8. Riverains, bourgeois ou citoyens ?
Sociologie d’une association en lutte contre l’agrandissement d’un stade de football (Lille, 2003-2006)
p. 197-217
Texte intégral
1Les actions collectives provoquées par les conflits « liés aux interventions publiques visant à requalifier les espaces, à leur prescrire une vocation ou à encadrer leurs usages », selon la formule des directeurs de cet ouvrage, sont de nature extrêmement diverses, comme le montre la difficulté à les désigner de façon satisfaisante. « Mobilisations locales », « luttes urbaines1 », « Nimby »… la terminologie fluctue pour désigner des protestations qui ne sont ni « sectorielles » ou « catégorielles » ni nationales ou transnationales. Or, comme l’a montré la sociologie de l’action collective, les protagonistes des mobilisations « locales » ont de multiples raisons d’agir et s’efforcent très souvent de justifier leurs actions par des arguments non particularistes2. Ce constat a conduit nombre de chercheurs à tourner le dos au label Nimby comme catégorie analytique et à ne plus désormais appréhender ce label que comme un argument dépréciatif utilisé par les promoteurs des projets dénoncés3.
2Néanmoins ces mobilisations se spécifient par le fait qu’elles sont, au départ au moins, territorialisées, c’est-à-dire générées par des conflits de proximité4 et que ce trait pèse sur les types d’acteurs mobilisés, leurs relations, leurs ressources et leurs modes de communication, d’action et de justification. Les acteurs locaux jouent un rôle de premier plan dans les controverses et éventuellement les mobilisations et contre-mobilisations que ces projets suscitent. Leurs initiateurs ont de fortes probabilités de résider dans un périmètre proche de l’installation dénoncée et de compter dans leurs rangs une majorité d’amateurs ou de néophytes en matière d’action collective5. La dénonciation qu’ils opèrent a ensuite de grandes chances de provoquer l’implication d’autres acteurs locaux : associations, syndicats, partis, notabilités et bien sûr élus. Si les projets controversés ne concernent pas toujours de la même façon les collectivités territoriales, la proximité conduit, par divers canaux, ces derniers à être impliqués dans la controverse. Les élus locaux sont immanquablement sollicités et sommés de devoir prendre position, quand certains d’entre eux ne sont pas eux-mêmes à l’origine des contestations6. Certes, lorsqu’ils sont directement mis en cause, les élus peuvent recourir à des stratégies et des procédures visant à endiguer la politisation des conflits : enrôler les représentants des partis d’opposition (ce que les financements croisés des projets par plusieurs collectivités territoriales et les échanges qu’ils supposent favorisent de plus en plus), renvoyer à l’arbitrage du juge ou du préfet ou encore, pour les projets les plus coûteux, solliciter la Commission nationale du débat public. Mais lorsque les conflits ont une ampleur qui dépasse le cadre d’un quartier, il y a fort à parier que des rivaux ou des outsiders politiques s’emparent du dossier et en fassent précisément une « affaire » au sens de la sociologie pragmatique7.
3On avancera ici l’hypothèse que le circuit de politisation des « affaires » locales est un circuit court, du fait de l’importance structurante du bouche-à-oreille et des rumeurs, mais aussi parce la presse quotidienne régionale offre, via ses pages locales, une couverture assez généreuse aux protestations de toutes espèces, suffisamment rares pour faire l’objet d’un tri moins sélectif que celui auquel procède la presse nationale. Du fait que les mobilisations territorialisées opèrent dans un cadre d’interconnaissance fort, des pressions positives ou dissuasives peuvent par ailleurs être plus facilement exercées sur les protagonistes (de la part des membres de la famille, des voisins, des collègues, des dirigeants politiques mais aussi économiques), facilitant ou au contraire empêchant la mobilisation, comme c’est le cas dans les conflits d’entreprise.
4Ultime caractéristique des conflits de proximité, la qualification du territoire, à l’instar des conflits portant sur la « nature spatialisée », est un enjeu central du conflit : « espace protégé », « poumon vert », « site historique », « quartier tranquille », « territoire fragile », « région agricole » vs « zone en déshérence », « zone de relégation », « territoire à requalifier »… la lutte pour définir le site concerné fait partie de la controverse visant à justifier l’accord ou le refus du projet d’aménagement. Entretenir la controverse suppose dès lors la maîtrise de savoirs et la capacité à se voir reconnaître une légitimité à parler au nom de ce territoire, bref des ressources d’autochtonie. Autrement dit, pour justifier leur opposition ou leur soutien, les protagonistes pourront invoquer diverses raisons, mobiliser diverses ressources, mais ils devront aussi montrer qu’ils connaissent le territoire et sont habilités à parler en son nom.
5Cette ébauche de ce qui pourrait s’apparenter à un idéaltype de la mobilisation territoriale8 demanderait bien sûr à être testée sur un échantillon raisonné de cas. Pour l’heure, on se contentera de la mettre à l’épreuve d’un seul : la mobilisation (réussie) déclenchée à l’origine par une association lilloise constituée d’habitants vivant aux abords du site (dénommée Sauvons le site de la Citadelle de Lille – ci-après SSCL), rejointe ensuite par une association locale de protection du patrimoine ancien (Renaissance du Lille ancien – ci-après RLA), entre janvier 2003 et décembre 2005, contre l’agrandissement du stade de football du Lille Olympique Sporting Club (LOSC) (alias Grimonprez-Jooris II) (voir Illustration no 1)9. Ce cas offre l’avantage d’être une mobilisation qui ne bénéficie à son origine d’aucun soutien d’une organisation existante (association préconstituée ou fédération associative ou parti politique) et ainsi de permettre de mettre en évidence les ressources nécessaires pour assumer les risques d’un affrontement avec les autorités politiques locales et éviter d’être disqualifiés en tant que « riverains ».
6Tous les aspects de cette mobilisation ne seront pas examinés. Nous nous focaliserons sur la mobilisation associative de ceux qui ont été fréquemment qualifiés, par leurs adversaires et par la presse, de « riverains ». Les autres parties prenantes (les principaux responsables politiques, les dirigeants du club et les porte-parole des associations de supporteurs, une association locale de défense et de promotion du patrimoine architectural…) ne seront abordées qu’à travers leurs prises de position publiques et initiatives. Il s’agit ici de comprendre qui sont ces « riverains » qui se mobilisent ? Comment ils se rassemblent et ce qui les rassemble ? En quoi leur inscription territoriale est déterminante ? Si c’est à raison de leur « capital d’autochtonie10 », qu’on peut définir de façon minimale comme « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés11 » qu’ils ont pu agir ? Et si oui, en quoi consistent précisément ces ressources et quelle place occupent-elles par rapport à d’autres ? Ces acteurs sont-ils d’abord des autochtones avant d’être des riverains ? Sont-ils avant tout des bourgeois fortement dotés en ressources économiques, culturelles et sociales qui défendent leur cadre de vie ? Sont-ils (aussi) des citoyens qui agissent au nom de valeurs générales auxquelles ils adhèrent ?… Nous verrons qu’ils sont tout cela à la fois.
Encadré 1. Description du site
Le site choisi pour l’emplacement du nouveau stade de Lille a pour double particularité d’être situé en proximité immédiate d’un bâtiment classé monument historique (la citadelle Vauban édifiée entre 1668 et 1671 après la prise de la ville aux Espagnols par Louis XIV) propriété du ministère de la Défense, toujours utilisé à des fins militaires, et d’être un espace vert (le « bois de Boulogne »). Il compte une quinzaine d’hectares et forme une presqu’île localisée dans une boucle formée par le canal de la Deûle. Sur ce site se sont progressivement déployées de nombreuses activités de loisirs : foires bisannuelles aux manèges et cirque sur le champ de mars, zoo urbain gratuit, jardins ouvriers, piste d’athlétisme, chemins multiples partiellement goudronnés utilisés par les promeneurs, joggers, cyclistes, pratiquants du roller, tout particulièrement le week-end et au cours des vacances scolaires. Un stade, Grimonprez-Jooris, y a été édifié en 1975, sans qu’à l’époque aucun recours ne soit intenté contre lui.
Illustration 1. Vue aérienne de la Citadelle de Lille et du bois de Boulogne

7La pluralité des propriétés objectives et subjectives qui sont les leurs a déterminé la façon dont ils ont été perçus, traités et qualifiés par leurs adversaires, au risque d’ailleurs de conduire ces derniers à sous-estimer leur détermination. Cela nous conduira à évoquer plus brièvement leurs modes d’action et leurs arguments et ce que la territorialisation (des acteurs et de l’enjeu) fait aux modes d’action privilégiés, au type de ressources mobilisables. Comment pèse-t-elle sur les modes d’argumentation et de légitimation ? Comment ces acteurs parviennent-ils à s’en accommoder sinon à s’en défaire ? Nous montrerons que la montée en généralité de leur cause ne se fait pas par occultation de toute référence territoriale, au nom de la défense du patrimoine ou de l’environnement en général, en opposant valeurs nobles et valeurs profanes (le spectacle sportif), mais au contraire par déplacement du territoire de référence du site défendu, du quartier à la ville puis à la « métropole ».
8Pour le dire succinctement, ce qui retiendra ici notre attention est l’articulation entre les propriétés et ressources sociales des membres, leurs raisons d’agir, les disqualifications dont ils font l’objet, la stratégie argumentative et les répertoires d’action adoptés. Nous espérons ainsi contribuer à valider l’hypothèse générale avancée dans cet ouvrage selon laquelle « l’espace, en tant que construit social, n’est pas simplement un arrière-fond contextuel des luttes, mais participe pleinement de la dynamique constitutive des mobilisations, autant qu’il se constitue à travers elles ».
Encadré 2. Enquêteur et enquêté
Les données utilisées ici sont étroitement liées à ma relation très singulière à l’objet, puisque je suis à la fois enquêteur et enquêté, une double casquette qui m’amène à écrire à la première personne. C’est en effet sur mon expérience personnelle que je prends ici appui puisque je suis l’un des fondateurs et l’un des acteurs majeurs de l’association dont il sera question. J’en ai été à la fois son trésorier (de jure) et son porte-parole (de facto). À ce double titre, j’ai à la fois constitué et tenu à jour le fichier et les comptes de l’association, assisté à toutes les réunions de son conseil d’administration et assemblées générales, mais aussi fortement contribué à élaborer son argumentaire et son discours (j’ai rédigé une bonne part des tracts, contrôlé les documents mis en ligne sur son site internet) et à les relayer auprès des médias et du public, avec deux autres acteurs centrauxa, son président (Pierre Courmont) et son vice-président (Jean-Yves Méreau), le plus souvent en trinôme ou en binôme.
Nous sommes ici assez loin des situations habituelles de « participation observante » où le chercheur est rarement en position de leadership et ne joue pas un rôle déterminant dans l’orientation de l’actionb. Mon expérience et mon statut professionnels ont pesé d’au moins trois façons. Premièrement, mes objets et terrains de recherche ont en partie conditionné la décision de m’engager et la manière dont je l’ai fait. Je venais de passer deux ans à étudier la genèse et l’action d’une association environnementalec, une expérience qui m’avait à la fois conduit à ressentir de l’admiration pour ses militants et à acquérir la conviction que la lutte du pot de terre contre le pot de fer n’était pas nécessairement vouée à l’échec. Une fois engagé, mon ethos professionnel m’a influencé de deux manières. En premier lieu, il m’a d’emblée fait avoir le réflexe de conserver le plus d’informations possible sur notre action, ce qui m’a conduit à proposer sciemment d’endosser le rôle de trésorier de l’association. Même si ma position m’a empêché de tenir régulièrement des notes, j’ai constitué un dossier de presse assez exhaustif tout au long de l’affaire, collecté les échanges de propos sur les sites internet des supporteurs, et bien sûr conservé tous les écrits produits par l’association. En second lieu, ma connaissance de la littérature sur l’action collective et la vie politique locale m’ont conduit à être très attentif à la façon dont notre association devait contrôler sa communication pour éviter d’être accusée de défendre un intérêt particulariste. Je fus notamment très soucieux de séduire les journalistes. Mais cette lucidité était largement partagée. Enfin, le prestige associé au fait d’être considéré comme un « professeur de Droitd », mon habitude de la prise de parole en public, mon aptitude à rédiger, mais aussi à utiliser le courrier électronique et internet, ce qui n’allait pas encore de soi en 2003, m’ont conféré la légitimité suffisante pour être très écouté et être reconnu comme porte-parole de l’association au même titre que son président.
Cela fait-il pour autant de cette mobilisation une mobilisation très atypique ? Je ne le crois pas. Des universitaires et singulièrement des sociologues sont assez régulièrement présents dans d’autres mobilisations locales. Le sens de l’organisation et la capacité à rédiger des argumentaires bien troussés n’est heureusement pas leur apanage. En l’espèce, l’un des membres les plus investis du groupe était journaliste et aurait très bien pu jouer ce rôle. En outre, pris dans le fil de l’action, j’étais à bien des égards un dirigeant associatif comme un autre, grisé par le jeu et soumis aux mêmes contraintes, d’abord bien sûr celles de faire avec les autres et avec des adversaires puissants dans des conditions sur lesquelles j’avais peu de prise. J’aurais pu être un élément « perturbateur » si le capital social dont je disposais du fait de mon parcours (Sciences Po Paris) et mes positions académiques avaient fortement pesé dans l’action de l’association. Or celui-ci sera d’un piètre recours : les journalistes que je connaissais à Paris ne couvraient ni le sport ni les questions de patrimoine et n’ont pas pu m’aider à relayer notre cause dans la presse nationale ; les collègues de mon laboratoire, notamment juristes, que j’ai essayé de convaincre de venir nous aider, se sont contentés au mieux de cotiser à l’association et ne s’y sont jamais impliqués. Mes doctorants et collègues les plus proches regardaient mon action plutôt avec amusement et ne se sentaient que très peu concernés. Comme les autres dirigeants de l’association, ma principale contribution sera finalement d’amener un couple d’amis et de voisins (lui urbaniste, elle professeure certifiée d’anglais) rencontrés via l’école de mes enfants à s’investir activement dans la vie de l’association et de recueillir une cotisation généreuse d’un voisin chef d’entreprise prospère rencontré dans les mêmes circonstances… Le mieux que j’ai donc fait a été de puiser dans le maigre capital d’autochtonie qui était alors le mien… bien plus faible que celui que certains me prêtaient au demeurant, puisque j’ai bénéficié malgré moi auprès de la bourgeoisie locale d’un préjugé favorable lié à la croyance que j’étais le descendant direct d’un architecte connu décédé peu avant et ayant œuvré dans les années 1950-1970 (Jacek Sawicki)… confirmation qu’un capital n’a de valeur que s’il est reconnu, à tort ou à raison, comme tel !
Au total ma position permet surtout d’offrir l’accès à un matériau rare : des connaissances intimes sur les membres et les actions menées (leur contexte de décision), même si du fait des relations personnelles ainsi nouées je suis obligé d’en taire certains aspects.
a. À partir du moment où l’association est aisément identifiable nous avons choisi de ne pas anonymiser les acteurs. Par commodité, je les désignerai par leur prénom suivi de l’initiale de leur nom.
b. Soulé Bastien, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, vol. 27, no 1, 2007, p. 127-140.
c. Sawicki Frédéric, « Les temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement », in Lagroye Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 123-146.
d. En dépit de mes dénégations (« je ne suis pas juriste », « je n’ai jamais fait de Droit »), j’ai toujours été ainsi perçu par les membres les plus actifs de l’association, ce qui en l’espèce, compte tenu du combat judiciaire engagé, a constitué une espèce de rente de situation.
Une mobilisation de « riverains », mais encore…
9Qui sont les fondateurs de l’association SSCL ? Quels sont leurs motifs ? Comment et sur quelle base se sont-ils rassemblés ? D’un strict point de vue matériel, ce qui caractérise ses huit fondateurs (ceux qui composent son premier conseil d’administration) est la proximité avec le site du stade : ce sont au sens propre des « riverains12 ». Sept sur huit13 habitent à moins de 500 mètres, dans le quartier le plus proche du stade à vol d’oiseau, le quartier du Vieux-Lille. Ils font donc partie du groupe des habitants qui sont en première ligne pour en subir les nuisances. La plus récurrente est le stationnement anarchique les soirs de match qui empêche d’ores et déjà, alors que l’affluence moyenne tourne autour de 12000 spectateurs, de pouvoir se garer, d’utiliser les trottoirs, de pouvoir sortir ou entrer dans son garage et qui détériore les rares pelouses environnantes. S’y ajoute le bruit et les éventuelles violences et dégradations liées aux comportements des supporteurs. Le fait que la capacité du stade soit appelée à doubler et que des spectacles soient amenés à y être organisés au moins dix soirs par an laissent accroire que ces nuisances s’aggraveront. Ajoutons que tous sont propriétaires de leur logement (pour cinq d’entre eux d’une maison, dont deux hôtels particuliers avec jardin) et qu’à ce titre ils peuvent être enclins à considérer, à tort ou à raison, que la valeur de leurs biens immobiliers s’en trouvera affectée, la construction du stade rendant le quartier moins attractif. Cet aspect peut concerner au premier chef celui qui va en être élu président et qui a été le premier à se mobiliser individuellement contre le projet. Ex-marchand de biens, il possède en effet dans le quartier plusieurs immeubles en location, pour la plupart à titre commercial, dont il tire l’essentiel de ses revenus.
10Mais ces « riverains » ont bien d’autres caractéristiques sociales qui éclairent leur engagement dans la lutte contre le permis de construire du stade et le peu de cas qu’ils font des nuisances évoquées. Du point de vue de leur trajectoire concurremment résidentielle, sociale et professionnelle, ce sont d’abord des anciens habitants (sinon des habitants anciens : six sur huit ayant en 2003 entre 50 et 55 ans, l’aînée 77 ans et le cadet, moi-même, 40 ans) d’un quartier certes ancien, mais dont la « gentrification14 » est récente. Comme habitant du quartier depuis 1994 (date de mon installation à Lille), je suis de loin le plus récent. Mis à part le beau-frère du président, qui réside à Wasquehal, entre Lille et Roubaix, les six autres habitent le Vieux-Lille sans discontinuité depuis au moins le début des années 1980, deux y vivant depuis les années 1960 (l’une depuis l’enfance, l’autre depuis son mariage).
11Cette ancienneté dans le quartier a une signification très particulière quant à leurs dispositions sociales et culturelles. S’installer dans le Vieux-Lille (ou y rester) jusqu’au milieu des années 1980 c’est en effet investir un territoire encore très dégradé et faire œuvre de pionnier, sinon d’« aventurier du quotidien15 ». La moyenne bourgeoisie économique et la bourgeoisie intellectuelle investissent jusqu’à cette époque d’autres territoires périphériques : les lotissements des villes cossues du Nord-Ouest de Lille (Lambersart, La Madeleine, Marcq-en-Barœul), pour la première ; les quartiers ou villages en pourtour des universités et des entreprises technologiques situées à Villeneuve d’Ascq, pour la seconde. La ville de Lille dans son territoire historique perd 24000 habitants entre 1968 et 1982. Il faut attendre la fin des années 1990 pour que cette tendance s’inverse. La bourgeoisie lilloise de vieille souche, liée au commerce et au textile, très marquée par le catholicisme, reste pour sa part concentrée dans le quartier Vauban de type haussmannien situé à proximité de la faculté et des grandes écoles catholiques. Jusqu’au milieu des années 1980, le Vieux-Lille est donc un quartier peu prisé et de peu de prix constitué d’une pléthore d’îlots insalubres, de nombreuses maisons anciennes laissées à l’abandon, de trottoirs et de rues pavées défoncées dont plusieurs vouées à la prostitution… Il faut attendre le classement, en 1980, d’une bonne partie du quartier en « secteur sauvegardé », après treize ans d’études et de tergiversations, pour que s’amorce la rénovation. Ce classement permet la déduction fiscale des travaux de rénovation à hauteur de 40 %. Il va favoriser le renouvellement de la population16. Les habitants qui choisissent alors de venir vivre dans le Vieux-Lille le font clairement en privilégiant l’esthétique et l’« authenticité » au détriment du confort et de la sécurité.
12Le témoignage de Pierre Courmont, le président de l’association, qui achète en 1974 un hôtel particulier qu’il ne rénovera que neuf ans plus tard en finançant les travaux par la mise en location du rez-de-chaussée transformé en bureaux est à cet égard emblématique :
« J’ai acheté ma première maison en 1974, c’était rue du Lieutenant Colpin. C’était la pire époque du Vieux-Lille. Quand mon père a vu ça, il m’a dit : “T’es vraiment dingue, qu’est-ce que tu vas faire là-bas, le quartier est pourri, tout est pourri.” Je lui ai répondu : “Le bâtiment est beau… ”17. »
13Il n’occupera cette maison qu’à partir de 1983. Entre-temps, il travaille une dizaine d’années à Paris, d’abord auprès d’un marchand de tableaux ambulant, puis comme commercial dans une entreprise américaine fabricant des systèmes de sécurité pour vêtements. Après avoir prospéré grâce aux contrats passés avec les centrales d’achat des hypermarchés, la remise en cause des modalités de son intéressement le conduit à négocier un licenciement. Avec ses économies et son indemnité, il démarre une activité de marchands de biens exclusivement dans le Vieux-Lille où sa femme ouvre également un magasin de vente de bijoux anciens forte d’un diplôme en gemmologie. Il commence son activité modestement en achetant une vieille maison dans la même rue où il habite et qu’il retape lui-même durant un an et demi avant de la mettre en location. Il n’aura ensuite de cesse de dupliquer ce modèle.
« De fil en aiguille, ça m’a plu de racheter et retaper des vieux bâtiments. C’est là que je me suis rendu compte que la loi Malraux aboutissait à la rénovation des centres-villes et qu’il y aurait du boulot pour les trente années à venir. »
14Pionnier dans le quartier avant d’être, après un revers professionnel, un des pionniers de sa rénovation, il devient donc un acteur de sa gentrification, par intérêt certes (il va très bien gagner sa vie jusqu’à être aujourd’hui redevable de l’impôt sur la fortune), mais aussi en fonction de prédispositions entrepreneuriales (son grand-père était marchand de biens, son père négociant en vêtements) et esthétiques acquises au sein de sa famille et durant sa jeunesse18. Son goût des belles choses se manifeste par son refus d’investir dans d’autres quartiers et par son soucis de réaliser des rénovations particulièrement soignées, supervisées par un tailleur de pierres expert reconnu de l’architecture lilloise (Pierre Andrieux19), avec des matériaux anciens qu’il a lui-même récupérés sur des chantiers de démolition ou dans des ventes aux enchères. Il est ainsi particulièrement fier d’avoir obtenu en 1992 le classement de son hôtel particulier acheté en 1974 et voué alors à la démolition. Il se manifeste également par une fréquentation régulière des salles des ventes, non pas pour revendre mais pour son usage personnel, comme en témoigne le nombre impressionnant de tableaux post-impressionnistes accrochés aux murs de sa maison.
15Cet investissement et cet attachement au quartier et à son esthétique se retrouvent chez les autres fondateurs. Son vice-président, Jean-Yves Méreau a été journaliste à La Voix du Nord de 1975 à 2002. Il habite dans une petite maison exiguë du Vieux-Lille qu’il a lui-même retapé. Il est un membre actif de la RLA. Cette inclination est un legs familial : son père, médecin, ancien résistant, est non seulement un des membres fondateurs de la Fédération Nord-Nature, mais a créé en 1967 une association ayant racheté et entrepris la rénovation d’un fort Vauban situé à Ambleteuse, dont il deviendra, à la mort de celui-ci, le président. C’est par son investissement dans la défense du patrimoine qu’il rencontrera d’ailleurs sa seconde épouse, fonctionnaire à la Direction régionale de l’action culturelle (DRAC) en charge du classement des monuments historiques. De gauche, libre-penseur, il revendique le maintien de la tradition populaire du quartier : il y a toujours défendu la construction de logements sociaux et a participé au comité d’organisation de diverses fêtes populaires (spectacles de rue, brocantes). Il se rapproche en cela de Jean Pattou, architecte et enseignant à l’école d’architecture durant les années 197020, qui avec sa femme, architecte-urbaniste, s’est installé dans le Vieux-Lille en 1982 dans l’un des premiers immeubles modernes à y être inauguré depuis longtemps. Investis auprès de l’atelier populaire d’urbanisme du Vieux-Lille, qui lutte pour éviter que rénovation ne rime avec expropriation des plus pauvres tout en obtenant la résorption de l’habitat insalubre, le couple saisit une opportunité économique (puisqu’ils s’installent à bon prix à l’étage supérieur de l’immeuble qu’ils ont conçu), mais manifeste par ce choix la conviction qu’il faut restaurer et s’investir dans ce quartier en montrant l’exemple. Ce qu’ils feront dans les années 1980 et 1990 en concevant divers projets ambitieux (construction de logements sociaux, rénovation du quartier de la cathédrale de la Treille, remise en eau des canaux ensevelis du Vieux-Lille) et en s’opposant à un projet de percement à travers le quartier d’une voie rapide.
16Les deux plus anciennes habitantes du quartier appartenant au noyau fondateur de l’association entretiennent avec lui un lien d’abord familial. Martine Vernier, cadette d’une famille de dix enfants dont le père dirigeait une filature mais qui passait le plus clair de son temps à peindre, conseillère d’orientation, est restée, après son mariage au début des années 1970, dans la grande maison familiale du Vieux-Lille. Par nécessité, certes, pour s’occuper de ses parents devenus impotents, mais aussi par attachement au lieu. Vingt ans plus tard, seule après son divorce et le départ de sa fille, elle fait le choix d’y rester en dépit des frais que la maison occasionne. Pour y faire face, elle loue le rez-de-chaussée à des étudiants et limite au maximum les travaux rénovation pourtant nécessaires. Quand elle évoque son attachement au quartier, c’est autant la dimension esthétique qu’elle met en avant, que les souvenirs personnels qui y sont attachés et la sociabilité qui le caractérise. Son rapport au quartier se rapproche en cela de celui d’Agnès Cordonnier. De milieu beaucoup plus aisé, elle a choisi également de rester seule dans le très grand hôtel particulier dont elle loue une partie par attachement à la mémoire de la famille de son mari. Ce dernier est le fils de Louis-Stanislas Cordonnier (1884-1960) et le petit-fils de Louis-Marie Cordonnier (1854-1940), qui passe pour l’inventeur du style néo-flamand. On lui doit notamment deux fleurons de l’architecture lilloise : l’opéra et la chambre de commerce de Lille. Quant à Louis-Stanislas, il fut l’architecte de très nombreux édifices publics et religieux ainsi que de cités ouvrières dans toute la région au moment de la reconstruction qui a suivi la Première Guerre mondiale. Agnès vit dans l’hôtel particulier de sa belle-famille et entretient, à la suite de son mari, la mémoire de ses aïeux d’adoption. Férue d’art et d’architecture, elle a longtemps eu une activité de guide. Dans un article consacré à l’inauguration d’une exposition consacrée à son grand-père, voilà comment la dépeint le journaliste et voilà ce qu’elle dit :
« Elle l’admire sans l’avoir jamais connu. Lorsqu’elle parle de l’architecte, ses yeux s’illuminent : “Son œuvre est magistrale, étonnante. Il a apporté beaucoup au Nord. Nous sommes vraiment fiers de porter son nom. Nous avons un patrimoine à préserver tout en continuant à donner vie à ses bâtiments”. »
17La force de cette passion a marqué sa fille, conservatrice de musée, et sa petite-fille qui fait des recherches sur son aïeul. Cette dernière, présente à la même inauguration, déclare, parlant de son arrière-grand-père :
« Pour moi, il est un mythe. Il est plus un homme illustre qu’un ancêtre mais d’avoir retrouvé des choses anecdotiques en marge de son œuvre comme des ébauches de plan, cela m’a émue21. »
18Tous ces protagonistes, par-delà la diversité de leur trajectoire résidentielle, mais aussi de leur capital économique et culturel (trois architectes, une conseillère d’orientation, un marchand de biens, un journaliste de la presse locale, une femme au foyer) et de leurs orientations politiques, partagent un attachement fort au quartier qui passe par la volonté de préserver et valoriser son architecture. Cette orientation se manifeste par diverses pratiques : rénovation de bâtiments anciens, acquisition de connaissances sur l’histoire et le patrimoine de la ville, activité de guide des bâtiments historiques, participation ou adhésion (pour cinq d’entre eux) à la RLA qui, depuis 1964, œuvre à protéger et faire connaître le patrimoine architectural de la Ville. C’est d’ailleurs parce que cette association dont ils sont adhérents ou responsables (Jean-Yves Méreau siège à son conseil d’administration et deviendra en 2014 son président) rechigne à s’engager ouvertement contre l’agrandissement du stade qu’ils vont s’engager dans une nouvelle association. Les nuisances pratiques provoquées par la présence du stade ne font pour aucun d’entre eux partie des motifs de leur engagement : elles ne seront d’ailleurs évoquées dans nos réunions que comme un moyen de rallier des soutiens dans la population ou comme l’un des moyens juridiques permettant l’annulation du permis de construire.
19Eu égard aux trajectoires résidentielles et familiales des membres fondateurs de l’association, j’apparais très atypique. Arrivé dans le Vieux-Lille au moment où le processus de gentrification a débuté, même s’il faudra attendre le début des années 2000 pour que les prix se mettent à flamber, je n’ai aucune attache familiale dans l’agglomération lilloise et encore moins dans la bourgeoisie locale. Ma femme et moi choisissons à notre arrivée de louer une maison dans ce quartier parce que je le connaissais par l’intermédiaire d’amis qui y résidaient et que j’avais connus lors de mes études de sociologie à Lille dix ans plus tôt. J’appréciais à la fois la proximité du centre-ville, la beauté de l’architecture, la présence (alors) de commerces de proximité qui me rappelait le quartier parisien où nous habitions (le carreau du temple dans le IIIe arrondissement). Mon goût pour l’habitat ancien ne se traduit pas par une quête d’érudition particulière en matière d’architecture et encore moins par une volonté de m’engager dans la défense du patrimoine : je n’ai jamais suivi de visite guidée du Vieux-Lille, je ne me suis guère intéressé à la RLA, j’ai refusé de me lancer dans la rénovation d’une vieille maison lorsqu’un agent immobiliser me l’a proposé en 1996, préférant acheter d’abord un appartement puis une maison déjà rénovée avec soin par un précédent propriétaire. Je suis jusqu’à mon engagement associatif, qui va changer la donne, très peu investi dans des réseaux de sociabilité locale (mes amis sont souvent des expatriés liés à mon univers professionnel – cela tient aussi au fait que mon conjoint n’a aucun lien familial dans la région) et je ne conçois pas forcément ma présence à Lille dans la durée, même si, le temps passant, les responsabilités professionnelles aidant, la perspective d’un départ prochain s’est éloignée… Mon indignation trouve davantage son origine dans l’opacité de la décision et son caractère manifestement collusif et illégal que je découvre tardivement en lisant, en septembre 2002, un article du Monde22.
Les territoires du consensus
20L’ancienneté de l’ancrage dans le quartier de la plupart des membres aurait pu conduire à penser que l’association allait se constituer sur la base de « liens forts23 » (familiaux, amicaux, de voisinage). Ce n’est pas le cas. La façon dont je rejoins le groupe n’est finalement pas si atypique. Je constate en effet que celui qui allait être désigné comme son président, bien que résidant et travaillant dans le Vieux-Lille depuis vingt ans, ne connaît personnellement aucun des membres du premier conseil d’administration, à l’exception de son beau-frère architecte qu’il a lui-même enrôlé et qui, bien que présent à la plupart des réunions, participera peu aux débats. Pendant toute une année, il a mené une sorte de combat solitaire et quelque peu désespéré contre ce projet, essayant en vain d’interpeller les élus et l’association RLA, à laquelle il cotise, multipliant les courriers (au préfet, au procureur de la République, au ministre de la Culture…). Il ne se résout à prendre l’initiative d’une action collective qu’après avoir reçu le soutien d’un des membres du conseil d’administration de la RLA, Jean-Yves Méreau, qu’il rencontre pour la première fois en décembre 2002 juste après l’annonce du ministre de la Culture d’autoriser le projet, en dépit de l’avis défavorable de la Commission nationale des monuments historiques. Jean-Yves accepte d’aider à la mise en place d’une association, car il est convaincu alors que « la RLA ne bougera pas », mais refuse d’apparaître en premier plan. Journaliste ayant quitté après un plan social La Voix du Nord il y a peu, il est désormais free lance ; il compte sur les collectivités territoriales pour trouver des piges et craint des représailles. Il évoque aussi son souci de ne pas trop exposer son conjoint, fonctionnaire à la DRAC. Disposant d’un capital d’autochtonie bien plus important que celui du président, il va jouer un rôle essentiel dans le recrutement des autres membres, dont moi-même via une amie qui le connaît de longue date.
21En résumé, les huit personnes qui se réunissent ainsi par le bouche-à-oreille ne se connaissent que deux à deux, disposent d’un capital d’autochtonie inégal, n’ont pas toutes les mêmes orientations politiques24 ; elles partagent pour la plupart un attachement au quartier sous la forme d’un intérêt fort pour son patrimoine, en même temps qu’une déception vis-à-vis de l’association RLA qu’ils estiment être pieds et poings liés vis-à-vis de la mairie (qui la subventionne et met des locaux à sa disposition). Le consensus est donc rapidement trouvé sur l’ultima ratio de l’association : saisir l’opportunité de se débarrasser du stade construit en 1975 (époque où aucun n’y habitait encore) qui défigure la citadelle et parachever ainsi la réhabilitation du Vieux-Lille.
22Bert Klandermans et Dirk Oegema, à qui on doit le distinguo entre « mobilisation du consensus » et « mobilisation de l’action », ont pointé que le consensus sur les fins ne s’accompagne pas nécessairement d’un consensus sur les arguments et sur les moyens25. Voyons comment ce dernier s’opère, en commençant par examiner la fabrique en situation du consensus sur l’argumentaire. Deux questions vont ici faire l’objet de débats au sein du CA de l’association : la définition exclusivement patrimoniale ou non des buts de l’association et le discours à tenir vis-à-vis du football professionnel.
23Ne partageant pas au même degré cet attachement au patrimoine historique du quartier et ayant un usage plus récréatif du site, je vais contribuer lors de la première réunion de l’association, début janvier 2003, à ouvrir une discussion qui va conduire à ne pas restreindre notre argumentaire à la dimension patrimoniale. Une fois la décision prise de créer une association et de se mettre vite en quête d’un avocat, le débat se cristallise sur le choix du nom et le libellé de son objet en vue des statuts. Plusieurs propositions surgissent : « SOS Citadelle », « Sauvons la citadelle de Lille », « Sauvons la Citadelle Vauban », « Vauban en danger », enfin « Sauvons le site de la Citadelle de Lille ». C’est cette dernière option que je défends et que je réussis à faire admettre en mettant en avant l’intérêt de ne pas nous priver du soutien des nombreuses autres catégories d’usagers du site (promeneurs, sportifs amateurs, jardiniers, pêcheurs à la ligne…). Autrement dit, il s’agit d’afficher que l’association ne vise pas seulement à défendre et mettre en valeur un bâtiment historique (une citadelle) mais aussi l’espace vert qui l’entoure et partant, la diversité des usages dont il fait l’objet (un site).
24Cette orientation, qui se traduit par l’ajout de la défense des valeurs environnementales à l’objet de l’association n’a suscité aucune réticence. Elle permettra de qualifier le site, selon les circonstances, tantôt de « reine des Citadelles », tantôt de « principal poumon vert de la Métropole ». Elle va cependant occasionner par la suite divers débats sur des prises de position particulières qu’aura à prendre l’association. Défendre le site implique en effet de prendre position sur sa vocation. Dès lors qu’on admet que ce site est autant un espace patrimonial qu’un espace de détente et de loisirs pour tous (par opposition à un stade réservé à des sportifs professionnels et à des spectateurs occasionnels payants qui abiment ses abords), il n’est plus possible de réclamer sa sanctuarisation. La question de la dénonciation ou non de l’utilisation d’une partie du site (le Champ de mars) comme parking et comme lieu d’installation, deux fois trois semaines par an, de la plus grande foire au manège de la Ville est un bon révélateur des tensions qu’entraîne la ligne d’action adoptée. Elle se réglera par le choix tactique de ne pas trancher… de peur de donner prise à l’accusation d’être des bourgeois hostiles à la culture populaire ou des riverains agissant d’abord pour leur tranquillité, mais aussi parce que cela aurait rompu le consensus interne26.
25Cette anticipation de la double stigmatisation des membres de l’association, comme bourgeois et comme riverains, est présente à l’esprit de tous dès le début, en raison de ce que nous savions des représentations associées au quartier et de la nature de l’infrastructure visée : un stade de football, sport réputé populaire. La principale difficulté tactique à régler résidait dans la façon de parler du football. La crainte n’était pas simplement d’être critiqués, mais d’être physiquement empêchés ou du moins harcelés par les associations de supporteurs. Si aucun des membres n’était supporteur ou spectateur occasionnel des matchs du LOSC, aucun non plus n’avait une conception péjorative du football et de ses adeptes27. Ce n’est donc pas simplement à raison de considérations tactiques qu’aucune parole négative ne sera jamais prononcée à l’encontre des supporteurs ou des dirigeants du club. Les membres étaient certes diversement persuadés de l’opportunité d’un grand stade. Tous considéraient qu’un tel projet aurait dû être financé par des capitaux privés. Mais dès lors qu’il était financé avec de l’argent public, nous étions convaincus qu’il était inadmissible que le stade serve à des intérêts particuliers et qu’il se fasse au détriment des autres citoyens. Cette conviction est au fondement du sentiment partagé d’être autant porteurs de l’intérêt général que les élus lillois, lesquels sont vus comme agissant avant tout par électoralisme et patriotisme étriqué en voulant que le stade reste à Lille alors qu’il allait être financé par la communauté urbaine. Cette absence de réticence de principe à l’égard du football et cette conviction de défendre l’intérêt général, ont conduit à l’élaboration d’un argumentaire certes défensif (soulignant les nuisances du projet et son coût), mais également constructif, visant à démontrer qu’il est dans l’intérêt de tous, des amateurs de football, des dirigeants du club, des défenseurs du patrimoine, des amoureux de l’environnement, bref des citoyens de la métropole, qu’un vrai grand stade soit construit… ailleurs28. Au nom du « rayonnement de la métropole », celle-ci doit se doter d’un grand stade abritant de « grands événements » et mettre en valeur sa citadelle et le parc qui l’environne29, telle a été la façon pour l’association de se présenter comme garante d’un intérêt général, non pas déterritorialisé et universel, mais construit en référence à un autre territoire plus vaste que celui de la ville. Ce discours a ainsi permis d’opposer aux élus lillois une conception moins étriquée et plus moderne de l’espace et de les renvoyer du côté de la défense des intérêts particuliers. Il permettra d’interpeller les élus communautaires appelés à se prononcer sur le transfert de propriété de l’ancien stade à la communauté urbaine.
26Cet argumentaire n’empêchera évidemment pas l’association d’être sans cesse ramenée à son statut d’association de riverains et ses membres d’être l’objet de diverses disqualifications. Selon les situations et les adversaires, ses membres seront accusés de défendre leurs intérêts personnels, d’être guidés par une conception sclérosée du patrimoine, d’être des bourgeois méprisant la culture populaire, de refuser la mixité sociale. Les discours les plus véhéments en la matière émaneront des associations de supporteurs une fois que la mairie aura refusé, en juin 2003, d’envisager un projet alternatif à Grimonprez-Jooris II ; de nombreuses prises de position sur leur site nous caricaturent comme « bourgeois » (ou « bobos ») privilégiés, méprisant le peuple30.
27La décision de la Cour d’appel en juillet 2005 d’annuler le permis de construire fera taire ces critiques. À partir de ce moment, les discours à l’encontre de SSCL s’infléchissent et les supporteurs se retournent littéralement contre la mairie et en particulier contre Martine Aubry et, dans une moindre mesure Pierre Mauroy, accusés de les avoir trompés et instrumentalisés. De plus en plus de voix s’expriment alors pour trouver un nouveau site, et pour porter un jugement beaucoup plus nuancé sur l’action de SSCL jusqu’à reprendre certains de ses arguments. La décision de la Ville et de la Communauté urbaine de se pourvoir en cassation, vont retourner totalement les supporteurs et les dirigeants du club contre Martine Aubry et Pierre Mauroy autour de la revendication de chercher au plus vite une nouvelle solution. Les associations seront alors saluées pour avoir gagné sportivement la bataille et les responsables politiques seront condamnés pour s’être engagés dans un combat qu’ils ne pouvaient pas penser pouvoir gagner compte tenu des dispositions juridiques protégeant les monuments historiques.
28En bref, la départicularisation de l’enjeu – ou sa montée en généralité – ne s’est pas faite par occultation de toute référence territoriale, au nom de la défense du patrimoine ou de l’environnement en général, en opposant valeurs nobles et valeurs profanes (le spectacle sportif), mais au contraire par déplacement du territoire de référence d’abord de la Citadelle à son site, puis du quartier et de la ville à la « métropole ». La construction de cet argumentaire s’est déroulée au cours des trois premiers mois d’existence de l’association (de janvier à mars 2003), à travers les discussions collectives mais aussi les échanges avec les journalistes qui cherchent à savoir qui nous sommes, ce que sont nos motivations et ce que nous proposons. Il est rétrospectivement difficile de mesurer la part de tactique et de conviction qu’il exprime, les membres s’étant très vite approprié cet argumentaire. En tant que rédacteur principal du premier tract de l’association, il est clair que j’ai pris grand soin de rassembler les arguments, de les hiérarchiser, de les étayer par des faits pour leur donner une cohérence qui ne ressortait pas des discussions. Mais pris isolément tous les arguments correspondaient à des idées largement partagées préalablement par les membres, ce qui confirme la nécessité de rompre avec l’approche trop instrumentale aussi bien de l’école de la mobilisation des ressources, que des adeptes de la frame analysis qui surestiment le rôle stratégique joué par les entrepreneurs de cause dans la définition des cadres.
Une mobilisation étroitement territorialisée
29Le fort ancrage territorial des membres dans le Vieux-Lille, le cadrage adopté, et le calendrier institutionnel (permis de construire validé en attente de dépôt, vote imminent sur la décision de transfert de la propriété du stade) vont imposer le registre d’action.
30Se constituant alors que toutes les procédures légales ont abouti et que les élections municipales viennent à peine d’avoir lieu, SSCL a été condamnée à se situer sur le terrain judiciaire. Ne comptant aucun avocat ou juriste dans ses rangs, sans ressources financières, sans le soutien d’une fédération associative, la voie judiciaire est incertaine. La principale association de défense du patrimoine (RLA) n’est alors pas prête à s’engager dans un conflit avec la mairie31. Tous les partis politiques lillois, à l’exception du Front national, ont voté en faveur du projet. Les milieux d’affaire n’ont jamais pris de position officielle sur le sujet. La seule voix discordante a été celle de Bruno Bonduelle. Si cet ancien dirigeant de l’entreprise éponyme est à l’origine de la création en 1992 du comité Grand Lille, lobby patronal à l’origine de la candidature de Lille aux Jeux olympiques de 2004, puis au titre de capitale européenne de la Culture, il est coutumier de prises de position iconoclastes qu’il exprime dans des ouvrages ou comme candidat sous la bannière de Génération écologie aux élections régionales de 1998. Il devra attendre 70 ans pour se faire enfin élire à la présidence de la CCI de Lille en 2004, une fonction qui lui interdira d’intervenir publiquement lors de l’affaire, tout en étant le seul « grand patron » à soutenir financièrement l’association par des dons personnels (1000 euros au total).
31Trouver de l’argent rapidement est donc un impératif catégorique qui s’impose sans avoir alors la moindre idée du coût d’une telle procédure. La stratégie de la proximité s’impose alors comme la plus à même de concilier efficacité et faiblesse des effectifs. L’organisation d’une réunion publique, précédée d’une conférence de presse et d’une campagne de tractage pour mobiliser un maximum de personnes et recruter des adhérents est ainsi décidée. Les relations de Jean-Yves Méreau dans le monde de la presse écrite régionale, l’importance des questions sportives et singulièrement du football en son sein, valent à l’association ses premiers articles dans La Voix du Nord et Nord-Eclair et assure la publicité de la réunion. Les efforts de tractage sont concentrés sur le Vieux-Lille où a lieu la réunion publique dans une salle de la mairie de quartier. Environ 200 personnes assistent à cette première AG, dont la moitié adhère à l’association. Sur ces 100 premiers adhérents, 90 habitent Lille, dont 82 le Vieux-Lille, un recrutement qui s’élargira un peu par la suite grâce à la prise de contact d’un responsable d’une association de quartier de Lambersart et à la couverture journalistique de la mobilisation.
32Cet ancrage territorial se révèle productif. Au total, au cours de l’année 2003, l’association collecte pour 5665 euros de cotisations (10 euros en moyenne par cotisant) et 520 euros de dons, soit un total de 596 adhérents. 56,7 % d’entre eux résident à Lille, 13,1 % à Lambersart. Cette répartition sera à peine modifiée l’année suivante, les nouveaux adhérents continuant de provenir des mêmes communes les plus proches du site. Au total, de 2003 à 2005, SSCL pourra compter sur 170 adhérents fidèles : Lillois à 59,3 % Lambersartois pour 14,5 %, soit les trois quarts du total32. En dépit d’un taux de turn over annuel autour de 50 %, la répartition géographique restera stable.
33Ce succès, bien qu’inespéré, n’aurait sans doute pas été suffisant si l’association n’avait pu convaincre un avocat réputé de la défendre à un tarif ne correspondant pas aux heures effectivement passées sur le dossier. Sans ce soutien inattendu au moment de la formation de l’association, il aurait sans doute fallu déployer d’autres efforts pour trouver d’autres soutiens, probablement du côté des fédérations de défense du patrimoine et consacrer davantage d’énergie pour intéresser la presse nationale à l’affaire, ce qui aurait conduit à déterritorialiser l’enjeu. Il n’est pas sûr que cette stratégie ait réussi, tant les fédérations de défense du patrimoine sont peu structurées et tant les mobilisations patrimoniales sont peu médiatisées33. Par exemple, l’association des journalistes du patrimoine n’enverra une délégation enquêter sur le dossier qu’en mars 2005. Sur l’ensemble de la période, seule la presse régionale couvrira abondamment le dossier (presse écrite et radio principalement) qui a l’avantage de concerner le football et de connaître de multiples rebondissements. Pour le reste, c’est surtout les journalistes et la presse sportive nationale (L’Équipe, L’Équipe magazine, Stade 2) qui en traiteront régulièrement.
Tableau 1. Répartition géographique des adhérents de SSCL (2003-2005)

34Le ralliement à la cause d’un avocat professeur de Droit public spécialisé dans le droit de l’urbanisme et dans le droit de l’environnement34, s’il n’a pas totalement libéré les membres de l’association d’un travail d’expertise (collecte des informations d’urbanisme, établissement de constats d’huissier les soirs de matchs, étude détaillée du permis de construire…), en a néanmoins atténué la charge, permettant ainsi de libérer du temps pour informer régulièrement la presse et la population par le biais de la distribution de tracts sur les marchés ou aux abords du site, mais aussi pour faire pression sur les élus de la communauté urbaine de Lille par courrier et prises de rendez-vous. La dimension intercommunale du projet a en effet conduit l’association à tenter de convaincre les élus de la communauté urbaine de Lille de rejeter le transfert de la propriété du stade Grimonprez-Jooris et d’opter pour une autre localisation. Le site défendu leur a été présenté comme « le poumon vert de la métropole » et comme un élément de valorisation touristique, donc économique.
Conclusion
35Il ne s’est pas agi, rappelons-le, de traiter ici de l’ensemble du processus de mobilisation et de contre-mobilisation autour du projet d’agrandissement du stade de Lille. La focale a été pointée sur un groupe particulier d’acteurs ayant joué un rôle moteur dans le déclenchement de cette « affaire ». Nous avons examiné dans un premier temps leurs trajectoires sociales et résidentielles, leurs motivations et les ressources sur lesquelles ils ont pris appui pour agir. Leur attachement à la défense de leur quartier et à son environnement s’inscrit dans le partage de valeurs esthétiques qui sont à la base du choix de ce quartier comme lieu d’habitation, mais qui trouvent ses racines pour la plupart d’entre eux dans une histoire familiale bourgeoise, ancrée dans la ville et dans une socialisation artistique.
36Le capital d’autochtonie sur lequel ils s’appuient pour agir apparaît moins comme un capital social (un fort réseau relationnel localisé aisément mobilisable au sein des classes moyennes et supérieures, une présence dans les associations locales ou dans les instances représentatives, tel le comité de quartier) ressortissant de la notabilité, que comme un stock de connaissances et un sentiment d’autorité à agir en tant que faisant partie d’une génération de « pionniers » du Vieux-Lille. Hormis Jean Pattou, très connu localement comme architecte puis surtout comme artiste, la plupart des militants actifs de l’association n’appartiennent pas aux cercles de la notabilité lilloise. La difficulté à être reçus et entrer en contact avec les élus de droite, l’absence de soutiens auprès des milieux économiques en témoignent. En dépit des apparences, ce sont donc des outsiders – les insiders se trouvant plutôt du côté de l’autre association de défense du patrimoine, la RLA35. La faiblesse de ce capital d’autochtonie explique les modes d’action choisis qui s’apparentent à un militantisme de terrain : réunions publiques, présence sur les marchés, diffusion de tracts, pétitions, manifestation, organisation fréquente de conférences de presse, stratégie de harcèlement juridique et concentration de l’action sur le territoire de proximité. L’association de riverains l’est restée en quelque sorte par la force des choses, à la fois faute de ressources suffisantes pour enrôler des alliés allogènes (il faut ici pointer la faible structuration fédérative des associations de défense du patrimoine), mais aussi parce que cette territorialisation fournissait les ressources suffisantes pour agir et résultait de la caractéristique des adversaires (la mairie de Lille et la communauté urbaine).
37La détermination du noyau militant de l’association s’explique certes par les disponibilités et les dispositions du trio dirigeant de l’association. Tous avaient, comme journaliste free-lance, gestionnaire de biens et universitaire, de fortes latitudes pour gérer de façon souple leur temps de travail. Leurs ressources et savoir-faire apparaissaient largement complémentaires et découlent de leur ethos professionnel : sens relationnel du journaliste, esprit de synthèse de l’universitaire et culot de l’homme d’affaires se sont ainsi conciliés de façon harmonieuse. De manière générale, les ressources culturelles des membres expliquent qu’ils ont été en mesure de bâtir un argumentaire qui a transcendé la défense d’un seul bâtiment historique et qu’ils ont su contenir sinon éviter les stratégies de disqualification dont ils ont fait l’objet. Les signes de la réussite relative de cette stratégie sont d’abord à chercher du côté du nombre de personnes mobilisées par l’association (comme adhérents et comme pétitionnaires), du traitement généreux et jamais hostile de l’association par la presse locale, et de la pacification des relations avec les dirigeants de clubs de supporteurs une fois l’affaire terminée.
38La capacité à avoir su, d’une part, proposer une définition non strictement patrimoniale du site à défendre et à élargir ainsi les soutiens potentiels à leur cause et la capacité, d’autre part, à avoir inscrit leurs revendications dans l’espace métropolitain et non dans celui du quartier ou encore de la ville, montre que les revendications territoriales ne demandent pas nécessairement, pour être dignifiées, à être justifiées au nom de valeurs universelles déterritorialisées (le beau, le respect du passé, la préservation de l’environnement, la gratuité…), mais peuvent l’être en référence à un intérêt général territorialisé (ici l’espace métropolitain), ce qui suppose de pouvoir mobiliser des savoirs sur le territoire et de maîtriser les rouages des institutions territoriales.
39La réussite de l’association aura ici été que le site de la Citadelle de Lille devienne un enjeu d’aménagement pour la ville et la communauté urbaine de Lille, avant même que la construction du stade soit abandonnée. Pour désamorcer la contestation, la municipalité a ainsi entrepris une politique de valorisation du bois sans précédent. Une fois le projet de stade abandonné, l’adjoint écologiste à l’Environnement proposera un projet de requalification du site et ouvrira un débat sur le devenir de l’ancien stade et de ses abords auquel l’association participera pleinement, cette fois-ci dans une attitude constructive.
40Importance des riverains, rôle des réseaux de proximité, faiblesse des ressources institutionnelles, amateurisme, circuits courts de publicisation et de politisation, cette affaire confirme les caractéristiques évoquées en introduction. L’absence d’organisation de débat public et d’implication d’acteurs allogènes comme par exemple à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes, l’issue juridique rapide et positive de l’action, expliquent que ce conflit soit d’une certaine façon resté confiné à l’espace local. Gageons qu’il s’agit là plutôt d’une règle que d’une exception et qu’il y a donc beaucoup d’enseignements généraux à tirer de cette histoire locale.
Notes de bas de page
1 La notion, très en vogue dans les années 1970, semble avoir disparu du vocabulaire des sciences sociales.
2 Thevenot Laurent, « Stratégies, intérêts et justifications. À propos d’une comparaison France-États-Unis de conflits d’aménagement », Techniques, territoires et sociétés, no 31, 1996, p. 127-149.
3 Dear Michael, « Understanding and Overcoming the Nimby syndrome », Journal of the American Planning Association, vol. 58, no 3, 1992, p. 288-300 ; Jobert Arthur, « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », Politix, 42, 1998, p. 67-92 et Trom Danny, « De la réfutation de l’effet Nimby considérée comme une pratique militante. Notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue française de science politique, vol. 49, no 1, 1999, p. 31-51.
4 Que dans la dynamique propre à chaque mobilisation, d’autres acteurs et logiques d’action « à distance » s’agrègent, ne change rien à l’affaire. Ce processus de montée en généralité ne fait qu’ouvrir la question des modalités de l’articulation entre logiques locales et globales et celle de leurs conséquences sur la mobilisation.
5 Certaines mobilisations locales peuvent bien sûr finir par enrôler des militants et des organisations allochtones comme l’illustre parfaitement l’occupation, à partir de 2008, du site de Notre Dame des Landes, Pruvost Geneviève, « Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013- 2014) », Politix, no 117, 2017, p. 35-62.
6 C’est par exemple le cas des contestations contre un projet autoroutier dans la région lyonnaise à la fin des années 1980 ou, à la même époque, contre le tracé du TGV-Méditerranée. Cf. Catherin Véronique, La contestation des grands projets publics. Analyse microsociologique de la mobilisation des citoyens, Paris, L’Harmattan, 2000 et Lolive Jacques, Les contestations du TGV Méditerranée. Projet, controverse, espace public, Paris, L’Harmattan, 1999.
7 De Blic Damien et Lemieux Cyril, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, no 71, 2005, p. 9-38.
8 La frontière est ici ténue avec les conflits environnementaux qui portent sur ce que Danny Trom nomme la « nature spatialisée », laquelle est « fermement arrimée au contexte local de la mobilisation » (Trom Danny, « De la réfutation de l’effet Nimby… », art. cité, p. 33).
9 Ce projet, à l’initiative de la mairie (propriétaire de l’ancien stade) et de la communauté urbaine de Lille (propriétaire et maître d’ouvrage du nouveau stade dans le cadre d’une procédure de transfert) a été rendu public en mai 2001. Il visait à doter le LOSC d’un nouveau stade de 32000 places en lieu et place de l’ancien pour répondre à l’engagement pris par la Ville (alors actionnaire principal du club dans le cadre d’une société d’économie mixte) en 1999 auprès des repreneurs du club (Francis Graille et Luc Dayan) de mettre à leur disposition un stade habilité à recevoir des matchs européens (normes UEFA). Attaqué par deux associations, le permis de construire sera d’abord validé par le Tribunal administratif de Lille en décembre 2004, avant d’être annulé par la Cour d’appel de Douai en juillet 2005 pour infraction à la législation protégeant les monuments historiques. Ce jugement sera confirmé par le Conseil d’État en décembre 2005,[http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000008253509& fastReqId=607418853 & fastPos=1]. Pour plus de détails sur la genèse du projet et les principales étapes de l’affaire, cf. Sawicki Frédéric, « La résistible politisation du football. Le cas de l’affaire du grand stade de Lille-Métropole », Sciences sociales et sport, no 5, 2012, p. 193-241.
10 La sociologie française s’est jusqu’ici penchée pour l’essentiel sur le capital d’autochtonie des classes populaires comme moyen d’accès à des territoires de chasse réservée (Bozon Michel et Chamboredon Jean-Claude, « L’organisation sociale de la chasse en France et la signification de la pratique », Ethnologie française, no 10 [1], 1980, p. 65-88), à l’espace politique local (Retiere Jean-Noël, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, no 63, 2003, p. 121-143 ; Mischi Julian, Le bourg et l’atelier. Sociologie d’un combat syndical, Marseille, Agone, 2016), au marché du travail (Renahy Nicolas, Les gars du coin : Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005), à la propriété immobilière (Gollac Sibylle, « Propriété immobilière et autochtonie », Politix, 101, 2013, p. 133-159). Sylvie Tissot a récemment transposé ce concept aux classes supérieures, en particulier à « la fraction des classes supérieures, qui s’installent dans les quartiers anciens de centre-ville » (Tissot Sylvie, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’Agir, 2011), celle-là même que l’on analysera dans ce chapitre.
11 Renahy Nicolas, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, no 40, 2010, p. 9. Dans une perspective plus strictement bourdieusienne, on pourrait dire que le capital d’autochtonie désigne une forme particulière de capital social – défini comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu Pierre, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, 1980, p. 2) –, mais aussi les compétences et les connaissances qui lui sont associés (au principe d’un ethos sinon un habitus particulier), dont la valeur n’est reconnue que dans un espace territorial limité. Il n’est pas anodin de rappeler que jusqu’à cet article P. Bourdieu a eu recours à la notion de capital symbolique. De fait, le capital social se manifeste pratiquement sous les formes voisines de la notoriété, de la notabilité, de l’honorabilité, du prestige…
12 C’est ainsi que l’association sera ensuite régulièrement labellisée par la presse locale et nationale.
13 La huitième personne est en fait le beau-frère du président de l’association. Architecte salarié spécialisé dans la réalisation de maisons individuelles, il a répondu à la sollicitation de ce dernier pour permettre de boucler le CA au lancement de l’association. Il participera régulièrement par la suite aux réunions et à certaines actions (recueils de signatures de pétition sur la voie publique, distribution de tracts sur les marchés), en prenant toutefois très peu la parole.
14 « Dans son acception première, proposée au début des années 1960 par la géographe anglaise Ruth Glass (Introduction to London : Aspects of Change, Londres, Center for Urban Studies, 1963), la gentrification désigne le processus à travers lequel des ménages appartenant aux couches moyennes et supérieures s’installent dans des vieux quartiers populaires situés en centre-ville, réhabilitent l’habitat vétuste et dégradé et remplacent progressivement les anciens habitants. » (Authier Jean-Yves et Bidou-Zachariasen Catherine, « Éditorial », Espaces et sociétés, no 132-133, 2008, p. 13-21.)
15 Bidou Catherine, Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
16 Trenard Louis et Hilaire Yves-Marie (dir.), Histoire de Lille. Du xixe au xxe siècle, Paris, Librairie académique Perrin, 1999, p. 427 et p. 463.
17 Entretien avec Pierre Courmont, 29 décembre 2014.
18 « Sur le plan culturel mes parents m’ont toujours enseigné le respect des belles choses que ce soit en arts décoratifs, en belles demeures… j’ai une imprégnation… J’ai fait un peu d’école des Beaux-arts. »« J’ai toujours été, notamment chez mes grands-parents paternels, parce qu’ils avaient une grosse maison bourgeoise à Lille, avec des tableaux xviiie, c’est pour ça que ça a été assez naturel… »« Mon père n’avait pas de fibre artistique spéciale… mais par contre mes parents avaient un ami qui était marchand de tableaux et à 12-13 ans j’allais chez lui à Roubaix l’aider à refaire des cadres, il montait des ventes aux enchères, je l’aidais à préparer les ventes. Il n’avait pas d’enfants. Il m’a toujours dit, “Tu es mon fils spirituel” et on partait ensemble chiner. Le petit tableau que je t’ai montré dans l’entrée, je l’ai chiné à 17-18 ans à Bruxelles avec lui. » Idem.
19 [http://lille-ancien.com/dynamic/index.php?option=com_content&task=blogcategory&id=14&Itemid=34].
20 Au début des années 1980, il va se consacrer de plus en plus à l’aquarelle et aux fresques murales créant des paysages architecturaux imaginaires mêlant les bâtiments des villes du monde entier, qui va en faire un artiste régionalement prisé. Il mettra ce talent au service de l’association en réalisant des caricatures du futur stade reproduites sur les tracts et des cartes postales vendues lors de diverses manifestations publiques.
21 « L’œuvre de Louis-Marie Cordonnier est magistrale et étonnante », La Voix du Nord, Édition d’Armentières, 17/12/2010.
22 « Polémiques autour du stade Grimonprez-Jooris », Le Monde, 17/09/2002.
23 Granovetter Mark, « The Strenght of Weak Ties », American Journal of Sociology, no 78 (6), 1973, p. 1360-1380.
24 La diversité des orientations politiques aurait pu constituer un obstacle si certains partis ou élus s’étaient montrés opposés au projet. Elle aurait pu alors conduire certains à nouer une alliance privilégiée qui aurait heurté les convictions de certains. L’ensemble de la droite et de la gauche lilloise (y compris les Verts) soutenant le projet, ce problème ne s’est pas posé.
25 Klandermans Bert et Oegema Dirk, « Potentials, Networks, Motivations, and Barriers : Steps Towards Participation in Social Movements », American Sociological Review, vol. 52, no 4, 1987, p. 519-531.
26 Une fois obtenue la destruction de l’ancien stade, ces tensions réapparaîtront et conduiront à mon désinvestissement de l’association.
27 J’étais le seul à fréquenter un stade régulièrement, celui de Lens… étant originaire du bassin minier du Pas-de-Calais.
28 Cette posture va conduire, à notre grande surprise, à une absence d’hostilité à notre égard de la part des dirigeants du club et des supporteurs dans les six premiers mois de notre association. Bien au contraire, les premiers vont se servir de notre action pour demander que le stade soit construit ailleurs, éventuellement avec des fonds privés. La jauge de 32000 places, l’impossibilité de développer des infrastructures commerciales autour du stade, conduit Michel Seydoux, le président du LOSC, à faire monter les enchères. Ce n’est qu’après la fin de non-recevoir publique annoncée par Martine Aubry et Pierre Mauroy, que ce dernier va changer de position et encourager les supporteurs du club à dénoncer ces « bourgeois rétrogrades hostiles à la culture populaire ».
29 Le lancement d’un projet de classement au patrimoine mondial de l’UNESCO, initié par la ville de Besançon, des citadelles et fortifications édifiées par Vauban le long des frontières du Nord et de l’Est de la France au courant de l’année 2004 va apporter un soutien de poids à cette argumentation, tout en l’universalisant. Il ne s’agissait plus simplement de préserver un élément capital du patrimoine métropolitain et national, mais de celui de l’humanité.
30 Les divers groupes de supporteurs constituent fin 2004 un collectif « Un stade et vite ! » qui vise à la fois à mettre en scène le soutien populaire en faveur du stade Grimonprez-Jooris (via des manifestations en ville et des banderoles dans le stade ou à ses abords) et à contrer les arguments des associations. Une éphémère association de commerçants du Vieux-Lille sera également mise sur pied par un restaurateur en faveur du projet.
31 Le succès de SSCL va attiser les débats au sein du conseil d’administration de la RLA qui va finalement annoncer fin juin 2003 qu’elle compte également attaquer le permis de construire devant le tribunal administratif. Elle prendra son propre avocat.
32 Au total, sur la période 2003-2006, l’association aura reçu la cotisation de 840 personnes différentes. Les adhérents à jour de cotisation se répartissent comme suit : 596 en 2003, 428 en 2004, 323 en 2005 et 185 en 2006.
33 Entre la décision favorable du ministre de la Culture de valider le projet en décembre 2002 et la première décision de la cour d’appel de Douai se prononçant en urgence pour la suspension des travaux en attendant sa décision sur le fond en mars 2005, la presse nationale généraliste ne s’est pas intéressée à l’affaire. Je n’ai repéré qu’un seul article, qui prend par ailleurs ouvertement position contre le grand stade, dans L’Express du 27 février 2003 sous le titre « C’est Vauban qu’on assassine ». Il est significatif que Le Monde, qui a pourtant consacré une page au dossier en septembre 2002, n’y revienne que le 8 mars 2005 avec un article rédigé par le journaliste qui suit les questions d’urbanisme, Grégoire Allix (« À Lille, le grand stade se heurte aux défenses de la citadelle »). On pourra trouver une partie des articles consacrés à cette affaire sur le site de l’association. [http://citadelledelille.free.fr/AncienSite/Accueil.htm].
34 C’est Pierre Courmont qui en décembre 2002 était allé trouver pour la première fois Manuel Gros sur les conseils de son avocat personnel. Bien que croisé à plusieurs reprises à la faculté de Droit de Lille, je ne le connaissais pas pour ma part personnellement. Agé à l’époque de 40 ans, M. Gros cherche à accroître sa réputation dans le domaine du Droit de l’urbanisme, sur lequel règne à Lille, le cabinet de José Savoye, président de l’université Lille 2, et conseiller municipal d’opposition de Lille. Au-delà de ses convictions personnelles, le potentiel médiatique de l’affaire et les bénéfices qu’il peut en escompter en termes de reconnaissance le conduisent à accepter d’emblée de devenir l’avocat de l’association et d’être rémunéré a minima et en fonction des résultats de la procédure sur la base des frais irrépétibles touchés par l’association.
35 Il est significatif que c’est le président de la RLA qui va tirer parti politiquement de l’action en intégrant la liste du MODEM pour les élections municipales de Lille en 2008, puis celle de Martine Aubry en 2014. Aucun des responsables de SSCL ne sera approché par un parti politique pour être enrôlé sur une liste en dépit de la notoriété acquise à travers la mobilisation.
Auteur
Professeur de science politique à Paris 1, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-CNRS). Spécialiste de l’étude des partis politiques, du militantisme et de la politique locale, ses recherches récentes ont porté sur le rapport des enseignants français à l’engagement, les enjeux politiques et économiques liés à la construction des grands équipements sportifs et le parti socialiste. Sur ces sujets, il a publié récemment « La résistible politisation du football. Le cas de l’affaire du grand stade de Lille-Métropole » (Sciences sociales et sport, 5, novembre 2012), « Partis politiques et mouvements sociaux : des interdépendances aux interactions et retour… », in Stéphanie Dechézelles et Simon Luck (dir.), Voix de la rue ou voix des urnes ? Partis politiques et mouvements sociaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; « Contribution à une sociologie politique des enseignants français » (Éducation et Société, no 36, décembre 2015).
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