Conclusion de la première partie. Le démon de Maxwell
p. 93-96
Texte intégral
1Notre propos, et c’est toujours le risque avec les nuages des individus dans l’interprétation des analyses factorielles, ne doit pas tendre à faire adopter une conception substantielle ou purement stratégique du positionnement des écoles. Sans nier qu’il peut toujours y avoir de la stratégie dans les pratiques et les discours des établissements, il importe plutôt de souligner qu’ils sont tout autant agis dans cet espace qu’ils n’agissent dedans pour reprendre le vocabulaire de Durkheim. Si le spectre limité des débouchés s’impose structuralement aux écoles de la « petite porte » et qu’elles font parfois de nécessité vertu, il n’empêche que leurs responsables revendiquent parfois explicitement cette position qui devient positionnement comme le révèlent les réactions de certains étudiants devant cette assignation explicite a priori à un avenir professionnel en média régional. Le caractère insupportable de cette imposition tenait souvent à son énonciation publique et officielle dès leur entrée en formation lors de la première réunion. Plusieurs sont les anciens d’IUT, par exemple, qui presque dix ans après leur sortie d’école, reviennent sur ce souvenir comme Yohann ou Alice. Les propos de cette dernière, qui travaillera d’ailleurs en presse écrite régionale, sont explicites dans leur forme et leur fond sur ce qu’a pu être pour elle l’affirmation de ce fatum professionnel et social et la réaction que ne pouvait manquer de susciter, de par sa nature, mais surtout de son caractère explicite, cette forme de violence.
« Et déjà à la base, je suis en PQR parce que j’avais cette espèce, je pense, pas de complexe mais, à l’IUT – vous connaissez les écoles – dans mon IUT, on nous prépare à la PQR. Enfin en tout cas à l’époque c’était ça. C’était la PQR, la presse écrite, le réseau France Bleu si on fait la radio et France 3 si vous faites de la télé. On nous disait pas : “Ah vous pourriez créer votre média” ou “vous pourriez devenir rédacteur en chef d’un magazine national.” Jamais ! On était déjà prédestiné en fait. Et on nous apprenait assez rapidement à pas viser des trucs trop… [Ne finit pas sa phrase.] »
2À l’autre extrémité du champ, les écoles de la « grande porte » contribuent aussi à renforcer le sentiment de prédestination de certains de leurs étudiants, mais d’autant plus fortement que le processus est moins explicite et plus valorisant socialement et journalistiquement, comme le fait comprendre Clément qui, par ses propriétés initiales, étaient disposés à envisager un avenir professionnel en média national :
« On savait que ce n’était pas le tapis rouge à la sortie. Par rapport à la promo d’avant, je connaissais beaucoup de gens de la promo d’avant, beaucoup avaient fait des stages, après, il y a des années de galère. On le savait. Mais je savais aussi que nous, on était plutôt destiné aux grandes chaînes a priori. On avait une formation assez solide quand même. »
3Ce type de rejet subjectif de la part d’étudiants des assignations objectives de leurs écoles, qui se produit aussi dans les formations de la « grande porte » sur le mode d’une non-adhésion « au formatage » et « à la prétention journalistique » qui les caractériseraient, n’empêche cependant pas systématiquement la bonne intégration à la promotion et une expérience relativement heureuse de la scolarité. Car le mode le plus répandu du vécu de ces années d’école est celui doxique d’une rencontre avec des camarades qui ont toutes les chances de partager un maximum de caractéristiques et dispositions communes en deçà et au-delà de vouloir devenir journaliste. Mais, c’est là encore, un effet structural que produit l’espace des écoles tel le démon de Maxwell38. Il explique l’homogénéité sociale globale de cet univers, comme l’a montré le premier chapitre, qui peut tout avoir du microcosme et de l’entre-soi à un point extrême que révèle la réaction d’une étudiante d’une grande école parisienne quand je l’informe en début d’entretien que je vais prochainement interviewer une étudiante d’une autre formation réputée : « Je me souviens très bien d’elle parce que c’était l’amoureuse d’un copain de prépa mais je ne sais pas du tout ce qu’elle fait. » Ce propos n’a, contrairement aux apparences, rien d’anecdotique. La perception de l’homogénéité sociale des promotions peut être plus distante et explicite de la part d’étudiants qui s’y retrouvent légèrement déplacés sans que cela ne produise forcément une répulsion. Clément, nous l’avons vu, est d’origine sociale moins élevée et provinciale et possède un capital scolaire légèrement moindre que beaucoup de ses camarades de promotion les plus dotés. En fin d’interview, sans que la question ne soit posée, mais pensant qu’il répond à une question sociologique inévitable, il dit avoir ressenti une sorte de gêne et de domination sociale subie dans son école de journalisme parisienne et qui se poursuivra au cours de sa vie professionnelle dans l’univers de la télévision :
« L’école j’ai vraiment adoré. C’est vraiment stimulant intellectuellement. On rencontrait plein de gens. Et je ne m’en suis pas forcément rendu compte tout de suite, c’est avec le recul que je me suis dit ça, j’ai senti la vraie fracture sociologique en fait entre des gens comme moi qui venaient d’un milieu, on va dire plus modeste et de province avec des parents employés pas très riches et des gens de l’école qui étaient plus dans le bain. Et il y a une différence. Je n’ai pas mis le doigt dessus tout de suite à l’école, j’ai mis le doigt dessus longtemps après, il y a quelques années. En fait la différence c’était que moi quand je suis arrivé à l’école, j’étais content d’être là, vraiment content, genre limite émerveillé, ravi et fier : “Houa c’est génial !” Un côté un peu le petit provincial qui arrive là, qui découvre ce monde et qui est content d’avoir réussi. Et il y a des gens pour qui c’était normal, qui étaient parfaitement à leur place. Je ne dis pas qu’ils n’étaient pas contents, je dis juste qu’ils n’ont pas à être contents, c’est juste que c’était évident, que leur place était là. Et j’en ai beaucoup discuté avec des collègues de promo. Et il y a une sorte de sentiment d’illégitimité entre guillemets, pas qu’on se sente illégitime mais on a toujours l’impression de devoir prouver qu’on est bien à notre place. »
4Ce cas ne doit cependant pas pousser à croire que l’homogénéité des promotions d’écoles de journalisme n’existe que pour les établissements les plus sélectifs et les étudiants des fractions sociales les plus élevées. La force structurale du démon de Maxwell est de contribuer à la produire à chaque pôle et à chaque point de l’espace des écoles. Damien, dont les deux parents sont professeurs des écoles, mentionne aussi au cours de son entretien, la relative uniformité du recrutement de l’école intermédiaire non parisienne qu’il a intégrée en dépit des « personnalités hétéroclites » qui la composaient :
« Honnêtement au niveau de l’origine sociale ce n’était pas très varié. On était un quart ou la moitié à avoir des parents enseignants. Il y avait quelques exceptions mais grosso modo on venait tous de classe moyenne voir de CSP plus. Il n’y avait personne, une personne si, qui venait d’un milieu très populaire, et encore j’ai des doutes car je ne la connais pas bien. »
5Ces jugements ne sont pas que des impressions subjectives comme l’ont montré nos données empiriques sur les propriétés sociales des étudiants selon leur école d’appartenance, confirmant bien d’ailleurs les propos de Clément et Damien sur leurs écoles. La première est en effet celle qui a le recrutement social le plus sélectif de toutes quand la seconde compte presque 40 % d’étudiants dont la mère est enseignante, soit l’un des taux les plus élevés enregistré. Et d’autres indices objectifs viennent indirectement prouver le poids des forces de distribution, attractives comme répulsives, et d’homogénéisation différenciée de cet espace académique au regard des effets qu’elles produisent. Ainsi, à l’instar des grandes écoles dont elles sont objectivement proches, les écoles de journalisme « constituent des affinités, des amitiés, […] et des mariages39 ». Et ces derniers en nombre dans certaines écoles : six couples recensés dans la promotion de l’ESJ Lille. Quatre dans un établissement moins prestigieux comme l’IUT de Tours où les étudiants rentrent plus jeunes. L’espace des écoles en journalisme a pour effet et enjeu la reproduction sociale des familles des enfants qui s’y engagent et qui passe par des affinités électives et la reproduction biologique qu’elles contribuent aussi parfois à assurer. Mais aussi, ces liens affectifs, amitiés et amours, qui s’instituent de façon durable, par leurs forces et pérennités, et que les couples établis composés de deux camarades de promotion tous deux journalistes à des postes plus ou moins proches40 réalisent sous une forme particulièrement visible et officielle41, forme et produit de « l’esprit de corps » générés par ces écoles, sont « une des formes les plus sûres et les mieux dissimulées » que prend le capital social, confirmant l’importance de cette ressource dans la sélection et la production des journalistes passés par ces établissements42.
Notes de bas de page
38 Cet espace est un système qui a pour effet « de mettre ensemble, dans des écoles, des gens qui ont beaucoup en commun » du fait que les étudiants sont sélectionnés et se sélectionnent (P. Bourdieu, Sociologie générale – Volume 2, op. cit., p. 1094-1095).
39 Ibid.
40 On peut citer le cas de ce couple de deux anciens élèves travaillant dans deux rédactions de presse quotidienne nationale en ligne. Les règles de formation des couples et de domination entre les conjoints peuvent aussi expliquer des décalages entre leurs situations professionnelles plus ou moins prestigieuses, plus ou moins élevées.
41 Ce caractère établi voire officiel prend la forme de couple vivant ensemble, avec des enfants, propriétaires d’un même logement, mariés (ces propriétés ayant tendance à s’accumuler).
42 P. Bourdieu, La noblesse d’État, op. cit., p. 257.
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