Conclusion
Le proche comme catégorie d’analyse et espace de politisation en circuit court
p. 263-265
Texte intégral
1La conclusion offre l’occasion de revenir brièvement sur une série de points qui, outre ceux développés dans l’introduction, constituent à nos yeux les fondements de notre entreprise éditoriale. Nourri par le sentiment que trop peu a été écrit à propos des mobilisations territorialisées – des conditions de leur possibilité à leurs effets politiques, en passant par leurs modalités concrètes d’expression et les logiques sociales d’inclusion/exclusion des groupes sociaux qui y prennent part – l’ouvrage repose sur la volonté de contribuer à combler ce vide. En effet, les conflits dans et pour les espaces familiers ont fait l’objet d’un relatif évitement de la part des sciences sociales du politique, surtout à l’heure où les échelles et processus supranationaux focalisent l’attention de très nombreux chercheurs. L’un des principaux objectifs de ce projet éditorial, confinant par-là même et de façon assumée au plaidoyer académique, consiste donc à réhabiliter l’étude des protestations localisées en montrant la richesse des hypothèses susceptibles d’être affirmées ou (re)travaillées à travers elles, richesse qui passe entre autres par l’ambition de variation des contextes, géographiques et historiques, des cas traités. En rassemblant des analyses de mouvements protestataires situés en Europe et en Amérique du Sud, dans des zones urbaines et rurales, inscrits dans un passé très proche (xxie siècle) ou plus lointain (années 1970 ou 1980), le collectif entend ainsi prévenir le risque d’extraterritorialité ou d’ahistoricité des analyses ne reposant que sur des variables explicatives décontextualisées de leurs conditions de (re)production. Pour éviter les redites avec l’introduction, qui dresse un portrait systématique des richesses analytiques de chaque contribution, nous avons fait le choix de ne retenir que trois idées en guise d’ouvertures conclusives.
2En premier lieu, il nous paraît opportun de revenir sur les potentialités heuristiques de la catégorie du proche1 dès lors que l’on s’applique à comprendre pourquoi et comment se déploient des mobilisations dans des espaces familiers. Situé à mi-chemin de l’intime et du public, entre connotations familiales et géographiques, le proche évoque tout à la fois les liens sensibles qu’un ou plusieurs individus nouent avec un environnement de vie et les projections subjectives qui entourent ceux-là. Le proche invite aussi à considérer combien les expériences ordinaires de cet environnement (qui n’est donc pas réductible aux seules dimensions « écologiques ») sont aussi les supports de relations vécues ou perçues comme extraordinaires en raison de l’intensité de l’investissement affectif, de l’acuité des interactions qu’il héberge ou de la solidité des ancrages dont il constitue le socle. Catégorie d’analyse aux propriétés plastiques intéressantes, le proche nécessite toutefois d’être situé (socialement, géographiquement) par le chercheur de façon à éviter de le réifier ou de le prédéfinir ex ante. Ce n’est qu’à cette condition qu’il permet, en retour, d’explorer ce que les engagements doivent à la publicisation et à la politisation des ordres privés ou intimes.
3En second lieu, il apparaît pertinent de porter attention à la dimension spatiale des conflits. Autrement dit, de prendre à bras-le-corps cette dernière et d’en faire un analyseur au moins aussi efficace sociologiquement que les variables classiquement prises en compte dans la compréhension des modalités d’engagement en faveur d’une cause. En s’inscrivant dans le sillage d’une série de travaux relativement récents, l’ouvrage affirme un peu plus la nécessité de ne pas faire des espaces de la lutte un simple élément de décor, indigne d’une analyse sociologique, mais de les intégrer à la compréhension des comportements en tant qu’« actants ». Aux classiques ressources (ou absence de ressources) conditionnant les potentialités protestataires, nous défendons l’idée qu’il importe de situer aussi spatialement les savoirs, savoir-faire et savoir-être, ainsi que les trajectoires biographiques sur lesquels peuvent (ou non) s’appuyer les individus et les collectifs qui s’engagent dans une mobilisation. Aux côtés des données expertes, des réseaux ou des compétences pratiques tirés de diplômes, d’expériences professionnelles ou encore de la socialisation au militantisme dans des organisations (partis, syndicats, associations…) par exemple, figurent donc des connaissances acquises à la faveur de mobilités ou, à l’inverse, d’ancrages familiaux, professionnels, récréatifs et résidentiels. Ici comme ailleurs, les effets de sélection sociale opèrent bien évidemment de manière aiguë, tant les groupes sociaux ne sont pas tous également outillés pour politiser leurs attaches et rendre légitime l’expression de leur sensibilité dans l’espace public. C’est toutefois l’extension de l’étude des rapports sensibles aux lieux de vie à tous les milieux sociaux que l’ouvrage appelle de ses vœux. L’ensemble du livre constitue ainsi une invite à prendre au sérieux les dynamiques et logiques spatiales dans les processus d’engagement des individus et dans les modalités d’émergence, de consolidation, mais aussi parfois de délitement des causes localisées.
4En troisième et dernier lieu, les contributions s’appuient sur le constat qu’il existe un motif récurrent à l’ensemble des mobilisations analysées : un rapport ambivalent, plurivoque, à l’État, perçu par les protestataires à la fois comme la source des décisions combattues et le détenteur des clés de la résolution des conflits. En effet, les auteurs donnent à voir que c’est moins à un rejet des politiques publiques que l’on assiste qu’à une dénonciation de la défaillance, voire d’une absence de l’acteur public, à qui les personnes mobilisées demandent d’assumer ce qu’elles estiment être son rôle : rendre justice, assurer l’égalité entre citoyens, faire appliquer la loi, protéger la santé et l’intégrité des populations, veiller au respect de l’environnement, garantir l’intérêt général, associer les habitants aux réflexions sur le devenir des lieux. Au gré des époques et des contextes, c’est souvent contre « l’inaction publique »2 que disent se mobiliser militants et riverains. Ce sont aussi des demandes appuyées de localisation des décisions, comme en écho à la territorialisation des politiques publiques, que les chapitres donnent à voir. Répondant ainsi aux multiples injonctions à la subsidiarité de la décision, notamment en matière d’aménagement de l’espace, les mobilisations observées fonctionnent à la manière de suppliques pour une politisation en circuit court, censée produire des outputs tout à la fois adaptés aux lieux et auréolés du soutien des populations qui les habitent, durablement ou par intermittence, depuis longtemps ou peu. Au cours du temps, c’est aussi « un glissement progressif de la conflictualité […] du champ du social vers celui du territorial »3 que les textes mettent en exergue. Si les luttes sociales n’ont pas disparu (les chapitres de la première partie en attestent), elles n’en demeurent pas moins compliquées à mettre en branle et à satisfaire, par contraste avec les mobilisations qui, loin de se positionner frontalement sur le volet environnemental, entremêlent ce dernier à des problématiques de démocratie locale, de participation et de concertation à propos du cadre de vie, de santé publique ou d’aménagement raisonné et « durable ». Il serait vain sur ce point encore de nier que la sélectivité sociale des mobilisations localisées en faveur des espaces familiers fait le départ entre les acteurs qui ne sont pas en mesure de faire valoir le proche comme catégorie universelle et légitime et ceux qui, à l’inverse ou dans une moindre proportion, parviennent à ce coup de force symbolique. Mais ignorer ce que le proche fait aux mobilisations nous paraît à l’inverse source d’erreurs à propos de nombreux mouvements de protestation, d’aujourd’hui et d’hier.
Notes de bas de page
1 Défini en introduction comme l’ensemble des êtres (humains ou non humains, présents ou passés) spatialement situés qui occupent, objectivement ou subjectivement, une place spécifique dans les trajectoires des personnes et des groupes en ce qu’ils s’intègrent à un vécu, ordinaire ou non, participant à des opérations d’identification et de subjectivation.
2 Suivant l’heureuse formule d’Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
3 Subra Philippe, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Paris, Armand Colin, 2014 [2e édition], p. 39.
Auteurs
Maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Aix, chercheuse au CHERPA et associée au LAMES. Après une thèse consacrée aux ressorts de l’engagement de jeunes dans les droites italiennes, elle travaille actuellement sur les mobilisations localisées contre l’éolien industriel terrestre en France. Parmi ses publications en lien avec la thématique : « Des chiffres et du vent. Expertises institutionnelles, marchandes et citoyennes dans les politiques locales de l’éolien », in Martine Mespoulet (dir.), Les chiffres dans l’action publique territoriale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, [à paraître, 2015] ; « La représentation dans la rue. Analyse comparée de mobilisations d’élus locaux », avec Maurice Olive, in Alice Mazeaud (dir.), Les pratiques de la représentation politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, octobre 2014.
Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au CHERPA (Sciences Po Aix). Ses travaux portent actuellement sur les mobilisations locales et les conflits suscités par les projets d’aménagement urbain. Dernières publications en lien avec la thématique : « Du trouble privé au problème public ou… l’inverse ? Mobilisation locale autour d’un site industriel pollué », Geocarrefour, 92/2, 2018 ; « Du passé industriel faisons table rase. Mobilisations(s) sur le devenir d’une friche », in Backouche I. et al. (dir.), La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 ; « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, no 117, 2017/2, p. 9-34 (avec Dechézelles S.) ; « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques des mobilisations localisées », Norois, no 238-239, 2016/1-2, p. 7-21 (avec Dechézelles S.).
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