« Pour moi quand le choix est fait sur des critères objectifs, “c’est mon poulain oui mais il réussit, regardez sa voix, regardez son écriture, regardez ce qu’il”, voilà. Moi, les personnes auxquelles je pense : pour une c’est du copinage et pour l’autre clairement c’est une discrimination positive. Cette personne incarnait quelque chose et je pense qu’on a voulu présenter cette personne pour ça. »
22Alice évoque un cas similaire : elle voit dans le choix d’une étudiante métisse de sa promotion pour une bourse audiovisuelle une forme de « real politik » de l’enseignant sélectionneur29 :
« Il [l’enseignant en télévision] connaissait le milieu. C’est aussi par réalisme qu’il a agi comme ça je pense. Lui, ça lui est complètement égal ce genre de choses mais il connaît l’univers de la télé, il sait que c’est comme ça et donc il y prépare les étudiants. »
23Il est très significatif que lorsque, à la fin de nos entretiens, je demandais aux interviewés ce qu’ils savaient de la situation actuelle de leurs anciens camarades de promotion, presque tous me parlaient d’« un bon », me poussaient à aller l’interviewer au motif qu’il avait eu un « beau parcours ». La distinction opérée pendant la scolarité, a fortiori quand elle s’est prolongée après, semble ainsi rester un principe de division et de vision de la promotion. Clément me répond ainsi au sujet d’un de ses anciens camarades de spécialité télévision : « CDI à France 2, oui, c’est un des très bons. Il a gagné la bourse d’Arcy. Il est très très bon à France 2. Il aura probablement un bureau à l’étranger dans les prochains mois ou les prochaines années. » Ces commentaires et incitations reposent certes sur leur vision, à la fois journalistique, mais aussi relativement commune, de ce qu’est une enquête en sciences sociales, en nous orientant vers des cas « particuliers » ou « typiques » même si rares mais témoignent aussi de la permanence dans le temps et les esprits de la reconnaissance qui justifie l’effort de connaissance.
24Bien sûr cette vision de l’excellence journalistique qu’incarnent des individus ou des carrières professionnelles dont témoignent ces mentions « d’étudiants à interroger » diffère selon les propriétés sociales et scolaires des interviewés, de leur école et de l’expérience de leur scolarité comme de leur horizon de possibles sociaux et professionnels. Certains reconnaissent dans l’ancien étudiant qui a réussi parfois plus le type de journalisme exercé que la stricte réussite professionnelle30. Réapparaît plus ou moins explicitement l’opposition entre les deux principes de légitimité journalistique, interne ou externe, quand, par exemple, une ancienne étudiante d’IUT évoque un camarade, rédacteur JRI qui, sorti de l’école, a travaillé pour France 3 mais a aussi réalisé des reportages en Palestine ou en Tunisie : « Il a sa boîte de prod’. Il a tourné un film sur la Tunisie. Lui, il a fait un beau parcours. Il a réussi à faire ce qu’il voulait » ; ou qu’une ancienne du CFJ pointe la carrière brillante et fulgurante d’un membre de sa promotion qui, moins de sept ans après sa sortie d’école, occupe déjà un poste de rédacteur en chef dans un grand titre de presse quotidienne nationale. Évidemment, cette reconnaissance, durable de plus, n’est possible que si, au-delà des trajectoires et carrières objectives des élèves « brillants » ou « ayant réussi », les interviewés ont les catégories de perception accordées pour reconnaître leur excellence.
Sortir du journalisme et des problématiques obligées
25Notre échantillon confirme la porosité, souvent soulignée31, entre le journalisme et la communication : environ 40 % des anciens étudiants ayant quitté le journalisme travaillent, comme salarié ou comme indépendant, dans la communication, entendue au sens large (chargé de communication ou responsable éditorial en agence, collectivité, entreprise ou association ; conseiller en communication politique ; journaliste institutionnel), ce qui en fait le secteur de « réorientation » le plus prisé. Le second secteur de ce type, l’éducation, ne concerne que 6 individus, soit à peu près 10 % des sortants du journalisme. La réorientation vers ces deux secteurs fortement féminisés est, sans surprise, dans une forte proportion le fait de femmes. La moitié des étudiantes qui ne sont plus journalistes, sept ans après leur sortie d’école, travaillent dans le secteur de la communication contre moins d’un tiers des étudiants sortis du secteur. Le constat est d’ailleurs identique pour l’orientation vers l’enseignement, 5 des 6 individus ayant gagné le secteur de l’éducation sont des femmes (et le seul homme dans ce cas n’est pas enseignant à la différence des anciennes étudiantes mais responsable d’un CDI de lycée).
26Cependant, il importe de voir la diversité des situations que recouvrent les emplois hors du journalisme et en particulier en communication. Les statuts sont hétérogènes entre le salarié et l’indépendant proposant des services combinés de journalisme et de communication institutionnelle écrite ou vidéo, tout comme les fonctions, les employeurs, le niveau de responsabilité et les revenus, depuis le chargé de communication d’une collectivité locale ou d’une ONG d’envergure nationale ou internationale, le « dir’com » d’une grande entreprise, le journaliste institutionnel, le responsable éditorial ou le web manager d’un site commercial ou professionnel, le conseiller d’un élu local32. Il est nécessaire de passer par-dessus un point aveugle, dont nous sommes d’ailleurs nous-mêmes victimes, en opposant journaliste et non journaliste, en rappelant que la distance sociale et finalement professionnelle entre des individus travaillant dans le même secteur de la communication est peut-être plus grande que celle qui opposerait les étudiants devenus communicants et ceux restés journalistes33. Au regard de la taille de notre population et de l’effet de sursélection, il est délicat de chiffrer ces écarts. Il est possible cependant de voir que les étudiants travaillant à présent dans des grandes entreprises ou agences de communication se recrutent parmi les étudiants d’origine sociale relativement plus élevée (de père cadre ou membre des professions intellectuelles supérieures) quand ceux issus des classes plus populaires (père, ouvrier, employés, petit indépendant) se retrouvent dans des emplois de chargé de communication dans des collectivités locales, des associations, ou dans des situations qui traduisent une certaine précarité (travail indépendant en communication, journalisme free lance, absence d’information précise sur leur situation). Ces différences ne sont pas une règle mais elles se redoublent d’écarts similaires quand on observe le niveau de diplôme entre les bacheliers et les plus diplômés (bac +4 et IEP) en particulier. Il n’est peut-être pas surprenant que la seule étudiante de père ouvrier ou employé travaillant dans le secteur de la communication, mais avec la fonction d’un conseiller d’élu politique national est accumulé un capital scolaire élevé et spécifique : en l’occurrence un diplôme d’IEP.
27Deux trajectoires, celle d’Élodie et de Manon34, font apparaître de façon plus sensible ces différences. Élodie est entrée par la « petite porte » dans les formations et le monde journalistiques. Son père, titulaire d’un BEPC, est VRP. Sa mère détient un brevet professionnel et exerce le métier de comptable. Après un bac L obtenu avec une mention bien, voulant devenir journaliste, activité à laquelle elle s’est essayée comme correspondante locale dans une rédaction d’un titre de PQR de sa région, et ce aussi dans le but d’intégrer une école immédiatement, une fois le bac en poche. Elle tente les trois IUT Tours, Bordeaux et Lannion alors existants. Elle s’était renseignée auprès du bureau d’information et d’orientation de son lycée, sur des salons et lors de journées portes ouvertes et savait que seules ces écoles recrutaient après le bac. Admissible à deux des IUT sur les trois tentés, elle intègre celui de sa région. Elle y suit des cours pendant deux ans qui confortent sa volonté de faire du journalisme pour, dit-elle alors « vivre de son écriture et développer sa culture générale » ce qu’elle attend aussi d’une certaine façon de sa formation qu’elle prolonge d’un an en licence professionnelle journalisme dans le même établissement. Sa vision du métier témoigne du fait que ce qu’on appelle des projets professionnels sont, dans certains cas comme ici, la retraduction de projets à la fois sociaux et scolaires de prolongement d’études (« la culture générale ») marqués par les impositions plus ou moins directes des orientations scolaires (« l’écriture » qui explique presque a posteriori la filière L). Son horizon géographique et social reste, de fait, limité à la région où elle est née, a grandi et a suivi sa scolarité primaire et secondaire. Si ses multiples candidatures montrent qu’elle envisageait de s’éloigner, la sélection sociale et scolaire à l’entrée font qu’elle est restée dans sa région d’origine pour ses études supérieures. Ses goûts et ses projets journalistiques sont aussi des signes de ce relatif cloisonnement : elle indique, dans le questionnaire qu’elle a rempli en cours de seconde année, ne lire que des titres de presse régionale et vouloir travailler dans le futur dans sa région d’origine, plutôt dans la presse magazine. À l’issue de sa licence, elle enchaîne quelques CDD dans des titres de PQR. Une opportunité de réaliser son ambition de travailler en presse magazine toujours dans sa région s’offre à elle avec une proposition d’embauche en CDI dans la petite rédaction d’un titre de magazine régional qui se crée, cherchant à se faire une place dans une niche qui commence à se développer. Malheureusement, l’entreprise ne subsiste qu’un an. Elle candidate par la suite à un poste de chargé de communication dans une collectivité locale qui lui offre alors une opportunité de réaliser son souhait d’une installation professionnelle dans sa région d’origine. Elle l’obtient, son installation professionnelle allant de pair, quelques années plus tard, avec une installation familiale avec un conjoint et un enfant dans la ville où elle travaille.
28Les dotations sociales et scolaires, les dispositions et les projets et trajectoires professionnelles qu’elles autorisent sont d’un tout autre ordre pour Manon qui intègre, elle, par la « grande porte » les écoles de journalisme. Habitant dans une ville du Nord où sa mère, titulaire d’une licence, a été institutrice en maternelle – son père d’origine étrangère (a priori égyptienne) est gynécologue obstétricien à l’hôpital, elle gagne Paris, après l’obtention d’un bac S mention bien, pour suivre une classe préparatoire au lycée Henri-IV. Elle poursuit en licence puis maîtrise de lettres modernes à l’université Paris 4. Elle décide de tenter les écoles de journalisme alors qu’elle est en cours de maîtrise, qu’elle passe également un DU de langue arabe et qu’elle travaille au Louvres pour se financer. Cependant, pour « ne pas se disperser », elle ne passe que trois concours des écoles de journalisme les plus prestigieuses. Elle a ainsi un rapport assez rationnel et calculé aux études sans être utilitariste, comme l’illustre son argumentation du choix du passage par une école de journalisme :
« Je n’avais pas assez de connaissance du métier et pas assez de contacts qui auraient pu m’apprendre “sur le tas”. Je mets aussi beaucoup de confiance dans le fait d’avoir un diplôme en cas de marché du travail en crise. Je considérais aussi qu’à 22 ans je pouvais encore me donner deux années d’études. »
29Finalement admise à deux grandes écoles (et sur liste d’attente de la troisième), elle choisit la plus réputée des deux. Si, comme Élodie, elle dit que ce qui l’attire dans le journalisme « d’un point de vue personnel, c’est un enrichissement permanent de notre culture générale », elle ajoute que « c’est aussi une activité qui flatte l’ego », ce qui rappelle la relative ambition dont elle a déjà fait preuve scolairement. Elle précise enfin que les avantages du métier de journaliste « d’un point de vue professionnel, c’est une meilleure compréhension de ce qui se passe chez soi et dans le monde, nous sommes les premiers témoins de l’histoire » témoignant là encore, au-delà du cliché, de son ambition sociale à voir loin dans l’espace et le temps, à prendre de la hauteur. « La culture générale » qu’évoque Manon dépasse largement le cadre du journalisme comme le montrent les cinq conférenciers qu’elle déclare qu’elle aurait bien aimé inviter au cours de sa scolarité : aucun journaliste mais une femme politique palestinienne, un écrivain et intellectuel égyptien prix Nobel de littérature, un écrivain contemporain prestigieux franco-tchèque, et le président de l’ONU. Pendant ces deux ans de scolarité en école de journalisme, elle lit Le Magazine littéraire, s’intéresse à l’histoire de l’art, à l’état de la recherche scientifique médicale, à l’Égypte contemporaine et apprend l’arabe. Ces derniers objets, dont on peut supposer qu’ils sont liés à l’héritage familial paternel se traduisent en goûts et ambitions journalistiques. Manon lit le magazine Jeune Afrique et est l’une des rares étudiantes à déclarer regarder la chaîne d’information Al Jazeera. Elle dit déjà vouloir travailler à l’étranger citant surtout de nombreuses grandes villes du Moyen Orient (Le Caire, Beyrouth, Damas, Abou Dhabi), mais aussi du Maghreb (Tunis) et d’Europe (Berlin et Bruxelles). Souhaitant travailler en radio, elle espère être correspondante à l’étranger et travailler à RFI ou au service Moyen Orient de RMC. À sa sortie d’école, elle réussit à travailler en radio dans des antennes régionales et nationales de Radio France pendant un peu plus d’un an avant d’intégrer une radio et télévision franco-arabe basée à Tanger au Maroc. Elle quitte ce média au bout d’un an, pour devenir attachée audiovisuelle de l’ambassade de France à Doha au Qatar où elle supervise la création d’une antenne de radio francophone. Au bout de deux ans, elle est embauchée à Doha par une filiale qatari d’un grand groupe français de construction avec pour mission la création d’un service de communication. Sa carrière progresse dans cette grande entreprise où au bout de quatre ans, elle est nommée directeur de la communication de cette filiale.
30Comme le montrent ces exemples, il importerait de se pencher avant tout sur les trajectoires et les dispositions qui conduisent aux sorties du journalisme vers la communication (mais aussi vers tout autre métier). Sans entrer ici dans le détail, viennent à l’esprit les difficultés d’insertion dans la vie active journalistique (c’est-à-dire aussi les ressources et dispositions qui rendent possible le maintien et la volonté de maintien dans le secteur). La porosité des activités journalistiques avec celles de communication est particulièrement marquée dans les couches les plus précaires des journalistes35 où peuvent se produire des sorties du secteur définitives. La trajectoire de Sophie sur laquelle nous nous attarderons par la suite en est l’illustration. Spécialisée en télévision, elle ne se voit proposer aucune pige par les rédactions régionales de France 3 après son stage de fin d’études. Sans ressource économiques et sociales lui permettant de rester longtemps dans une situation précaire, elle « doit chercher un taf alimentaire » dans un premier temps (elle sera serveuse dans un bar), hésite à reprendre ses études et comme elle le dit « élargit ses recherches d’emploi en termes de métier, pas caissière, mais regarde du côté de la com’ ». Après une période de chômage, elle trouvera, en répondant à une annonce, un emploi d’animatrice de communauté web dans une agence de communication avant de devenir chargée de communication en ligne dans la branche française d’une grande association caritative internationale. Les exemples ne manquent pas d’étudiants qui quittent le journalisme après des tentatives plus ou moins longues pour l’exercer et, pour certains, se forment à de nouveaux métiers dans lesquels ils trouvent un emploi (sommelier, expert en enquêtes et sondages). Comme le montre la trajectoire de Manon, mais aussi des travaux récents sur le sujet36, ces changements de secteur résultent aussi d’opportunités professionnelles que peuvent repérer et saisir des journalistes du fait, en raison de leur activité, de leur proximité avec les milieux de la communication ou les services communications, éditoriaux, et aujourd’hui web, des institutions avec lesquelles ils sont en rapport (notamment comme source). Ainsi, tel ancien étudiant de l’école toulousaine de journalisme rejoint, après avoir travaillé pendant huit ans dans le titre national de presse sportive spécialisé en rugby, le service communication d’une équipe phare alors du rugby français et européen professionnel.
31Un autre élément non négligeable, à côté de la « carrière professionnelle », est le vieillissement social des jeunes journalistes. Au bout de quelques années, des raisons « familiales » peuvent pousser à (vouloir) quitter le journalisme, au profit d’un travail plus adapté, par exemple en termes de stabilité des horaires, à une vie de couple ou avec des enfants, la fatigue voire l’épuisement devenant difficile à accepter la trentaine passée. Ces éléments peuvent évidemment se combiner comme l’illustre la situation de Damien. Il a connu la fermeture de la télévision locale qui l’employait et a quitté son CDI occupé depuis sept ans à l’occasion d’un dernier plan social. Il en profite alors pour suivre son conjoint installé à Lyon. Il cherche et trouve quelques piges en radio et en télévision mais affirme qu’il n’y pas de travail même dans une ville de cette importance. Il envisage d’élargir ses recherches en particulier vers le secteur de la communication, il pige d’ailleurs déjà pour du journalisme institutionnel :
« Moi clairement mon objectif aujourd’hui, c’est de trouver un CDI pour pouvoir vivre sereinement et puis pour avoir une vie stable, une vie de couple stable, pouvoir acheter un appartement. Ce qui sous-entend pour moi, puisque clairement aujourd’hui il n’y a pas de CDI en journalisme, que j’ouvre mes perspectives et mes prospections vers la communication. Aujourd’hui il y a de plus en plus de postes qu’on appelle éditoriaux, de communication éditoriale comme chef de projet éditorial. En gros, on travaille pour une entreprise, une collectivité, une association mais il y a quand même du travail journalistique parce qu’il faut réaliser du contenu écrit, vidéo, radio pour les sites web. Il faut aussi réfléchir aux réseaux sociaux. Là-dessus je me suis vraiment formé ces dernières années, surtout ce qui est médias sociaux, Internet, parce que tout ça c’est vraiment des compétences indispensables au journalisme mais aussi en com’ […] Là je suis vraiment au début de ma prospection en communication. »
32L’exemple de Damien rappelle que les logiques du vieillissement social qui peuvent conduire à des sorties du journalisme renvoient aussi aux contraintes pratiques et socialement instituées de la vie en couple et en famille. Ces contraintes pèsent traditionnellement sur les femmes dans les couples même si cela dépend des milieux sociaux et professionnels. Dans certains cas (7 ont été repérés dans notre population), des femmes journalistes sont amenées « à suivre leur mari » – pour reprendre l’expression qu’utilisent certaines étudiantes interviewées au sujet de leurs anciennes leurs camarades de promotion –, quitte à abandonner une situation journalistique intéressante. Ainsi une jeune femme en CDI en PQN part s’installer à Rome, quand une autre, en poste dans une chaîne d’information en continue part s’installer en Afrique avec ses quatre enfants. Une troisième qui travaille au service web d’un grand titre de presse quotidienne nationale s’en va en Asie, « faire une pause » comme l’indique d’une façon vraisemblablement euphémistique une ancienne camarade de promotion. Là encore, les différences sociales se font voir puisque des journalistes sorties d’école réputées occupant des postes dans des rédactions nationales suivent leur conjoint à l’étranger dans des destinations lointaines ou prestigieuses. Des formes de mobilité moins « élevées » socialement, parce que circonscrites au territoire français, se produisent au sein de couples d’étudiants sortis d’écoles moins prestigieuses et travaillant dans des médias régionaux ou moins réputés. Ainsi, une ancienne élève d’un IUT abandonne, après six ans de vie active, son travail dans une agence de presse radio nationale pour suivre son conjoint, ancien camarade de promotion parti travailler à Bordeaux. De même, Carole, diplômée d’une école parisienne qui n’est pas la plus prestigieuse, quitte un CDI dans une agence de presse spécialisée pour partir à Nantes où est embauché son mari37.
Sortir sans sortir et s’en sortir : le cas de la presse spécialisée
33Opposer les sorties et non sorties du journalisme rend en partie invisibles les sorties déguisées. De même que le travail à l’étranger peut résulter, dans certains cas, d’une exclusion du champ journalistique national, la presse professionnelle ou spécialisée offre des opportunités d’emplois et parfois d’emplois stables que certains étudiants acceptent d’envisager et alors de saisir. Ainsi, Emmanuelle qui, au cours d’une trajectoire professionnelle un peu chaotique, a enchaîné des voyages à l’étranger, des CDD en PQR, des années de piges plus ou moins fructueuses, accepte un CDI dans une agence de presse spécialisée en santé et située en région qui a pour clients essentiellement des titres de PHR ou PQR. Pourtant Emmanuelle s’est préalablement détournée de la PQR qu’elle ne supportait pas, y refusant même un CDI préférant suivre son conjoint dans le bordelais et tenter d’y trouver des piges. Elle a cherché à se spécialiser pour des raisons d’insertion professionnelle car obtenir un emploi fixe lui semblait impossible dans un média généraliste. Mais c’est aussi le principe de la spécialisation qui la motive car même si, in fine, elle écrit pour des lecteurs de presse régionale et coordonne des activités de communication que développe en parallèle cette agence, elle souligne aussi le caractère pointu de l’information spécialisée qu’elle traite et vulgarise : « On est sur du scientifique, du pointu. Bah après on comprend notre public, on arrive à retranscrire… CNRS et INSERM tout ça, on reçoit plein de choses, tout ce qui est scientifique. Interviews de médecins spécialistes. C’est essentiellement ça nos sources. » Emmanuelle est devenue chef de service dans son agence, ce qui est une promotion, même si la rédaction est petite. L’attraction des groupes ou titres de presse spécialisée ou professionnelle tient donc aussi au fait qu’ils offrent davantage de possibilités de carrières38 que le travail en média régional, fût-il d’information générale et politique. Le travail y prend, comme ailleurs, souvent la forme d’emplois précaires, piges ou CDD, avec des conditions de travail qui peuvent être difficiles et donc non durables, mais il permet de rester dans le secteur avant de trouver une meilleure situation, comme l’obtention d’un CDI dans le cas d’Emmanuelle. Les piges et CDD en presse professionnelle permettent à Adèle de continuer à travailler à Paris où elle est venue s’installer avec son conjoint après un CDD en PQR avant de décider de se lancer sur le planning de Radio France39 :
« J’ai trouvé un boulot dans une boîte de presse pro à mi-temps où je faisais du SR au bout d’un mois et demi […] Il y a pas mal de gens qui y travaillent car il y a un gros turn-over. Et c’est une entreprise qui édite neuf magazines […] Ils ont vraiment souvent besoin de gens. Je pense que si on n’a pas des ambitions salariales trop importantes, on n’a pas trop de mal à se faire embaucher là-bas. Moi c’était un CDD, il y avait un CDD et un CDI moi je n’ai postulé que sur le CDD.
– Parce que…
– Pour voir. Et parce que ce n’était pas vraiment le travail que je voulais faire. Ça a duré un an. J’ai eu un CDD d’un an. J’ai quand même réussi à piger dehors parce que j’avais mes après-midi. »
34Mais, souvent même dans des situations similaires, le travail dans ce type de média n’est pas complètement subi. Ainsi Emmanuelle, avant d’être embauchée à Nantes dans son agence de presse, a commencé à piger à Bordeaux pour un magazine spécialisé qui lui a finalement proposé un CDI qu’elle a accepté, même si elle l’a quitté rapidement. Elle en évoque les limites, mais sans le dénigrer et en laissant entendre qu’elle ne lui a préféré le CDI de Nantes que parce que son conjoint, enseignant, était muté en Pays de la Loire :
« C’était un CDI dans un magazine sur le vin à Bordeaux, c’était génial parce que c’était super-bien placé […] C’était très spécial parce que c’était limite. Faut dire ce qui est : c’était vraiment des magouilles à n’en plus finir. Je m’en suis rendue compte assez rapidement, puis c’était beaucoup de…
– De la com’ ?
– C’était carrément de la com’ même, même quand ce n’était pas dit. C’était sympa parce qu’on allait faire des reportages dans les châteaux, ils nous offraient des bouteilles de vin. C’était sympa, mais moi finalement je n’avais pas envie de payer ce prix-là.
– Vous l’aviez pris parce que c’était un CDI ?
– Oui. Et puis parce que ça m’intéressait aussi sur le coup. Je me suis dit pourquoi pas, et c’est vrai aussi que j’avais envie d’un CDI. Et c’était en plein centre de Bordeaux. Et il y avait beaucoup d’avantages. Et le vin aussi ça m’intéresse. Et je cherchais en plus à me spécialiser. »
35Dans son emploi suivant en agence de presse santé, elle souligne aussi le caractère journalistique « pointu » de son travail. L’orientation professionnelle vers la presse spécialisée n’est donc pas uniquement un choix par défaut, contraint par les circonstances. La presse magazine spécialisée (mode, décoration, technologie…) ou la presse professionnelle n’est pas non plus systématiquement perçue par les étudiants comme moins légitime que la presse d’information générale et politique, ou décriée pour sa dimension plus commerciale ou communicationnelle que citoyenne et journalistique40. Elle est certes très peu privilégiée dans les ambitions initiales des étudiants41 et reste un débouché limité dans les faits (16 % des cas42) mais elle a tendance à attirer plus que la moyenne (16 %) des étudiants dotés scolairement, comme les étudiants diplômés de niveau bac +4 (24 %), d’IEP (20 %) ou les anciens élèves de classes préparatoires littéraires (28 %). Il est vrai que la presse spécialisée recouvre des titres ou médias (magazine, chaîne télévisée, site, agence de presse) très divers, au regard de leur légitimité sociale et journalistique, comme des publics qu’elle touche, puisqu’elle regroupe aussi bien la presse culturelle, économique ou spécialisée en éducation ou santé, que la presse féminine, la presse sportive, la presse masculine, la presse people, la presse télévision ou la presse professionnelle des métiers du luxe ou de l’hôtellerie43. Même quand elle est « choisie » sous la pression matérielle d’une période de chômage ou de sous-emploi et abandonnée dès qu’une opportunité dans un média généraliste d’information plus classique se présente, cette presse ne semble pas systématiquement repoussée comme ne correspondant pas à un idéal professionnel, ou surtout seulement recherchée par défaut. Et si le flou de cette catégorie tient à la diversité des situations matérielles et symboliques du travail journalistique qu’elle recouvre ainsi que la presse d’information générale et politique dans une certaine mesure, il ressort aussi de la diversité des formes d’entrée et de maintien dans ce secteur.
36Le cas de Marine en est une autre illustration. Elle a connu une trajectoire partiellement similaire à celle d’Emmanuelle mais il s’agit d’une étudiante plus dotée scolairement et socialement44. Nous l’avons vue, passée par une classe préparatoire B/L et Sciences Po Paris où elle préparait l’Ena, elle a été multi-admise aux écoles de journalisme et diplômée de l’une des plus réputées d’entre elles. Elle justifie sans difficulté la légitimité de son travail dans une agence de presse spécialisée en éducation où pourtant les conditions de travail sont dures :
« C’est palpitant, hyper intéressant, on côtoie du beau monde. Dans le fil historique, tous les gens connaissent, les portes sont ouvertes. C’est très gratifiant, on rencontre tout de suite des gens qui ont des responsabilités. Le réseau se fait très rapidement. On est très pointus sur les sujets, donc très crédibles. »
37Le travail dans cette agence réputée incarne une forme de sérieux, d’excellence et d’expertise journalistiques et plus largement intellectuelles reconnues par un public restreint de journalistes et de consommateurs qui, comme elle le dit, est en affinité avec son capital et ses dispositions intellectuelles et scolaires : « Ce côté-là m’a séduite, moi je suis très scolaire et ce côté-là très rigoureux, le côté agence ça me va très bien. » Comme elle le dit à demi-mot, c’est aussi une forme d’excellence et de reconnaissance sociale qui l’a séduite et qui explique le caractère « très gratifiant », à ces yeux, au départ de ce travail. Son milieu familial et son cursus participent de son intérêt pour ces deux thématiques et de son rapport très intellectuel au monde, ses deux parents étant des médecins généralistes, « au départ médecine alternative, donc il y avait beaucoup débat sur la santé à la maison » et son conjoint, rencontré pendant sa scolarité en école de journalisme, étant maître de conférences de sociologie. Son côté « bon élève », comme elle le dit elle-même, participe à son attrait pour les questions d’éducation, thématique qui est aussi la spécialité de recherche de son conjoint. Mais ce choix professionnel, opéré dès la sortie de l’école par la recherche et l’obtention de piges dans le domaine de l’éducation et de la santé, ne l’a pas empêchée de faire, à la même époque, des piges à Maxi, magazine pour femmes adultes et âgées diffusée uniquement en région45, et à Courrier cadre. C’est aussi, comme Emmanuelle, parce que les possibilités de stabilisation de la vie professionnelle et sociale qui l’ont attirée vers la presse spécialisée et professionnelle. En effet, c’est entre autres pour cette raison que Marine a finalement accepté un CDI que lui proposait cette agence de presse nationale spécialisée en éducation, bien qu’elle ait attendu la quatrième offre. Elle aimait le travail de pigiste et attendait qu’un poste dans le pôle spécifiquement « éducation » lui soit proposé, ce qui fut le cas, sachant de plus que ses piges allaient se terminer.
38Dans son entretien, Marine laisse apparaître un motif à son orientation dans un média spécialisé qui n’a rien d’un choix par défaut par rapport à la presse d’information générale et politique en parlant plus généralement du journalisme : « La formation mais aussi le métier, il n’y a pas de fond, on réfléchit pas, on produit ; la télé c’était caricatural, on prenait Le Parisien et le sommaire était fait. » Ce rapport distant avec le journalisme tel qu’elle l’a vécu en école et en pratique est sûrement lié à son origine sociale, son parcours et ses ressources scolaires qui se sont traduits d’ailleurs par une orientation tardive et presque sur un coup de tête en fin de cursus d’IEP. Mais il rappelle que, pour certains, travailler en presse spécialisée ou professionnelle signifie aussi ne pas exercer dans un média généraliste régional, en particulier en PQR ou PHR46. De fait, beaucoup ont une vision assez négative des médias locaux, parfois renforcée par l’expérience d’un stage ou d’un premier CDD. La PQR offre un fort volume des emplois en presse d’information générale mais nos enquêtés savent que la communication et la promotion, les contraintes de sources y sont aussi présentes, que le travail de terrain peut y être limité. On peut juste citer à ce sujet Mathilde qui, diplômée d’une école de la « grande porte » et arrivée à la tête d’une agence d’un grand titre de PQR après plusieurs CDD préalables dans ce même journal et une longue expérience de PQR dans une rédaction outre-mer, porte un regard, non pas dénonciateur ou critique, mais lucide sur son travail :
« Je constate que quand on est dans un secteur concurrentiel du fait des partenariats, et là, publicitaires pas journalistiques – tu fais des partenariats publicitaires entre les journaux et les événements – on assiste vraiment à une privatisation de l’information moi je trouve. »
39En télévision, dans les sociétés de production, une grande partie du travail sont des reportages d’information professionnelle et institutionnelle. D’ailleurs, c’est la même comparaison qui peut parfois faire relativiser, chez certains étudiants, la frontière symbolique entre communication et journalisme, et les conduire à garder une activité dans ce domaine ce qu’a fait pendant plusieurs années Quentin en pigeant pour des magazines internes d’entreprise : « On égratigne la com’, mais c’est là peut-être où j’ai fait le plus depuis que je suis journaliste ; on rencontre des gens, des vrais parcours47. »
Positions refuges et positions à faire
40Le flou des frontières entre rester et quitter le journalisme et entre journalisme et communication se redouble. Il est aussi celui de la nécessité et de la vertu. Le cas d’Anne-Marie, une des camarades de promotion d’Emmanuel, en est autre exemple, soulignant que les rapports que les nouveaux entrants dans le métier ont avec leur travail en presse spécialisée ou professionnelle, ne sont pas cyniques et désabusés, même s’ils peuvent être contraints. Anne-Marie est, en effet, amenée à piger dans la presse magazine spécialisée en aéronautique et la presse professionnelle en santé. Elle y travaille suite à « une période difficile » de trois, quatre mois de chômage. Elle cherche alors au-delà du secteur journalistique : « Je ne cherchais pas forcément en journalisme parce que j’ai eu un entretien pour attachée de presse dans un festival de musique. J’ai eu aussi un entretien pour faire un site féminin sur Internet. » Elle est en fait décidée à rester sur Paris où son conjoint mexicain vient de la rejoindre, et par conséquent de se lancer dans la pige : « Je me disais si je peux commencer à faire des piges ce serait pas mal, et CDD en fait. » Elle écarte de fait la PQR même si elle dit que ce n’est pas par dégoût :
« La presse régionale ça me semblait compliqué du point de vue logement, donc je ne contactais pas […] Et puis j’avais fait un an à Saint Lô c’était super mais c’était quand même une organisation à mettre en place. Je n’avais pas de voiture à cette époque. »
41Elle sera amenée alors à travailler en tant que community manager dans des grandes entreprises de communication ou comme SR pour des journaux internes de grandes sociétés, situation qui « n’est pas idéale à ses yeux » : « Clairement, j’étais pas ravie de faire de la com’. Après il y avait le côté alimentaire et puis de toute façon je rédigeais, donc je me disais ça pourra toujours me servir. » Cette expérience du travail de communicant lui permet de relativiser sans les nier les limites du travail en presse professionnelle qu’elle exerce par la suite comme pigiste pour une publication adressée essentiellement aux services de ressources humaines de grandes entreprises et de médecine du travail en région parisienne : « La politique de la rédaction, c’est de faire relire les articles aux gens que j’interviewe. Ça moi, c’est clair, ça m’a un peu étonné au début et puis voilà ils fonctionnent comme ça (le ton de la voix s atténue). » Face à une ligne éditoriale qu’elle juge « frileuse » et « très corporate » sur le sujet et à laquelle elle ne s’attendait pas forcément, elle met en œuvre des stratégies journalistiques et rédactionnelles qu’on pourrait qualifier de classiques et qui se retrouvent chez des journalistes de presse d’information générale et politique :
« Du coup j’ai une approche très factuelle des cas précis […] Après, je préfère plus m’intéresser à des articles qui ont trait à des dispositifs mis en place par des associations où je me sens moins justement en porte à faux par rapport au discours. Mais j’avais évoqué l’idée d’aller un peu plus creuser, d’aller rencontrer des salariés. »
42Il s’agit pour elle de trouver une position tenable à la fois professionnelle et « morale », propre à la double vérité du travail qui est une réalité d’ordre matérielle et symbolique.
43Mais plus encore, on peut voir ici un exemple très singulier et limité d’un processus social beaucoup plus général, et que l’on pourra observer plus en détail par la suite au moyen d’analyses plus approfondies de trajectoires d’étudiant, de lutte et d’ajustement entre des dispositions et des positions dans l’univers journalistique. Cette étudiante de par son origine (ses deux parents sont enseignants, l’un à l’université, l’autre en lycée) et sa formation dans son école de journalisme est amenée à faire une distinction entre le journalisme et la communication. Et, elle l’a dit, n’a pas été ravie de glisser de l’un à l’autre : « Je me souviens que c’était pas forcément évidemment. Là-dessus on avait été un peu formé. Ça faisait partie de l’enseignement, qui était assez intéressant là-dessus. » Ses dispositions « universitaires » la rendent sensible à ce type de réflexion et de discours lui aussi « universitaire » qui lui est tenu dans son école de journalisme publique où « ils insistaient pas mal, il y avait une certaine prise de recul, le côté universitaire ». Elle fait d’une certaine façon de nécessité vertu en cherchant à faire un travail journalistique qui correspond dans la forme et le fond à ses ambitions dans le cadre du magazine d’aéronautique qui l’emploie comme pigiste avant tout comme SR :
« Avec eux, j’ai aussi un peu une casquette de rédactrice. Je m’occupe des pages sur l’emploi et la formation […] Je leur fais des dossiers spéciaux “formation-emploi” et tous les ans pour les mêmes j’édite un hors-série assez conséquent sur les métiers de l’aéronautique. »
44On peut voir là un cas de la « lutte entre les exigences de la position et les exigences des dispositions48 ». Ce qui est en jeu, pour le formuler encore d’une autre façon, c’est la différence entre des positions journalistiques mais aussi sociales stables ou à faire, dures ou molles vers lesquelles vont se tourner différemment les anciens étudiants. Sous ce rapport, les piges se distinguent notamment de l’emploi en PQR, mais pas seulement au regard du statut et des conditions de l’emploi, de la précarité, à quoi on réduit souvent la question de la pige. Sous ce rapport toujours, la presse spécialisée offre un espace de positions plus diverses et plus molles à occuper ou à faire, au sens le plus fort, quand il s’agit, comme l’on fait certains individus de notre population, de lancer un nouveau titre ou de contribuer à son lancement, ce qui est le cas d’étudiants pas toujours justement les plus dotés.
45Nombreux sont les étudiants ayant participé à des lancements de titres49 : Virginie, on l’a vu, en presse magazine régionale (après l’échec du titre, elle s’est tournée vers la communication) ; Aurélie a connu « l’aventure » d’un titre du groupe Bayard mais se retourne vers la PQR suite aussi à l’arrêt de ce magazine ; Quentin a connu une expérience moins heureuse avec le lancement du magazine masculin jeune de Hachette Filipachi. Anthony, diplômé d’un IUT, voulant quitter les CDD sans fin qu’il enchaîne dans les rédactions de titres de PQR, réussit à lancer un magazine régional gratuit « pop société culture ». À l’extrême opposé du champ, David à son retour de l’étranger où il dirigeait une agence audiovisuelle de presse qu’il avait créée, se lance dans la création d’un site d’information spécialisé sur l’Asie. Au pôle aussi de la « grande porte », mais sur un autre profil social et journalistique, notre population de diplômés compte le fondateur d’un site de presse satirique mais qui n’a pas réussi à perdurer. Révélateur aussi est le cas de la participation d’étudiants hors et en cours d’exclusion du secteur journalistique à des lancements de titres comme Sophie qui, alors chargée de communication, contribue à un éphémère magazine jeune féminin féministe comme pour se rattacher encore à un univers qu’elle a été forcée de quitter, ou Jérémy, sans emploi, qui intègre temporairement l’équipe d’un magazine de vulgarisation scientifique. Souvent évidemment, ce sont des étudiants sans emploi ou sur des emplois instables ou temporaires qui se lancent, là aussi parfois plus ou moins contraints, dans la création ou la reprise de titres, le développement du web facilitant dans un premier temps seulement ses productions journalistiques comme Benoît, qui « hérite » d’un site d’information spécialisé en bandes dessinées pour lequel il pigeait, abandonné par son directeur, et le fait survivre de façon bénévole alors que lui-même n’a pas vraiment de travail et de revenus.
Notes de bas de page
1 13 % travaillent dans un autre secteur, les 2 % restant sont des situations non identifiées que l’on a chois d’assimiler également à des sorties du domaine, le dernier pourcent renvoyant à trois étudiants décédés.
2 Ce constat est vérifié dans les travaux sur les titulaires de la carte de presse sortants du secteur qui porten alors sur une génération un peu plus ancienne de diplômés (cohorte 1998) : « Les sortants diplômés en journalisme sont un peu moins diplômés que l’ensemble de la cohorte : ils sont plus présents sur les niveau allant de bac +1 à bac +2. » (S. Bouron et V. Devillard et al., op. cit., p. 55.)
3 Sur les rapports à l’avenir des étudiants au cours de leurs études, par exemple, voir V. Pinto, « L’emploi étudiant et les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 183, juin 2010, p. 58-71.
4 Christine Leteinturier dans son analyse des carrières à la frontière du journalisme et de la communication sur la base des données sur les refus de délivrance de la carte professionnelle note que les écarts selon le sexe sont faibles sauf « pour trois causes : les activités non journalistiques, le statut professionnel non conforme et le hors-presse majoritaire » (« Communication et carrières des journalistes français : le cas des refus de la carte de presse 2010 », Les Cahiers du journalisme, no 26 printemps-été 2014, p. 116-133).
5 Chez les non diplômés du supérieur l’écart entre femmes et hommes va du simple au double (44 % contre 82 %) ; il s’annule pour les bac +3 (à 82 %) et s’inverse pour les bac +4 et bac +5 (89 % contre 81 % ; 100 % contre 78 %).
6 Forte chez les enfants d’ouvriers et d’employés (50 % contre 84 %), elle est quasi nulle pour ceux de professions intermédiaires, négative pour ceux de professions libérales (92 % contre 73 %) et de cadres supérieurs d’entreprise (86 % contre 82 %). En revanche, pour ceux de cadres de la fonction publique, le ratio s’inverse (87 % contre 93 %).
7 Il ne s’agit pas de réduire cette réalité à sa dimension personnelle ou psychologique (bien qu’elle prenne aussi cette forme, comme en témoignent les questions ouvertes du questionnaire et les entretiens), mais de souligner que « la vocation » s’appuie également sur des conditions sociales, collectives, matérielles comme symboliques effectives, « le travail de vocation » consistant notamment à transformer ces conditions en motivations (C. Suaud, La vocation, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 9-10 ; V. Dubois, op. cit., p. 11).
8 Y.-V. Abraham, art. cité.
9 G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité.
10 Sur lesquels se sont penchés plus spécifiquement d’autres travaux (S. Bouron, Apprendre à penser comme un journaliste, op. cit.).
11 D. Marchetti, « L’ajustement des écoles au marché du travail », art. cité ; F. Ruffin, Les petits soldats du journalisme, op. cit.
12 M. Blanchard, Les écoles supérieures de commerce. Sociohistoire d’une entreprise éducative en France, Paris, Classiques Garnier, coll. « Histoire des techniques », 2015.
13 Cette relation marchande d’offre et de demande pouvant être marchande au sens plus restreint de non gratuite comme c’est le cas pour les écoles privées très couteuses, ceci ne devant pas faire oublier que cette relation est aussi au principe du recrutement des écoles publiques même si leurs étudiants n’en payent pas pécuniairement le prix.
14 Les données de Samuel Bouron le confirment : « Les diplômés des écoles de journalisme reconnues ont le pouvoir d’ouvrir les “sas” plus vite que les autres, notamment parce qu’ils bénéficient du réseau de leur établissement. Ce réseau est directement visible surtout au sein des “grandes écoles” privées. » (Apprendre à penser comme un journaliste, op. cit., p 441.)
15 Ainsi par exemple seules les grandes écoles et les écoles parisiennes étaient en mesure de proposer des possibilités de stage au Monde. De même quand un IUT de région propose une collaboration régulière pour ses étudiants de sa spécialité radio avec une rédaction de France Bleu située dans la même agglomération, le CFJ est en mesure de proposer des piges à France Inter et à RFI aux siens.
16 Dominique Marchetti soulignait déjà ce phénomène en 2001 (« Les marchés du travail journalistique », art. cité). Samuel Bouron le confirme dans sa thèse : « Dans le journalisme, le recrutement succède souvent à des stages plutôt qu’à des candidatures spontanées qui ne représentent que 15 % des premiers emplois trouvés par les diplômés et encore moins à la mobilisation d’un réseau personnel, qui ne caractérise qu’un cas sur dix » (Apprendre à penser comme un journaliste, op. cit., p. 442.)
17 M. Mauss, « Essais sur le don », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1989, p. 143-279 ; P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1980, p. 167 et suivantes.
18 Les écoles doivent le plus souvent présélectionner les étudiants qui candidatent, les préparer, voire, dans certains cas, faire passer les épreuves dans leurs locaux.
19 « Les bourses reflètent les transformations du marché du travail et matérialisent cette tendance des entreprises à diplômer la précarité. » (I. Chupin, « Précariser les diplômés ? », art. cité.)
20 Les résultats tiennent aussi à des spécificités historiques d’écoles. Ainsi l’IUT de Tours devenu EPJT, a toujours privilégié la formation en audiovisuel, en radio avant tout, profitant d’un partenariat ancien avec France Bleu Tours. Mais ces résultats sont aussi une illustration des comportements stratégiques des écoles qui mettent des moyens sur les concours : l’EPJT a délibérément recruté début 2010 un enseignant ancien journaliste audiovisuel dédié à la filière télévision et en particulier à la préparation de ces concours.
21 Cela paraît compréhensible pour les plus réputées d’entre elles mais, à une autre échelle, le mécanisme est le même pour les écoles intermédiaires ou de la « petite porte » dont les étudiants, par la sursélection dont ils ont fait l’objet, se sentent tout autant à part des autres étudiants d’IUT ou de L1 par exemple.
22 P. Bourdieu, « La double vérité du travail », Méditations pascaliennes, op. cit., p. 241-244.
23 I. Chupin, « Précariser les diplômés ? », art. cité.
24 Même s’il y est moins fort, ce phénomène de sélection-élection existe également en presse écrite. Les places dans ces spécialités au sein des écoles sont moins rares, les concours existants, à l’exception de celui de l’AFP, comme celui de Bayard Presse ou de l’académie Prisma (aujourd’hui disparu), sont moins sélectifs bien que celui d’un titre comme L’Équipe soit attractif et ne récompense qu’un ou deux étudiants.
25 Ce processus de sélection-élection est typique des grandes écoles (P. Bourdieu, La noblesse d’État, op. cit.).
26 Ce processus de sélection-élection et la violence qui l’accompagne peuvent aussi se produire en amont dans l’accès aux stages dans les médias les plus recherchés, c’est-à-dire souvent les médias ou les rédactions nationaux. Le souvenir de Mathilde de sa non-sélection, opérée en interne par l’école, de six étudiants pour un stage d’un mois à Libération en témoigne : « J’avais été totalement dégoûtée de ne pas faire partie du groupe. Moi j’espérais y être, et en fait non, il y avait l’élite de la promo qui correspondaient bien au profil Libé d’ailleurs […] Un peu intello de gauche, en fait surtout ça, moi j’estimais pouvoir rentrer dans cette catégorie mais visiblement c’était pas évident pour l’école. »
27 P. Bourdieu, Manet, op. cit., p. 473.
28 Joue aussi ici un effet rétroactif : cette problématique, son expression et surtout sa mise en œuvre effective dans le recrutement des médias au début des années 2010, période de la passation des entretiens, les poussent certainement, et peut-être de façon en partie artificielle, à relire à travers ce prisme les opérations de sélection opérées sept ans plus tôt dans leur école.
29 Ces différences de perception tiennent aussi aux dispositions et positions au moment de l’entretien de ces anciens étudiants. Si Alice est aussi imprégnée de culture méritocratique, du fait qu’elle a démissionné d’un grand titre de presse régionale où elle avait travaillé pendant huit ans, et se retrouve en recherche d’emploi au moment de l’interview, elle porte un regard très ambivalent sur le milieu journalistique qui mêle reconnaissance et fortes critiques. Le phénomène est encore plus criant et visible pour Sébastien, dont on exposera la trajectoire plus en détail par la suite. Il doit repartir socialement et professionnellement quasiment à zéro après huit ans de vie active au planning de France 3. L’interview, et de façon limite le off, est l’occasion pour lui d’exprimer son ressentiment et de dénoncer, avec aigreur, des recrutements « diversité » de la chaîne incriminée qui sont les seuls alors maintenus par le groupe audiovisuel.
30 De plus, le degré d’adhésion réelle à ces « cas brillants » varie, comme le traduit le ton plus ou moins solennel ou sarcastique de la référence-révérence lorsque Michaël parle au sujet d’un de ses anciens camarades du « meilleur d’entre nous ».
31 « Les attractions de la communication », dossier coordonné par N. Kaciaf et J. Nollet, Les Cahiers du journalisme, no 26, été 2013 ; C. Leteinturier, « Communication et carrières des journalistes français », art. cité.
32 Ces exemples sont tous tirés de notre population.
33 Ce point aveugle est le produit de toute une histoire et tradition en France parmi la profession, relayée par les instances de formation, qui tend à opposer journalisme et communication et qu’on ne retrouve pas, par exemple, aux États-Unis où les cursus de journalisme se mêlent très tôt avec ceux de relations publiques (voir I. Chupin, S. Bouron, « Former pour employer », art. cité). Ces remarques valent pour les situations professionnelles non journalistiques enregistrées hors communication où s’opposent, par exemple, les étudiants devenus diplomate, galeriste, chanteur lyrique ou de rock indépendant, tous sortis des écoles les plus réputées, et ceux qui sont, à présent, restaurateur, professeur des écoles, éducateur spécialisé, passés par des IUT, des écoles de province à la position intermédiaire dans l’espace des formations.
34 L’intérêt de cet exemple tient justement à son caractère double et relationnel, et « cohérent » en ce qu’il synthétise des facteurs multiples, des propriétés aux dispositions sociales, des familles aux écoles, et des temps et univers divers (avant pendant et après l’école de journalisme) qui, sans mécanisme ni finalisme, contribuent à produire des trajectoires « professionnelles » divergentes.
35 « Chez ces journalistes “instables”, la multiactivité est une pratique très courante, la recherche d’activités extérieures au journalisme étant souvent nécessaire, notamment dans la communication. » (C. Frisque, « Précarisation du journalisme et porosité croissante avec la communication », Les Cahiers du journalisme, no 26, 2014, p. 94-116.)
36 C. Leteinturier, « Communication et carrières des journalistes français », art. cité ; « Continuité/discontinuité des carrières des journalistes français encartés. Étude de deux cohortes de nouveaux titulaires de la carte de presse », Recherches en communication, no 43, 2016, p. 27-55.
37 Les données réunies depuis sur sa trajectoire montrent sa difficulté à retrouver un emploi stable en journalisme, mais qu’elle ne recherche peut-être pas.
38 À un niveau de légitimité journalistique et hiérarchique plus élevé, on peut citer le cas d’une ancienne étudiante du CFJ, entrée dans un des magazines féminins haut de gamme des plus célèbres à sa sortie d’école, qui y fait toute sa carrière et accède au poste de rédactrice en chef au bout de dix ans. Le travail en presse professionnelle n’interdit pas non plus les passages ultérieurs à un titre de presse d’information générale national et peut s’inscrire ainsi dans une carrière à ce titre aussi « réussie » C’est le cas de Jean-Michel, étudiant d’une école parisienne, qui commence sa vie active en 2006 au sein d’un magazine et un site d’information professionnelle consacré à la grande distribution, aux commerces et à la consommation où il devient chef de rubrique avant d’être embauché neuf ans plus tard en 2015 au Huffington Post. Il importe de préciser que cet étudiant qui n’est pas parmi ceux possédant les plus de ressources scolaires et sociales de la population et en particulier de celle de son école affirmait dès sa scolarité vouloir travailler en presse écrite quelle qu’elle soit (PQN, PQR, presse magazine, presse spécialisée) et avouait s’être rendu compte de la diversité de postes possibles dans ce secteur qu’il n’imaginait pas avant sa formation en école de journalisme.
39 Les propriétés et trajectoires sociales différentes d’Emmanuelle et d’Adèle peuvent expliquer leur rapport et usages distincts de la presse spécialisée, la première s’y installant, la seconde s’en détournant. Emmanuelle est plus diplômée et passée par une école parisienne ce qui peut contribuer à expliquer son fort rejet de la PQR. Adèle est, comme on le verra par la suite, un parangon du groupe des étudiants d’origine intermédiaire pris dans une logique de relative ascension sociale.
40 C’est là aussi encore moi-même, l’enquêteur, qui suis victime de ce point aveugle. Il est d’ailleurs révélateur que Simon, étudiant qui a lui aussi toutes les caractéristiques les plus dominantes et légitimes en tant qu’étudiant puis en tant que professionnel une fois sorti de l’école (passé par une classe préparatoire littéraire et par Sciences Po Paris, il est admis dans une grande école parisienne et travaille à l’AFP), me reprenne lorsque, en cours d’interview, je m’interroge sur la nature journalistique de l’emploi d’une de ces anciennes camarades de promotion travaillant au sein du site Interenchères : « Si, si, c’est un petit site spécialisé, c’est la frontière entre journalisme et presse spécialisée, sur les ventes aux enchères, si c’est encore du journalisme. »
41 L’exercice du métier en presse spécialisée était un souhait marginal exprimé en école par un cinquième seulement des étudiants. Rappelons aussi que les deux tiers des étudiants affirmaient dans le questionnaire qu’il importe d’être spécialisé et généraliste à la fois, relativisant de fait cette opposition entre deux types de média.
42 Comme le confirment les données sur les nouveaux titulaires de la carte de presse.
43 Cette énumération renvoie à des situations professionnelles d’individus de notre échantillon qui ont travaillé ou travaillent respectivement à Télérama, Néon, Avantages, Elle, Première, L’Équipe, Midi olympique, BeIN sport, Guts, 100 % vrai ! Faits divers, LSA, Formes de luxes… Les différences sociales selon le type de titre et les thématiques ne sont pas flagrantes. Certes, le sexe semble jouer de façon visible et régulière dans l’orientation vers d’un côté, l’information sportive, économique et les magazines masculins pour les hommes, et d’un autre côté l’information en éducation et santé et les magazines féminins pour les femmes, comme le montraient déjà les souhaits initiaux des étudiants. Quelques constats plus singuliers sur les titres et spécialités a priori les moins légitimes peuvent être faits qui pourraient paraître triviaux mais n’en sont pas moins révélateurs. Ce n’est peut-être pas un hasard si les rares étudiants travaillant dans des magazines de presse « trash » ou de faits-divers présentent quelques caractéristiques qui, si elles peuvent sembler marginales, les démarquent cependant de la très grande majorité des étudiants. Outre qu’ils sont issus du monde des petits indépendants ou des classes populaires, ils se singularisent par leur orientation politique et certains par leurs goûts culturels rmarginaux comme un positionnement à droite et leur appétit pour le cinéma fantastique.
44 Emmanuelle est d’origine sociale moins élevée. Son père titulaire d’un DUT d’informatique est devenu cadre informaticien ; sa mère, mexicaine, étudiante en Allemagne puis venue vivre en France, a suivi une formation pour devenir professeur d’allemand et a réussi à travailler à ce titre en étant employée par des entreprises de formation et des grandes entreprises. Elle a un cursus scolaire moins « brillant » : elle n’a pu suivre que les six premiers mois de sa première année de classe préparatoire de lettres puis rejoint un cursus d’histoire qui la mène en maîtrise avec une année Erasmus en Autriche. Elle est issue d’une école un peu moins prestigieuse et plus récente.
45 Sur les presses féminines, voir É. Darras « Les genres de la presse féminine. Éléments pour une sociologie politique de la presse féminine », dans J. B. Legavre (dir.), Presse écrite : objets délaissés, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2004, p. 271-288.
46 Si les étudiants déclarant initialement travailler en presse spécialisée sont légèrement sur représentés parmi ceux le faisant effectivement, c’est aussi le cas des ceux ayant déclaré vouloir travailler en PQN. Ceci confirme que ce sont des étudiants pour lesquels la vocation de devenir journaliste et les conditions de la faire advenir sont fortes comme nous l’avons précédemment indiqué au sujet du maintien dans le secteur.
47 Derrière le rejet du travail en PQR que recouvre parfois le travail en média spécialisé se cache aussi « la volonté » pas toujours exprimée et vécue comme telle de rester vivre à Paris pour des raisons qui peuvent être personnelles (conjoint ou logement sur place) mais pas uniquement et qui pousse à chercher du travail dans ce secteur dans la capitale.
48 P. Bourdieu, Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 465 et suivantes.
49 Voir aussi la conclusion de la troisième partie.
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Les diplômés du journalisme
Ce livre est cité par
- Balland, Ludivine. David, Marie. (2022) L'hétéronomie des savoirs. Sociétés contemporaines, N° 124. DOI: 10.3917/soco.124.0005
Les diplômés du journalisme
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