1. L’espace des écoles selon leurs publics
p. 23-53
Texte intégral
1Le premier volet de notre enquête par questionnaire a montré que les formations au journalisme sont de plus en plus sélectives scolairement et socialement1. Cette concurrence scolaire et sociale accrue pour intégrer les formations les plus réputées et les plus « rentables » a pour conséquence le renforcement de l’homogénéité de ce groupe estudiantin. Celle-ci se traduit par une féminisation « par le haut » de cette population étudiante et par l’accroissement du poids des instituts d’études politiques comme filière d’accès à ces écoles. Elle passe aussi par l’affirmation de goûts et des dégoûts journalistiques partagés mais aussi hiérarchisés qui rassemblent mais aussi différencient les apprentis journalistes entre eux. Car, comme le montre une analyse des correspondances multiples de leurs propriétés, l’espace des étudiants en journalisme et de leurs écoles est socialement structuré par une double opposition, entre, d’une part, les étudiants faiblement ou fortement dotés en ressources économiques, culturelles, scolaires et, d’autre part, ceux dont les trajectoires s’inscrivent dans un mode de transmission où priment le capital scolaire ou d’autres types de ressources, en particulier le capital social et les relations qu’ils peuvent mobiliser. Cette construction de l’espace des étudiants en journalisme pointe les logiques de reproduction sociale qui lui sont sous jacentes. Devant l’élévation du recrutement scolaire et social des journalistes, les études de journalisme tendent à constituer un horizon possible et compatible avec les logiques de reproduction des différentes fractions de classe dominante, notamment celles prises dans des logiques de diversification du capital culturel et scolaire accumulé. Mais les écoles de journalisme offrent aussi des voies d’accès à cette profession aux familles et enfants de milieux plus intermédiaires.
Des droits d’entrée scolaires et sociaux élevés
2Le microcosme des étudiants des écoles de journalisme reconnues se présente comme un espace relativement fermé, caractérisé par des droits d’entrée scolaires et sociaux élevés. Les indices de ces barrières à l’entrée ne manquent pas : un quart a obtenu des mentions bien et très bien au baccalauréat2, ce qui est un taux supérieur à la moyenne nationale pour les séries généralistes du baccalauréat qui est de18 % en 2006 ; un tiers et un quart environ sont passés respectivement par une classe préparatoire ou par un institut d’études politiques (IEP) contre approximativement 3 % et 0,4 % pour l’ensemble des étudiants du supérieur en 2005. Deux tiers des étudiants de ces établissements sont titulaires d’un diplôme égal ou supérieur à une licence3. Un peu plus de la moitié ont des pères cadres ou membres de professions intellectuelles supérieures alors que cette catégorie socioprofessionnelle ne représente que 18 % de la population active masculine française en 2005. Pour rentrer dans les détails des étudiants originaires des fractions des classes dominantes, nous pouvons préciser que les enfants de père professeur ou membre de professions scientifiques sont les plus nombreux (11,6 % de la population totale). Suivent les enfants de père ingénieur et cadre technique, cadre commercial d’entreprise et membre de professions libérales (respectivement 10,4 %, 9,8 % et 9,1 %). Moins nombreux sont les étudiants de père membre des professions artistiques et de l’information et cadre de la fonction publique (6,1 % et 5,8 %). La part des étudiants issus de classes sociales modestes (père ouvrier 10,4 %, ou employé 5,8 %) et même intermédiaires (14,6 %) est faible comparativement au poids de ces catégories socioprofessionnelles chez les hommes actifs (respectivement 35,3 %, 12,8 %, et 22 %) et dans la population étudiante (respectivement 20,4 %, 11,6 % et 23,1 %)4. La profession de la mère confirme les caractéristiques de ce recrutement même si elle est globalement moins élevée. Les mères cadres supérieures ou exerçant des professions intellectuelles supérieures sont surreprésentées (26,8 % des mères actives d’étudiants contre 12,5 % dans la population active féminine française en 2005) mais aussi celles appartenant aux professions intermédiaires (31,1 % contre 24,6 %), qui rassemblent essentiellement des professionnelles de la santé et du travail social (13,1 %) ainsi que des institutrices (12,2 %). En revanche, la part des enfants d’employées n’est que de 22,6 %, soit un poids deux fois moindre qu’à l’échelle nationale. Cette composition sociale du public des écoles de journalisme est donc très proche de celle des classes préparatoires aux grandes écoles. La sélection sociale à l’entrée des écoles de journalisme est cependant, assez logiquement, du fait d’une position dominée dans le champ des formations supérieures et par homologie dans le champ du pouvoir, moins importante que celle existant à l’Ena qui comptait, parmi ses admis au concours externe en moyenne sur la période 1987-1995, 79,5 % d’enfants de pères membres du groupe cadre ou professions intellectuels supérieures et 5,5 % de fils de chefs d’entreprises5. De même, les formations au journalisme attirent moins les anciens élèves de Sciences Po Paris – 7 des 75 étudiants issus des IEP viennent dans cet établissement –, qui sont plus fortement présents dans la fraction dominante du champ du pouvoir6, que ceux ayant réalisé leur cursus dans les IEP situés dans d’autres régions, dont le recrutement est relativement plus diversifié socialement.
3Causes et conséquences de cette forte sélectivité à l’entrée, c’est le volume non seulement de capital scolaire accumulé mais aussi de capitaux économique et culturel hérités par les étudiants en journalisme qui s’avère élevé. Là aussi les indices ne manquent pas7. 48 % des pères des élèves en journalisme possèdent un diplôme de niveau supérieur ou égal à la licence et 43 % supérieur ou égal à la maîtrise. Un tiers seulement est titulaire d’un diplôme de niveau inférieur ou égal au baccalauréat8. Du côté maternel, les chiffres sont identiques pour les peu diplômées (34 % de bachelières et moins) mais les très diplômées sont moins nombreuses (27 % de bac +4 et plus). Les inégalités recouvrent également une dimension économique. En effet, au coût non négligeable des dépenses liées aux concours eux-mêmes, s’ajoutent les droits d’inscription très élevés pour les écoles privées9 ainsi que souvent le budget d’une « délocalisation » par rapport au lieu de résidence d’origine. Ainsi, la valeur médiane des revenus cumulés de leurs parents, déclarés par les étudiants, tombe dans la tranche 3000-4500 euros par mois alors que le revenu disponible mensuel médian des ménages français en 2005 n’était que de 2100 euros. Le mode de financement des études de journalisme, qui est une variable plus fiable10, montre qu’une majorité d’étudiants est financée par leurs seuls parents (36 %) ou par leurs parents et les revenus tirés d’une activité journalistique rémunérée (19 %), les boursiers ne représentant que 16 % de la population totale. Le recours au prêt est un mode de financement également répandu (18,9 %) Le coût d’inscription très élevé dans les écoles privées est bien évidemment un facteur explicatif de ce recours plus massif au prêt pour les étudiants de ces écoles. Mais ce type de financement peut aussi être interprété comme le signe d’une autre vision du monde et de l’éducation de la part de familles qui pensent plus ou moins consciemment les études comme un investissement social et économique. Si ces ressources économiques combinées aux capitaux culturels possédés créent des dispositions et des conditions, notamment sur un plan matériel, favorables à la réussite aux concours d’écoles de journalisme, leur efficience peut s’avérer aussi ici très directe en permettant l’inscription dans la coûteuse classe préparatoire privée propre à ces concours, IPESUP, à laquelle a eu recours un étudiant sur dix de notre population. Plus rare et exceptionnel est le cas d’Estelle11 qui a eu, pour reprendre sa formule, « son IPESUP à elle » : « Ma famille m’a aidé à payer un chercheur qui sortait des grandes écoles et qui m’a formaté aux concours des écoles de journalisme, un préparateur de concours. »
4Mais en plus de ces ressources économiques et culturelles, les étudiants en journalisme, notamment pour les plus dotés d’entre eux, se distinguent par le capital social dont leur famille et eux-mêmes disposent. Cette ressource de connaissances et connaissance prend des formes et produit des effets facilement saisissables dans les trajectoires des étudiants, qui, comme nous le verrons de façon exemplaire dans la troisième partie, la mobilisent, parfois de façon « très directe » sans être pour autant cyniques, pour se renseigner sur les formations en journalisme, trouver des stages ou des piges. L’analyse statistique qui suit permet cependant, a priori, de rendre saisissable ce type de capital sur la base des propriétés sociales des étudiants. En effet le capital social apparaît comme un facteur structurant de cette population qu’objectivent des indicateurs comme l’existence d’un parent journaliste, signe d’une proximité avec le milieu journalistique, mais aussi d’une certaine façon la résidence des parents dans des grandes agglomérations et, tout particulièrement, la capitale parisienne.
Une féminisation par le haut
5Comme dans d’autres univers de la production culturelle où la précarité des conditions de travail et la concurrence scolaire et sociale pour l’accès aux cursus les plus « rentables » s’accroissent, l’homogénéité de la population des élèves d’école de journalisme se renforce. Celle-ci s’incarne par une féminisation. La proportion des étudiantes ayant répondu au questionnaire (51 %) ne se retrouve, en effet, ni au sein de la population des titulaires de la carte de presse qui est plus âgée (42 % de journalistes étaient des femmes en 2005), ni dans celle des « professions de l’information, des arts et des spectacles » de l’INSEE (45 %)12. Elle confirme la tendance constante depuis plus d’une décennie à la féminisation de l’univers professionnel journalistique13. Cette féminisation peut être qualifiée de féminisation « par le haut » puisque les étudiantes de notre population sont plus dotées scolairement et socialement que les garçons. Elles sont par exemple plus nombreuses que leurs homologues masculins à être admises à plusieurs concours, à avoir suivi une classe préparatoire (37,9 % contre 24,7 % pour les hommes). Cette surreprésentation est encore plus visible dans le niveau de diplôme puisque 32,5 % des femmes ont un diplôme équivalent à bac +4 (contre 23,5 % des hommes), 9 % à bac +5 (contre 5,6 %) et 22,3 % ont un diplôme d’IEP (contre 18,5 %). Ce capital scolaire supérieur tient en partie à l’origine sociale des étudiantes qui sont moins souvent issues que les étudiants, s’agissant de la PCS du père, des catégories plus populaires « employés, ouvriers » (12 % contre 20,4 %) et plus souvent des catégories supérieures « professions libérales » et « cadres administratifs et commerciaux, cadres techniciens et ingénieurs ». Les données plus récentes portant sur les titulaires de la carte professionnelle confirment ce résultat14. Cette féminisation « par le haut » renvoie également à des changements profonds de l’offre de travail journalistique15 et de l’espace social. Elle s’explique d’abord par le développement d’une série de rubriques comme la santé, qui constituaient un lieu d’« élection » pour des nouvelles entrantes. La surreprésentation des femmes dans certaines spécialités fonctionnelles (par exemple près de 59 % des secrétaires de rédaction étaient des femmes en 1999) ou thématiques est liée au fait qu’elles correspondent à des positions basses dans la hiérarchie sociale des spécialités journalistiques. On peut faire l’hypothèse que la sédentarisation croissante des métiers du journalisme, le développement d’emplois à temps partiel ou précaires peuvent également favoriser ce processus de féminisation. Enfin, l’analyse de la variable sexe des producteurs d’information spécialisée doit être mise en relation avec d’autres comme, par exemple, le type de média. C’est ainsi que la féminisation des médias audiovisuels, et notamment des présentatrices de journaux télé ou radio, s’explique aussi parce que les voix et/ou les critères esthétiques sont devenus déterminants dans le recrutement.
6Le physique est en télévision, tout particulièrement pour la présentation, un principe de classement et de sélection, qui opère sur les marchés du travail mais aussi donc au préalable dans les écoles16. Cependant, à la différence de la voix en radio, du sens de l’image, la société actuelle produit une forte censure qui empêche les médias ou les écoles d’invoquer ces qualités, mais aussi une autocensure qui interdit les interviewés d’évoquer trop explicitement ces critères autrement que sur le mode de l’implicite ou de la plaisanterie. Ainsi, interrogé sur le devenir professionnel d’un de ses camarades et très bon ami de promotion devenu présentateur régulier d’une chaîne d’information en continue, Michaël se contente de glisser : « Ah lui, c’était le beau gosse. » Plus directe, Alice, de la même école, revient sur les principes tacites de la sélection pour l’option télévision et ses effets : « Pour la télé c’est encore plus violent, c’est sur le physique quoi. […] J’ai vu mes collègues de promo qui ont fait de la télé changer leur physique : ceux qui ne se rasaient pas commençaient à se raser tous les jours ; ceux qui portaient des joggings arrivaient en costume. Enfin voilà ce genre de changement assez visible. » Une fois entrés dans la vie active, les étudiants peuvent aussi être confrontés à ce principe de sélection, en particulier les femmes face aux chaînes d’information en continue. Élise qui, journaliste en radio, installée à l’étranger, et amenée à réaliser en urgence un sujet pour une de ces antennes, rapporte ainsi :
« Ils m’appellent en me disant : “On a besoin de ça à telle heure, est-ce que tu veux bien travailler pour nous ?” – “Heu, moi, je suis pas maquillée, pas coiffée”. J’ai fait la matinale, il fait 40 degrés à Rome et j’ai pas le droit d’être en débardeur. Je fais un sujet. On me dit que franchement j’assure […] Et à Paris, j’appelle une fois et ils disent que j’étais pas maquillée et que j’avais l’air stressé, de fait c’était mon premier plateau quand même, et puis on ne m’a plus jamais appelée. »
Le poids des IEP
7L’homogénéisation de la population des étudiants des écoles de journalisme passe aussi par l’acquisition d’une « culture générale » scolaire désormais moins issue des filières de lettres et d’histoire que des instituts d’études politiques. La redistribution des hiérarchies disciplinaires au sein de cet espace permet d’apercevoir, au-delà des logiques sociales de recrutement des étudiants en journalisme, les transformations plus générales du champ de l’enseignement supérieur. Les données font apparaître dans les formations au journalisme reconnues une forte surreprésentation de la science politique (26,2 % des répondants) et de l’histoire (18,8 %) quand la part des filières lettres et philosophie et langues s’avère faible (8 % et 6,5 %). Le poids de l’information communication s’affirme suivant en cela son expansion dans l’université française. Les sciences dures sont quasiment absentes, de même que l’AES, la sociologie, l’économie et la gestion. Autrement dit, cet espace scolaire, en particulier pour les écoles les plus prestigieuses et sélectives, se déplace de plus en plus vers les écoles généralistes du pouvoir que constituent les Instituts d’études politiques (23,1 %)17, mais plus de province que de Paris. Le passage par un IEP fait, en effet, désormais figure de « voie royale18 » et il est présenté comme tel dans les conseils d’orientation donnés aux étudiants. Il faut dire que la formation des IEP est très ajustée aux attentes réelles ou supposées des dirigeants des écoles et des cadres dirigeants des médias grand public d’information générale et politique, dans la mesure où ce cursus se veut très « généraliste », prône « l’esprit de synthèse », « l’objectivité », « la neutralité19 ». Les cursus en IEP sont aussi d’excellentes préparations aux concours des écoles de journalismes20. Nombre d’étudiants des IEP soulignent l’importance de cette « culture générale » de « seconde main » pour réussir ces concours. D’autres rappellent que le suivi et la connaissance de l’actualité si importants pour certaines épreuves d’école de journalisme font partie du travail quotidien en IEP : « L’avantage en étant à Sciences Po, c’est que j’ai pas plus préparé que ça les concours parce qu’on était préparé par l’école ; en fait, ce qu’on faisait tout le temps c’est de l’actualité donc on était préparé. » Le développement dans ces formations de filières spécialisées dans le journalisme et la communication ou d’options de préparation aux concours des écoles, de rencontres avec des professionnels des médias ou même la possibilité depuis 2004 de cumuler la dernière année d’IEP avec le cursus de certaines écoles, pour réduire le temps de scolarité, n’a fait qu’accroître cette tendance lourde. La création dans certains IEP de masters Journalisme, à la suite de celui de Sciences Po Paris, voire dans certains cas plus récemment l’établissement de convention et de diplômes communs avec des écoles de journalisme, manifeste cette adéquation qui n’a cessé de se renforcer au cours des années 200021.
8Le passage par un IEP, qui peut sembler ne concerner finalement proportionnellement qu’un nombre limité d’étudiants, a un poids dans cet univers académico-professionnel plus important que ne le laisse entendre cette fréquence de 23,1 % déjà loin d’être négligeable. Premièrement, ce chiffre a des chances d’être sous-estimé22. Deuxièmement, le poids et l’efficience d’un cursus préalable en IEP dépassent cette valeur strictement quantitative puisqu’il favorise l’accès aux écoles les plus prestigieuses et, par la suite, le maintien dans le secteur journalistique et l’accès aux médias et services les plus réputés. Troisièmement, ce chiffre sous-estime le poids des cursus en IEP dans la mesure où il ne tient pas compte des étudiants qui ont préparé le concours sans l’avoir réussi tels Perrine et Nathan qui échouent l’un et l’autre aux concours de l’IEP de Lyon et de Sciences Po Paris. Ce dernier, en entretien, ne mentionne pas, dans un premier temps, sa tentative ratée, mais il y revient en évoquant sa trajectoire scolaire avec d’autant plus d’insistance qu’il a échoué de peu à l’entrée aux grandes écoles23 :
« Au départ je me suis dit je fais Sciences Po et après je verrai. Et je m’étais dit : “Je fais de l’histoire avant de faire Sciences Po pour ne pas me retrouver directement.” Enfin ça m’intéressait quand même de faire des études autres et puis l’histoire, c’est une bonne base. Et donc après j’ai fait un Deug d’histoire. J’ai commencé une licence que je n’ai pas finie. J’ai planté deux fois le concours de Sciences Po à que dalle en fait, à 0,5 point ou un point du dernier, pas de bol. Derrière j’ai fait info-com un peu par hasard. Je ne savais pas trop quoi faire : j’avais raté le concours, j’étais là : “Merde qu’est-ce que je fais ?” Et j’avais un peu sauté dessus en me disant : “Tiens c’est pas mal il y a des trucs pratiques et tout.” »
9Un autre indice de cette attraction des IEP est le nombre important, parmi les anciens élèves de classes préparatoires « littéraires », de ceux qui s’y sont inscrits en vue, non pas de tenter les écoles normales supérieures, mais de se préparer aux seuls concours d’IEP. Ainsi, Charlotte, à la fin de son hypokhâgne, tente les concours de Sciences Po Paris et des IEP de Lille, Bordeaux et Toulouse. Pascal, quant à lui, est autorisé à passer d’hypokhâgne en khâgne lettres modernes mais, abandonnant son idée de devenir professeur, il passe entre les deux années les concours d’IEP. Prenant connaissance de ses résultats et de son admission en IEP trois semaines après sa rentrée en deuxième année de classe préparatoire, il la quitte alors sur le champ.
Des goûts partagés
10L’homogénéité de la population des étudiants en journalisme ne se limite pas à celle de leur recrutement sociale et scolaire élevé. Elle prend aussi la forme des goûts et de jugements partagés dès l’entrée en école. Il en est ainsi des opinions politiques24. Une caractéristique dominante de cette population est de déclarer se situer à gauche sur l’échiquier politique : les étudiants se positionnent avant tout à gauche (43 %) et au centre gauche (21 %), rarement à l’extrême gauche (7 %) et encore moins souvent à droite ou à l’extrême droite (4 %). Même le positionnement, en apparence moins marquant, au centre droit est peu fréquent (10 %)25.
11Mais ce sont aussi des goûts et des dégoûts journalistiques qui certes rassemblent mais aussi différencient et hiérarchisent les apprentis journalistes entre eux. Les données relatives à leurs consommations médiatiques, leurs modèles et aspirations professionnels26 montrent la permanence de légitimités historiques au sein de l’univers journalistique français. Il en est ainsi de l’opposition classique entre un principe de reconnaissance interne, celle des pairs, et un autre externe, celle du plus grand nombre qui se matérialise dans les audiences27. Le rejet et la dénégation de ces logiques externes expliquent en partie la légitimité quasi exclusive accordée aux médias du service public dans le cas du journalisme audiovisuel. Indice parmi beaucoup d’autres, les consommations médiatiques : 61,5 % des chaînes de télévision les plus regardées, les trois quarts des journaux télévisées mentionnés et 60,2 % des radios les plus écoutées renvoient à l’audiovisuel public.
12En même temps, les goûts journalistiques des étudiants laissent apparaître des modifications dans les hiérarchies professionnelles, qui sont souvent en partie le résultat de l’état actuel des luttes de positionnement dans l’univers journalistique français, celui-ci réfractant des transformations sociales plus générales. Ainsi, le relatif déclin du prestige de la rubrique « Politique » par rapport à l’« International » et surtout à la rubrique « Société », semble renvoyer notamment à la domination du journalisme généraliste et au renforcement des logiques économiques. Travailler à la rubrique « Société » est cité en premier choix par 27,8 % des étudiants ; à l’« International » par 18,3 %. Par-delà la confirmation de la position haute de la rubrique « International », qui renvoie à son prestige à la fois social et professionnel, la position de la rubrique « Société » à la grande polysémie et qui regroupe les activités d’univers sociaux très larges28, peut être lue comme un indicateur du renforcement des critères économiques. De fait, les journalistes de ce type de médias doivent s’adresser à un public de plus en plus large. Ce déplacement est confirmé également par le faible pourcentage de citations de la rubrique « Politique » (10,4 %) qui bénéficiait historiquement d’un crédit social et professionnel très élevé. En effet, celle-ci a perdu de sa réputation sociale et professionnelle, l’espace des médias nationaux généralistes étant marqué par une dépolitisation relative au sens partisan du terme29. Cette mise à distance des jeux politiques traditionnels, qui a été déjà démontré dans des travaux récents30, est également à rapporter au renforcement des logiques économiques par rapport aux logiques plus partisanes qui caractérisaient un état du champ antérieur au début des années 1980.
13Un des lieux et instruments premiers de la production de ces principes de légitimité journalistique est la formation suivie. Leur homogénéité tient en partie à la relative proximité des formations proposées dans les établissements reconnues qui délivrent, en dépit des « niches » qu’elles occupent sur le marché des formations en journalisme et des discours distinctifs qu’elles peuvent tenir sur elles-mêmes, des enseignements très professionnalisants pour se conformer aux critères formels de la reconnaissance et à un marché du travail de plus en plus concurrentiel. Mais ces légitimités professionnelles sont plus largement l’expression de légitimités sociales. Les aspirations journalistiques des étudiants sont en partie le produit de leur position dans l’espace social et dans l’espace des écoles de journalisme. En témoignent les écarts d’attractivité entre médias aux yeux des étudiants selon leur origine sociale. Les enfants dont les pères appartiennent aux groupes des indépendants ou des cadres du privé souhaitent s’orienter avant tout vers les médias dominants que sont la presse nationale d’information générale et politique et la télévision (de 30 % à 37 % d’entre eux pour chaque média). Les enfants de cadres de la fonction publique, de professions intellectuelles et artistiques se différencient par l’intérêt porté à la radio comme à la presse écrite nationale, et le désintérêt relatif pour la télévision (27 % contre 19 % en moyenne pour la radio, 19 % contre 26 % pour la télévision). L’appartenance au monde du secteur « public » et aux fractions sociales à capital culturel peut expliquer cet attrait pour la radio dont les modèles sont, on l’a vu, les antennes publiques et ce relatif rejet de la télévision qui peut être perçu comme un média plus grand public et moins autonome. Les étudiants issus de classes populaires ou des professions intermédiaires du privé se caractérisent par une répartition assez égalitaire de leurs vœux entre les médias qui traduit une moins grande intériorisation des légitimités internes. Les étudiants fils d’ouvriers et d’employés se singularisent par leur volonté de travailler en presse écrite spécialisée, en particulier en presse sportive. Les variations entre consommations médiatiques et propriétés des étudiants sont convergentes. Les étudiants issus des classes populaires ou intermédiaires du privé, mais aussi dans une moindre mesure du monde des petits indépendants, citent les titres régionaux bien plus fréquemment que les autres (23 %, 28 % et 13 % contre moins de 9 % pour l’ensemble). La probabilité de mentionner la presse quotidienne régionale31 (PQR) décroît fortement avec le niveau de diplôme et est très liée avec le positionnement politiquement à droite (31 % pour les « droite » contre moins de 10 % pour ceux du « centre » à « l’extrême gauche »). La PQR cumule tous les indicateurs de faible légitimité32.
14Mais les préférences journalistiques des étudiants sont, comme beaucoup d’autres jugements et classements, liés non seulement aux caractéristiques des étudiants, mais aussi à la position sociale qu’ils visent ou, dans une logique d’homologie, à celle des publics auxquels ils souhaitent s’adresser. Ainsi, le prestige à leurs yeux de la figure des « grands reporters » des quotidiens prestigieux (essentiellement Le Monde et Libération) ou des présentateurs-animateurs des radios de service public (notamment France Inter), renvoie à la légitimité sociale que confère le fait de s’adresser avant tout aux fractions les plus dotées en capital culturel. Le primat de la presse nationale sur la presse locale, de l’information générale sur l’information spécialisée n’est que la forme prise dans cet univers par un principe global de division sociale opposant les positions et les fonctions appelant « la largeur de vues », les aptitudes polyvalentes, la vision en survol, « la culture générale », les « idées générales » à celles « sans plus-value symboliques auxquelles les assigne la nature étroitement spécialisée et strictement technique de leur compétence33 ». Le poids de ces légitimités professionnelles et sociales est la cause et la conséquence du recrutement de plus en plus sélectif socialement et scolairement des étudiants de ces formations réputées et participe de ces processus de clôture des espaces professionnels et plus largement des positions dominantes de l’espace social par l’intermédiaire de mécanismes de sélection scolaire accrue dont les déterminants et les effets dépassent bien évidemment le strict cadre du monde journalistique.
« Grande porte » et « petite porte » d’entrée dans les écoles de journalisme
15Ces résultats ne doivent pas conduire à surestimer l’homogénéité de cette population. Les goûts journalistiques dominants, s’ils sont partagés par le plus grand nombre, n’en sont donc pas moins socialement différenciés : les écarts de prestige et d’attractivité entre médias variant selon l’origine sociale, le capital scolaire et le sexe des étudiants34. Il faut, de plus, souligner que ces apprentis journalistes sont issus de différentes fractions de l’espace social appartenant à la fois aux secteurs privé et public qui participent des luttes sur la production et la conception de l’information diffusée par les médias. Ainsi, alors que le monde privé est dominant du côté paternel (près des deux tiers des pères d’étudiants sont des salariés du privé ou des indépendants), c’est plus équilibré du côté maternel : les mères salariées de la fonction ou d’entreprise publique (43 %) sont aussi nombreuses que les indépendantes (11 %) et salariées du privé (31 %) sans compter 8 % d’inactives. La composition des couples met encore plus en exergue cette intrication entre privé et public : si les parents appartenant exclusivement au privé (37 % contre 21 % au secteur public) dominent, 32 % sont « mixtes » (pour 10 % d’entre eux le statut de l’emploi du père ou de la mère n’est pas connu).
16Surtout, en dépit de ces barrières élevées à l’entrée et de l’homogénéité qu’elles produisent, les étudiants en journalisme se divisent en sous-groupes aux caractéristiques sociales et scolaires distinctes. La technique statistique de l’analyse des correspondances multiples fait apparaître que l’espace de ces écoles et de leurs étudiants se structure autour d’une double opposition, entre, d’une part, les étudiants faiblement ou fortement dotés en ressources économiques, culturelles, scolaires et, d’autre part, ceux dont les trajectoires s’inscrivent dans un mode de transmission où prime le capital scolaire ou d’autres types de ressources, en particulier le capital social et les relations qu’il permet de mobiliser35.
17Le premier axe exprime ainsi l’opposition principale entre une « petite porte » (à gauche) et une « grande porte » (à droite) d’entrée dans les formations au journalisme (tableau 1). À la première se situent les étudiants les moins dotés en capitaux (économique, culturel, scolaire et social au sens du degré de proximité avec l’univers journalistique) quand, à la seconde, se concentrent les individus qui cumulent ces différentes ressources. L’opposition entre la « petite porte » et la « grande porte » résulte très directement des conditions d’entrée dans les formations de journalisme. Elle se traduit en partie par la division entre les filières courtes moins prestigieuses, et les plus longues, qui recrutent des élèves dont les cursus se sont davantage allongés. Les écarts de capital scolaire et d’âge renvoient aux recrutements différenciés, d’un côté, des IUT (Bordeaux, Tours et Lannion) qui sélectionnent des étudiants après le bac ou au niveau bac +1 ou 2 et, de l’autre, des établissements qui exigent un cursus au moins équivalent à bac +3 au même titre que les années spéciales. Mais l’opposition que dessine ce premier axe ne résulte pas seulement des différences institutionnelles de niveau de recrutement, mais aussi des forces sociales qui s’exercent dans la société et l’enseignement supérieur français comme le montre la distribution et les contributions des modalités relatives à l’origine sociale des étudiants. Le premier axe oppose les rares étudiants d’origine populaire (de père ouvrier ou employé), qui sont le plus souvent boursiers, aux nombreux étudiants issus des différentes fractions des classes supérieures. De même, les ressources scolaires ne structurent que partiellement ce premier axe, même s’il oppose les bacheliers aux plus diplômés. Ces diplômes, combinés au passage par la classe préparatoire, traduisent plutôt l’incorporation d’un habitus scolaire légitime dans les concours des écoles de journalisme, ce que rappelle la modalité de multi-admission qui contribue fortement à la construction de ce premier axe. La contribution du mode de financement par prêt à la droite du premier axe participe aussi de cette interprétation de ce dernier en termes de positions et dispositions non strictement scolaires.
18Le second axe tend à opposer deux fractions des apprentis journalistes selon le type et le mode d’accumulation de leurs ressources : en haut les détenteurs d’un capital culturel accumulé d’ordre scolaire ; en bas les possesseurs de capitaux hérités, avant tout journalistiques mais aussi culturel et économique. On peut parler du capital social qu’incarnent notamment la familiarité et la proximité au milieu journalistique mais aussi, d’une certaine façon, la résidence parisienne des parents. En d’autres termes, il existe parmi les étudiants de la « grande porte » deux voies d’entrée dans les écoles de journalisme mais aussi deux modes de production des étudiants en journalisme : une production à dominante scolaire et un autre mécanisme où d’autres espèces de capital (notamment social) semblent jouer un rôle important qui, cependant, pour s’exercer, exige un passage prolongé par le système scolaire à la manière des enfants de la bourgeoise d’affaire à HEC36. Si cette division se dessine plus particulièrement du côté de la « grande porte » où elle oppose deux fractions dominantes des étudiants en journalisme, elle s’exerce également dans une zone plus intermédiaire au milieu du graphique. Dans cette zone, la distinction selon la structure du capital possédé s’exprime à un degré moins élevé et oppose les étudiants de parents membres de professions intermédiaires aux enfants de pères indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise), les titulaires d’un bac +2 aux simples bacheliers, et les individus sans journaliste dans leur famille à ceux qui en comptent un mais à un degré éloigné de parenté.
Tableau 1. Interprétation de l’axe 1 de l’ACM Contribution (en %) des variables et des modalités retenues* à la variance de l’axe 1

* Ne sont retenues que les modalités dont les contributions sont égales ou supérieures à la contribution moyenne.
Tableau 2. Interprétation de l’axe 2 de l’ACM Contribution (en %) des variables et des modalités retenues* à la variance de l’axe 2

* Ne sont retenues que les modalités dont les contributions sont égales ou supérieures à la contribution moyenne.
Graphique 1. L’espace des étudiants en journalisme Nuage des 33 modalités actives dans le plan factoriel 1-2 (les marqueurs sont de taille proportionnelle aux effectifs)

Graphique 2. L’espace des étudiants en journalisme Nuage des 328 individus actifs dans le plan factoriel 1-2

Encadré 2. La construction des caractéristiques pertinentes de l’analyse des correspondances multiples
La population
L’objectif de notre enquête et de l’ACM menée pour exploiter ses données est de dessiner l’espace des étudiants en journalisme. La question de la délimitation de la population s’est posée en termes de sélection des formations au journalisme au sein desquelles faire passer le questionnaire. Les conditions matérielles (moyens humains réduits) et sociales (rapport plus ou moins méfiant des responsables d’établissements à l’enquête et aux enquêteurs) nous ont poussé à nous limiter à l’ensemble des écoles reconnues, qui, si elles ne recouvrent pas la totalité des formations possibles pour devenir journalistes et donc laissent de côté des sous populations d’apprentis journalistes (passés par des écoles non reconnues, des cursus universitaires non spécialisés, formés sur le tas), ne constituent pas moins un sous-groupe relativement homogène. Notre échantillon renvoie à un sous-espace spécifique de la population des étudiants en journalisme, d’une taille limitée mais d’un poids important en raison de la position privilégiée et dominante des individus qui la composent non seulement dans l’ordre académique des formations possibles au journalisme mais aussi dans l’ordre professionnel du fait des postes occupés probables. Les taux de réponse inégaux selon les écoles (de 38 % à 100 % pour un taux moyen de 70 %) s’ils nous ont conduit à abandonner l’ambition d’exhaustivité visée initialement, restent néanmoins élevés et permettent de réaliser une ACM sur une population de 328 individus actifs renvoyant à 12 écoles. Par rapport à la population interrogée, trois étudiants étrangers n’ont pas été retenus, leurs propriétés scolaires et sociales ainsi que leurs références médiatiques et culturelles étant difficilement comparables avec celles des étudiants français. Cependant, comme dans tous questionnaires, nous avons enregistré des non-réponses à certaines questions même si elles sont parfois très peu fréquentes. Mais elles n’étaient pas le fait exclusif d’un ou de quelques individus qu’il aurait été alors possible d’éliminer. C’est pourquoi nous avons choisi d’appliquer la technique de l’ACM dite spécifique permettant de rendre inactives, qualifiés alors de passives, certaines de ces modalités de non-réponse très peu fréquentes et impossibles à regrouper avec d’autres modalités.
Les variables actives
Elles sont au nombre de 9 (correspondant à 33 modalités actives et 5 passives). Elles ont été choisies en tant qu’indicateurs des ressources et positions discriminantes à l’entrée des écoles en journalisme. Elles renvoient à trois types de capitaux dont disposent les étudiants. Le problème de leur sélection s’est d’emblée posé en raison du grand nombre de variables relatives aux propriétés objectives des étudiants a priori disponibles dans le questionnaire. La première règle a été d’éviter au maximum les redondances (comme entre l’âge et le diplôme à l’entrée par exemple) et les questions à taux de non-réponse trop élevé (comme la mention obtenue au baccalauréat ou le diplôme des pères). L’objet construit de notre enquête, les exigences statistiques d’une ACM, les données au final disponibles nous ont conduit à des essais multiples de combinaison et de codage de variables, et finalement à des choix qu’il est impossible de décrire de façon exhaustive ici.
Ressources sociales héritées
4 variables ont été retenues pour caractériser l’origine sociale des étudiants et par conséquent les ressources, économiques et culturelles mais aussi plus largement familiales, ainsi que les dispositions héritées. Il s’agit ici de saisir le capital social, pris au sens large, des étudiants
L’origine sociale (7 modalités actives/1 modalité passive)
L’indicateur synthétique qu’est la catégorie socioprofessionnelle des pères a été préféré à des indicateurs plus spécifiques de capitaux économique et culturel hérités comme le niveau de revenus ou de diplôme des parents qu’offrait aussi le questionnaire. Il a l’avantage d’être mieux renseigné et d’éviter la multiplication des variables. La catégorie socioprofessionnelle de la mère, également disponible, avait l’inconvénient d’un taux de non-réponse trop élevé. La prise en compte de la CSP de deux parents aurait donné de plus trop de poids à ressources sociales héritées dans la construction de l’espace au détriment des autres capitaux. Le souci de constituer des classes à la fois homogènes socialement sur la base de la nomenclature des PCS mais aussi de taille suffisante nous a conduit à définir sept modalités : agriculteurs, artisans, commerçants et chef d’entreprise (11,56 %)/ professions libérales (9,15 %)/cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques (23,48 %)/ cadres d’entreprises (20,12 %)/ professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé, de la fonction publique et assimilés (7,01 %)/ professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises, techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise (7,62 %)/ouvriers, employés (16,16 %). Les non-réponses constituent une modalité passive (4,88 %).
financement des études (4 modalités actives/1 modalité passive)
Le mode de financement des études est une variable discriminante dans un espace académique où les coûts d’inscription annuelle dans les écoles varient entre 150 et 4000 euros et sont à l’origine d’arbitrage dans les candidatures et les admissions des individus. Il renvoie à des inégalités de ressources économiques des parents mais aussi à des visions socialement différenciées des études comme un investissement au sens large et au sens économique plus strict. À partir d’une question fermée à réponses multiples, 5 modalités exclusives ont été définies. La première (15,55 %) regroupe les boursiers y compris ceux qui combinent une bourse avec un autre moyen de financement quel qu’il soit. La seconde (55,18 %) distingue les étudiants qui s’appuient sur leurs parents uniquement ou sur leurs parents et une activité journalistique rémunérée prise ici plus comme une démarche scolaire et professionnelle que strictement financière. A contrario, quand le travail journalistique est exclusif ou combiné avec un travail rémunéré, il a été intégré à la modalité travail (9,76 %) qui recouvre le recours au travail pour financer ses études, seul ou combiné avec l’aide des parents ou donc l’activité journalistique, ou les deux. La dernière modalité recouvre tous les cas de recours au prêt (18,90 %) qu’il soit exclusif ou combiné avec tout autre mode de financement à l’exception de la bourse. Les non-réponses constituent une modalité passive (0,61 %).
L’origine géographique (5 modalités actives/1 modalité passive)
L’origine géographique, saisie par la taille de la commune de résidence des parents, est à prendre comme un indicateur secondaire d’origine sociale. Elle contribue à évaluer l’attractivité des écoles au regard de leur recrutement plus ou moins local ou national. À partir des données du recensement 1999, les communes ont été classées selon leur nombre d’habitants en 4 modalités croissantes reprenant les seuils existants en géographie : moins de 2500 heures (14,33 %)/de 2500 heures à 10000 heures (18,29 %)/de 10000 heures à 100000 heures (35,06 %)/plus de 100000 heures (14,63 %). Une dernière modalité (12,50 %) a été constituée spécifiquement pour une résidence parisienne en raison de la position dominante qu’a et que représente la capitale dans la société française, le champ journalistique et académique. Les non-réponses constituent une modalité passive (5,18 %).
Rang dans la fratrie (2 modalités actives/1 modalité passive)
Le rang dans la fratrie est un indicateur de la position de l’étudiant dans sa famille qui peut être discriminante en termes de stratégie de reproduction sociale et d’usage des ressources familiales. Il a été calculé sans tenir compte des demi-frères et demi-sœurs. Il distingue les aînés (premiers d’une fratrie, 46,34 %), les cadets (seconds, 36,89 %) et les benjamins (troisième et suivants, 14,63 %). Les non-réponses constituent une modalité passive (2,13 %).
Ressources scolaires
Diplôme à l’entrée (6 modalités actives)
Le niveau de diplôme le plus élevé à l’entrée dans l’école est classé en 5 modalités croissantes : bac (qui comprend aussi les étudiants ayant validé une première année de Deug) (15,24 %)/bac +2 (7,93 %)/bac +3 (21,04 %)/bac +4 (28,05 %)/ bac +5 (7,32 %). Une sixième modalité regroupe les étudiants diplômés d’IEP (20,43 %). La valeur spécifique du passage par un IEP comme voie royale d’entrée dans les études et le milieu journalistiques, repérée par des études antérieures sur le sujet, justifie cette distinction. La modalité créée ne se confond pas complètement avec la modalité positive de la variable « passage par un IEP » car quelques rares étudiants sortis d’un IEP ont mentionné, comme diplôme le plus élevé, une poursuite d’études en DEA ou DESS et sont alors classés dans la modalité bac +5.
Nombre d’admissions (2 modalités actives)
Sont distingués les étudiants admis dans une seule école (78,05 %) et ceux ayant réussi deux concours et plus (21,95 %). La proportion très faible de ceux admis dans 3 voir 4 écoles explique le caractère dichotomique de cette variable.
Passage par une classe préparatoire (2 modalités actives/1 modalité passive)
La variable enregistre les étudiants passés (31,40 %) ou non (67,07 %) par une classe préparatoire, quelle qu’elle soit et quel que soit le nombre d’années concernées. La distinction entre les classes préparatoires littéraires et aux IEP très majoritaires (24 % de la population globale et 77 % de la sous-population des anciens de classes préparatoires) et scientifiques (respectivement 7 % et 23 %) n’a pas été opérée au niveau de l’ACM car elle donnait un poids trop important au groupe marginal des individus passés par les classes scientifiques qu’on retrouvait notamment dans la filière presse agricole de l’ESJ Lille qui recrute des ingénieurs agronomes en réorientation. Les non-réponses constituent une modalité passive (1,52 %).
Ressources journalistiques
Parents journalistes (2 modalités actives)
Les étudiants sont divisés en deux groupes selon l’existence (15,24 %) ou non (84,76 %) dans leur parentèle de journalistes. Il s’agit d’évaluer par cet indicateur à la fois la possession d’une ressource spécifique de capital social ques sont la connaissance et les connaissances du milieu professionnel qui peuvent jouer dans les passages de concours mais aussi l’orientation et le choix des voies scolaires menant aux écoles, mais aussi les logiques de reproduction sociale de la profession.
Expérience journalistique (2 modalités actives)
Cette variable dichotomique distingue les individus qui ont eu une activité journalistique d’une durée d’au moins un mois, rémunérée ou non, avant leur entrée dans l’école (71,65 % oui et 15,24 % non). Elle enregistre ainsi une accumulation préalable d’un capital spécifique de connaissance du milieu professionnel qui peut jouer dans les choix d’orientation et dans le passage de concours d’école de journalisme
Graphique 3. L’espace des écoles selon les propriétés des étudiants Modalités supplémentaires des formations dans le plan factoriel 1-2

L’espace hiérarchisé des écoles
19Cette cartographie des étudiants en journalisme rend visible l’espace hiérarchisé des écoles comme le montre la projection en variable supplémentaire des formations suivies37 (voir graphique 3). Leur représentation le long de l’axe horizontal souligne l’opposition principale entre une « petite porte » et une « grande porte » d’entrée et distingue trois sous-groupes d’écoles. À l’extrême droite du graphique, un pôle des « grandes écoles » de journalisme, composé de l’ESJ Lille, du CFJ et de l’IPJ, trois établissements desquels sont proches le CUEJ et l’IFP, se singularisent et s’opposent à celui de la « petite porte » que forment les IUT, avec, de l’extrême gauche à la gauche de l’espace, celui de Lannion, de Tours puis de Bordeaux. Enfin, un ensemble de formations intermédiaires, le Celsa, l’EJT, l’ICM, l’ESJ PHR, l’EJCM et l’année spéciale de Tours, se groupent au centre du graphique. La distribution des écoles entre la « grande porte » et la « petite porte » reproduit aussi, en grande partie, l’opposition entre les formations les plus anciennes et les plus récentes tant au regard de leur création que de leur obtention de la reconnaissance par la profession. L’un des principes sous-jacents à cette distribution est « l’ancienneté » comme forme et condition d’accumulation de notoriété dans cet espace académique38 même si celle-ci n’est pas une condition nécessaire et suffisante comme le montre l’exception de Sciences Po Paris39.
20Cependant, la hiérarchie des écoles que porte au jour l’analyse de l’espace des étudiants ne se réduit pas à des différences d’ancienneté et de conditions de recrutement. Elle se fonde sur des variables d’ordre scolaire et social et oppose des formations qui, à la « petite porte », recrutent les étudiants les moins dotés socialement, scolairement et même journalistiquement, et, à la « grande porte », ceux qui cumulent ressources et origines sociales élevées, capitaux scolaires rares et légitimes, et proximité au monde journalistique. L’examen détaillé, à l’aide de tris croisés, de la composition sociale des publics des différentes écoles aide à expliciter leur hiérarchie. Ainsi, l’IUT de Lannion compte un quart d’enfants issus de ces classes favorisées contre une moitié des classes populaires. À l’autre extrême, l’ESJ mais surtout l’IPJ et l’IFP, se distinguent par un effectif important voire quasi exclusif d’étudiants issus des classes supérieures (de 67 % à 80 %) et peu d’élèves issus des classes populaires (1 ou 2 individus). La catégorie socioprofessionnelle de la mère40 des étudiants dessine, de manière encore plus graduelle, la hiérarchie des écoles. Cette sélection sociale et ses variations recouvrent des inégalités de capitaux culturels et économiques hérités mesurées par le niveau de diplôme et de revenus des parents. Les boursiers qui ne représentent que 16 % de la population totale, sont nombreux à l’IUT de Lannion (42 %), à l’IUT de Tours (29 %) et à l’EJCM (25 %), alors qu’ils représentent moins de 10 % des effectifs dans des formations comme l’EJT, l’ESJ Lille et l’IPJ. La structuration entre un pôle dominé et un pôle dominant d’écoles renvoie aussi à des variables d’ordre scolaire comme le nombre de multi-admissions, le passage par une classe préparatoire, le nombre de concours tentés ou les mentions obtenues au baccalauréat. Au CFJ comme à l’ESJ Lille, plus de la moitié des élèves ont suivi une classe préparatoire (contre près d’un tiers pour l’ensemble) et la part des diplômés d’IEP oscille entre 38 % et 50 % dans les trois formations précitées alors qu’elle représente près d’un quart pour la totalité des élèves.
21L’ACM a l’intérêt de rappeler le continuum de positions des formations avec non seulement l’existence de trois grands pôles mais aussi la situation intermédiaire, du côté de la « grande porte », d’écoles comme l’IFP et le CUEJ, et du côté de la « petite porte » de l’IUT de Bordeaux, ainsi que les hiérarchies internes à chaque pôle. Ainsi, à l’extrême droite du graphique, l’ESJ Lille, la plus réputée des trois écoles les plus anciennes et les plus prestigieuses, les plus sélectives scolairement et socialement, occupe une position centrale autour de laquelle se distribue au nord le CFJ, et au sud l’IPJ, soulignant la structure plutôt scolaire pour la première et plutôt sociale pour la seconde des capitaux détenus par leurs étudiants.
22Si le CUEJ se positionne à la « grande porte », il se démarque à ce pôle, non pas par son moindre taux de diplômés d’IEP (de 40 % des effectifs, certes inférieur au 50 % du CFJ, mais à peu près égal aux proportions observées à l’ESJ Lille ou l’IPJ) mais par sa part d’étudiants passés par des classes préparatoires sensiblement inférieure (38 %) qu’à l’ESJ Lille, au CFJ mais aussi l’IFP (57 %, 52 % et 44 %). Les mêmes raisons expliquent le positionnement de l’IPJ au pôle sud de la « grande porte ». On comprend alors mieux la situation de l’IFP, à la « grande porte », plus surprenante pour une formation à la reconnaissance si récente. Ce « handicap » est compensé par son statut de master, son caractère universitaire et public, son ancienneté comme lieu d’enseignement et de recherche, le prestige professionnel de certains de ses anciens diplômés et surtout sa localisation à Paris 2 au centre de la capitale, autant d’éléments qui contribuent à expliquer son recrutement auprès d’une fraction socialement privilégiée d’étudiants et sélectionnée scolairement. Le Celsa occupe lui aussi une position assez particulière au nord du graphique au sein des écoles intermédiaires. Elle est partiellement homologue à celle tenue par l’IFP à la « grande porte ». Ancien, parisien, public et universitaire, il est une voie d’entrée moyenne pour des étudiants d’origine sociale intermédiaire (public mais aussi privée) qui, nous l’avons vu, choisissent la voie de l’investissement scolaire, avec le souhait d’intégrer une école relativement réputée, sans payer des frais d’inscription trop élevés.
23Les cas de l’IPJ et du Celsa, deux écoles relativement anciennes mais surtout parisiennes, rappellent que l’origine géographique contribue à structurer l’espace des écoles de journalisme qui se situe à l’intérieur d’un espace des établissements d’enseignement supérieur marqué par l’opposition entre l’Île-de-France, où un habitant sur vingt est étudiant en 1999, et les autres régions. D’une part, les Franciliens, qui représentent un quart environ de notre population, sont fortement présents dans les formations de la capitale, reconnues depuis plusieurs décennies (39 % à l’IPJ et au CFJ, 38 % au Celsa), d’autre part, le pourcentage de Franciliens est un indicateur de la réputation de l’établissement quand celui-ci est situé hors de la région parisienne (29 % au CUEJ à Strasbourg et à l’ESJ Lille). Prestige et localisme sont, par conséquent, deux principes du recrutement d’étudiants parisiens se redoublant pour certaines écoles. Autrement dit, à l’exception des écoles situées en Île-de-France, plus on se déplace des écoles les plus réputées vers les moins prestigieuses, plus les étudiants sont issus de la région où est localisé l’établissement41. Aux deux extrémités, l’IUT de Lannion au recrutement régional fort (un tiers des étudiants est né en Bretagne et 40 % ont un père résidant en Bretagne ou dans les Pays de Loire), dont la reconnaissance est récente, s’oppose aux écoles hors Île-de-France, les plus élevées dans la hiérarchie comme l’ESJ à Lille (qui ne compte aucun étudiant né en Nord-Pas-de-Calais ou ayant un père localisé dans cette zone) ou le CUEJ (2 étudiants seulement sont nés en Alsace et 1 étudiant sur 21 a un père résidant à Strasbourg). Pour nombre d’étudiants de la « grande porte », la localisation de l’école dans la région parisienne signifierait un accès plus facile au marché du travail – le capital social collectif de l’école étant en partie lié à sa localisation – qui est très centralisé (61,8 % des salariés de la presse écrite travaillaient à Paris en 2007), tout particulièrement dans les médias généralistes nationaux que ces apprentis journalistes visent.
24La « petite porte » constitue, en elle-même, un sous-espace structuré au sein duquel s’ordonnent les trois IUT. Dominé chez les dominés, l’IUT de Lannion est la formation qui compte le plus d’étudiants boursiers, d’origine sociale populaire, dont les parents résident le plus dans de petites communes, sont peu diplômés et ont des revenus modestes. À la différence de Lannion, Tours et Bordeaux ont un effectif plus équilibré entre simples bacheliers et titulaires de Deug au sein desquels se rencontrent quand même quelques étudiants passés par des classes préparatoires quand il n’y en a aucun à Lannion. De même, les étudiants lannionais ne sont jamais admis dans plusieurs écoles alors que des multi-admis, certes en nombre limité, sont recrutés à Tours et Bordeaux. La hiérarchie des IUT, très marquée, et la position de Bordeaux apparaissent encore une fois fortement liées à l’ancienneté et la réputation qui est exceptionnellement élevée pour cette école au regard de son recrutement objectif à cette date. Sous tous ces rapports, l’IUT de Bordeaux se démarque des deux autres et occupe une position très particulière, proche et éloignée aussi bien de la « petite porte » que du pôle des écoles intermédiaires et que celui de la « grande porte ». Il présente des caractéristiques à la fois proches du pôle dominé de l’espace (capital scolaire et économique limité de certains étudiants) et du pôle dominant (notoriété, ancienneté, ambition professionnelle des étudiants)42.
Le journalisme, un horizon social et professionnel
25En l’absence de statistiques complètement comparables, il est difficile de dégager des évolutions très précises de la morphologie sociale du groupe au-delà de l’élévation générale de l’origine sociale des étudiants. Les séries disponibles sur la formation reconnue de l’ESJ Lille entre les promotions 1980 et 199943 font apparaître, parmi les admis, une montée des enfants de pères appartenant, selon les catégories de l’école, aux « cadres supérieurs », aux enseignants ou chercheurs et une baisse des « cadres moyens ». Celles relatives à l’évolution sur la même période du niveau de diplôme et de la part de diplômés de d’IEP au sein de l’ESJ Lille et du CFJ vont dans le même sens44. Le constat de l’élévation du recrutement social et scolaire des étudiants en journalisme est aussi confirmé par la comparaison plus en amont temporellement – faite avec prudence, parce que les catégories ne sont pas toujours les mêmes et que les espaces scolaire et social se sont considérablement transformés dans le temps – de notre population à celle des nouveaux titulaires de cartes entre 1964 et 1971 ayant suivi une formation au journalisme45. Les données de ce type les plus récentes confirment la poursuite de ce processus d’« élévation continue du niveau d’études générales » des nouveaux entrants dans la profession depuis le début des années 2000 qui touche la population dans son ensemble mais tout particulièrement les diplômés en journalisme46. D’autres données attestent, plus généralement, de l’élévation du recrutement social des journalistes comparativement à la position dans l’espace social de ce groupe dans les années 1960-1970 identifié comme participant de « la petite bourgeoisie nouvelle47 ». En effet, l’analyse statistique faite par Lise Bernard sur la base des données de l’enquête emploi de l’INSEE compilées de 2003 à 2007 et des deux indicateurs que sont l’origine sociale par la PCS du père et les alliances matrimoniales par la PCS du conjoint montre que « les journalistes s’en écartent [de “la petite bourgeoisie nouvelle” des années 1960-1970]. Leurs alliances matrimoniales et leurs milieux sociaux d’origine sont en effet sensiblement différents de ceux des membres de ce sous-ensemble : […] ils sont souvent issus de milieux sociaux plus élevés et leurs conjoints exercent plus souvent des emplois de cadres48 ».
26Cette élévation du recrutement scolaire et social des journalistes pousse à avancer l’hypothèse que les études de journalisme tendent à constituer un horizon possible et compatible avec les logiques de reproduction des fractions de classes supérieures en ce qu’elles ouvrent les portes d’une profession qui conserve, du moins aux yeux des profanes, le prestige d’un métier intellectuel qui peut laisser anticiper (parfois à tort) une position sociale et économique privilégiée49. Élise, issue de la grande bourgeoise parisienne, à propos de son orientation professionnelle, le dit très clairement : « Journaliste, c’est un bon métier de façade mais on n’est pas riche. Déjà, socialement, on est reconnu et donc on existe pour un milieu social, celui des cadres sup’. On existe dans ce milieu car c’est des personnes qu’on fréquente. » De plus, la diversité du degré de sélection scolaire des différentes écoles reconnues autorise des modes d’entrée différenciés dans cette voie professionnelle pour les étudiants issus de ces milieux, selon qu’ils s’appuient sur des ressources avant tout scolaires et/ou plutôt sociales et journalistiques. Alors que certains étudiants dont les pères sont cadres du public et/ou exercent des professions intellectuelles et artistiques, suivent la voie royale pour intégrer les écoles les plus réputées, d’autres qui n’envisageant pas des études longues et des concours très sélectifs, passent par les IUT. Symétriquement, au plein nord du graphique, le même attrait pour le journalisme comme profession établie et intellectuelle procéderait davantage d’une forme d’ascension sociale par l’école. Les enfants de pères membres de professions intermédiaires du public s’inscrivent plus dans une logique de rentabilisation de leur réussite ou plutôt d’un engagement scolaire. Cette trajectoire recouvre deux sous-populations d’individus occupant les positions les plus élevées sur l’axe 2 : l’une se compose d’étudiants moins diplômés (bac +2) que la moyenne qui se tournent vers les écoles de la « petite porte » ; l’autre d’élèves ayant poursuivi des études plus longues (bac +5 et IEP) et accédant aux écoles de la « grande porte ». Ces logiques d’orientation, socialement différenciées (elles sont souvent – mais pas systématiquement – plus marquées et précoces pour les étudiants de la « petite porte ») sont révélatrices de ce que le journalisme est à présent, pour les membres des classes supérieures, un horizon social et professionnel envisageable où l’on peut chercher à faire carrière, voire une préoccupation qui commande un investissement dans la compétition scolaire dont on sait qu’il pourra être « rentabilisé » socialement. L’institutionnalisation de ce lieu incertain qu’est le champ journalistique et des formations y donnant accès contribue à rendre à la fois plus fréquent et plus sûr ce type de vocation50.
27L’attractivité et la sélectivité sociale et scolaire des écoles de journalisme ne doivent pas être surestimées. Les étudiants les plus dotés culturellement et économiquement ne se tournent pas forcément vers elles en premier choix. Un premier indice est que, parmi les étudiants de notre population qui viennent des IEP, assez peu viennent de Sciences Po Paris. La plupart d’entre eux (68 sur 75) sont passés par les IEP situés dans d’autres régions, moins prestigieux et dont le recrutement scolaire et social est moins élevé. Nos entretiens et des travaux spécifiques sur les IEP51 montrent, de plus, que le journalisme et les cursus y menant constituent souvent, au sein de ces instituts, des choix de second ordre. La filière « Relations internationales » (dans les IEP où elle n’existe pas, les filières « Politique et société » ou « Culture-communication » ont une position analogue), que suivent la plupart des étudiants se tournant vers le journalisme, est dominée par les filières « Économie et finance » et « Service public » qui sont les plus prestigieuses. Elle attire les étudiants du pôle culturel qui se détournent du pôle économique, souvent les détenteurs d’un bac littéraire et les enfants des professions intellectuelles supérieures. Cependant, elle s’oppose aussi à la filière « Service public » perçue comme trop austère et séduit les étudiants dotés, certes en ressources culturelles, mais surtout sociales. Mais cette filière est vue comme peu porteuse en termes d’emploi52.
Reproduction sociale et vocations au journalisme
28Cette hiérarchie sociale des filières d’IEP et de leurs débouchés nous aide, tel un prisme, à mieux cerner l’horizon et les conditions de reproduction sociale que peut constituer le journalisme pour les familles de catégories supérieures et leurs enfants. Pour ceux qui ont intégré un IEP, la profession de journaliste s’avère peut-être plus accessible que la diplomatie, plus intellectuelle et prestigieuse que le travail en ONG, et laisse ouvert l’espoir du départ à l’étranger. C’est une ambition d’autant plus réaliste que les IEP sont perçus comme de parfaites préparations aux concours d’école de journalisme. Le journalisme est, si ce n’est un refuge, du moins une alternative à des orientations et ambitions plus élevées ou plus floues comme l’est « l’international ». Cette aspiration au journalisme en IEP est aussi souvent dépolitisée, comme l’est, après coup, l’attraction de l’international en tant que rubrique chez les étudiants d’école de journalisme, prouvant, un peu plus, l’affinité et la substituabilité entre ces deux vocations ainsi exprimées. Nous pourrions multiplier les exemples dans notre population. Ainsi Clément, qui, certes, voulait très tôt devenir journaliste et a fait un IEP dans ce but, avait prévu une orientation alternative vers l’international : « J’ai passé aussi en parallèle des concours, des entretiens pour des DESS en diplomatie-relations internationales, et j’aurais très bien pu prendre cette voix si j’avais loupé les concours des écoles de journalisme. » Simon, étudiant à Sciences Po Paris, qui intégrera une école parisienne réputée, exprime très clairement cette attraction de « l’international » et son ambivalence :
« Là, j’avais déjà fait des petites options journalisme à Sciences Po. Moi je faisais “organisations internationales” mais j’avais commencé à y prendre goût comme ça. Et je me suis rendu compte à Sciences Po que je voulais travailler à l’international mais que le monde des ONG ce n’est pas forcément mon truc et que ce qui me motivait, c’était plus un intérêt égoïste, un intérêt personnel pour l’international et pas par altruisme. »
29On comprend alors, à nouveau, le poids des IEP dans les cursus mais plus largement les trajectoires qui mènent au journalisme. Les IEP sont, par excellence, de ces institutions scolaires et sociales où s’opère ce type de conversion du capital culturel et scolaire, et des ambitions qu’ils génèrent, en capital social et ambition sociale (mais cette institution assure aussi en partie l’opération inverse comme toute école). Ce n’est donc pas un hasard s’ils constituent une voie royale de passage vers le journalisme et si cette orientation s’opère à travers l’attraction de l’international comme filière et horizon professionnels intermédiaires. Pour beaucoup, le journalisme est une vocation « réactivée » en IEP ou ailleurs quand il faut penser à terminer son cursus scolaire. À l’instar des filières scientifiques dans le secondaire, les cursus en IEP tiennent leur position dominantes au fait qu’ils tendent à laisser un champ des possibles académiques, professionnels et sociaux relativement ouvert. D’ailleurs les étudiants qui ont choisi les IEP dans le but de faire du journalisme par la suite n’en gardent pas moins en tête la possibilité de « ne pas faire que ça », « de ne pas avoir les écoles de journalisme comme seuls objectifs » comme le disent Clément et Aurélie.
30Plus généralement, pour les étudiants les plus dotés en ressources scolaires et surtout ceux héritant d’un très fort volume de capital culturel, le journalisme peut-être une vocation tardive presque par défaut ou plutôt par raison. Clara mais aussi Charlotte qui sont passées par des classes préparatoires puis par des IEP ont longtemps gardé l’envie de se lancer dans des études artistiques. Mais comme le dit la seconde qui, prise aux Beaux-Arts, part finalement pour un IEP : « J’ai fait le choix raisonnable. » Les ambitions premières, allant de soi, sont celles de métiers intellectuels ou plutôt les cursus initialement suivis, plus ou moins poussées par les parents, sont de faire des classes préparatoires, tenter les écoles normales, faire de la recherche. David dont le père est universitaire, en est un exemple qui se lance après ses années de khâgne dans des études de philosophie en vue d’une thèse. Carole dont les deux parents sont enseignants-chercheurs à l’université, l’un en littérature comparée, l’autre en grec ancien, envisage « une carrière universitaire en histoire pour suivre la voie familiale ». Des échecs et des découragements poussent à une réorientation vers le journalisme. David et Carole abandonnent ainsi leurs études de philosophie et d’histoire en maîtrise. Pour cette dernière, une expérience malheureuse du mémoire de recherche avec un directeur pourtant réputé qui ne la suit pas la dégoute du monde universitaire : « Il m’a donné ce sujet sur les femmes malades à la Salpêtrière. Je n’ai pas osé dire non et c’était ennuyeux. Il ne m’a pas du tout aidée. Enfin, j’étais un peu livré à moi-même. Ça ne m’a pas mené à grand-chose et ça m’a écœuré de la recherche. Ça m’a fendu un peu le cœur d’arrêter l’histoire. » Elle envisage alors l’enseignement mais abandonne quasi immédiatement l’idée :
« Je ne voulais vraiment pas continuer la recherche. Donc je me suis dit je vais passer l’agrégation. Et je vais passer à l’enseignement. Et puis je me suis dit : “Tiens, est-ce que c’est vraiment ce que t’as envie de faire ?” Je ne sais pas, j’ai eu une prise de conscience. J’étais inscrite à la préparation de l’agrégation, j’avais acheté les livres mais je ne suis pas allé à un seul cours. J’avais pris ma décision en début d’année. J’ai bossé les concours d’écoles de journalisme53. »
31Les mêmes « arbitrages », mais plus précoces et moins douloureux parfois, apparaissent chez les enfants de fractions de classes intermédiaires à capital culturel qui ne veulent pas faire de l’enseignement ou de la recherche54. Mathilde, dont le père est mécanicien et la mère institutrice, voulait devenir neurologue et poussée elle aussi par ses parents fait une classe préparatoire à la sortie de laquelle elle écarte la piste du « Capes, trop théorique ». Ce choix est encore plus radical pour Adèle et Jérémy. La première affirme dès la terminale sa volonté de travailler vite dans le journalisme pour « ne pas faire prof’ comme ses parents » et se tourne donc très tôt vers un IUT en tant que « formation courte professionnalisante » suivant en cela le parcours de nombreux étudiants de la « petite porte ». Jérémy, d’origine encore plus modeste, lui s’oriente vers le journalisme quand se pose la question de la poursuite de ses études en maîtrise d’histoire et qu’il écarte toute orientation vers la recherche et l’enseignement dont familialement et socialement il est pour son compte éloigné :
« C’est là que je me suis dit : “Oh putain bosser pendant un an sur un sujet c’est horrible oh la la. Puis prof, est-ce que je serai bon en prof, est-ce que j’aurai le courage de passer le Capes. De me tuer pendant deux, trois ans pour peut-être pas réussir et puis pour un métier qui me, pfou” ; “ouais je sais pas”. Puis je me suis rappelé : “Tiens journaliste pourquoi pas.” »
32Le rejet de l’enseignement ou de la recherche est à rapprocher quand il ne va pas carrément de pair avec la volonté de faire quelque chose de « concret », « vivant », « réel », « utile », autant de caractéristiques dont ne ressortirait pas le travail d’enseignant ou de chercheur. Mathilde, après sa classe préparatoire « ne sachant que faire » pense au journalisme qui « fait travailler dans la vie réelle » en suivant l’exemple d’amis qui se destinent à ce métier. Cécile, après une licence de langues étrangères appliquées (LEA), repense au journalisme qui l’avait attiré déjà jeune « pour faire quelque chose d’utile » en affinité avec son engagement associatif notamment comme animatrice socio-culturelle dans un quartier défavorisé de sa ville. Elle déclare aussi « vouloir voyager » rappelant la force de cette attraction et de cette motivation, qui s’exprime sur un autre mode plus terre à terre que celui plus élevé et retraduit de « l’international », auprès des prétendants au journalisme même si, on le verra par la suite, cette aspiration est souvent bien au contraire très irréelle ou du moins irréaliste dans l’univers professionnel journalistique. Ce poids du « concret » et du « réel » s’exprime aussi dans l’émergence ou la réactivation de « la vocation » au journalisme au moment où se pose concrètement la question du futur métier exercé et plus largement lorsque le temps des études longues ou jugées longues et de la jeunesse sociale touche à sa fin. Les étudiants issus des milieux sociaux intermédiaires sont plus souvent rappelés à l’ordre de la réalité, sous le mode inconscient, indirect et subjectif de « l’envie de travailler », ou plus direct des injonctions de leurs parents. Cécile, à l’issue de son cursus de LEA, se disait que « cela faisait un moment qu’elle étudiait et qu’il fallait que ça s’arrête » et ce d’autant plus que ses parents la poussaient « à faire une école, c’est mieux que la fac ». Aurélie qui a suivi un cursus d’IEP souhaitait « entrer vite dans la vie active ». Si ces parents l’ont laissé faire ce qu’elle voulait, ils n’empêchent qu’ils jugeaient que « six ans d’études c’était trois fois trop long » et que pour eux « le journalisme, c’était risqué » au regard des débouchés. Cet impératif et surtout ce souhait de travailler vite se retrouvent logiquement chez les étudiants de la « petite porte » à « la vocation » précoce, née au collège très souvent, qui s’orientent vers les formations courtes qu’offrent les IUT.
33Le délai et la forme de l’orientation vers le journalisme renvoient à un invariant de la reproduction sociale qui est spécifiquement en jeu pour les étudiants qui disposent de ressources culturelles et scolaires importantes et qui passent par une conversion vers un univers qui n’est pas à dominante exclusivement culturelle ou scolaire. Le journalisme peut-être choisi quand l’orientation vers l’enseignement ou la recherche a été éliminée mais que la volonté de faire un travail intellectuel se maintient, et que le temps des études s’allonge. Le journalisme offre alors l’intérêt d’apparaître là aussi comme une activité plus concrète, plus active, plus utile et « moins ennuyeuse » que le pur travail intellectuel qu’incarne la recherche voire l’enseignement qui sont parfois les seuls débouchés disciplinaires des cursus universitaires en lettres et sciences humaines. Carole le reconnaît : « Je me suis dit : “Au moins le journalisme, ça changera tous les jours.” » La vocation d’Estelle n’est pas très différente. fille de père ingénieur de l’aéronautique et de mère professeur d’anglais, elle suit un cursus d’histoire et se prend de passion pour la Mésopotamie et l’histoire ancienne. Mais arrivée en licence après avoir fait plusieurs chantiers archéologiques elle juge l’histoire ancienne et l’archéologie comme un milieu « pas assez vivant », « trop élitiste, trop fermé, trop poussiéreux, trop sexiste ». Elle se demande alors ce qui pourrait lui plaire : « Qui est vivant, avec des voyages ? Et je ne sais pas pourquoi, c’est le journalisme qui est sorti. » Cette dernière remarque, comme beaucoup d’autres du même type dans la bouche des anciens étudiants, conduit à relativiser le poids de la vocation dans l’orientation vers le journalisme et plus largement des « choix » et des « calculs » sans pour autant croire qu’il s’agit de hasard. Comme le dit aussi Yohann, à un autre pôle de l’espace des écoles et de l’espace social, quand il s’interroge sur son orientation en terminale : « C’est le journalisme qui est sorti par hasard. »
34S’il est difficile de l’objectiver, les données qualitatives dont nous disposons et que nous avons essayé d’exposer ici (mais plus largement dans les pages qui vont suivre), tendent à faire apparaître une hiérarchie sociale des « vocations » où tout se passe comme si ces questionnements invariants sur l’orientation scolaire et professionnelle et finalement l’entrée dans l’âge adulte et la reproduction sociale se distribuaient le long d’un continuum social et temporel. Plus le capital culturel hérité et scolaire accumulé est élevé55, plus les hésitations sont fortes et les réorientations ou réactivations tardives ou radicales comme pour Marine, Clara, Carole ou David, les étudiants « tiraillés » comme le dit Gaëlle. Elle qui ambitionnait depuis longtemps de devenir journaliste regrette la philosophie et les lettres étudiées en classe préparatoire. Sans y voir une tautologie, les étudiants de la « petite porte » ont des vocations précoces et des envies, comme Adèle ou Céline bonnes lycéennes, ou des impératifs comme Michaël en échec scolaire à l’université, de travailler rapidement qu’ils réalisent en écartant la voie des études longues. À un niveau plus intermédiaire tant d’origine sociale, que de capital scolaire accumulé, les vocations parfois anciennes passent par des études longues qui peuvent laisser naître des hésitations ou des regrets plus ou moins forts ou sont aussi réactivées ou découvertes assez subitement.
Notes de bas de page
1 Nous reprenons en partie pour ce premier chapitre nos travaux antérieurs menés avec Dominique Marchetti exploitant les données du questionnaire initial auxquels nous renvoyons le lecteur pour des analyses plus détaillées et développées (« Les portes fermées du journalisme. L’espace social des étudiants des formations “reconnues” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 189, septembre 2011, p. 72- 99. ; « Les hiérarchies de l’information », Sociétés contemporaines, no 106, juin 2017, p. 21-44).
2 Ces étudiants ne sont pas issus de la filière du secondaire la plus prestigieuse (S) mais plutôt de celles les plus ancrées dans les sciences humaines et sociales (ES et L).
3 Du fait de cette sélectivité croissante et, corrélativement, de l’allongement de la durée des études, leur âge modal se situe entre 23 et 24 ans (49 %). Les bac +5 sont peu nombreux (7 %) et se distinguent des étudiants modaux (maîtrise (28 %) ou diplôme d’IEP seuls (21 %) par des études plus longues avant une entrée en école qui peut s’apparenter à une forme de réorientation. Ils s’en différencient en termes de lecture de journaux quotidiens (préférant Le Monde à Libération), de rubriques visées (plébiscitant la politique qui n’attire plus qu’une minorité d’étudiants) qui témoignent du poids du capital culturel et scolaire dans leurs dispositions professionnelles plus « classiques ».
4 Le croisement de la catégorie socioprofessionnelle du père et de la mère montre que les pères ouvriers des individus de notre échantillon vivent pour presque la moitié d’entre eux avec des femmes membres des professions intermédiaires, et dans un cas du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures. C’est quatre fois plus que la part observée en France par l’INSEE en 1999 (M. Vanderschelden, « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes », Données sociales. La société française, Paris, INSEE, 2006, p. 33-42). Il s’agit donc pour partie d’enfants d’une fraction spécifique du groupe ouvrier qui intègre les écoles de journalisme. Le niveau de diplôme selon l’origine sociale tend à confirmer le mécanisme de sur-sélection scolaire des étudiants issus des classes populaires et intermédiaires et d’un investissement marqué dans l’école (P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1970).
5 J.-M. Eymeri, La fabrique des énarques, Paris, Economica, 2001, p. 25, 29 et 53.
6 F.-X. Dudouet et H. Joly, « Les dirigeants français du CAC 40 : entre élitisme scolaire et passage par l’État », Sociologies pratiques, 2 (21), 2010, p. 35-47.
7 Il faut cependant prendre les données suivantes sur le niveau de diplômes et de revenus des parents avec prudence en raison du taux de non-réponse qui, dans les deux cas, atteint les 12 % et 13 %.
8 Le niveau de diplôme des parents d’étudiants en école de journalisme est très supérieur à celui de la population française âgée de 50 à 64 ans (tranche d’âge qui correspond à peu près à celle des parents d’étudiants en journalisme dont nous avons vu que l’âge modal se situait entre 23 et 24 ans) : 84 % ont pour diplôme le plus élevé le baccalauréat et seulement 9,2 % au moins une licence (Source : Insee, Enquête emploi, 2004).
9 Elles s’élevaient à l’époque à environ 2000 euros par an pour varier aujourd’hui entre 4500 à 7000 euros par an et parfois plus (I. Chupin, op. cit., p. 155).
10 Non seulement la possibilité d’erreur de l’enquêté est moindre mais le taux de réponse est aussi beaucoup plus fort (3 % de non-réponses).
11 Nous renvoyons à l’encadré 1 et à l’introduction de la troisième partie pour la présentation de la construction de l’échantillon des étudiants interviewés, au graphique 7 pour la position de ces derniers dans l’espace des étudiants en journalisme et à la liste en annexe pour leurs principales caractéristiques sociales et professionnelles ainsi que pour des informations sur les entretiens (date, lieu, durée). Nous avons fait le choix cependant de rappeler régulièrement de façon brève certaines propriétés des anciens étudiants dont nous citons des propos pour la clarté de l’argumentation ou de l’exemple sociologique développé afin de faciliter la lecture quitte à ce qu’il y ait des redites, mais qui restent limitées. Dans un souci d’anonymisation, les véritables prénoms des enquêtés n’ont pas été conservés et, lorsque des citations d’entretiens sont reproduites, les informations données au sujet de leurs auteurs se limitent à celles, les plus génériques possibles, qui sont directement pertinentes pour la compréhension des propos rapportés. À ce sujet, nous avons, dans la plupart des cas, renoncé à nommer l’école par laquelle les interviewés étaient passés. Ce choix peut sembler très paradoxal à l’intérieur d’un travail qui ne cesse de montrer que des expressions telles qu’« écoles de la grande porte », « écoles intermédiaires », « écoles de la petite porte » ou « IUT » dissimulent, par exemple, le fait que l’l’IPJ n’est pas le CFJ ni l’ESJ Lille, que le CUEJ se distingue de ces écoles de la « grande porte » et de celles de la « petite porte » et qu’une hiérarchie nette existe entre les IUT. Mais indiquer nommément les institutions (écoles ou médias parfois) fréquentées par les individus les aurait rendus, en plus d’un cas, très facilement identifiables.
12 Les statistiques générales sont issues de plusieurs sources : l’INSEE (notamment l’enquête emploi 2005), la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Repères et références statistiques, édition 2004 ; L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche. 29 indicateurs, 2007).
13 Les données sur les titulaires de la carte professionnelle confirment ce mouvement de féminisation même s’il se ralentit. On compte 34 % de journalistes femmes en 1990, 40 % en 2000, 45 % en 2010 et 47 % en 2016. La part de femmes parmi les nouveaux entrants oscille entre 52 % et 57 % entre 2000 et 2016.
14 Les femmes sont depuis 15 ans les plus nombreuses parmi les nouveaux demandeurs de la carte professionnelle ayant suivi des formations en journalisme qu’elles soient reconnues ou non. Les dernières études confirment à la fois à l’échelle de la profession et des écoles reconnues ce processus de féminisation par le haut : « Mieux dotées en capital scolaire les femmes entrent plus jeunes dans la profession, et majoritairement par le biais des formations diplômantes en journalisme […] Dans les filières reconnues, elles sont mieux armées pour réussir les concours d’entrée que leurs condisciples masculins. Ceux-ci passent par des formations non reconnues » (S. Bouron et V. Devillard et al., op. cit., p. 16 et 19).
15 E. Neveu, « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession », Politix, 13 (51), 2000, 179-212 ; B. Damian-Gaillard, C. Frisque et E. Saïtta, Le journalisme au féminin. Assignations, inventions, stratégies, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
16 Les récents travaux d’Éric Darras soulignent l’importance du physique pour les journalistes de télévision et leur homogénéisation qui tend à s’accentuer sous ce rapport (« Désordres journalistiques et ordre politique : continuités dans la rupture », Communication aux Journées de travail « Quelle autonomie (de la sociologie) du champ journalistique aujourd’hui ? », RT37 « Sociologie des médias » de l’AFS, Paris, 6-7 juin 2017).
17 Les données sur les nouveaux titulaires de la carte de presse confirment cette tendance : la part des diplômés d’IEP passent de 7 % à 11 % entre les cohortes 1998 et 2013. Elles confirment aussi le poids pris par l’information – communication et ce chez les diplômés comme les non diplômés en journalisme (S. Bouron et V. Devillard et al., op. cit., p. 18).
18 D. Marchetti, « Contribution à une sociologie des transformations du champ journalistique dans les années 1980 et 1990. À propos d’“événements Sida” et du “scandale du sang contaminé” », Paris, thèse de sociologie, EHESS, 1997, p. 209-210.
19 P. Bourdieu, La noblesse d’État, op. cit., p. 210.
20 Ivan Chupin confirme cette « arrivée de nombreux diplômés d’IEP » à partir du milieu des années 1990 qui entraîne une modification des contenus des formations. Il l’explique aussi par la sélectivité croissante des écoles et l’adéquation de leurs concours d’entrée avec les ressources des étudiants d’IEP (op. cit., p. 233 et suivantes)
21 Ibid., p. 259-263.
22 En effet, les informations récupérées postérieurement sur les cursus scolaires d’étudiants des écoles les plus sélectives n’ayant pas répondu au questionnaire initial mais faisant partie des promotions observées présentent de cas nombreux d’étudiants passés par des IEP.
23 P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, no 43, juin 1982, p. 58-63.
24 Elles passent aussi par l’affirmation partagée par le plus grand nombre de goûts culturels : les romans contemporains étrangers ainsi que les classiques de la littérature scolaire ; les cinéastes à la fois reconnus par le public et les pairs comme Martin Scorcese.
25 En cela, les étudiants d’école de journalisme ne se démarquent ni des étudiants français (58 % ont déclaré voter Ségolène Royal au second tour de l’élection présidentielle en 2007), ni des jeunes Français âgés de 18 à 30 ans (40 % d’entre eux se positionnent à gauche et 27 % à droite). Ils confirment aussi les constats faits dans d’autres pays (États-Unis et Norvège) (T. Schultz, « Does education matter ? », Journalism, vol. 3, no 2, 2002, p. 223-238 ; G. Bjørnsen G., J. F. Hovden et R. Ottosen, « Journalist in the making. findings from a longitudinal study of Norwegian journalism students », Journalism Practice, no 3, 2007, p. 383-403).
26 Pour une présentation détaillée de ces légitimités et illégitimités professionnelles et des données empiriques les objectivant, voir : G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité.
27 P. Champagne, « La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politique, économique et joumalistique », Hermès, 1995, no 17-18, p. 215-229. Cette tension se retrouve dans de nombreux autres univers culturels entre les pôles de production pour un public restreint et pour un public élargi (P. Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992 ; J. Duval, Le cinéma au xxe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 2016).
28 En effet, de nombreuses actualités peuvent ainsi être qualifiées en « faits », « phénomènes », « problèmes », « questions », etc. de société pour reprendre des terminologies journalistiques dominantes. Il s’agit des espaces qui se sont le plus développés depuis les années 1990 en raison du mouvement de « dé-spécialisation » relative des rédactions des médias généralistes, favorisant les journalistes jugés capables de traiter de thématiques les plus variées. Comme le dit Adèle à propos de son intérêt pour la rubrique « Société » quand elle était étudiante : « Ça, c’est un truc de généraliste. »
29 Pour autant, comme le montre également Vincent Dubois à propos des candidats à des postes d’administration culturelle (op. cit., p. 178), il ne faudrait pas y voir un désintérêt pour la politique en général puisque les étudiants en journalisme se déclarent assez (40,2 %) et beaucoup (35,7 %) intéressés par elle.
30 En s’appuyant sur une analyse de corpus et des entretiens avec des journalistes politiques, Eugénie Saïtta montre le processus de « déclassement » des rubriques « Politique » à travers par exemple la réduction de leur espace rédactionnel, la « dé-spécialisation », la concurrence simultanée des autres rubriques et des experts, etc. (Les transformations du journalisme politique depuis les années 1980. Une comparaison France/ Italie, Rennes, thèse de science politique, université Rennes 1, 2006).
31 Les quelques acronymes que nous emploierons dans ces pages (en plus de ceux de CDD (contrat à durée déterminée) et CDI (contrat à durée indéterminée) sont les suivants : PQR (presse quotidienne régionale) ; PHR (presse hebdomadaire régionale) ; PQN (presse quotidienne nationale) ; SR (secrétaire de rédaction) ; JRI (journaliste reporter d’image) ; AFP (Agence France presse).
32 La légitimité des titres de presse renvoie au-delà de la qualité sociale des étudiants journalistes à la qualité sociale des publics. Comme le montrent de nombreuses études (dont par exemple TNS-Sofres, Étude de la presse d’information quotidienne. Audience 2005/2006, Paris, SPQR, 2006), le clivage géographique des publics de la presse quotidienne généraliste prend la forme d’un clivage social.
33 P. Bourdieu, La noblesse d’État, op. cit., p. 210.
34 La hiérarchie des rubriques révèle aussi combien les goûts journalistiques sont sexuellement différenciés. Au pôle féminin des thématiques visées par les étudiants, figure la rubrique « Société » (49 % des femmes la citent en premier choix contre 25 % des hommes) qui s’oppose, au pôle masculin, à la rubrique « Sport » (21,6 % des hommes contre 3 % des femmes) et à un degré moindre la rubrique « Politique » (16 % contre 4 %). L’« International » est un domaine que les hommes et les femmes mentionnent dans les mêmes proportions (22 %) (G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité).
35 L’ACM porte sur 328 étudiants caractérisés par 9 variables actives de positions sélectionnées parmi la vingtaine possible fournie par le questionnaire (voir Encadré 2). L’interprétation porte sur le plan factoriel dessiné par les deux premiers axes (voir tableaux 1 et 2) qui se caractérisent par des taux modifiés de respectivement 35 % et 17 % auquel correspondent le graphique 1 (nuage des modalités actives) et le graphique 2 (nuage des individus). Pour une présentation plus détaillée de cette ACM, de sa construction et de son interprétation voir G. Lafarge et D. Marchetti, « Les portes fermées du journalisme », art. cité.
36 Y.-V. Abraham, art. cité, p. 39.
37 En se centrant sur les écoles, l’analyse sociologique peut donner l’impression d’adopter le mode de perception ordinaire de ce type d’espace académique qu’imposent en grande partie les médias dès lors qu’elle fait apparaître des hiérarchies qui ont tout d’un palmarès. Même en s’armant d’outils d’objectivation, comme les analyses factorielles de correspondance, elle s’expose à une lecture dangereuse qui pousse à confondre « individus empiriques » et « individus épistémiques » contre laquelle nous mettons en garde le lecteur (P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1984, p. 21, p. 34-51 et 135). Cette lecture tend de plus à faire oublier qu’il s’agit de plus d’un état historiquement situé de l’espace des écoles (début des années 2000) et qu’il est nécessaire de porter dessus un regard relationnel et structural.
38 Sur le poids de l’ancienneté comme capital symbolique, voir dans le cas du monde de l’édition : P. Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, p. 126-127, mars 1999, p. 3-28. Il est probable qu’aujourd’hui des écoles récemment « reconnues » à l’époque de l’enquête aient gagnée mécaniquement en ancienneté et, sans que ce soit cependant automatique du fait des lois de l’accumulation (et de la perte) du capital symbolique, en notoriété ce qui a pu, dans le cadre de cet espace, entraîner une redistribution relative des positions entre certaines formations.
39 La place dominante que ce nouvel entrant a réussi d’emblée à se faire dans l’espace des écoles en journalisme tient à l’importation réussie d’un capital symbolique et matériel important accumulé de longue date plus largement dans l’espace académique et dans l’espace social français mais aussi à la frontière du monde des professionnels et des formations aux journalismes dont il constituait la voie d’entrée « royale ».
40 Les classes populaires à l’inverse des pères sont presque essentiellement représentées par les employées et non les ouvriers. Les chefs de moyennes et grandes entreprises sont quasi nuls (un individu) et les professions libérales moins nombreuses. L’appartenance au groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures est alors un indicateur suffisamment précis de l’appartenance aux classes supérieures.
41 L’IFP, école de reconnaissance très récente présente une proportion très élevée d’étudiants franciliens (56 %). Ici joue également une forme de localisme, propre donc aux écoles les moins réputées ou anciennes dans le sens où l’IFP a recruté au sein de ses propres formations d’information communication pour cette première année constituer sa promotion.
42 C’est cette position ambivalente qu’a d’une certaine façon reconnue en cherchant à y mettre fin le changement de 2006 et le passage en master de la formation.
43 D. Marchetti et D. Ruellan, op. cit., p. 137.
44 I. Chupin, op. cit., p. 233.
45 L’exception que constitue la hausse de la part des enfants de père ouvriers deux fois moins élevée à l’époque (5 % contre 10 %) peut s’expliquer en grande partie par le développement des IUT où les enfants d’ouvriers sont les plus nombreux.
46 S. Bouron et V. Devillard et al., op. cit., Partie 1.
47 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Le Seuil, coll. « Le sens commun », 1979, p. 415.
48 L. Bernard, « Réflexions sur “la petite bourgeoisie nouvelle” dans les années 2000 », dans P. Coulangeon et J. Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte 2013, p. 271-272.
49 La plupart des journalistes ont le statut de cadres. Les revenus espérés varient en fonction notamment des médias, la télévision et la PQN proposant des rémunérations supérieures à la presse écrite régionale. En 2002, le salaire médian était d’environ 1600 euros en presse quotidienne régionale et 3600 euros en télévision (voir V. Devillard, « L’évolution des salaires des journalistes professionnels (1975-2000) », Le Temps des médias, vol. 6, no 1, 2006, p. 87-100 ; Observatoire des métiers de la presse, Photographie de la profession des journalistes. Étude des journalistes détenteurs de la carte de journaliste professionnel de 2000 à 2008, mai 2009, p. 10-11).
50 On peut faire le parallèle à nouveau avec les métiers de l’administration de la culture en reprenant termes à termes les propos de Vincent Dubois. Le journalisme est « un lieu d’investissement et de valorisation des dispositions cultivées héritées de la socialisation familiale et, sinon des perspectives claires d’insertion professionnelle, au moins l’espoir de trouver sa place dans un milieu auquel s’attache un certain prestige social » (op. cit., p. 141) en précisant cependant que le recrutement social et scolaire pour les écoles de journalismes étudiées ici est encore plus élevé que dans les métiers de l’administration de la culture.
51 U. Lozach, Ne pas choisir, ne pas déchoir. La professionnalisation inaccomplie des étudiants de Sciences Po (Rennes et Strasbourg), mémoire de master 2 sciences sociales du politique, université de Strasbourg, IEP de Strasbourg, juillet 2012.
52 Les aspirations professionnelles dans cette filière mêlent « les velléités de travailler dans les relations internationales au sens restreint et les velléités d’émigration (ou expatriation) professionnelle à l’étranger […] Les aspirants aux relations internationales, désireux d’assouvir un désir d’ailleurs dans le travail, doivent alors se rabattre sur des emplois à l’étranger ou plus souvent, sur des poursuites d’études expatriées » (ibid., p. 175).
53 Comme on le verra avec Marine et Élise, le journalisme peut être encore plus explicitement une échappatoire à un destin « tout tracé » par la famille.
54 On pourrait en partie reprendre le constat que fait Vincent Dubois sur les vocations pour les métiers de l’administration de la culture : « Tout se passe comme si le refus de l’enseignement permettait d’affirmer l’authenticité d’une vocation pour laquelle on mobilise un capital scolaire sans se laisser contraindre par lui. » (op. cit., p. 121).
55 Semble jouer aussi, comme l’ont montré les travaux de sociologie de l’éducation, le capital et les trajectoires scolaires dans la famille et plus précisément la fratrie. Les études et les hésitations plus ou moins longues dans la vocation au journalisme, en particulier dans les milieux intermédiaires, semblent corrélées avec la longueur et la nature des études faites avant ou après par les frères ou les sœurs.
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Les diplômés du journalisme
Ce livre est cité par
- Balland, Ludivine. David, Marie. (2022) L'hétéronomie des savoirs. Sociétés contemporaines, N° 124. DOI: 10.3917/soco.124.0005
Les diplômés du journalisme
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