Introduction. « Les mondes familiers comme espaces de critique sociale et de revendication politique »
p. 9-32
Texte intégral
1Les dernières décennies ont vu se multiplier les situations conflictuelles liées aux interventions publiques visant à qualifier ou requalifier des espaces, à leur prescrire une vocation ou à en encadrer les usages. Si les conflits autour des grands projets d’aménagement ont été assez largement analysés, les mobilisations locales (à l’échelle d’un quartier, d’un espace naturel, d’un site historique, d’une friche industrielle, etc.), ont beaucoup moins attiré l’attention des chercheurs1, laissant ainsi le champ libre à des interprétations générales, souvent réductrices, voire dépréciatives, et donc impropres à rendre compte de la diversité des significations, des modes d’ancrage et des principes de constitution de ces luttes. Le diagnostic généralement retenu pour éclairer cette montée en conflictualité est celui d’une « crise de l’intérêt général », renvoyant elle-même, soit à une remise en cause de la légitimité de l’autorité publique, soit à un abaissement des seuils de tolérance aux nuisances générées par les projets – le plus souvent les deux. C’est que la voix des publics est, du point de vue de la maîtrise d’ouvrage, davantage considérée comme un désordre qu’une opportunité, pour ne pas dire une pathologie que traduit bien le succès d’acronymes tels que NIMBY (Not In My Backyard) ou BANANA (Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anything). Cette vision des mobilisations localisées n’a pas été fondamentalement remise en cause, en dépit de la généralisation de procédures délibératives censées permettre à des « intérêts » perçus comme « égoïstes » de réussir leur sortie du « particulier ». Les engagements en faveur du proche peinent ainsi toujours à être reconnus comme une forme à part entière d’expression politique légitime.
2L’ambition de cet ouvrage est justement de rendre compte de la portée publique et politique de mobilisations contre l’altération et/ou pour la valorisation de lieux que les acteurs engagés dans les luttes considèrent comme proches. Son parti pris est de considérer les mondes familiers comme des espaces possibles de critique sociale et de revendication politique. Plusieurs fils de discussion, présents dans chacune des contributions, viennent à l’appui de cette idée et tissent la trame de l’ouvrage. Évoquons-en brièvement quelques-uns, pour laisser entrevoir l’intérêt d’une telle perspective. L’observation fine de ces mobilisations révèle tout d’abord que les publics impliqués ne se bornent que très rarement à des postures défensives à visée conservatrice. C’est leur engagement qui, tout au contraire, les amène parfois à prendre pleinement conscience des qualités d’un lieu et à le (re)découvrir. Les mobilisations décrites minutieusement dans ce volume révèlent en effet combien les acteurs ne campent pas tous sur des « intérêts » préconstitués, mais ont, bien au contraire, tendance à les découvrir au fil de la contestation. La formalisation de leurs motifs les conduit à prendre conscience d’un certain nombre d’aspects du problème et à procéder à des apprentissages progressifs des « qualités » multiples des lieux qu’ils placent au cœur de leurs revendications. Dans le même ordre d’idées, les collectifs impliqués localement ne se fixent pas sur une ligne d’opposition, sans autre motivation que protestataire. Ils s’investissent le plus souvent activement dans l’accumulation de connaissances et la recherche exploratoire d’alternatives, faisant preuve de réflexivité dans leurs démarches. Le caractère localisé de ces mobilisations n’exclut d’ailleurs pas l’articulation à d’autres luttes situées dans des ailleurs variés, ainsi qu’à des revendications à portée plus générale. Le périmètre souvent limité du public concerné prioritairement, la dimension réduite de son audience et le caractère circonstancié de ses mobiles peuvent témoigner du souci (politique) de faire partager la cause, de l’indexer à des espaces, à des repères et à des usages communs, et non d’une incapacité à étendre les motifs de la lutte. « Petits » en vertu des critères de représentativité retenus dans les démocraties modernes pour jauger et juger la légitimité d’une cause, les collectifs impliqués peuvent ainsi se montrer « grands » en d’autres mondes, par la qualité des arguments qu’ils mettent en avant, le sérieux et la détermination des démarches qu’ils entreprennent, la capacité à mettre en discussion l’expertise du maître d’ouvrage, la pertinence des solutions alternatives qu’ils proposent, la détermination dont ils font montre.
3Ensuite, la relation avec le politique institué est souvent beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît. Bien que se tenant souvent à distance des organisations partisanes ou syndicales, la plupart des collectifs locaux ne rejettent pas pour autant tous, et de manière unifiée, la politique, les institutions ou les élus en général. C’est davantage pour maintenir la confiance construite entre les membres du collectif et déjouer les risques d’étiquetage susceptibles de disqualifier le collectif que les affiliations politiques sont mises en retrait, tues ou minimisées dans les slogans et les échanges2. Les connexions passées ou actuelles avec les mondes politiques institués sont néanmoins bien réelles, notamment parmi le noyau dur des habitants mobilisés, souvent engagés sur d’autres scènes que celle du quartier ou du village3. On a donc davantage affaire à une politisation sous contrôle qu’à un rejet du politique. Ce qui, au final, s’exprime à travers tous ces mouvements, est par conséquent moins une « crise de l’intérêt général » que la revendication de participer à l’action publique – dans le double sens d’y apporter une contribution et d’en recevoir les bénéfices4 – à partir d’une attention au proche.
4Raisonner ainsi, c’est accepter l’idée qu’un bien commun peut se construire à partir de formes localisées d’engagement ; que la « proximité », que le sens commun apparente souvent dans les systèmes démocratiques à des formes appauvries (localisme), compromises (clientélisme) ou déviantes (clôture communautariste sans visée commune) de lien politique, peut être aussi une expérience pratique de la citoyenneté. Gagner en reconnaissance, avoir accès à l’espace public et aux arènes décisionnaires, légitimer leur cause et les mobiles de leurs actions constitue tout à la fois un problème pratique pour les collectifs impliqués dans des mobilisations locales et un tissu d’énigmes pour les chercheurs qui s’emploient à rendre compte des dynamiques de ces mobilisations, des obstacles auxquels elles se heurtent, de l’impact éventuel qu’elles ont sur les projets contestés. L’ouvrage invite ainsi à se défaire de formes de catégorisations dépréciatives manipulées par les « opposants aux opposants ». Il rejoint la démarche consistant à porter attention aux figures du dévoilement d’intérêts cachés en tant que forme courante de disqualification dans les controverses, et à considérer les revendications localisées comme une activité critique redevable d’une analyse comparable à celle qui se déploie dans les formes moins territorialisées d’action collective. Les attachements et les rapports sensibles aux lieux fondant les engagements y sont donc vus comme le produit de pratiques, de conduites et de sentiments qui ont tous à voir avec une entreprise de politisation du proche qu’il s’agit justement pour les sciences sociales d’analyser et de comprendre.
Interroger la dimension spatiale des mobilisations localisées
5Sans aller jusqu’à considérer que toutes « les luttes politiques sont toujours peu ou prou des luttes d’espaces, de distances, de limites, de places5 », il s’agit de prendre ici au sérieux la dimension spatiale des mobilisations localisées. Le tournant des années 2000 a été marqué par un regain d’intérêt scientifique pour cette dernière, qu’il s’agisse de rentre compte de l’inscription dans un espace-temps donné des inégalités sociales6, de la distribution des ressources sociales dans les espaces urbains7 ou, de manière plus originale, des processus normatifs en œuvre en milieu rural, dès lors que des groupes sociaux d’origines diverses, confrontés à des situations de cohabitation inédite, sont amenés à composer un vivre-ensemble8. Les travaux sur l’action collective n’ont pas échappé à ce spatial turn. Longtemps délaissée, la dimension spatiale des mobilisations fait aujourd’hui l’objet d’une attention soutenue, dans la littérature anglophone9 et, désormais, francophone10. Cet ouvrage réunit des contributions de politistes, de sociologues et de géographes qui s’intéressent à des mobilisations conflictuelles portant sur la sauvegarde et la préservation de lieux dont ils sont à la fois le support, le mobile et l’enjeu11. Les mobilisations qui y sont présentées sont donc éminemment spatialisées en ce qu’elles ont eu lieu, non seulement « dans et par l’espace12 », mais aussi pour l’espace. Les auteurs s’attachent plus particulièrement à questionner les ressorts des mobilisations politiques qui s’inscrivent dans des lieux qui renvoient à des espaces familiers : la cité, l’usine, le quartier, un jardin public, etc. Tous sont redevables d’une qualification de « lieux du proche », c’est-à-dire d’espaces qui comptent pour ceux qui s’engagent en faveur de leur défense parce qu’ils ont jalonné leur existence et constituent des fragments de leur histoire personnelle ou familiale, parce qu’ils ont choisi d’y vivre ou qu’ils les font vivre, parce qu’ils les fréquentent régulièrement et ont tissé avec eux des liens vécus comme singuliers et remarquables – autrement dit, des espaces auxquels les individus mobilisés se disent attachés.
Des « lieux »…
6Parler de « lieux du proche » invite à se montrer attentif à la pluralité des attaches à des espaces que certains acteurs ou groupes sociaux investissent d’usages, de valeurs et surtout de significations13. Procéder de la sorte permet de comprendre les tensions qui peuvent naître des tentatives des pouvoirs publics et/ou de certaines catégories sociales d’imposer des labellisations et des significations univoques à des espaces, d’en (re)prendre le contrôle pour en maîtriser le devenir, d’en transformer les pratiques ou encore le peuplement14. Ces tensions – on en fait ici l’hypothèse – constituent une clé essentielle pour comprendre la dynamique des mobilisations localisées, dès lors qu’elles expriment des jugements collectifs plus ou moins politisés mais toujours spatialisés, c’est-à-dire associés à un lieu avant d’être indexés à une condition sociale, à un statut professionnel ou à une appartenance catégorielle – ce qui n’exclut évidemment pas des formes d’imbrication entre ces différentes logiques d’appartenance15. Que certains de ces lieux soient largement dominés par des groupes sociaux n’empêche pas que, à la faveur de la mobilisation, s’y expriment des revendications et s’y associent des publics hétérogènes16. En somme, on fait l’hypothèse que les lieux du proche font sens, et constituent des espaces potentiels de convergence, dans des conditions et suivant des processus qu’il s’agit précisément d’interroger.
… du « proche »
7Parler de lieux du proche nécessite également de s’arrêter sur la catégorie du « proche », entendu ici comme l’ensemble des êtres (humains ou non humains, présents ou passés) spatialement situés qui occupent, objectivement ou subjectivement, une place spécifique dans les trajectoires des personnes et des groupes en ce qu’ils s’intègrent à un vécu, ordinaire ou non, participant à des opérations d’identification et de subjectivation. Schématiquement, il est possible de distinguer deux usages dominants du « proche » dans les sciences sociales contemporaines. Un premier groupe de travaux inspirés par la sociologie positiviste s’efforce d’objectiver le « proche » à partir d’une lecture critique, en focalisant l’analyse sur ses usages politiques. Leurs auteurs s’emploient plus précisément à dévoiler tout ce que les appels incantatoires au « proche » masquent dans l’espace politique. Enchâssée dans un corpus de références aux vertus morales (dévouement, abnégation, don de soi, etc.), la rhétorique de la proximité est dans ce cadre interprétée comme une manière de masquer des rapports de force17, de combler symboliquement le fossé qui sépare les élus des profanes18 et de restaurer un engagement qui, dans un contexte de défiance à l’égard des élus locaux, gagne à être présenté comme autre chose que de la politique « politicienne19 ». Dans un registre voisin, elle est aussi présentée comme l’une des pièces de la nouvelle axiologie des politiques territoriales et de son discours réenchanteur20. L’ensemble de ces travaux, quelles qu’en soient par ailleurs les nuances, ont donc tendance à appréhender la « proximité » comme un outil rhétorique et pratique de dépolitisation. Rapidement dit, cette posture présente le double inconvénient de réduire la question de la proximité à des usages stratégiques, et surtout de surestimer la capacité des élus à maîtriser les symboles et à confisquer le sens d’un espace politique local considéré comme autonome. Or, les mots d’ordre et les injonctions morales à aimer, à s’émouvoir et à s’indigner du sort fait à certains lieux et à ceux qui les peuplent n’ont d’efficacité que s’ils trouvent leur public, autrement dit s’ils entrent en résonance avec des populations qui s’identifient à ces lieux. Par ailleurs, si tous les acteurs qui investissent ce registre affectif disent aimer leur village, leur vallée ou leur quartier, tous n’attribuent pas la même signification à cette formule, tous ne l’énoncent pas avec la même intensité, et tous, surtout, ne sont pas également appareillés pour faire légitimement valoir cet attachement à l’espace local comme compétence effective. Ce qui, pour les uns, se résume à une formule électorale ou à un slogan mobilisateur, engage pour les autres un investissement de longue durée, débordant souvent l’espace du politique pour toucher d’autres sphères de la vie sociale, professionnelle, amicale ou familiale21.
8D’autres travaux, se réclamant du pragmatisme, prennent le contre-pied de cette approche et travaillent la question du proche à partir du régime individuel de familiarité22 ou de son inscription dans un registre de justification, plus précisément autour de la grandeur domestique23. Quelques travaux s’intéressent ainsi aux liens qui se nouent entre l’individu et son environnement (objets, êtres humains et non-humains) et dont ils cherchent à restituer la complexité : ainsi en est-il de la passion des amateurs pour la musique24, de l’affection portée à des objets de la maisonnée25, de l’attention bienveillante des naturalistes anglais pour la faune et la flore qui les entourent26 ou de l’attachement d’enfants d’immigrés au « bled » ou au « pays » des origines, saisi dans une articulation à une mémoire intime et partagée entre proches27. Si ces travaux ont tendance à sous-estimer le poids des appartenances sociales, et à prendre pour universelles des attitudes socialement sélectives – ne serait-ce que dans la manière d’entretenir une certaine intimité réflexive avec les êtres aimés, et surtout de les verbaliser en présence du sociologue – ils aident aussi à comprendre l’intensité et la pluralité des liens aux lieux chéris, irréductibles aux figures, souvent stigmatisantes, de l’autochtone intolérant, du propriétaire égoïste ou de l’acteur économique ayant un « intérêt » à faire valoir28. Appliquée à l’action collective, cette approche permet en outre d’éclairer des mobilisations qui, par exemple, pour les unes, sollicitent fortement les émotions mises à l’épreuve par une « catastrophe patrimoniale »29, pour les autres, reposent essentiellement sur des proximités de voisinage et des liens d’interconnaissance, autrement dit sur des attaches à la fois personnelles et localisées30.
Posture de recherche et parti pris méthodologique
9Les contributions réunies dans ce volume se situent souvent dans l’entre-deux de ces d’approches, qu’elles s’efforcent d’articuler. Elles s’alignent par ailleurs sur un double parti pris, entre posture de recherche et choix méthodologique : celui de l’analyse localisée du politique d’une part, celui de l’immersion ethnographique d’autre part31. L’ouvrage s’inscrit tout d’abord dans le sillage des travaux qui visent à appréhender l’espace local, non comme un simple découpage géo-administratif d’analyse, mais comme un objet socialement structuré autour de principes spécifiques à retrouver dans l’histoire particulière des réseaux qui l’organisent, des groupes qui l’investissent et des représentations dont il est l’objet. En ce sens, l’analyse localisée du politique ne s’intéresse pas seulement au « local » comme échelle d’observation mais le constitue en objet de recherche, prenant au sérieux le caractère spatialement situé des rapports sociaux32. Permettant de saisir finement les ressorts socio-historiques des manières spécifiques de penser et de pratiquer le politique, cette approche donne au chercheur les moyens d’interroger les réalités le plus souvent perçues comme obéissant à des logiques univoques.
10L’immersion, voire l’implication des chercheurs dans les lieux et situations où se fabrique l’action collective constitue l’autre parti pris méthodologique de l’ouvrage. Cette approche permet de prendre la mesure du caractère exploratoire des micro-mobilisations, loin des reconstitutions lissées, et souvent valorisantes, que les acteurs en font après coup. Elle autorise l’éclairage du travail de constitution d’un collectif appréhendé ici comme un exercice, tâtonnant plutôt que stratégique, d’enquête, de mise en commun, d’articulation entre des logiques d’ancrage et de résilience, mais aussi de transactions entre groupes d’acteurs et modes d’inscriptions différenciés dans l’espace de la mobilisation. C’est que la constitution d’une cause n’engage pas qu’un travail de cadrage et de définition, mais passe aussi par la constitution d’un « public »33. Ce qui suppose la mise en place d’activités pratiques, non dépourvues de visée réflexive mais irréductibles à des opérations cognitives, et largement découvertes dans le fil de l’action elle-même, notamment à travers les épreuves que traversent individus et collectifs. L’immersion ethnographique – pour peu qu’elle soit évidemment envisageable (on pense là au travail surtout archivistique qu’ont mené Guillaume Gourgues et Laurent Kondratuk à propos des mouvements d’opposition à la fermeture de l’usine LIP à Besançon dans les années 1970) – amène ainsi à revisiter, dans le sillon des réflexions de Lilian Mathieu sur l’analyse des mouvements sociaux34, les hypothèses de la frame analysis, trop fortement centrées sur les opérations cognitives de cadrage menées par des entrepreneurs de mobilisation, et pas assez sur la pragmatique militante. Dans certains cas, la posture de l’observant participant, à condition qu’elle soit soumise à un effort réflexif approfondi, comme c’est le cas dans la contribution de Frédéric Sawicki, permet d’accéder très finement aux logiques expérientielles de construction et de publicisation d’une opposition.
11Ceci étant posé, toutes les contributions se raccordent à un questionnement général, que l’on peut formuler ainsi : à la faveur de quoi et de quelles(s) façon(s) un lieu familier ou un espace ordinaire devient-il un espace de revendications, de contestation et de critique sociale ? En dépit d’une grande variété de cas, de terrains et d’époques, les chapitres invitent pour y répondre à mettre l’accent sur trois éléments essentiels : les propriétés endogènes du lieu, son histoire et son peuplement, objectivés dans des symboles et des pratiques sociales qui offrent autant de ressources potentielles que les protestataires s’attachent à politiser ; l’implication d’entrepreneurs qui travaillent à inscrire la lutte dans l’espace local et à lui donner un sens politique ; la mise en œuvre conjointe de dispositifs experts et sensibles destinés à accréditer la cause et à lui rallier des soutiens.
Le travail de politisation du proche Faire de l’attachement une ressource collective
12Sans céder aux illusions stratégistes de l’approche par la mobilisation des ressources, les auteurs de l’ouvrage montrent combien divers éléments tenant aux caractéristiques sociales des lieux sont susceptibles de constituer des leviers à l’action collective, pour peu qu’elles soient présentes et activées dans une optique contestataire : des réseaux actifs d’interconnaissance, souvent renforcés par une relative homogénéité sociale, des sociabilités familiales, professionnelles, amicales ou associatives denses, des proximités de voisinage, une tradition d’entraide ou de coopération, une mémoire locale des luttes sociales ou politiques, un sentiment d’appartenance marqué, parfois doublé d’un jugement spatialisé d’injustice, de ségrégation ou de discrimination constituent autant de ressources potentielles à l’action collective. C’est ce que montre par exemple l’enquête menée par Guillaume Gourgues et Laurent Kondratuk, pour qui le quartier populaire de Palente à Besançon constitue un « acteur » à part entière de la lutte des ouvriers de l’entreprise Lip dans les années 1970, tant y sont imbriquées les sociabilités résidentielles et socioprofessionnelles. Imbrication grâce à laquelle les ouvriers en lutte contre la fermeture de « leur » usine ont pu bénéficier de nombreux relais auprès des acteurs de la vie sociale, culturelle et cultuelle locale. A contrario, les formes contemporaines de la mixité sociale sont susceptibles de rendre plus compliquée l’activation de mécanismes de solidarité liés à une commune condition socio-spatiale, comme l’analyse Maurice Olive à propos de l’occupation de l’usine Legré-Mante à Marseille : le renouvellement progressif de la population du quartier au profit de publics aisés, attirés par la beauté paysagère du site, a confiné la lutte ouvrière dans l’enceinte de l’usine et bridé fortement sa portée revendicative35. Au lieu d’être un facteur d’extension des publics concernés, cette hétérogénéité sociale peut donc constituer un frein à l’action collective et un facteur de tensions entre habitants. À cela s’ajoutent les stratégies des entreprises et des pouvoirs publics visant à accroître cette hétérogénéité pour fragiliser les solidarités socio-spatiales et désamorcer l’action collective : recrutement de salariés sans attache locale (Maurice Olive), négociation d’avantages sélectifs attribués à titre personnel, tels qu’un logement (Pierre Gilbert) ou des emplois (Doris Buu-Sao), contreparties matérielles ou économiques visant certains groupes sociaux ou catégories socio-professionnelles, telles que les pêcheurs (Justine Lenoire). Ce n’est donc qu’à la faveur de certaines conditions que la mixité des populations peut jouer en faveur des dynamiques protestataires, comme on le verra plus loin.
13Plusieurs contributions permettent de cerner tous les bénéfices à tirer d’une telle approche. Ainsi, c’est leur « goût pour les belles choses » et l’amour revendiqué pour le quartier (qu’ils ont choisi d’habiter en pionniers), à rebours des choix résidentiels de leur classe sociale, que des habitants du Vieux-Lille se sont engagés dans la sauvegarde du site de la citadelle contre le projet d’agrandissement d’un stade (Frédéric Sawicki). C’est aussi depuis l’attention bienveillante à l’encontre de lieux où ils ont décidé de s’installer et de s’investir pour y mener une vie alternative que des néo-ruraux mettent en œuvre les moyens d’en préserver la richesse naturelle et la beauté esthétique, au prix de nombreux efforts physiques et financiers que les projets de parcs éoliens de grande taille risquent d’anéantir. Leur opposition ne peut alors être comprise que resituée dans un maillage ordinaire de gestes quotidiens et de soins à l’environnement proche, à travers lesquels se construit un rapport économe au lieu de vie, tourné vers la gestion raisonnée des ressources du territoire : faible consommation énergétique, production biologique, recours à la permaculture, valorisation des circuits courts, etc. (Stéphanie Dechézelles). C’est, encore, pour préserver un mode de vie, des liens de sociabilité et/ou un patrimoine familier à l’égard desquels ils entretiennent un rapport très affectif, que des habitants de quartiers centraux de Santiago du Chili, de l’Alma-Gare à Roubaix ou de la cité du Petit Bard à Montpellier luttent, pour les uns contre la frénésie immobilière encouragée par les pouvoirs publics (Clément Colin), pour les autres contre des plans de réhabilitation faisant violence à l’esprit des lieux, à son histoire et à son peuplement (Paula Cossart et Julien Talpin ; Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina). Un peu partout dans cet ouvrage, c’est le même attachement à leur environnement quotidien, hérité ou choisi, qui pousse des habitants – quelques individus parfois – à s’engager dans des activités de valorisation et de sauvegarde. Être attentif aux conditions grâce auxquelles une compétence ordinaire, celle de la fierté, de l’amour ou de l’attachement à des lieux familiers devient une ressource politique, peut se révéler prometteur à deux titres : pour rendre compte des dispositions de certains groupes sociaux à se montrer réceptifs aux initiatives valorisant leurs lieux de vie et pour éclairer les usages que des entrepreneurs locaux font de ces dispositions pour fabriquer des loyautés, renforcer leur ancrage local ou mobiliser un public sur des enjeux de sauvegarde. C’est armé de cette conviction que l’ouvrage, sur ce point précis, se déploie dans deux directions.
La palette de l’autochtonie dans les mobilisations
14En premier lieu, les chapitres interrogent tous, de manière frontale ou indirecte, le rôle que peut jouer l’« autochtonie » en tant que ressource positive dans le cours de l’action collective ou, à l’inverse, comme contrainte disqualificatoire. Sans tirer de conclusions définitives sur cette question, l’ensemble de l’ouvrage amène plutôt à considérer la variété constitutive des configurations possibles, ainsi que les variations importantes de la nature et du statut de l’argument de « l’être (d’) ici » dans les mobilisations36. Dans toutes les actions protestataires mises en œuvre pour défendre un cadre de vie, en zone rurale comme en milieu urbain, les groupes impliqués comptent le plus souvent une majorité d’individus pouvant attester d’un enracinement dans les lieux. Reposant sur l’inscription dans le temps long de groupes sociaux relativement homogènes, comportant un nombre important d’individus et de familles qui tendent à asseoir leur pouvoir et les conditions de sa (re)production sur l’ensemble des institutions locales, les « capitaux d’autochtonie » identifiés par Jean-Noël Retière37 peuvent pour certains groupes relativement structurés constituer des armes de la résistance. Les lieux défendus sont alors associés à des formes revendiquées d’« authenticité » territoriale, mêlant des références à leurs caractéristiques géomorphologiques, à leur identité paysagère, aux spécificités imputées aux populations qui y résident, etc.38. De cet écheveau complexe peut naître ce qu’Éric Hobsbawm et Terence Ranger ont appelé une « invention de la tradition »39. Mais l’« autochtonie des origines » n’exclut pas certaines formes de mixité ou d’hybridations. On peut à ce titre évoquer l’enracinement choisi des nouveaux habitants qui ne peuvent invoquer d’ancestralité (militants maoïstes établis récemment dans un quartier populaire, nouveaux résidents d’une cité HLM, néoruraux, etc.), et qui compensent ce déficit d’ancrage local en partageant la condition sociale des indigènes ou en endossant leur cause, en réactivant une mémoire locale ou des pratiques ancestrales « oubliées », en développant des formes aiguës de bienveillance à l’égard des lieux, au prix de sacrifices matériels ou financiers. Les chapitres appellent en ce sens à discuter la notion de capital d’autochtonie et en envisager les variations possibles40. Si les opposants au stade de Lille constituent bien, pour la très grande majorité d’entre eux, des indigènes relevant de la bourgeoisie locale, leur inscription dans des réseaux préconstitués et proches des élus municipaux est rien que moins évidente et se matérialise plutôt pendant et grâce à la lutte (Frédéric Sawicki). Dans d’autres contextes, affirmer et affermir un statut d’autochtone repose non pas tant sur l’appartenance à un entre-soi étanche, mais bien plutôt sur la circulation entre plusieurs espaces géographiques, requérant notamment la maîtrise de diverses langues, ainsi que la capacité à opérer des va-et-vient fertiles entre différents mondes sociaux. Il en est ainsi par exemple des militants hostiles à la centrale nucléaire de Fessenheim (Justine Lenoire), qui naviguent entre trois États (France, Allemagne et Confédération helvétique) et deux langues (le français et l’allemand), ce qui permet sans paradoxe de transnationaliser la cause tout en en affirmant le caractère proprement local ; ou encore de certains jeunes Indiens (Doris Buu-Sao) qui, grâce à leurs fréquents allers-retours physiques et symboliques entre leurs expériences de la migration urbaine, leur socialisation dans des ONG très internationalisées et leur inscription dans l’espace social quechua péruvien, parviennent à jouer – user et réciter – de leur autochtonie, tout à la fois héritée et construite.
Délimiter, rapprocher, relier Des opérations de spatialisation entre familiarité et généralité
15En second lieu, les cas explorés invitent à questionner les opérations de spatialisation, entendues ici comme un ensemble d’activités militantes visant à inscrire, physiquement et symboliquement, une mobilisation dans un espace donné. Ces activités s’adossent à des dispositifs à travers lesquels des acteurs mobilisés s’appliquent à délimiter un périmètre justifiant des formes d’intervention (ou de non-intervention) appropriées (établissements de zonages, préconisations de mesures de sauvegarde, inventaires et recensions contre-experts, etc.), à faire valoir les vertus intrinsèques d’un lieu (valeur patrimoniale, qualité paysagère, richesse naturelle…), à susciter des sentiments d’injustice, d’abandon, ou, inversement, d’amour ou de fierté. Certaines de ces opérations, principalement celles de la première catégorie, nécessitent souvent d’être indexées à des instruments scientifiques, techniques ou juridiques. C’est le cas lorsque la défense des lieux jugés menacés par une activité industrielle ou un projet d’aménagement passe par des projections statistiques, par l’usage de l’outil cartographique41 (« carte-affiche » offrant un plan de rénovation alternatif à l’Alma-Gare, Paula Cossart et Julien Talpin), par une estimation de la dispersion de la pollution créée par une centrale nucléaire (Justine Lenoire) ou par une opération de dépollution des sols (Maurice Olive), par un diagnostic poussé des espaces ruraux éligibles à l’implantation d’un parc d’éoliennes (Stéphanie Dechézelles), ou encore par un inventaire avisé des richesses architecturales d’un quartier (Clément Colin, Frédéric Sawicki). D’autres opérations en appellent davantage à des jugements ordinaires, d’ordre esthétique, affectif ou moral – jugements que des entrepreneurs de mobilisation s’emploient à formaliser et à politiser (mais pas systématiquement, et toujours avec prudence). En étudiant des mobilisations contre des projets d’aménagement, de restructuration économique ou immobiliers, les auteurs réunis dans l’ouvrage ont aussi pu observer comment certains acteurs investissent les lieux et s’emploient à les indexer à des identités composées sur des bases socio-spatiales. Ce faisant, ils contribuent à édifier des représentations spatialisées de situations subies et/ou de positions sociales déclassées : quartiers oubliés (Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Médina), usines démantelées (Guillaume Gourgues et Laurent Kondratuk ; Maurice Olive), zones rurales abandonnées (Stéphanie Dechézelles).
16À l’inverse, grâce à leurs expériences diverses de la mobilité (non seulement géographique, mais aussi sociale) et de la mobilisation (partisane, syndicale, associative), des acteurs engagés dans ces démarches militantes peuvent s’ingénier à « déspatialiser » ou « respatialiser » la cause. C’est souvent le cas des plus politisés d’entre eux. Ces derniers font souvent preuve d’une relative aisance à l’égard des multiples échelles de la revendication (montée en généralité) et de la justification domestique (singularisation)42. Sans qu’elle ne fasse systématiquement l’objet d’un travail cognitif stratégique, cette agilité n’en demeure pas moins une compétence-ressource pour l’action et souvent liée à la possession de titres scolaires ou de capital culturel43. Cette capacité à désingulariser l’enjeu tout en l’inscrivant dans un périmètre spatial précis est particulièrement bien illustrée à propos de la mobilisation des riverains de la citadelle Vauban à Lille, dont l’horizon paysager était menacé par la construction d’un stade (Frédéric Sawicki). L’auteur montre ainsi combien, grâce à une connaissance des rouages institutionnels métropolitains, les protestataires ont préféré un périmétrage multiscalaire local de l’enjeu (un monument, un site, un quartier, une ville, une métropole) à un espace national de revendication (ministère de la Culture ou des Sports par exemple) ou à des formes universelles de dignification (le Beau, l’Environnement, l’Histoire).
17L’extension de la cause et la construction de communs peuvent aussi passer par des rapprochements entre des cas et des sites éloignés, qui donnent à voir un horizon des possibles et permettent d’évaluer les chances de réussite ou d’échec de la mobilisation. Ces rapprochements ne sont pas exclusivement liés à l’activité de courtage, mais doivent aussi beaucoup à celle du collectif mobilisé, qui opère un travail de veille et de diffusion de l’information, invite des conférenciers pour donner des repères plus larges que le seul horizon de l’expérience quotidienne du problème, organise des déplacements ou des rencontres destinés à mutualiser les expériences ou à se former. C’est par ce biais que nombre d’individus mobilisés, a fortiori parmi les moins bien dotés en capital social et politique, acquièrent une certaine assurance, prennent conscience de l’anormalité de situations vécues jusqu’ici comme banales sinon acceptables, s’acculturent à l’action militante et se créent des réseaux. C’est bel et bien par le biais des mobilités, antérieures à la mobilisation ou provoquées par elle, que se politise aussi l’expérience du quotidien et se renouvelle le rapport aux espaces proches44.
18Les travaux sur l’action collective ont surtout insisté sur les connexions entre organisations, groupes sociaux ou secteurs d’activités, mais assez peu, finalement, sur les rapprochements entre sites et lieux mobilisés. Ce travail politique de liaison présente pourtant un caractère essentiel dès lors qu’il permet d’élargir les soutiens, de réassurer les membres du collectif, de changer d’échelle et d’accumuler des preuves destinées à donner au phénomène une taille critique. C’est bien le sens que donne à son action le Comité de Liaison des Riverains de Legré-Mante, mobilisé contre un plan de dépollution d’une friche industrielle que ses membres, sensibilisés par des expériences vécues en d’autres lieux, jugent dangereux pour la santé et l’environnement proche. Par un patient travail de contact, d’attention et de pédagogie opéré par des micro-déplacements quasi quotidiens, son principal animateur parvient ainsi à amener à la cause des acteurs réfractaires à l’action militante, mais liés par un attachement au quartier collectivement entretenu au fil de la mobilisation (Maurice Olive). C’est aussi en se rendant à plusieurs sur les lieux d’implantation de projets de parcs éoliens, qu’ils fréquentent depuis parfois l’enfance, ou en se déplaçant à l’occasion de réunions de conseils municipaux favorables à l’éolien, que les militants hostiles aux projets acquièrent une force et une légitimité face aux promoteurs ou aux élus (Stéphanie Dechézelles).
Lieux et entrepreneurs de mobilisation : l’importance des ressources socio-spatiales
19Le processus de constitution d’un « problème », via un travail d’enquête destiné à en identifier les causes, les solutions envisageables et la formation d’un public concerné45, a d’autant plus de probabilité d’advenir que, comme le montrent les différents chapitres ici réunis, des acteurs aux profils et aux ressources bien particuliers les prennent à cœur et en charge. Jouant les entrepreneurs de spatialisation, ces acteurs familiers des lieux mais aussi de plusieurs mondes sociaux, parfois antagoniques, présentent des trajectoires d’engagement dans lesquelles les ressources militantes, cognitives ou sensorielles, liées aux lieux comptent autant que les capitaux habituellement considérés dans la sociologie du militantisme.
Le rôle des entrepreneurs de spatialisation
20Nombre de chapitres font état du rôle joué par des personnalités cumulant une expérience militante, un ancrage local et un capital social et culturel, sinon élevé, du moins supérieur à celui des couches populaires auprès desquelles – et pas seulement au nom desquelles – elles se mobilisent. Leur position dans l’espace social local a ceci de singulier qu’elles sont à la fois reconnues au sein du quartier, où elles jouissent d’une confiance liée à leur implication dans les sociabilités, et suffisamment distanciées, du fait de leurs savoir-faire militant, de leur niveau de formation ou des expériences de mobilité qu’elles ont connues46. Ces acteurs, qui investissent beaucoup de leur temps pour faire avancer la cause, peuvent être considérés comme des entrepreneurs d’action collective à condition de mettre à distance le double biais, stratégiste et cognitiviste, associé à cette notion. En dépit d’évidentes ressources personnelles, ces acteurs ne sont pas forcément au-dessus de la mêlée, et s’emparent ou écopent d’un rôle dont ils anticipent rarement l’ampleur. C’est d’abord en tant qu’habitants, collègues ou voisins – parfois tout en même temps – qu’ils s’engagent dans les activités protestataires territorialisées, et c’est de leur condition sociale localement significative ou de leur ancrage résidentiel qu’ils tirent d’abord leur légitimité. Éléments pivots de la mobilisation, ils parviennent par leur obstination et leur présence continue sur le terrain à vaincre des réticences, à gagner la confiance et à rallier des publics peu acculturés à l’action militante. Leur implication dans différents réseaux, parfois à des échelles autres que celle du site, de l’usine ou du quartier, leur permet aussi d’obtenir des appuis extérieurs, politiques, institutionnels ou experts, qui s’avèrent souvent cruciaux dans le renversement du rapport de force qui s’installe entre les acteurs mobilisés et l’autorité publique ou les entreprises privées.
21Les chapitres illustrent avec une récurrence remarquable l’importance de ces acteurs qui, par leur profil, leur trajectoire biographique et leur implication présente ou passée dans les lieux vont travailler à une politisation et à une spatialisation des luttes. À plusieurs égards, et bien qu’il ne s’agisse pas de « militants institutionnalisés »47, les leaders des causes du proche entretiennent ou ont entretenu dans un passé plus ou moins éloigné des relations de proximité idéologique et/ou pratique avec des organisations politiques classiques telles que des syndicats, des ONG, des groupuscules d’extrême gauche, des structures œuvrant dans l’éducation populaire ou relevant du christianisme social. Il en est ainsi d’un couple de militants maoïstes dans le quartier de l’Alma-Gare (Paula Cossart et Julien Talpin), des ouvriers syndiqués de l’usine Lip à Besançon (Guillaume Gourgues et Laurent Kondratuk), d’anciens habitants du quartier inscrits dans des mouvements de lutte contre les discriminations (MIB), qui reçoivent en retour le soutien d’organisations spécialisées dans le droit au logement (DAL) dans le quartier du Petit Bard à Montpellier (Lucile Médina et Isabelle Berry-Chikhaoui), ou encore de quelques habitants de la Madrague et des alentours, très actifs dans les champs du syndicalisme social et de la santé environnementale, et plus ou moins impliqués dans la mouvance écologiste (Maurice Olive). Ces acteurs facilitent les mobilisations impliquant des groupes a priori très éloignés des modalités les plus légitimes de la protestation sociale48 – ceci, grâce à un ensemble de ressources : une sédimentation d’expériences de l’engagement, une connaissance des rouages administratifs et politiques, une proximité à l’égard des institutions susceptibles de répondre à leurs griefs. Ces ressources expérientielles et cognitives, bien que réactualisées au cours de la lutte, sont tirées de mobilisations antérieures, tantôt dans d’autres lieux géographiques mais socialement proches, comme les quartiers populaires ou d’habitat social de différentes villes (Pierre Gilbert, Paula Cossart et Julien Talpin, Lucile Médina et Isabelle Berry-Chikhaoui), tantôt dans le même périmètre topographique mais contre d’autres projets (Clément Colin, Guillaume Gourgues et Laurent Kondratuk ; Maurice Olive, Frédéric Sawicki, Stéphanie Dechézelles).
L’influence des parcours résidentiels et des rapports affectifs aux lieux dans les carrières militantes et la spatialisation des luttes
22On voit bien tout l’intérêt de prêter attention aux significations que les individus engagés dans des activités protestataires donnent au fait d’habiter ici et, plus largement, aux rapports symboliques ou affectifs entretenus avec les lieux du proche49. Associés à d’autres indicateurs plus classiques, ces éléments permettent de résoudre l’énigme que ne parvient pas à démêler une approche à la fois plus objectiviste et macrosociologique, centrée sur les positions, statuts ou appartenances sociales des acteurs. À savoir : pourquoi certains individus s’engagent et pas d’autres, notamment leurs voisins de même condition sociale ? La réponse généralement apportée par la science politique renvoie aux effets combinés de la socialisation politique et de l’expérience militante. Mais toutes les situations ne s’y résument pas. Nombre d’individus qui se mobilisent dans la défense ou la valorisation de lieux proches n’ont en effet pas de passé militant et n’appartiennent à aucune organisation et, lorsque c’est le cas, ne le font pas nécessairement à ce titre-là. En invitant à prendre en compte les trajectoires individuelles sur le temps long et à être attentif aux effets biographiques de l’investissement militant50, l’approche processuelle de l’engagement51 a permis d’intégrer à l’analyse toutes les dimensions de la vie sociale pour saisir l’entrée dans la cause et, plus largement, dans les carrières militantes52. En s’inspirant de cette approche tout en y apportant des compléments, cet ouvrage entend mettre plus particulièrement l’accent sur au moins deux éléments emboîtés et jusqu’ici peu investigués : celui des parcours résidentiels et des rapports affectifs aux lieux de vie, tous deux saisis dans leurs relations avec les dynamiques d’engagement ; celui du travail militant proprement spatial (isé) consistant à activer l’espace socio-géographique de la lutte.
23En premier lieu, bien que parfois mentionnés, mais souvent de manière purement informative, les parcours résidentiels des militants, ou des personnes engagées momentanément dans une cause, ne sont que rarement inscrits dans une réflexion approfondie sur leurs effets en termes de socialisation, de politisation et de mobilisation. La sociologie électorale a depuis quelque temps entrepris d’intégrer les parcours résidentiels à d’autres variables plus classiquement repérées (âge, niveau de diplôme, CSP, etc.) pour comprendre les comportements électoraux53. Dans l’analyse de l’action collective, et en dépit du spatial turn évoqué plus haut, il est encore relativement rare que les travaux prennent à bras-le-corps les incidences militantes des trajectoires socio-géographiques des individus54. On ne peut dès lors que plaider pour une meilleure prise en compte des conséquences de la sédentarité ou de la mobilité, subie ou choisie, ou des effets des bifurcations résidentielles sur les modalités d’engagement en faveur de telle ou telle cause55. Intégrer les rapports matériels et affectifs aux lieux de vie, c’est se doter de moyens permettant de comprendre l’entrée, le maintien ou la sortie, provisoire ou définitive, de l’engagement. Bien entendu, il ne s’agit pas d’en faire l’unique critère explicatif, mais de l’intégrer à la palette des variables déjà largement utilisées par la littérature sur l’action collective. À la faveur d’un déménagement contraint par les institutions publiques (Pierre Gilbert) ou d’un emménagement désiré de personnes dotées de ressources scolaires, économiques et militantes dans des quartiers d’habitat plutôt populaire (Paula Cossart et Julien Talpin), l’impérieuse nécessité de s’engager en faveur de telle ou telle cause peut se trouver activée ou renforcée. Ayant connu des expériences de migrations intra- et internationales, d’exil dans des zones peu peuplées ou de mobilités professionnelles régulières, les opposants à des projets éoliens (Stéphanie Dechézelles), à un plan de dépollution industrielle associée à un projet immobilier de standing (Maurice Olive), à un projet de rénovation urbaine (Paula Cossart et Julien Talpin) ou à la construction d’un stade de football (Frédéric Sawicki) sont susceptibles de constituer des « enracinés cosmopolites » mobiles, soucieux de préserver les lieux où ils ont été en mesure de décider de résider, y compris parfois au prix de certains inconvénients (absence d’aménités, éloignement géographique, présence de friches, insalubrité des logements, etc.). Pour d’autres, la sédentarité constitue un levier et un motif à la contestation de projets immobiliers et urbanistiques fondés à l’inverse sur des formes d’hypermobilité caractéristiques des modes de vie des nouveaux habitants attirés par les quartiers populaires rénovés (Clément Colin).
24En second lieu, les opérations de spatialisation renvoient au caractère proprement physique du travail militant. Dès lors qu’il s’agit de rendre compte de mobilisations territorialisées, cet aspect-là des pratiques militantes revêt une importance toute particulière. On se réfère ici à un ensemble de déplacements, non plus (seulement) des arguments, mais aussi et surtout des acteurs, dans un espace, indissociablement physique et métaphorique, qu’ils contribuent à structurer. La constitution d’un collectif suppose non seulement des opérations cognitives de cadrage mais aussi des rapprochements physiques pris en charge par des « courtiers » à qui cette tâche militante est déléguée ou dont ils s’emparent et tirent une forme de légitimité au sein du groupe56. La figure d’Andrés, richement décrite par Doris Buu-Sao dans sa contribution, illustre bien ce point. Sa notoriété militante se construit dans un va-et-vient permanent entre son village natal des rives de l’Amazonie péruvienne, dont il tire le titre à parler au nom de la « communauté indigène », et la capitale, où il se constitue un réseau, se forme à la politique et accumule des ressources qui augmentent en retour son influence dans les villages indiens57. Ces intermédiaires vont non seulement faire le lien entre plusieurs mondes sociaux d’ordinaire disjoints, mais aussi se mouvoir, aller d’un point à un autre, rapprocher des acteurs et des situations et les mettre en relation. Ce faisant, ils vont inscrire la mobilisation dans une spatialité plus ou moins large.
Produire des savoirs, susciter des affects Les mobilisations locales entre expertise et émotions
25La politisation du proche repose aussi beaucoup sur la capacité des acteurs à se constituer une expertise située qui ne se réduise pas à une compétence d’usage, généralement reconnue aux habitants sur leur lieu de résidence. Si l’expertise renvoie à la détention de connaissances sélectives qui accréditent leurs titulaires et renforcent leurs prétentions à diagnostiquer de manière pertinente une situation, rien ne préjuge a priori de la nature de ces connaissances ni de la qualité de leurs détenteurs. Dans un système social dominé par la rationalité scientifico-technique, les savoirs savants sont toutefois les plus valorisés, quand ils ne sont les seuls à être réellement audibles dans l’espace médiatique. Les alternatives crédibles aux projets contestés doivent en passer par la construction d’une expertise susceptible de faire concurrence à celle des pouvoirs publics ou des grandes entreprises, sur leur propre terrain. Les mobilisations localisées se confondent donc souvent avec un patient travail d’enquête, de traque d’indices, d’accumulations d’éléments factuels, plus ou moins tangibles, susceptibles de faire office de « preuves », d’enrôlement de techniciens ou de scientifiques faisant autorité dans leur domaine ou a minima reconnus par leurs pairs.
Expertise et émotion : regards croisés
26La mise en œuvre d’un tel arsenal à visée experte ne doit cependant pas être pensée indépendamment d’outils plus affectifs, appréhendés comme dispositifs de sensibilisation58. L’un des partis-pris de cet ouvrage consiste à faire dialoguer, sans les opposer, les rapports aux émotions et à l’expertise. C’est parce que la réaction affectuelle à un projet ou, à l’inverse, au sentiment d’abandon par les pouvoirs publics peut se trouver à l’origine d’un engagement qu’elle est susceptible de déboucher sur la formulation d’un jugement empruntant le plus souvent les formats de l’expertise légitime. À son tour, et après sa publicisation ou sa médiatisation, cette dernière peut engendrer de nouvelles réactions émotionnelles, auxquelles s’adosseront potentiellement des engagements supplémentaires. Loin de constituer deux sphères séparées ou étanches de l’action collective, les dimensions experte et émotionnelle sont donc conjointes et imbriquées. Cette imbrication peut concerner différents segments de l’action collective, y compris ceux que l’on considère comme relevant de modalités très codifiées ou nécessitant un appareillage conceptuel ou cognitif particulièrement exigeant. Il en est ainsi par exemple des logiques sous-tendant la judiciarisation de la lutte. Porter la cause devant des instances judiciaires suppose a minima d’être en mesure de traduire des griefs en principes généraux susceptibles de donner lieu à des sanctions en cas de violation ou de manquements. Pour ce faire, comme l’ont désormais bien montré les travaux de sociologie des usages protestataires du droit59, il importe de pouvoir compter sur les connaissances d’un ou de plusieurs membres du collectif engagé, de disposer de fonds suffisants pour se payer les services d’un avocat ou de bénéficier des réseaux ou des relais sociaux adéquats pour pouvoir être soutenu, à titre gratuit ou presque, par des professionnels du droit. Mais derrière l’apparente neutralité de la loi à laquelle on en appelle, au-delà de la supposée roideur des codes brandis pour s’opposer à un projet, les ressorts qui président à leur sélection et à leur déploiement peuvent aussi procéder de réactions marquées par de vives émotions : courroux, tristesse, effroi, déception, etc. L’émoi suscité par un projet d’aménagement peut ainsi conduire certains professionnels du droit résidant sur place à sortir de leur réserve et à faire un usage plus « chaud » de leur expertise juridique.
27Dans nombre de cas évoqués, des expériences éprouvantes conduisent des individus à engager des démarches revendicatives à portée collective, voire à pérenniser leur engagement. Dans le cas des habitants du Petit Bard à Montpellier, ce sont les expériences traumatisantes des incendies, mais aussi les épreuves du relogement, vécues ou anticipées, qui ont agi comme un ferment collectif (Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Medina). La désillusion à l’égard des pouvoirs publics, le sentiment d’être ignoré ou méprisé constituent des carburants pour la lutte, y compris lorsqu’elle passe le relai à d’autres groupes sociaux et emprunte les voies de l’argutie juridique. C’est bien ce que Maurice Olive observe : pour une part au moins des riverains mobilisés, l’opposition au projet immobilier projeté sur les décombres de l’activité industrielle est vécue comme un moyen de prolonger la lutte des ouvriers et de sauver leur dignité bafouée.
28En retour, les supports techniques mis au service de la mobilisation, en plus de créditer les revendications des protestataires, ont pour effet de constituer un public, de consolider (en le délimitant) le groupe et de l’accréditer60. C’est autour du dispositif mis en œuvre que se partagent des émotions, et que s’opère la communion affective entre les participants. Les expositions d’objets du quotidien et de photographies au musée du quartier de Matta Sur participent d’une requalification patrimoniale de nature experte, mais sont aussi des moments d’évocation émue des souvenirs de l’enfance61 et d’activation d’un sentiment de fierté d’être du quartier et/ou d’y vivre (Clément Colin). Des dispositifs empruntant aux formats en usage dans les champs académique et intellectuel peuvent contribuer à renverser le stigmate sur des lieux. Au Petit Bard, deux forums ont ainsi été organisés à un moment fort de la mobilisation, à l’occasion desquels ont été projetés des films documentaires et organisés des débats sur le logement et la précarité. Ils ont été suivis d’autres, qui intègrent des activités festives et s’ouvrent à d’autres publics que les habitants de la cité, venant ou non de quartiers populaires (Isabelle Berry-Chikhaoui et Lucile Médina). Ces initiatives militantes visent, tout à la fois, à donner une dimension collective, voire revendicative, à des malaises et des souffrances d’ordre privé, et à susciter un sentiment de fierté d’habiter ces lieux. À Gravelines (Justine Lenoire), la patrimonialisation des espaces littoraux et la sensibilisation à ses richesses arrivent tardivement au service de la mobilisation, pour prendre le relai d’une approche essentiellement technicienne portée par l’agence d’urbanisme de Dunkerque, pour qui le site était jusque-là considéré comme un espace à vocation fonctionnelle (« poumon vert »).
Professionnels résidents et/ou militants en appui des mobilisations
29Au croisement de l’expertise et des attaches résidentielles émerge aussi l’une des figures les plus récurrentes des mobilisations localisées, celle d’individus qui mettent leur expertise au service d’une cause localisée – une expertise parfois redoublée par l’inscription dans des réseaux socioprofessionnels et institutionnels. À la différence des luttes ouvrières, qui peuvent compter sur l’appui des organisations syndicales pour entreprendre différentes démarches juridiques destinées à contester les décisions patronales, les mobilisations de quartier n’ont bien souvent pas d’autres ressources que celles du voisinage, parfois élargies à un périmètre proche. Cette situation crée bien évidemment des disparités, dans la mesure où les inégalités sociales s’inscrivent très fortement dans l’espace et que les ressources sociales y sont très mal réparties62. De fait, les entrepreneurs mobilisés dans les quartiers bourgeois ou gentrifiés, ainsi que dans les villages peuplés de néoruraux n’éprouvent pas de grandes difficultés à enrôler un expert, (professionnel de la science ou de l’expertise, amateur reconnu), qui met ses compétences et ses réseaux professionnels au service de la sauvegarde de la cause. Les riverains du Vieux-Lille (Frédéric Sawicki) ou ceux du littoral sud marseillais (Maurice Olive) ont ainsi pu compter sur une expertise endogène ou de proche voisinage pour agir sur le terrain du droit. Pour autant, les quartiers populaires ne sont pas nécessairement démunis, comme le montrent plusieurs contributions dans cet ouvrage.
30On peut tout d’abord relever le rôle joué par certains professionnels qui, bien que n’étant pas nécessairement riverains, vont apporter leur soutien aux habitants mobilisés, soit parce qu’ils travaillent déjà à leur côté, soit parce que leur implication en ce lieu leur permet d’accorder l’exercice de leur profession avec un engagement militant63. C’est au nom d’une certaine conception de leur métier et de leur rôle social que certains individus, architectes, urbanistes, juristes, naturalistes, chercheurs, ingénieurs, etc. vont alors se ranger sous la bannière des habitants, et prendre une part active à la formalisation de leurs griefs en donnant de leur temps, en acceptant des conditions de rémunération inférieures aux prix du marché ou en mettant leur science et leur technique au service de ceux qui en ont besoin. À l’Alma-Gare, les habitants mobilisés contre le plan d’éradication de l’habitat insalubre ont ainsi pu compter sur l’appui de jeunes professionnels parisiens, architectes, sociologues et techniciens, « lassés de travailler pour le secteur public sur des projets qu’ils jugeaient trop technocratiques » (Paula Cossart et Julien Talpin). D’autres professionnels, a fortiori lorsqu’ils sont tenus par un certain devoir de neutralité, préfèrent agir en dehors des espaces institutionnels, tout en continuant de capter certaines ressources publiques, sous l’œil bienveillant d’exécutifs locaux. C’est ainsi que plusieurs techniciens de l’Agence d’urbanisme de Dunkerque, opposés à l’installation d’une centrale nucléaire à Gravelines, décident de créer un Comité Antipollution pour mener la contestation en dehors de l’arène institutionnelle (Justine Lenoire).
31D’autres « experts » peuvent intervenir à titre moins personnel, en étant commis d’office par une institution publique, le plus souvent l’État, mais parfois aussi des collectivités opposées à des projets dont elles n’ont pas l’initiative ou le contrôle. Si les institutions territoriales sont généralement prises dans des jeux d’interdépendance qui les poussent à fabriquer du consensus, elles sont aussi parfois en situation de concurrence, voire en conflit ouvert. Cette brèche dans le front public rend alors possible des jeux d’alliance avec les habitants qui complexifient la configuration protestataire en déplaçant les lignes d’opposition et – ce qui nous intéresse ici – en corrigeant partiellement l’asymétrie des ressources expertes. On peut évoquer le cas de l’Alma-Gare, où l’opposition centriste locale à la municipalité socialiste va activer ses réseaux partisans pour trouver des financements aux animateurs de l’Atelier Populaire d’Urbanisme (Paula Cossart et Julien Talpin). La territorialisation de l’action publique facilite ce type de rapprochements, dès lors que la référence à l’intérêt général local devient une source croissante de légitimation des politiques locales64, et que se multiplient les injonctions managériales à l’inscription des acteurs institutionnels dans « le territoire ». À cela s’ajoutent les opportunités qu’offrent certaines mobilisations à des établissements d’enseignement supérieur pour qui elles sont l’occasion d’impliquer des étudiants autour de projets « concrets », d’autant plus bienvenus que les acteurs mobilisés ont rarement les moyens de financer une expertise. À Matta Sur comme à Gravelines les collectifs d’habitants ont été fortement aidés par des chercheurs, professeurs et étudiants des universités voisines pour constituer des dossiers appuyant leurs revendications : pour les uns, obtenir des mesures de protection juridique du quartier (Clément Colin), pour les autres, inventorier les richesses naturelles du site et évaluer les risques générés par l’implantation d’une activité nucléaire (Justine Lenoire).
32Enfin, il faut aussi tenir compte des appuis que peuvent apporter certains individus en rupture ou en décalage avec les choix résidentiels de leurs pairs qui, par goût ou par contrainte, s’installent dans un quartier populaire en militant pour le maintien sur place des minorités et des plus démunis. Eux aussi constituent une ressource précieuse, non point tant pour les réseaux, généralement limités, qu’ils sont en mesure d’activer, mais pour le capital culturel et souvent militant dont ils disposent. Ce capital leur permet de construire un discours critique, de rompre avec la déférence spontanée envers ceux qui savent, de collecter, synthétiser et mettre en forme des connaissances d’ordre technique et scientifique, d’opérer des rapprochements entre cas similaires ou de rechercher des appuis à l’extérieur – en bref, de participer à la construction d’une expertise de niveau intermédiaire, à la fois crédible et accessible. On peut voir dans cette attitude une stratégie mise en œuvre par certains groupes sociaux pour maintenir une domination sur l’espace à partir d’une gestion bien ordonnée de la diversité de ses populations65. En adoptant une autre perspective, et en raisonnant surtout à une échelle plus microsociologique, on peut soutenir l’idée que les choix résidentiels, socialement décalés, qu’opèrent ces individus pionniers et/ou isolés constituent souvent une manière d’ajuster un projet résidentiel à des valeurs, à des croyances ou à des engagements éthiques ou politiques. Mais quelle que soit l’hypothèse privilégiée, on s’accordera sur le fait qu’ils peuvent constituer une ressource, au moins ponctuelle, pour des groupes sociaux qui tentent de se maintenir sur place. Certains des techniciens participant à l’animation de l’Atelier Populaire d’Urbanisme à l’Alma-Gare vivaient sur place ou sont rapidement venus s’y installer (Paula Cossart et Julien Talpin), tandis que le président du Comité Matta Sur, architecte, et celui du Centro cultural Patrimonio Matta Sur, organisateur d’expositions pour un musée à Santiago, ont chacun apporté leur expertise en vue d’engager des démarches de patrimonialisation (Clément Colin).
Notes de bas de page
1 Quelques exceptions notables méritent d’être signalées, notamment dans le champ de la géographie sociale, telles que l’ouvrage collectif dirigé par Patrice Melé sur les conflits de proximité (Melé Patrice [dir.], Conflits de proximité et dynamiques urbaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013) ou celui co-dirigé par Yves Bony, Sylvie Ollitrault, Régis Keerle et Yvon Le Caro sur les espaces de vie saisis comme des enjeux de mobilisation (Bony Yves et al., [dir.], Espaces de vie, espaces enjeux. Entre investissements ordinaires et mobilisations politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011).
2 À propos de la démonétisation des étiquettes partisanes et syndicales dans les milieux militants et les stratégies de voilement/dévoilement à laquelle elles peuvent s’adosser, voir Mathieu Lilian, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombes-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2012.
3 Dans le même esprit, Luigi Bobbio et Patrice Melé en appellent à une dédifférenciation des processus de mobilisation collective et des dispositifs institutionnels de participation, dans « Introduction. Les relations paradoxales entre conflit et participation », Participations, n° 13, 2015, p. 7-33.
4 Nous reprenons ici à notre compte l’acception que retient Joëlle Zask dans son essai sur les formes de la participation (Zask Joëlle, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le Bord de l’eau, 2011).
5 Lussault Michel, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 2009, p. 29.
6 Backouche Isabelle, Ripoll Fabrice, Tissot Sylvie et Veschambre Vincent (dir.), La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
7 Ripoll Fabrice et Tissot Sylvie, « La dimension spatiale des ressources sociales », Regards sociologiques, n° 40, 2010, p. 5-7.
8 Banos Vincent, « Réflexion autour de la dimension spatiale des processus normatifs. Exemple de la cohabitation entre agriculteurs et autres usagers en Dordogne », Géographie et cultures, 72, 2009, p. 80-98.
9 Tilly Charles, « Spaces of Contention », Mobilizations, 5 (2), 2000 ; Sewell William H. , « Space in Contentious Politics », in Aminzade Ronald R. et al. (ed.), Silence and Voice in the Study of Contentions Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Miller Byron et Martin Deborah G. , « Missing Geography : Social Movements on the Head of a Pin », in Miller Byron (ed.), Geography and Social Movements : comparing antinuclear activism in the Boston Area, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000.
10 On mentionnera surtout ici des références qui proposent un état de l’art assez complet, ouvrent des pistes de recherche et/ou apportent de nombreux éclairages à partir de terrains et aires géographiques variés : Auyero Javier, « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 160, 2005 ; Ripoll Fabrice, « Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective dans la France contemporaine », Espaces et sociétés, n° 134, 2008 ; Melé Patrice, « Analyse des conflits et recherches française : le moment agonistique ? », in Melé Patrice (dir.), Conflits de proximité et dynamiques urbaines, op. cit., p. 21-50 ; Combes Hélène, Hmed Choukri, Mathieu Lilian, Siméant Johanna et Sommier Isabelle, « Observer les mobilisations. Retour sur les ficelles du métier de sociologue des mouvements sociaux », Politix, n° 93, 2011, p. 21 ; Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille, « Quand l’espace compte… spatialiser l’analyse des mobilisations », in Hélène Combes, David Garibay, Camille Goirand (dir.), Les lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2015, p. 9-31 ; Dechézelles Stéphanie et Olive Maurice, « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques de mobilisations localisées », Norois, 238-239, 2016, p. 7-21 ; Dechézelles Stéphanie et Olive Maurice, « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, vol. 30, n° 117, 2017, p. 9-35.
11 Il rassemble une sélection de contributions au colloque « Conflits de lieux-Lieux de conflits. L’espace des mobilisations territoriales » qui s’est tenu à Sciences Po Aix les 29-30 janvier 2015 et dont les coordinateurs de l’ouvrage étaient les organisateurs. Il complète deux autres initiatives éditoriales, qui en sont elles aussi partiellement issues : un double numéro thématique de la revue Norois, qui en reprend le titre (Norois, « Conflits de lieux, lieux de conflits », n° 238-239, 2016/1-2), ainsi que le dossier consacré aux « Mouvements d’occupation(s) » de la revue Politix (vol. 30, n° 117, 2017).
12 Auyero Javier, op. cit., p. 128.
13 Sur les usages savants de la notion de « lieu », nous nous permettons de renvoyer à Dechézelles Stéphanie et Olive Maurice, « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques des mobilisations localisées », op. cit., p. 7-21.
14 De ce point de vue, les vifs débats internes et les controverses à propos des termes employés et des divers (dis) crédits qui leur sont attachés sont significatifs des enjeux de catégorisation observables dans ce type de mobilisations. Des mots tels que « riverains », « locaux », « habitants » ou « autochtones » peuvent par exemple tout aussi bien faire l’objet de connotations négatives qu’être le support de revendications identitaires valorisantes ou légitimantes. Dans les chapitres de l’ouvrage, les acteurs engagés contre un projet de stade à Lille (Frédéric Sawicki), un complexe immobilier sur le site d’une ancienne usine à Marseille (Maurice Olive), un plan de rénovation urbaine à Roubaix (Paula Cossart et Julien Talpin) ou à Santiago du Chili (Clément Colin), un projet de parc éolien terrestre dans le Sud de la France (Stéphanie Dechézelles), se présentent explicitement au nom de leur enracinement et/ou de leur autochtonie, ainsi que de leur statut assumé de riverains.
15 C’est le cas des populations ouvrières ou issues de milieux sociaux très modestes exposées plus que d’autres à des risques sanitaires en raison de leur proximité résidentielle avec des équipements ou des activités industrielles polluants. Des situations de ce type ont été bien étudiées dans la littérature anglo-saxonne relevant de l’Environmental Justice (voir par exemple Capek Stella M., « The “Environmental Justice” Frame : a Conceptual Discussion and an Application », Social Problems, vol. 40, n° 1, 1993, p. 5-24 ; Taylor Dorceta E., « The Rise of Environmental Justice Paradigm. Injustice framing and the Social Construction of Environmental Discours », American Behavioral Scientist, vol. 43, n° 4, p. 508-580). Pour une présentation synthétique de ces travaux et des questions que soulève leur transposition en France, voir Deldrève Valérie, Pour une sociologie des inégalités environnementales, Bruxelles, Peter Lang, 2015).
16 C’est particulièrement vrai dans les lieux occupés (nous nous permettons de renvoyer ici une nouvelle fois à Dechézelles Stéphanie et Olive Maurice, « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », op. cit.).
17 Paoletti Marion, « La démocratie locale française. Spécificité et alignement », in CRAPS/CURAPP, La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 45-61.
18 Le Bart Christian et Lefebvre Rémi (dir.), La proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
19 Vignon Sébastien, « Un scrutin de “proximité” toujours participationniste ? Quelques éléments de compréhension de la démobilisation autour des élections municipales », Savoir/Agir, vol. 3, n° 25, 2013, p. 13-22.
20 Arnaud Lionel, Le Bart Christian et Pasquier Romain (dir.), Idéologies et action publique territoriale. La politique change-t-elle encore les politiques ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
21 Pour une discussion plus nourrie sur ce point, voir Olive Maurice, « Prendre le parti de sa commune. L’opposition à la métropole comme ressource politique et registre de mobilisation électorale », in Le Saout Rémi et Vignon Sébastien (dir.), Une invitée discrète. L’intercommunalité dans les élections municipales de 2014, Paris, Berger-Levrault, 2015, p. 175-193 ; voir aussi Doidy Éric, « L’économie politique de la proximité », in Le Bart Christian et Lefebvre Rémi (dir.), op. cit., p. 33-43.
22 Thévenot Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006 ; « Le régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, 17, 1994, p. 72-101. La question du proche a fait l’objet de séminaires, journées d’études et enquêtes sous la direction ou avec la participation de Laurent Thévenot : enquête collective sur « Les politiques du proche », 2002 (dir., Laurent Thévenot) ; « Des liens du proche aux lieux du public. Russie-France : regards obliques », texte issu d’un séminaire du même nom, Thévenot Laurent (dir.), GSPM, 2007 ; Centemeri Laura, Renou Gildas et Thévenot Laurent, « Sociologie du proche. Environnement, valuation et critique politique », séminaire du CEMSEHESS, 2015-2016. Bien qu’il ne s’inscrive pas frontalement dans la sociologie pragmatiste, cet ouvrage, et plus particulièrement le texte introductif, puise une part de son inspiration des réflexions développées par ces chercheurs.
23 Boltanski Luc et Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
24 Hennion Antoine, « D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements », SociologieS, Dossier « Théories et recherches », 2013, [http://sociologies.revues.org/4353] ; « Une sociologie des attachements. D’une sociologie de la culture à une pragmatique de l’amateur », Sociétés, vol. 3, n° 85, 2004, p. 9-24.
25 Dassié Véronique, Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2010 ; « Les fils de l’intimité », Ethnologie française, vol. 39, n° 1, 2009, p. 133-140.
26 Manceron Vanessa, « “Avant que nature meure”… inventorier. Le cas des naturalistes amateurs en Angleterre », Ethnologie française, vol. 45, n° 1, 2015, p. 31-43.
27 Breviglieri Marc, op. cit.
28 Doidy Éric, « Cultiver l’enracinement. Réappropriations militantes de l’attachement chez les éleveurs jurassiens », Politix, vol. 21, n° 83, 2008, p. 155-177.
29 Dassié Véronique, « Des arbres au cœur d’une émotion. La fabrique d’un consensus patrimonial : le parc du Château de Versailles après la tempête », Les Carnets du Lahic, Lahic DPRPS direction du Patrimoine, ministère de la Culture, 2014 ; Pecqueux Anthony, « Une catastrophe patrimoniale. L’incendie du château de Lunéville », in Christophe Traïni (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de sciences Po, 2009, p. 121-139.
30 Lafaye Claudette et Céfaï Daniel, « Lieux et moments d’une mobilisation collective. Le cas d’une association de quartier », in Céfaï Daniel et Trom Danny (dir.), Les formes de l’action collectives. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 195-228.
31 Bie que s’appuyant sur une conception du proche centrée sur la position du chercheur, le dossier de la revue Emulations intitulé « Ethnographies du proche » (n° 22, 2017) coordonné par Marie Campignotto, Rachel Dobbels et Elsa Mescoli, constitue un apport précieux à la compréhension des enjeux méthodologiques et analytiques des enquêtes afférentes à la question de la familiarité.
32 Briquet Jean-Louis et Sawicki Frédéric, « L’analyse localisée du politique. Lieux de recherche ou recherche de lieux ? », Politix, n° 7-8, 1989, p. 6-16 ; Barone Sylvain et Troupel Aurélia (dir.), Battre la campagne. Élections et pouvoir municipal en milieu rural, Paris, L’Harmattan, 2010. Plus largement, voir l’ouvrage collectif de Bessiere Céline, Doidy Éric, Jacquet Olivier, Laferté Gilles, Mischi Julian, Renahy Nicolas et Sencébé Yannick (coord.), Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Versailles, Éd. Quae, 2007.
33 Cefaï Daniel et Terzi Cédric (dir.), L’expérience des problèmes publics, Paris, EHESS, 2012.
34 Mathieu Lilian, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, vol. 52, 1, 2002, p. 75-100.
35 Dans ce type de configurations, la conjonction des réseaux de sociabilité (netness) et l’appartenance à une commune identité catégorielle (catness) qui fonde la capacité d’organisation et de revendication (catnet) des groupes sociaux (Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading, Mass., Addison-Wesley, 1978), s’avère peu probable.
36 Sencébé Yannick, « Être ici, être d’ici. Formes d’appartenance dans le Diois (Drôme) », Ethnologie française, vol. 34, 2004, p. 23-29.
37 Retière Jean-Noël, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 16, 2003, p. 121-143. Ces capitaux sont souvent mis à contribution à l’occasion de stratégies de conquête du pouvoir local, comme le montrent entre autres : Abeles Marc, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile Jacob, 1988 ; Hastings Michel, Halluin la Rouge 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire, Lille, Presses universitaires de Lille, 1991 ; Le Bart Christian, « L’héritage politique comme ressource dans la compétition électorale locale », in Parodi Jean-Luc et Patriat Claude (dir.), L’hérédité en politique, Paris, Economica, 1992, p. 188-198.
38 Banos Vincent et Candau Jacqueline, « L’appartenance au territoire : une ressource convoitée ? Enquête en milieu rural », Pour, n° 228, 2015, p. 77-85.
39 Hobsbawm Éric et Ranger Terence (eds), The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
40 À propos des usages savant de la notion de capital d’autochtonie, voir Renahy Nicolas, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, n° 40, 2010, p. 9-26.
41 Voir en ce sens le travail militant réalisé par deux géographes, au service d’une cause dans laquelle ils sont eux-mêmes personnellement impliqués : Barbe Frédéric, « La “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique », Norois, n° 238-239, 1-2, 2016, p. 109-130 ; Rialland-Juin Cécile, « Le conflit de Notre-Dame-des-Landes : les terres agricoles, entre réalités agraires et utopies foncières », Norois, n° 238-239, 1-2, 2016, p. 133-145.
42 Trom Danny, « De la réfutation de l’effet Nimby considérée comme une pratique militante. Notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue française de science politique, vol. 49, 1, 1999, p. 31-51.
43 Loin d’être confinées à des échelles subnationales restreintes, ces savoir-faire se déploient des niveaux les plus localisés aux plus transnationalisés, selon des trajectoires circulaires bien mis en évidence par la littérature sur les mouvements sociaux à l’ère globale. Sur cette question, voir Keck Margaret et Sikkink Kathryn, Activists Beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Tarrow Sidney et Mcadam Doug, « Scale Shift in Transnational Contentious », in Della Porta Donatella et Tarrow Sidney (ed.), Transnational Movement and Global Activism, Lanham Md, Rowman and Littlefield, 2005, p. 121-149 ; Della Porta Donatella, Andretta Massimiliano, Mosca Lorenzo et Reiter Herbert, Globalization From Below. Transnational Activism and Protest Networks, Minneapolis/ Londres, University of Minnesota Press, 2006 ; Tarrow Sidney, « Cosmopolites enracinés et militants transnationaux », Lien social et Politiques, n° 58, 2007, p. 87-102 ; Siméant Johanna, « Localiser le terrain de l’international », Politix, vol. 4, n° 100, 2012, p. 129-147.
44 En mettant l’accent sur la « dimension éminemment spatiale de l’expérience militante », Charlotte Pujol montre ainsi très bien comment les chômeurs des quartiers périphériques de Rosario (Argentine), et plus particulièrement les femmes, accroissent leur visibilité sociale, acquièrent de nouvelles dispositions militantes et modifient leur rapport aux espaces quotidiens en allant protester sur les lieux du pouvoir, dans les quartiers centraux de la ville (Pujol Charlotte, « Les mobilisations de chômeurs de Rosario (Argentine). Une citadinité en mouvement », in Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), op. cit., p. 323-346). Voir aussi Leobal Clémence, « Des marches pour un logement. Demandeuses bushinenguées et administrations bakaa (Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane) », Politix, n° 116, 2016, p. 163-192.
45 Cefai Daniel et Terzi Cédric, « Présentation », in Cefaï Daniel et Terzi Cédric, 2012, op. cit.
46 Si, comme le notent justement Johanna Simeant et Frédéric Sawicki, l’accroissement de la mobilité géographique désencastre les sociabilités militantes des sociabilités quotidiennes (« Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51, 2009, p. 111), il favorise aussi la recherche de soutien sur des bases sociogéographiques élargies ainsi que l’émergence d’engagements (re)localisés (en ce sens, voir par exemple Ollitrault Sylvie, « Trajectoires socio-spatiales à l’heure de la mondialisation. Les bénévoles de Greenpeace et les agriculteurs biologiques en Bretagne », in Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), op. cit., p. 267-293).
47 Nous renvoyons au numéro « Militantismes institutionnels » de la revue Politix, n° 70, 2005.
48 Mathieu Lilian, « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », in Cadiou Stéphane, Dechézelles Stéphanie et Roger Antoine (dir.), Passer à l’action. Les mobilisations émergentes, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 187-198.
49 Si la question des ressorts biographiques de l’attachement aux lieux n’est pas frontalement abordée dans cet ouvrage, elle reste néanmoins pertinente pour saisir, non seulement l’intensité d’engagements pour leur sauvegarde, mais aussi l’écho collectif que peuvent avoir certaines initiatives de requalification symbolique à visée militante de ces mêmes lieux. La question du place attachment a fait l’objet de nombreux travaux, en particulier chez les psychologues de l’environnement aux États-Unis, auxquels on se contentera ici de renvoyer : Altman Irwin et Low Setha M. (dir.), Place Attachment, New York, Springer Press, 1992 ; Hay Robert, « Sense of place in developmental context », Journal of Environmental Psychology, vol. 18, 1998, p. 5-29 ; Hidalgo Carmen et Hernandez Bernardo, « Place attachment : conceptual and empirical questions », Journal of Environmental Psychology, vol. 21, n° 3, p. 273-281. En France, quelques chercheurs ont également tenté de saisir le rapport affectif à l’espace, le plus souvent en lien avec le parcours personnel de l’individu, en mettant l’accent sur ses trajectoires résidentielles et familiales ; en sociologie (Breviglieri Marc, « L’étreinte de l’origine. Attachement, mémoire et nostalgie chez les enfants d’immigrés maghrébins », Confluences Méditerranée, n° 39, 2001, p. 37-47 ; Ramos Elsa, L’invention des origines. Sociologie de l’ancrage identitaire, Paris, Armand Colin, 2006 ; Authier Jean-Yves, « Les citadins et leur quartier. Enquêtes auprès d’habitants de quartiers centraux en France », L’Année sociologique, vol. 58, n° 1, p. 21-46), en géographie (Feildel Benoît, Vers un urbanisme affectif. Pour une prise en compte de la dimension sensible en aménagement et en urbanisme, Norois, n° 227, 2013, p. 55-68), en science politique (Olive Maurice, « Maires en amour pour la sauvegarde des communes », in Faure Alain et Négrier Emmanuel [dir.], La politique à l’épreuve des émotions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 173-182 ; Olive Maurice, « Ma ville au cœur. L’amour de sa commune comme épreuve politique », Émulations, n° 18, 2016, p. 84-94).
50 Mc Adam Doug, Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964, Marseille, Éditions Agone, 2012.
51 Fillieule Olivier, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, vol. 51, 1, 2001, p. 199-215.
52 Voir notamment en ce sens, Siméant Johanna, « Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux membres actuels des ONG médicales françaises », Revue française de science politique, vol. 51, no 1, 2001, p. 47-72.
53 Pour un état de l’art complet, voir Braconnier Céline, Une autre sociologie du vote. Les électeurs dans leurs contextes, bilan et perspectives, Paris, Lejep-Lextenso éditions, 2010.
54 Quelques contributions font exception, comme celle de Sylvie Ollitrault (« Trajectoires socio-spatiales à l’heure de la mondialisation. Les bénévoles de Greenpeace et les agriculteurs biologique en Bretagne », op. cit.) ou de Violaine Girard (« Des classes populaires (encore) mobilisées ? Sociabilité et engagements municipaux dans une commune périurbaine », Espaces et sociétés, n° 156-157, 1, 2014, p. 109-124).
55 À propos de l’étude des bifurcations biographiques, entendues de façon plus temporelle que géographique, voir Grossetti Michel, Bessin Marc et Bidart Claire (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2009.
56 On pense ici notamment au travail de Doug Mcadam, Sidney Tarrow et Charles Tilly, qui ont mis en avant le rôle des courtiers (brokers) qui, dans les actions contestataires, s’engagent dans des activités de courtage (brokerage) destinés à agréger des unités séparées (Mcadam Doug, Tarrow Sidney et Tilly Charles, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001).
57 Des processus comparables sont décrits par Stéphanie Guyon à propos des stratégies mises en œuvre par les notables Noirs-marrons (businenge) de Guyane, dont l’influence politique se construit à l’articulation d’un ancrage local et d’une bonne insertion dans les réseaux de l’action publique territoriale, celui des politiques de la Ville (Guyon Stéphanie, « L’engagement dans les associations amérindiennes et Businenge de Guyane », in Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), op. cit., p. 347-366).
58 La notion de « dispositif de sensibilisation » a été forgée par Christophe Traïni pour désigner « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les acteurs étudiés déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à soutenir la cause défendue » (Traïni Christophe [dir.], Émotions et expertises, op. cit., p. 19).
59 Sur les usages militants du Droit, voir notamment Agrikoliansky Éric, « Usages choisis du droit : le service juridique de la Ligue des droits de l’Homme (1970-1990) », Sociétés contemporaines, n° 52, 2003, p. 61-84 ; Israel Liora, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 ; Israel Liora, Sacriste Guillaume, Vauchez Antoine et Willemez Laurent (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
60 Plusieurs chapitres (ceux de Paula Cossart et Julien Talpin, Maurice Olive, Justine Lenoire et Stéphanie Dechézelles) illustrent à quel point les enquêtes menées en amont et pendant les conflits par les groupes mobilisés afin de s’opposer sur les terrains juridiques, urbanistiques, techniques ou environnementaux sont à la fois décisives dans leurs stratégies d’accréditation, mais aussi parfois plus informées et minutieuses que celles des pouvoirs publics, fortement contraints par les coûts et les délais de l’expertise privée.
61 Pour une perspective de ce type, on renvoie aux travaux de Heinich Nathalie, « Les émotions patrimoniales : de l’affect à l’axiologie », Social Anthropology/Anthropologie sociale, vol. 20, n° 1, 2012, p. 19-33, et à ceux de Fabre Daniel (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2013.
62 Sur ce point, voir Ripoll Fabrice et Tissot Sylvie, « La dimension spatiale des ressources sociales », op. cit.
63 Cette figure diffère de celle d’anciens militants qui, à l’inverse de ceux évoqués ici, reconvertissent leurs compétences et leurs savoir-faire militants dans des champs professionnels (Politix, « Militantismes institutionnels », vol. 18, n° 70, 2005). Les deux figures se rapprochent toutefois en ce sens que les frontières entre sphère personnelle et sphère professionnelle y sont tout aussi poreuses.
64 Sur le renouveau des outils idéologiques de légitimation de l’action publique territoriale, voir Arnaud Lionel, Le Bart Christian et Pasquier Romain, Idéologies et action publique territoriale. La politique change-t-elle encore les politiques ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
65 C’est la thèse que soutient Sylvie Tissot, à partir notamment d’une enquête menée à Boston auprès de la fraction la plus « progressiste » de la bourgeoisie, qui entretient des rapports de proximité avec les plus pauvres et les minorités sexuelles ou raciales, à condition d’exercer sur elles un certain contrôle quant aux usages de l’espace public. L’auteure voit dans ce goût inédit pour la diversité une forme renouvelée de domination sociale (voir Tissot Sylvie, « Les métamorphoses de la domination sociale. La bourgeoisie progressiste et les quartiers populaires », Savoir/Agir, n° 19, 2012, p. 61-68 ; De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’Agir, 2011).
Auteurs
Maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Aix, chercheuse au CHERPA et associée au LAMES. Après une thèse consacrée aux ressorts de l’engagement de jeunes dans les droites italiennes, elle travaille actuellement sur les mobilisations localisées contre l’éolien industriel terrestre en France. Parmi ses publications en lien avec la thématique : « Des chiffres et du vent. Expertises institutionnelles, marchandes et citoyennes dans les politiques locales de l’éolien », in Martine Mespoulet (dir.), Les chiffres dans l’action publique territoriale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, [à paraître, 2015] ; « La représentation dans la rue. Analyse comparée de mobilisations d’élus locaux », avec Maurice Olive, in Alice Mazeaud (dir.), Les pratiques de la représentation politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, octobre 2014.
Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au CHERPA (Sciences Po Aix). Ses travaux portent actuellement sur les mobilisations locales et les conflits suscités par les projets d’aménagement urbain. Dernières publications en lien avec la thématique : « Du trouble privé au problème public ou… l’inverse ? Mobilisation locale autour d’un site industriel pollué », Geocarrefour, 92/2, 2018 ; « Du passé industriel faisons table rase. Mobilisations(s) sur le devenir d’une friche », in Backouche I. et al. (dir.), La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 ; « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, no 117, 2017/2, p. 9-34 (avec Dechézelles S.) ; « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques des mobilisations localisées », Norois, no 238-239, 2016/1-2, p. 7-21 (avec Dechézelles S.).
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