Chapitre V. Bruitages
p. 121-138
Texte intégral
1Nous utilisons les termes de « bruitage » et de « bruiteur », mais ces mots apparaissent rarement à l’époque. Les « bruits de coulisse » sont alors créés par un « bruitiste », parfois un « bruisseur », un « homme chargé des bruits » ou un « accessoiriste ». Cette appellation variable signifie aussi que le statut professionnel n’a pas été défini rapidement et ne s’est pas stabilisé. La tradition du théâtre et de ses bruits de coulisse se mêle à celle de l’opéra pour expliquer la présence de ces accessoiristes actifs pendant les projections. Dans les opéras baroques, comme par exemple King Arthur de Henry Purcell, en 1691, qui contenait d’ailleurs des passages proches du théâtre ou de la danse, les bruitages sont essentiels. La « machine à vent » est employée comme un instrument de musique. Elle se retrouve, avec de nombreux autres accessoires dans les salles montrant des films à la Belle Époque. Le bruitage, entre les années 1906 et 1914, s’est assez développé comme accompagnement des films pour que de nombreuses firmes fournissent des appareils spécialisés dans ce domaine, comme nous allons le constater ci-après. Nous observerons aussi que cette pratique concerne des salles de tous types, du forain à la salle de luxe. Nous évoquerons les bruitages « à la bouche », les « musiciens-bruiteurs » et les quelques cas de simulations sensorielles complètes alliant tradition foraine et avancées technologiques.
Le bruiteur (bruisseur ou bruitiste) avec son bric-à-brac
Dans les salles et chez les tourneurs
2À Paris, dès les premières séances régulières, on trouve des imitations de bruits. Les grands magasins Dufayel signalent dans leurs publicités, dès 1899 et toujours en 1904, la perfection du rendu des bruits de la nature. « Tous les jours de 2 heures à 6 heures et le dimanche de 10 heures à midi, le Cinématographe Lumière avec imitation parfaite des bruits : de l’eau, du pas des hommes et des chevaux, du roulement des attelages, crépitation de la fusillade, grondement du canon, scènes animées et parlées, etc.1. » La même phrase se retrouve dans le programme de 1904, qui a par contre beaucoup changé d’aspect. Les expériences scientifiques expliquées en 1899 et qui occupaient les trois-quarts de l’affiche ont disparu au profit de la liste précise des films présentés lors de chacune des quatre séances qui ponctuent les présentations cinématographiques de l’après-midi2. Dans le cas du cinématographe Dufayel, on constate la permanence des bruiteurs pendant au moins cinq ans. Quand un spectacle particulièrement étonnant est offert au public, on retrouve des descriptions précises dans la presse ou dans les Mémoires des participants. Le bruitage utilisé par la Ménagerie Bidel, pour accompagner ses films, est ainsi détaillé : « Sur l’écran, un transatlantique, dont la sirène mugit en coulisses, vous emmène pour une longue croisière qui va commencer au pôle Nord3. » Quand les bruitages existent, les véhicules, bateaux, calèches, trains, etc., profitent largement de la dextérité des hommes de l’art. Un de ces professionnels de l’imitation « de la vie », selon la formule souvent reprise dans les journaux, est engagé par l’Omnia-Pathé pour son ouverture en décembre 1906, comme on l’a vu ci-dessus. La salle, qui devient le prototype de ce qui va s’appeler « salle de cinéma » en France, est assez riche pour avoir un bruiteur accompagné d’un assistant. L’artiste des sons, Barat, est un ancien chanteur de café-concert. « Avec un attirail fort simple, il est capable de recréer à s’y méprendre tous les bruits imaginables : les vagues de l’océan avec une sphère de tôle contenant des plombs de chasse, tous les vents possibles depuis la brise légère jusqu’à la tempête avec des cordes tendues sur une toile métallique, sans parler des cloches, des coups de feu […]4. » Barat a un assistant de 14 ans, qui n’est autre que le futur acteur, Charles Vanel. Dans ses souvenirs, Vanel décrit ainsi la présentation du métier faite par Barat :
« Tu comprends petit, lui dit Barat en parlant des spectateurs, ils en ont plein la vue, mais il faut leur en mettre plein les oreilles ! […] Il faut que tu comprennes que j’ai besoin d’un garçon consciencieux. Il ne s’agit pas que le coup parte quand le type est mort ! Il faut quelqu’un qui sente venir l’effet ! Je vais te dire, petit : c’est un travail d’artiste5. »
3Remarquons la volonté d’obtenir la plus grande synchronisation possible entre l’événement à l’écran et le bruit dans la salle. La dextérité dont fait preuve Barat, dès l’ouverture de l’Omnia-Pathé, nous indique qu’il pratiquait déjà le bruitage depuis plusieurs années. Il pouvait être accessoiriste dans un théâtre.
4Les tourneurs, passant de salle en salle, viennent parfois avec tout un équipement pour le bruitage, comme ce Cinématographe Géant qui s’installe au début de 1907 au théâtre du Châtelet. Ce spectacle annonce sur un grand calicot en façade du théâtre : « avec imitation des bruits ». C’est aussi le cas du Cosmographe Faraud. Après être passé par Épinal, il s’installe en janvier 1901 au Casino de Nancy. L’orchestre du Casino, dirigé par M. Truchet, accepte de bruiter une partie des éléments vus dans les films, en plus de produire l’accompagnement musical. Certains bruits ne peuvent être fournis que par des « accessoires » apportés par Faraud et son équipe. La Soirée nancéenne nous décrit le spectacle :
« A-t-on sous les yeux un défilé militaire, aussitôt l’orchestre fait entendre une fière marche guerrière […], voit-on un combat, la batterie devient… batterie d’artillerie et les accessoires fonctionnent fort à propos. En même temps qu’une personne tire une cloche, on entend un son ; tout est imité, depuis le galop d’un cheval jusqu’au bruit du trottoir roulant. Et voyez ce qu’il faut créer, ce qu’il faut déployer d’ingéniosité quand c’est le Cosmographe Faraud qui opère ; chaque soir, changement, vues nouvelles et inédites à chaque représentation6. »
5Si on se reporte aux journaux américains, on peut voir sur des croquis et des caricatures les différents objets qui permettent le bruitage, depuis la tôle qui imite l’orage jusqu’à la vaisselle qui se brise à chaque scène de ménage dans un film, en passant par la « machine qui fait meuh !7 ». Un autre tourneur, dont on trouve des traces dans toute la France, de Rouen à Lyon, en passant par Limoges, utilise lui aussi une grande quantité d’objets pour reproduire les sons de la vie8. Les journaux nancéens décrivent les séances du Royal Vio qui se déroulèrent d’août à septembre 1905.
« À l’ambiance de l’assistance s’ajoutent les bruits provenant des coulisses et réalisés par l’orchestre : ronflement des autos, des locomotives, coups de canons, de fusils, clameur des foules… accréditent l’authenticité des scènes9. »
6Le propriétaire du Royal Vio devait apporter le matériel nécessaire à ces imitations si variées. Les journalistes, en disant que l’orchestre « réalisait les bruits », signalaient en fait que la source était au même endroit. Certains sons étaient reproduits par les instrumentistes, particulièrement le batteur, d’autre part des spécialistes placés également dans la fosse d’orchestre. À l’Olympia-Cinématographe du forain Alfred Franck, on utilisait un vélo « à lame de bois » :
« Pour L’Arrivée du train en gare, le trucage était très répandu : avec une espèce de vélo, l’employé pédalait, il y avait des lames de bois, comme dans des moulins à eau, qui venaient taper le parquet ; ça donnait le bruit du train en route10. »
7Certains tourneurs engageaient des enfants qui, contre la gratuité à toutes les séances, s’amusaient à casser de la vaisselle, siffler, etc. La synchronisation ne semble pas avoir été parfaite avec ces jeunes amateurs11. Les très jeunes gens pouvaient être salariés, mais à moindre coût : « On demande de suite un garçon de salle susceptible de faire des bruits de coulisse, de préférence un jeune homme de 17 à 18 ans12. » Dans ces petites salles, le bruiteur ne semble pas être considéré comme un employé essentiel. Il faut qu’il soit jeune, souple, rapide et ne coûte pas cher. De temps en temps, les articles de cinéma signalent la qualité du bruitage : « Les bruits sont exécutés avec une perfection absolue », écrit la Dépêche de Rouen13. Mais de nombreux bruiteurs ne sont pas spécialisés :
« Jeune homme sérieux, libéré service militaire, demande place électricien ou pour faire bruits de coulisses dans cinématographe stable ou voyageant, irait aux colonies. Écrire C. D., n° 1, Poste Restante, Bordeaux14. »
8Un des bruits les plus couramment reproduits est celui des coups de feu. Le tourneur Hermand, avec son Grand Cinématographe Américain, transportait le matériel nécessaire au réalisme des scènes de guerre qu’il projetait dans ses « actualités ». Ce vérisme semble poussé très loin car il pouvait effrayer les enfants, d’après l’annonce publiée à Rouen :
« Afin que les petits puissent être amenés par les grands, M. Hermand retirera du programme le Roman d’amour et le remplacera par une fantaisie amusante pour enfants. En outre, aucune détonation n’accompagnera les projections de la Guerre Russo-Japonaise, afin de ne pas effrayer les bambins nerveux15. »
9Les séances du jeudi ne sont donc pas bruitées, mais les autres jours, la pétarade doit être assez puissante ! Ce type de remarque se retrouve de temps en temps.
« Bruits de coulisse : À la demande des familles, la direction du Pathé-Omnia a décidé de supprimer les coups de feu qui effraient les enfants et déplaisent à toutes les dames. Nous signalons le fait pour qu’il soit imité16. »
10Les tournées moins luxueuses que celles en contrat avec Pathé, utilisent aussi les services d’un bruiteur. M. Bétancourt, de la tournée Kinéma, se plaint en 1909 de la gratuité pour les employés de mairie, pompiers de service, « rédacteurs de journaux qui font de la publicité gratis », etc. « Et tout ce beau monde va se loger, pour être bien tranquille, sur scène », c’est-à-dire dans les coulisses. « De sorte que l’exploitant qui va, à un moment donné de la représentation, donner des instructions à l’homme chargé des bruits de coulisse, voit avec stupeur une cinquantaine de clients non-payants17. » Ce tourneur de la Haute-Marne, en dénonçant les privilèges de ceux qui viennent en famille assister gratuitement aux projections, nous prouve que la présence du bruiteur est sans doute courante dans les petites tournées. Mais cette pratique semble si banale qu’elle n’est signalée que lors d’incidents.
Bruitage et concurrence
11La rareté d’éléments sur les foires et le contenu exact des séances cinématographiques empêche de trancher sur la présence massive des bruiteurs. Les tourneurs et salles fixes ont peut-être plus de moyens pour faire leur publicité ? Peut-être fut-il nécessaire que des salles se spécialisent vraiment dans la projection exclusive de vues animées pour que le bruiteur devienne un employé régulier des exploitations cinématographiques ? Le ton de la description peut signifier que cette présence n’a rien d’exceptionnel.
« Hier inauguration de ce coquet établissement [le Splendide cinématographe, rue Grolée, au centre de Lyon, devenu quelques mois plus tard le Pathé-Grolée]. Les bruits parfaitement imités, joints à une musique très agréable constituent, avec la température très douce de la salle parfaitement chauffée, les éléments du succès que nous prédisons à ce nouveau spectacle lyonnais18. »
12Cette notule, de décembre 1906, range le bruitage dans la même catégorie que la présence d’un orchestre ou la température agréable. Une salle d’un certain luxe se devait donc de prévoir des « imitations de bruits », fin 1906. Les salles spécialisées ne se développant qu’après 1907, cette présence régulière du bruiteur semble plutôt postérieure à cette date. La comparaison avec l’orchestre nous rappelle que le bruitage pouvait être fait par le percussionniste ou un autre musicien. Dans ce cas, nul besoin de signaler un bruiteur, s’il est automatiquement inclus dans l’orchestre. Seule l’annonce de l’ouverture contient des précisions sur le bruitage. Par la suite, les annonces ne donneront que les titres de films ou la présence exceptionnelle d’un chanteur… Cela signifie que des salles avec projections régulières offrent la possibilité d’écouter des bruiteurs sans que cela soit souligné (sauf si on trouve les articles correspondant à l’ouverture). Remarquons qu’au moment même où la nouvelle salle de cinématographe s’ouvre rue Grôlée à Lyon, la grande salle de spectacle concurrente, la Scala, propose des séances avec un imitateur. La concurrence faite rage. Dans une annonce du 16 décembre 1906, on peut lire « L’imitateur Bergeret. Séances nouvelles du Phono-Cinématographe-Théâtre19 ». En plus d’un système de synchronisation des films, la Scala de Lyon offre le spectacle d’un imitateur entre octobre et décembre 1906. Il ne s’agit pas d’imitation des bruits. L’imitateur Bergeret fait un numéro, en intermède, dans lequel il imite par la voix des acteurs et chanteurs célèbres. Le numéro peut également inclure le transformisme. La façon dont les annonces de spectacles sont rédigées porte parfois à confusion. La multiplicité des numéros proposés, quand les films ne sont qu’une attraction parmi d’autres, gêne la compréhension que nous avons aujourd’hui des spectacles de cette période. Nous ne pouvons affirmer qu’un bruiteur est présent pendant des séances que si nous trouvons des notules clairement rédigées. Par exemple : « The American Sun. Les bruits imités à la perfection donnaient l’illusion de la réalité. Quant à l’orchestre composé de 12 excellents musiciens, il a charmé la salle et donne le digne complément de cet établissement unique20. » Ce compte-rendu date de 1907. Il nous confirme que peu d’éléments sur les bruitages sont écrits dans les journaux avant cette date. Une autre confusion peut avoir lieu quand on lit qu’un système de projection « joue de véritables pièces avec toute l’illusion de la réalité, grâce à de tous récents appareils américains, imitant tous les bruits de la nature, et qui viendront se mêler aux voix humaines, disant et chantant les poèmes et les chœurs21 ». On pourrait croire à l’utilisation d’appareils de bruitage, ce qui est encore rare en 1906 en France. En fait il s’agit d’utilisation de disques comme le révèle le nom complet de l’appareil utilisé à la Scala : « Phono-Cinématographe-Théâtre ». Les systèmes de synchronisation seraient-ils plus courant que le bruitage en direct ? Ils sont sans doute plus spectaculaires et donnent lieu à des articles plus précis. Lors de la période de multiplication des salles spécialisées (1906-1914), la concurrence plus vive obligea les exploitants à signaler leur spécialiste du son ou à en engager. Mais le rôle des musiciens-bruiteurs est rarement mis en avant. Quand les orchestres se multiplient, pendant cette même période, ils peuvent progressivement remplacer le « bruisseur ». Le standing de la salle influence le type de bruitage qu’on y trouve (« à la bouche » ou grand orchestre). Les techniques et traditions des effets sonores venus de la musique, de l’opéra et du théâtre se retrouvent devant les écrans, lieu intermédial. Dans certaines attractions, les bruitages sont complétés par l’utilisation d’autres éléments. On obtient alors des simulations touchant les cinq sens pour emmener le public dans des voyages virtuels.
Simulation sensorielle complète
Bateaux
13Des bruitages très étranges pouvaient accompagner les films, poussant vers un réalisme très grand, dès 1900. Pendant l’Exposition universelle de Paris 1900, le Maréorama (parfois orthographiée Maerorama) recréait un voyage transatlantique, avec bruit des sirènes, grondement du tonnerre, etc. Des ventilateurs donnant un effet de brise marine, pendant que les spectateurs voyaient défiler sur un écran les paysages des pays parcourus22. D’après Arlaud, cette attraction de Louis Régnault, créée en 1899, donnait aussi un effet de tangage avec un plancher mobile, et le bruit des vagues et du vent23. Le capitaine criait « larguez les amarres », etc. L’Oraorama, autre spectacle de 1899, emmenait aussi son public en « bateau virtuel » entre Marseille et Alger24.
14À Marseille, le propriétaire de cirque Napoléon Rancy proposa dans son établissement forain un « Cinématographe de Venise ». On s’y promène sur une vraie gondole tout en admirant les vues de la Cité des Doges, projetées sur un écran ! Les clapotis de l’eau contre la gondole environnent les spectateurs25. Cette attraction passa également par Lyon.
Trains
15Ce système se développa ensuite avec la « recréation » de voyages en chemin de fer. Par la fenêtre du wagon, les spectateurs voyaient les paysages en film. Les bruits de la locomotive et les grincements du wagon complétaient l’illusion26. Les Hale’s Tours, aux Etats-Unis, reprirent le principe, entre 1904 et 1912. Hale, après avoir découvert le système à Paris en 1900, installa ses trains virtuels dans de très nombreux parcs d’attractions et dans les foires allant de ville en ville27. Des forains français présentèrent un spectacle semblable : « On s’asseyait et on assistait à l’arrivée d’un train en gare ; il y avait un système de secousses, le train arrivait sur l’écran et le bruit du chemin de fer nous arrivait dessus28. » Parfois c’est le train qui arrive sur les voyageurs, souvent ce sont les spectateurs qui deviennent passagers d’un train virtuel, toujours accompagné de bruits réalistes. Une petite salle de Paris, ouverte en septembre 1907, appelée Cinémaway, proposait la même attraction avec commentateur, bruitage et mouvements :
« Dans un décor de gare, un wagon de chemin de fer attend le promeneur curieux. Sous l’œil d’un employé vêtu en chef de gare, 24 personnes trouvent place sur deux rangées de banquettes, toutes dirigées dans le même sens. Au fond du wagon est installé un écran de cinéma sur lequel défile le paysage qu’un bonimenteur commente, tandis que des mouvements de roulis se font sentir et qu’un bruitage évoque le roulement d’un chemin de fer29. »
16L’attraction passée par Londres et d’autres villes européennes comme Bordeaux, ne reste à Paris que quelques mois.
17D’autres projections dans un environnement de type « simulation sensorielle complète » s’établirent dans les années 1900.
18Le bruitage fait partie de ces projections « ultra-réalistes » qui doivent replacer le spectateur (par petits groupes) dans un environnement complètement recréé. Ces exemples prouvent la multiplicité des cas de bruitages possibles. Chaque projection de film doit être repensée comme un événement unique avec de nombreux sons proposés au public, selon le lieu.
Sons et odeurs ?
19Le célèbre Pujol, qui faisait des tournées dans toute la France au début des années 1900, a-t-il proposé à ses clients sa « musique » très spéciale pendant ses séances cinématographiques ? Pendant trois saisons, à partir de 1899, sa baraque propose un cinématographe en sus de son numéro particulier. Comme Pujol était célèbre pour ses « créations sonores », on peut supposer qu’il accompagna parfois les vues animées projetées dans son théâtre, pour la plus grande joie des spectateurs. En effet, Pujol était plus connu sous son nom de scène : le pétomane. Mais ni les biographes de cet artiste « scatophonique », Jean Nohain et François Caradec, ni Sadoul, ni Deslandes et Richard ne confirment l’utilisation du « don » de Pujol pour bruiter ses films30.
20Le seul spectacle en « sons en odeurs », dont on est certain qu’il eu lieu, se trouve dans les ménageries. Quand les films étaient diffusés avec les fauves dans la « salle », ou plutôt sur la piste, l’odeur des bêtes devait « embaumer » l’atmosphère. Le public bénéficiait des grognements et des sensations olfactives (haleine, transpiration) liées aux animaux pendant que les images se déroulaient sur l’écran.
21Les stimulations de sens pouvaient donc se combiner aux images de façon poussée. Le plus courant restaient néanmoins l’utilisation de divers objets et de machines pour réussir à « imiter tous les bruits de la vie ».
Matériel de bruitage
Salles et tournées Pathé
22Les tourneurs et salles fixes s’organisent pour que des bruiteurs accompagnent les films de façon réaliste. Les manuels destinés aux directeurs de salles recommandent les bruits de coulisse. Un de ces ouvrages fait la synthèse de trois livres décrivant les bruits créés au théâtre. Il décrit par exemple les détonations d’armes à feu, en distinguant revolver, canon, etc.31. La volonté d’un rendu le plus synchrone possible se lit dans les publicités :
« Aucun détail n’a été omis pour rendre le spectacle aussi naturel et vraisemblable que possible, et voilà pourquoi aux projections animées, grandeur naturelle, qu’elle offre, la direction a ajouté les “bruits de coulisse”. Ces “bruits de coulisse”, pour les profanes, ne sont autres que le son d’un grelot agité, par exemple, lorsque passe une voiture, le bruissement cadencé du flot obtenu avec une plaque métallique quand un navire fend la mer, le brouhaha d’une foule lorsque sur la toile se déroule une scène houleuse, le coup de pistolet […] etc. Cet accompagnement obligatoire de la scène, muette sans cela, a été réglé d’admirable façon ; quand il vient à propos, ni trop tôt ni trop tard et complète à merveille l’illusion32. »
23Pour cette tournée Pathé, dirigée par Charles Le Fraper, le son est mis en avant dans de nombreux articles promotionnels publiés dans les quotidiens locaux. Un orchestre tzigane accompagne les films, le système de synchronisation Ciné-Phono est de nouveau utilisé, et le bruitage complète cet ensemble sonore. Est-ce le modèle de l’Omnia-Pathé de Paris, ouvert fin 1906, qu’on tente de reproduire en province ? On a vu que cette période de concurrence lors de l’établissement des salles fixes et de multiplication des tournées entraîne un marketing plus agressif et une insistance sur les sons. Comme pour la publicité de l’Omnia, on insiste sur la musique et le bruitage, et nulle mention n’est faite d’un quelconque présentateur. On sait par ailleurs que Charles Le Fraper ne s’est converti à l’importance du conférencier qu’en 1911, alors qu’il était devenu le directeur rédacteur du Courrier cinématographique.
24Une autre salle Omnia, dite Omnia Victor Cousin, qui devint plus tard la salle du quartier latin appelée « Cinéma du Panthéon », a laissé des souvenirs chez Jean-Paul Sartre. Il décrit dans Les Mots l’ambiance olfactive de la salle aussi bien que les morceaux joués au piano pour accompagner les films, mais pas les bruits33. Jacques Prévert se souvient, lui, d’un bruiteur dans cette même salle : « Derrière l’écran, il y avait un homme qui faisait tous les bruits avec un petit attirail qui n’avait l’air de rien : des grelots, des papiers de verre, un sifflet, un revolver, des marteaux ; et c’était l’orage, le vent et la mer ou le chant des oiseaux. Tout cela marchait en même temps que le piano34. »
25Même dans une toute petite salle parisienne, où seul un piano accompagne musicalement les films, un bruiteur peut travailler, aussi bien qu’à l’Hippodrome de la place Clichy qui propose dès 1907, trois heures de programme pour ses 3 400 clients, avant qu’il ne s’appelle Gaumont-Palace.
Conseils pour le bruitage
26Des conseils pour le bruitage apparaissent dans les revues corporatives :
« La machinerie théâtrale permet d’imiter, non seulement tous les phénomènes météorologiques et tous les bruits qui les accompagnent, mais aussi tous les bruits accessoires […]. La machinerie acoustique du cinématographe est […] bien plus réduite. Les scènes cinématographiques font une grande consommation de vitres et d’assiettes cassées, de murs qui s’effondrent, d’automobiles, […]. Certaines maisons construisent des appareils à bruits, sorte de meubles où l’on a condensé et adapté les différents moyens utilisés au théâtre, pour la production des bruits accessoires. Soit de l’orchestre où le meuble est placé, soit de la cabine de projection, les bruits sont commandés électriquement. Beaucoup d’exploitants se contentent d’une simple table sur laquelle on dispose un petit panier renfermant de la vaisselle brisée, une trompe d’automobile, une cloche, un sifflet, un jeu de grelots, une verge fendue pour imiter les claquements de fouet, du papier dont le froissement imitera le bruissement du vent mêlé de pluie […]. Quant aux cris d’animaux, les violonistes les imitent avec une suffisante perfection. On connaît d’autre part ces petits instruments agaçants vendus un peu partout ; ils pourront, à la rigueur, être utilisés. […] L’orchestre est le véritable “bruisseur” du cinématographe35. »
27M. Kress espère inciter, par son article, les exploitants à la modération. Il préfère que le pianiste ou les orchestres soient utilisés, plutôt que trop de bruitage. Il différencie le théâtre du cinéma en expliquant que le premier a besoin d’amplifier les bruits, alors que l’effet de réalité du cinéma nécessite surtout l’accompagnement d’un orchestre. En février 1913, à la demande des lecteurs, directeurs de salles, M. Kress continue ses explications sur « les bruits de coulisses ».
« Au cinématographe, le bruit accessoire doit être produit au moment précis de l’action qui le comporte. Lorsque la projection est faite par transparence […] on peut emprunter à la machinerie théâtrale la plupart des “trucs” qui permettent d’imiter presque servilement les bruits naturels. La grosse caisse et le tambour de l’orchestre sont le plus souvent chargés d’imiter le roulement du tonnerre […]. [Autre possibilité] l’agitation d’une simple feuille de tôle de 2 mètres x 1 mètre nous donne l’illusion du grondement du tonnerre […]36. »
28On remarque que l’auteur du texte continue d’être rétif à l’idée d’expliquer comment on fait différents bruits. « Trucs », « servilement » et d’autres termes que nous avons coupés montrent presque un dégoût vis-à-vis de l’activité qu’il décrit. Il voudrait que les exploitants utilisent surtout l’orchestre. Mais soudain il s’emballe dans ses explications qui deviennent d’une précision incroyable :
« Le public est toujours vivement frappé par les scènes dont les trains en marche sont le théâtre. Un long sifflet a son emploi tout indiqué. Le halètement qui s’échappe de la cheminée est reproduit en frappant plus ou moins en sourdine, avec un petit balai, la peau de la grosse caisse ; les brosses métalliques et la tôle rouillée vont nous permettre de rendre assez parfaitement les jets de vapeur qui accompagnent la marche des pistons. Une simple bouteille d’acide carbonique pour bière à pression, dont nous ouvrirons au moment voulu le robinet, reproduira le bruit caractéristique des freins à air comprimé. Les trépidations du même train seront rendues par un instrument emprunté à la machinerie théâtrale et qui consiste en deux disques de bois entre lesquels roulent quatre galets de fer. Lorsque le train passe sur une plaque tournante ou sur une bifurcation, on place sur le plateau inférieur une tige de fer qui fait éprouver aux galets un soubresaut37. »
29Une fois lancé dans la liste des effets les plus précis, Kress contredit son idée selon laquelle il faudrait être plus sobre pour les effets sonores au cinéma qu’au théâtre ! Il propose avec minutie de refaire tous les bruits correspondant à l’image ! Il faut alors une vaste salle qui contient une grande scène, derrière l’écran, et une véritable équipe de bruiteurs chevronnés. Il conclut en rappelant : « les bruits de coulisses et les moyens pour les produire doivent être en rapport avec la capacité de la salle de projection. »
Pianiste-bruiteur
30Dans les petites salles, c’est parfois le pianiste lui-même qui fait le bruitage, et qui explique avec fierté sa méthode dans le Courrier cinématographique :
« Une seule musique est rationnelle au cinéma : l’improvisation […]. Mais qui dit improvisation dit homme seul, dit piano seul. […] [Au piano] ajoutez – ce que j’ai fait – un petit orgue aux timbres variés (violoncelle, hautbois, clarinette, voix humaine), une petite batterie pour les cascades, les fortissimi, un petit xylophone métallique pour les cloches, timbres, etc., et alors le rôle du pianiste sera parfaitement rempli38. »
31Le pianiste, qui donne cette description de son matériel au Courrier cinématographique en 1913, devient un véritable homme-orchestre. On remarque que ses instruments servent à bruiter autant qu’à jouer de la musique. L’aspect économique de l’utilisation d’un seul employé pour faire la musique et le bruitage devait attirer l’œil des directeurs de cinéma, lecteurs de cette revue. Souvent les musiciens s’occupent du bruitage avec leurs instruments : « un cri d’oiseau, le vent ou la chute d’un personnage39. »
Machines à bruits
32La société Pathé propose, à partir de 1908, une machine à bruits. Dès l’inventaire de fin février 1908, on constate que 2 machines à bruits sont stockées à Joinville, et qu’une autre est en cours de construction. L’inventaire de février 1909 montre que ces appareils se vendent également à l’étranger grâce aux succursales de Pathé à Milan, à Moscou, à Budapest, à Vienne. Le 28 février 1910, l’inventaire Pathé nous apprend que 12 machines à bruits sont prêtes à être vendues ou presque terminées dans la menuiserie de Joinville. Donc l’appareil se vend. Les ventes en France ne sont pas données sur le document que nous avons consulté, mais les succursales à l’étranger, en 1910 continuent d’écouler cette machine à bruits : Calcutta, Londres, Melbourne, Milan, Vienne, Budapest, Kiev, et l’année suivante s’ajoute Singapour ! Toujours en 1911, la menuiserie de Joinville reçoit des matières premières pour la construction de cette machine. La liste « à la Prévert » répertorie les grelots, balais, cloches et autres rouleaux à grêle40. Pathé a vendu de part le monde sa machine à bruits, et sans doute en France également, ne serait-ce que dans les salles de son circuit en train de se constituer grâce à des sociétés concessionnaires.
33Les salles parisiennes du circuit dépendant de la firme au coq, dénommé « Cinéma-Exploitation », utilisent cet engin. Les autres circuits Pathé semblent aussi avoir privilégié la machine à bruit sur d’autre système. Voici le descriptif du catalogue de 1909, dans lequel la « machine à bruits de coulisse » était vendue au prix de 450 francs, ce qui représente un prix élevé pour les petites salles ou les petits forains.
« C’est un meuble en chêne dont la face avant comporte des boutons, des manivelles et une pédale actionnant un soufflet. Des étiquettes en métal émaillé blanc indiquent au-dessus de chaque commande la nature du bruit qu’elle produit : “corne d’incendie, corne d’auto, sirène, sifflet de machine, petite corne, sifflet, voiture, vaisselle brisée, grêle, chemin de fer, sourdine de voiture, automobile, bois cassé, vent, coups de feu”41. »
34Ce type de machine, dont on trouve des publicités dans les revues corporatives, a pu équiper de nombreuses salles, qui n’ont pas toutes vanté leur acquisition. Par exemple on trouve un orgue hydroélectrique américain, décrit par Le Cinéma et l’Écho du cinéma réunis, n° 57 du 28 mars 1913. Il pouvait produire une trentaine de bruits différents, mais devait coûter cher. La revue corporative Phono-Ciné-Gazette vendait directement dans ses locaux, dès 1906, une « machine à imiter la fusillade pour cinématographistes et pour tous forains. Prix, 30 francs. S’adresser à Phono-Ciné-Gazette »42. Le matériel s’améliore rapidement. À partir d’un seul boîtier, on peut contrôler plusieurs bruits. En 1913, des machines à bruits perfectionnées peuvent être actionnées depuis la cabine de projection. L’opérateur devient également bruiteur.
35Un autre engin apparaît dans les publicités des corporatifs : « le Ciné Multiphone Rousselot ». Ce « meuble portatif à bruits de coulisse » est de taille imposante.
36La publicité pour cet appareil affirme qu’il peut « enlever le caractère fantomatique, si pénible à tant de gens » qui caractérise le cinématographe qui reste « muet ». Voilà sans doute une des premières apparitions du terme de cinématographe « muet ». Une vingtaine d’année après 1909, le mot permettra de désigner l’ensemble du cinéma qui « ne parle pas ». D’autre part cette publicité cite la pénibilité du « muet ». Cette idée a donc pu apparaître suite à des campagnes publicitaires, car nul article ou témoignage ne signale ce désagrément.
37Cet instrument perfectionné combine des effets sonores entre eux. Le nombre des bruits fondamentaux est de 60, « mais ce nombre peut être porté, par des combinaisons, à 15043 ». L’exemple proposé dans cette publicité montre que cet appareil peut parfaitement imiter tous les bruits d’une usine : jets de vapeur, bruits de scies, d’enclume, de marteaux, etc.
38Dernier exemple de machine aidant au bruitage des vues cinématographiques : les « machines de synchronisation » (avec repères pour bruiteurs). Elles se développent principalement après 1918, comme dans le cas des recherches de Charles Delacommune, mais dans les années 1910, quelques Français assistèrent à des séances dont les bruitistes bénéficiaient d’une machine de synchronisation. Ces projections restent ponctuelles. Nous en avons trouvé une à Chalon-sur-Saône en 1910 :
« Le Cinématographe synchronisé avec la parole humaine sans phonographe : Un inventeur de notre ville, M. Mouis, professeur au collège de Chalon-sur-Saône, est l’auteur breveté d’un système de synchronisation […]. Dans une séance démonstrative qu’il a donnée hier samedi 26 novembre, à 4 h 30, à la salle des fêtes de l’hôtel de ville, M. Mouis a restitué à la vue animée la parole et le chant et le bruit […]. Dans une séance d’escrime, deux duellistes croisaient le fer. Nous entendions très distinctement le frôlement et le choc des épées […]. Dans cet ingénieux système, le mouvement du film cinématographique est synchronisé indéréglablement par arbre de couche et engrenage précis avec un autre film dit bande-synchrone, animée d’une vitesse réduite et portant des repères calculés, lesquels montrent à quel dixième de seconde précis tel mot, telle syllabe doivent être prononcés, telle note attaquée, tel déclanchement opéré44. »
39Il s’agit d’un « guide » qui permet à l’équipe chargée de bruiter le film de faire les sons au bon moment, de chanter en parfaite synchronisation, de dire les répliques à la seconde près. Ce type d’aide visuelle facilitant la synchronisation a aussi été mis au point pour les musiciens par M. Janssens45. Il est intéressant de voir qu’une petite ville de province bénéficie d’une tentative de synchronisation parfaite des bruits en direct dans la salle. Nous ne cherchons pas les brevets déposés, mais les séances avérées. Ici, les Chalonnais profitent des recherches locales. Une grande effervescence règne autour de la sonorisation des séances de projection, dans toute la France, dans les années précédant la grande guerre.
40Dans une petite salle, rue de la Lune, dans le IIe arrondissement de Paris, entre 1909 et 1914, le « commentateur » bruite le film grâce à un gramophone :
« Un commentateur précisait pompeusement les intensions du film, tout en actionnant la manivelle d’un gramophone qui émettait des bruits imitatifs ; tous les films étaient sonorisés par un préposé debout près de l’écran. Le cinéma de mon enfance était parlant46. »
41Le producteur et cinéaste Henri Diamant-Berger se souvient donc de deux éléments sonores produits par la même personne, dans cette petite salle, puisqu’il décrit un « commentateur debout près de l’écran » qui bruite les films grâce à des disques. La variété des sons de bruitage est très grande, dans tous les types de lieux.
Bruitage à la bouche
42À l’autre bout du matériel de bruitage, le simple accompagnement à la bouche existait dans de toutes petites salles. Il ne semble pas avoir été aussi répandu qu’aux États-Unis, où des spécialistes étaient réputés pour leurs imitations de tous les instruments, des bruits et des voix47. Dans le bistro(t)-cinéma, décrit par Cendrars, déjà cité pour son « boniment » particulier, le propriétaire imite tous les bruits grâce à la dextérité de sa langue claquant sur son palais :
« Dans ses imitations des bruits, c’était un véritable virtuose, c’est pourquoi son programme se composait de films d’actualité et de films documentaires qu’il choisissait lui-même, ce qui lui permettait de donner libre cours à son talent et à sa fantaisie. Il faisait le vent, la pluie, le clair de lune, la nuit, l’orage, la tempête, le bruit des machines, le télescopage d’un train en marche, le ronflement d’un moteur d’avion, le brouhaha de la foule dans la rue, la sortie du métro, l’incendie, tous les animaux mâles et femelles, tous les oiseaux, à volonté, la mer ou l’océan, et imitait comme pas un le téléphone, sa sonnerie, sa friture, son dialogue coupé ou une bataille de revolvers48. »
43Cette pratique pourrait sembler exceptionnelle et réservée à l’arrière-salle d’un petit bistro. Pourtant, certaines salles luxueuses possédaient aussi des bruiteurs « à la bouche », comme on peut le voir ci-dessous.
Fin des bruiteurs ?
44Du bric-à-brac des bruitistes, aux appareils sophistiqués des salles plus luxueuses, l’imitation des sons de la vie était proposée de façons très variées. Divers rédacteurs de revues corporatives ne trouvent pas très gracieux les bruitages qu’ils ont entendus.
« Ils sont presque toujours gênants au cinématographe, parce que presque toujours invraisemblables. Je ne parle pas, bien entendu, de ceux qui sont faits par à peu près. J’ai souvenir d’un duel entre Japonais, où le choc métallique sonnait comme un bruit de lattes. La victime tombait sur l’herbe rougie de son sang et la chute de ce corps s’affirmait comme un poids de vingt kilos sur des tréteaux de lutteurs. Et que de coups de canon… en bois ai-je entendus ? Que de portes fermées qui claquent comme des gifles !
Ces défauts ne sont imputables qu’aux mauvais employés ou à des machines mal réglées. Je sais qu’on peut faire des bruits de coulisse très satisfaisants, mais je demeure convaincu qu’on peut faire d’excellentes projections et laisser le public sous le charme, sans avoir recours à cette ressource théâtrale – de plus en plus inutile à mesure que la valeur scénique des films s’accroît49. »
45Cette demande de modération dans le bruitage, montre que les « bruitistes / bruisseurs » étaient présents dans les salles. Sans doute des excès et des faiblesses de la part des bruiteurs expliquent cette attitude de Dureau. Cette façon d’écrire sur les sons correspond à celle qui se développe de l’autre côté de l’Atlantique à la même époque. Comme l’a analysé Rick Altman, l’effet « cloche de vache » devient plus gênant que captivant quand il empêche la compréhension de l’intrigue principale50. Si le bruiteur attire l’attention du public, le film n’est plus au centre du spectacle. Quand les revues corporatives (articles de Dureau, Kress), ou bien les ouvrages de conseils, recommandent de modérer les bruitages, ils participent à la standardisation progressive du spectacle cinématographique. L’originalité de chaque salle, avec un spécialiste des bruits, qui ne produira pas les mêmes sons que dans la salle voisine, tend à disparaître, si toutes les salles sont encouragées à utiliser des musiques standards plutôt que des « bruitistes ». La bonne pratique de l’accompagnement sonore est toutefois proposée avec moins d’insistance en France qu’aux USA. Mais les critiques et spécialistes qui « savent ce qui est bon pour le public », regardent dans le même sens, de part et d’autre de l’Atlantique, entre 1908 et 1914. Moins de bruits extérieurs (parasites), modérer les bruits à l’intérieur et donner au spectateur une musique « appropriée ». Néanmoins, jusqu’à la Guerre, les salles continuent de proposer des versions forts différentes de l’environnement sonore d’un même film. Cette pratique des « bruits qui donnent l’illusion de la réalité51 » a existé dans toutes les régions de France et dans des localités de toutes tailles. Si quelques corporatifs incitaient à la modération, jusqu’en 1914, on trouve une très grande hétérogénéité d’une séance à une autre. Le standing de la salle n’est pas un critère suffisant pour décréter que le bruiteur n’existait pas, ou qu’il était d’un goût sûr et modéré. Ce métier n’est pas réservé aux petites salles de quartier. On a vu qu’à l’Édouard VII, un « accessoiriste » se démène, au point que la future actrice Ève Francis a peur qu’il se blesse.
« À côté du groupe [de musiciens], un accessoiriste tape tantôt sur un tambour avec la paume et tantôt une planche – cela doit lui faire mal – il y essuie aussi ses pieds pour imiter le train ou le piétinement des foules ; les sabots de cheval sur les pierres se pratiquent sur le bois avec des baguettes en fer. Il réalise avec sa bouche des bruits curieux et variés. […] Il se complaisait autrefois à sonoriser le bruit du baiser que le héros prend enfin à sa fiancée […], mais le public – mal éduqué – l’accompagnait en se tordant, poussant des cris de pâmoison qui altéraient indécemment le climat mélodramatique des scènes amoureuses52. »
46La muse de Louis Delluc mélange-t-elle deux salles différentes ? Les réactions du public moqueur ne semblent pas correspondre à la luxueuse salle Édouard VII. Pourtant Ève Francis cite avec une grande précision les gestes du bruiteur. Son souvenir reste sans faille, une trentaine d’année plus tard. On peut en déduire qu’en 1913, cette salle pratique des tarifs variés, possède un public mélangé, et que le bruiteur a poussé trop loin l’amour des sons. L’imitation des baisers dérange le public, comme les bruits de cloches de vaches gênaient le journaliste américain du Film Index. La réaction des spectateurs de l’Édouard VII a suffit pour que « l’accessoiriste » cesse de faire les baisers. Si une enquête approfondie reste à faire, on peut néanmoins déjà dire que les bruiteurs ne sont plus signalé en nombre après la Première Guerre mondiale. La modification de la programmation des salles (longs métrages) et la présence plus régulière des musiciens, explique en grande partie la disparition d’un petit métier du cinéma, qui existait dans toute la France.
47Cette disparition progressive succède à une phase de banalisation de la présence des « bruitistes ». Cette tradition passée du théâtre au film s’est diversifiée en croisant le chemin des exploitations plus « sensationnalistes » où les nouvelles technologies servent à donner un effet de réalisme kinesthésique associées aux vues animées. Le corps tout entier participe au spectacle. On peut parler d’une somaesthétique faisant entrer le spectateur dans la performance53. L’unicité de cette expérience continue-t-elle quand le spectacle se standardise ? Le bric-à-brac de chaque artiste a pu être remplacé par des machines plus ou moins standardisées, et surtout assimilées à des instruments de musique. Les organistes et les percussionnistes sont les continuateurs de la tradition du bruitage avec accessoire. La musique, comme aux États Unis, a permis une forme de standardisation d’un univers sonore particulièrement foisonnant. Chaque film accompagné par un bruitiste différent, avec une machine perfectionnée ou « à la bouche », pouvait prendre un sens différent. Si la partition est la même, et que les musiciens la respectent, l’effet devait être plus homogène d’une salle à une autre… c’est ce que nous allons essayer de savoir dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Programme de 1899 reproduit in Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 37.
2 Programme de 1904, reproduit in Meusy, ibidem, p. 100.
3 Meusy, ibid., p. 127.
4 Meusy, ibid., p. 144.
5 Souvenirs de Charles Vanel, recueillis par Jacqueline Cartier, Monsieur Vanel, Robert Laffont, 1989, cité in Meusy, ibid., p. 144.
6 La Soirée nancéenne, 23 janvier 1901. Cité in Aurora, op. cit., p. 84.
7 Ces images de matériel de bruiteurs et des artistes en pleine action sont reproduites dans Charles Musser, Lyman Howe…, op. cit., passim.
8 The Royal Vio reste du 3 mars au 2 avril 1905 à Rouen, au cirque municipal. Le scrupuleux Olivier Poupion ne signale pas de bruitage, ce qui signifie que les journaux n’en parlent pas… dans cette ville. O. Poupion, op. cit., vol. 1, p. 331.
9 Aurora, op. cit., p. 88 sq.
10 Souvenirs d’Alfred Bonamy, petit-fils d’Alfred Franck, in Christian Py et Cécile Ferenczi, La Fête foraine d’autrefois. Les années 1900, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 63.
11 Arlaud, op. cit., p. 75 sq.
12 Annonce passée par un petit cinéma près de la Bastille, parue dans Le Courrier cinématographique, n° 25, 15 juin 1912.
13 La Dépêche de Rouen, 21 juin 1911, Dans une salle de Rouen avec un orchestre de 20 musiciens dirigé par Charles Pauchet. Merci à Henri Bousquet pour l’information.
14 Ciné-Journal, n° 30, 18 mars 1909.
15 Le Nouvelliste de Rouen, 1er octobre 1904, in Poupion, op. cit., vol. 1, p. 131.
16 Phono-Ciné-Gazette, n° 54, 15 juin 1907.
17 Ciné-Journal, n° 40, 21 mai 1909.
18 Le Progrès, Lyon, 25 décembre 1906.
19 Le Nouvelliste de Lyon, 16 décembre 1906.
20 Le Progrès, Lyon, 3 mars 1907. L’American Sun est en tournées quelques jours à Lyon.
21 Le Progrès, Lyon, 4 novembre 1906.
22 Jacques Garnier, op. cit., p. 321.
23 Arlaud, op. cit., p. 66 sq.
24 Ibidem.
25 Phono-Ciné-Gazette, 15 novembre 1906.
26 Dans Lettre d’une inconnue (USA, 1948), Max Ophuls place ses personnages dans un wagon de ce type, dans le parc d’attractions du Prater, à Vienne, au début du xxe siècle. La seule différence se trouve dans les paysages qui passent par la fenêtre. Au lieu de voir des films, les personnages observent des paysages peints sur des rouleaux de toile. L’accompagnement sonore imitant le train (cloche, grincement…) reste le même.
27 Raymond Fielding, « Hale’s Tours: Ultrarealism in the Pre-1910 Motion Picture », in John L. Fell (dir.), Film Before Griffith, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 116-130.
28 Souvenirs d’enfance de Mme Bazin, née en 1899, in Christian Py et Cécile Ferenczi, op. cit., p. 62.
29 Meusy, op. cit., p. 160.
30 Jean Nohain et François Caradec, Le Pétomane, sa vie, son œuvre, Paris, 1967, Jean-Jacques Pauvert. Georges Sadoul, Les Pionniers du Cinéma, p. 139, cité par Deslandes et Richard, op. cit., p. 209.
31 Manuel pratique à l’usage des directeurs de cinéma, des opérateurs et de toutes les personnes qui s’intéressent à la cinématographie, édition du Courrier cinématographique, sans nom d’auteur, sans date, mais probablement 1910 ou 1911, p. 160-165 : « les bruits de coulisse ». La liste des procédés est à peu près la même dans l’Indicateur de la Photographie, édition Lahure, 1913, p. 109-115.
32 Le Courrier du Centre, 20 août 1908, P. et J. Berneau, op. cit., p. 73.
33 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, cité par Prieur, op. cit., p. 52-54.
34 Souvenirs de Prévert cité par Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 167.
35 E. Kress, « Les bruits de coulisse », Cinéma-Revue, n° 1, janvier 1913.
36 E. Kress, « Les bruits de coulisse [suite] », Cinéma-Revue, n° 2, février 1913 (3e année).
37 Ibidem. Les informations, à peu près identiques, sont données par Ciné-Journal, n° 3 du 1er septembre 1908.
38 Avis du pianiste du Cinéma Bagnolet, J.-J. Hougot, in Courrier cinématographique, n° 28, 12 juillet 1913.
39 Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 388.
40 Inventaire Pathé des exercices 1907-1911. Archives Pathé. Merci à Clémence Schmitt.
41 Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 202.
42 Phono-Ciné-Gazette, n° 35, 1er septembre 1906.
43 Ciné-Journal, n° 38, 6 septembre 1909. La tradition des machines imitant les bruits a débouché sur la fabrication des synthétiseurs, au bout d’une cinquantaine d’années.
44 Le Courrier de Saône-et-Loire, 28 novembre 1910.
45 Une série d’articles parut à ce sujet dans Ciné-Journal, automne 1912, par exemple, n° 218, 26 octobre 1912.
46 Henri Diamant-Berger, op. cit.
47 Altman, Silent Film Sound, op. cit., p. 47-49.
48 Blaise Cendrars, op. cit., p. 105. On croirait entendre la description de ce que les groupes de rap nomme un human beat box. Il s’agit du spécialiste des imitations d’instruments et de bruits divers (scratchs) qui peut accompagner un rappeur (ou la chanteuse française Camille en 2008).
49 Georges Dureau, « Les bruits de coulisse au cinématographe », Ciné-Journal, n° 162, 30 septembre 1911.
50 Rick Altman, « Reading Positions, the Cow Bell Effect, and the Sound of Silent Cinema », Cinéma(s), n° 3, 1992, p. 19-31. R. Altman, « Naissance de la réception classique. La campagne pour standardiser le son », Cinémathèque, n° 6, Automne 1994, p. 98-111. R. Altman, Silent Film Sound, op. cit.
51 Le Journal de Villefranche, (Rhône), 16 janvier 1909. À propos de la salle Eden Cinéma Pathé.
52 Ève Francis, Temps héroïques, Denoël, 1949, cité in Maurice Gianati, « Les couleurs et les sons se répondent », 1895, H.S., L’Année 1913 en France, p. 275 sq.
53 Richard Shusterman, op. cit.
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