Introduction
p. 15-26
Texte intégral
Cinéma ?
1Des cris, des applaudissements, des bruits de verres, de bouteilles, d’assiettes, des grognements de fauves, des machines à vapeur, des orchestrions, des phonographes, des chansons synchronisées, des voix humaines et parfois même un pianiste. Cette liste non exhaustive donne une idée des « accompagnements sonores » possibles lors des projections de films en France entre 1896 et 1914. Nous sommes très loin des salles de cinéma, actuelles, acoustiquement neutres dans lesquelles le spectateur chuchote parfois à son voisin. Il nous semble nécessaire d’étudier ces sons, même si certains paraissent parasiter le spectacle de projection. Quand nous utilisons aujourd’hui le terme de « spectateur de cinéma », nous avons une idée précise en tête. Cette idée nous paraît erronée concernant les séances de projections pendant la Belle Époque, au moins jusqu’en 1908. Le public des projections d’avant la Première Guerre mondiale ne peut s’appréhender qu’avec une observation complète des lieux dans lesquels les films étaient vus. De nombreux ouvrages décrivent les impressions visuelles du public de l’époque. On oublie que le spectateur est surtout un « audio-spectateur1 », même pendant la « période muette ». Le public très souvent actif, manifeste bruyamment sa joie. Il participe au son, au spectacle. L’étude des sons environnant les projections nous permet de sentir dans sa globalité ce que vivait le public des films de la Belle Époque, de comprendre ce qu’était le plaisir du spectateur, expérience audio-visuelle totale. Nous devons faire le tour des différents lieux de projections et écouter les sons qui s’y trouvaient. Nous n’exclurons pas les endroits où des cinématographes ne furent installés que temporairement, marginalement, dans un environnement qui paraît à l’opposé de ce que nous appelons aujourd’hui « la salle de cinéma ». Ce terme ne convient pas aux lieux où se déroulent les projections avant les années 1908-1914. Les salles de spectacle ne servent pas à montrer des films de façon exclusive, à quelques rares exceptions près, avant 1908. La spécialisation se fait petit à petit. La plupart des historiens du cinéma ont pensé les transformations de ce spectacle comme une évolution linéaire allant vers un « progrès » inéluctable2. De nombreuses formes de spectacle coexistent, s’influencent et le cinématographe ne se transforme pas d’un coup en « cinéma » tel que nous le connaissons au début du xxie siècle. Loin d’une vision téléologique de l’histoire du cinéma, nous voulons décrire l’aspect buissonnant des représentations cinématographiques. La séance de spectacle avec projection de films n’a presque rien à voir avec une « séance de cinéma » d’aujourd’hui. Nous utiliserons le mot « cinéma » avec précaution, car il pose problème avant les années 1910, reprenant en cela la démarche de nos collègues Rick Altman (et sa notion de « crise d’identité du cinéma ») ou André Gaudreault3. Même l’expression « cinéma des premiers temps » nous semble délicate à manier, comme l’explique André Gaudreault4 et parce que les films passaient dans des lieux trop éloignés de ce que sous-entend le mot « cinéma » aujourd’hui.
2Pour comprendre comment un spectateur de cette époque pouvait recevoir un film, nous étudions le son. Cet aspect peut paraître délicat à déterminer. Si nous lisons les documents dans cette perspective acoustique, nous trouverons de nombreux indices donnant une idée précise des sons accompagnant les films. Nous ne voulons pas reprendre une histoire technologique du cinéma, mais plutôt une histoire de la culture du son dans les salles, ce qui inclut la participation des spectateurs. Chaque soirée avec des films doit être prise comme un événement indépendant du reste de l’histoire du cinéma, même si elle s’inscrit dans une série culturelle avec d’autres événements qui peuvent apparaître proches5. Chaque événement baigne dans un contexte particulier. Pour connaître les pratiques sonores des débuts du « cinéma » nous devons replacer ces moments précis de présentation dans leur contexte. Par exemple dans les café-concerts, « concerts » (salle de spectacles variés), et autres music-hall (appellation en train de se développer à cette époque), nous nous intéresserons à ce qui fut proposé avant et après les films. Cet environnement, musical et chantant, nous donne une idée précise des conditions dans lesquelles le public pouvait recevoir les courtes histoires projetées. L’imbrication très forte entre le café-concert et le « cinéma » nous permet d’affirmer que les musiques et chants, autour des films, ont une grande incidence sur la façon de percevoir les films. Quand un spectateur se rend dans un caf’ conc’ ou dans une loge de forain, il se doute qu’il va entendre chanter, voir des acrobates, et peut-être quelques films6. Ce public sait dans quelles séries culturelles s’inscrivent les films, attractions parmi les autres7. Les films peuvent appartenir à de nombreuses séries culturelles, mais il nous semble que l’environnement musical place souvent le cinématographe dans la série « concert », au sens Belle Époque, c’est-à-dire dans une suite de courtes attractions variées. Pour autant, il est impossible de placer le cinématographe dans un seul domaine (science, spectacle de foire, de variété, objet pédagogique, etc.). Dès 1896, des forains français font des projections sans autre attraction classique, mais avec du son8. Les projections dans les cafés-concerts et music-halls sont très nombreuses, comme on le constate en épluchant le Nouvelliste des concerts, cirques et music-halls. L’accompagnement par des bruitages et le bonimenteur (plutôt appelé conférencier en France) nous intéresse aussi. La fréquence d’intervention de ces sons et voix dans les projections reste difficile à évaluer. Très peu de journaux font références à ces deux éléments. Cela ne signifie pas qu’ils sont absents des séances avec films. Ils peuvent, au contraire, être banalisés et de ce fait ne même pas être notés dans les programmes ou comptes-rendus. Nous avons retrouvé beaucoup d’informations sur ces deux interventions sonores, ce qui permet d’évaluer qualitativement leur impact sur le public9. Nous évoquerons également les « voix non – commerciales du cinéma », conférences, prêches ou patronages.
3Notre but est de comprendre ce que pouvait entendre un spectateur français, quand il était dans un lieu de projection de films, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Nous désirons étudier les sons des séances prévues pour le grand public, plutôt appelé « gros public » à l’époque. Il peut s’agir d’un « public captif », quand des enseignants montrent des films à leurs élèves. Mais dans la plupart des cas, nous observerons des spectateurs volontaires et payants (et participant). Nous excluons les projections réservées à un public savant. Les commentaires fait par les frères Lumière devant les membres du congrès de photographie, au début de l’été 1895, pourraient être considérés comme le prototype de la conférence scientifique devant des vues animées. Mais les mots prononcés par Louis Lumière ne s’adressaient qu’à des spécialistes. Nous voulons étudier les sons entendus par n’importe quel Français entrant dans une baraque foraine, un « café-cinéma » ou dans une « salle en dur » avant 1914, pour y voir des films. Nous excluons donc également les projections proposées par Léon Gaumont devant différentes Académies et à la Société Française de Photographie au fur et à mesure des améliorations de son système de synchronisation mécanique qu’il baptisa Chronophone. Mais nous écouterons les sons entendus dans des lieux insolites, qui renouvellerons, nous l’espérons, la façon dont on conçoit le spectateur de film de la Belle Époque.
Périodes ?
4On considère depuis une vingtaine d’année que cette période des « débuts du cinéma / cinéma des premiers temps » se découpe en plusieurs parties. Les découpages varient selon qu’on se base sur le développement de l’exploitation, sur celui de la distribution, ou sur la transformation de la production. Si l’étude s’attache à l’évolution du contenu des films, dans une approche narratologique, les différentes phases se placent encore différemment. Enfin chaque historien place « sa date » de rupture entre la « cinématographie attraction », et le « cinéma de la narration ». Les dates varient également entre les pays. Globalement néanmoins, une rupture se dessine, recoupant la plupart des éléments cités ci-dessus, autour de 1907-190810. En étudiant l’exploitation à Paris, Jean-Jacques Meusy appelle les années 1906-1907, « le grand tournant », et 1908-1909 « la première grande crise11 ». Pour la saison 1906-1907, le spécialiste des salles parisiennes affirme : « De toutes parts, on assiste donc à un regain d’intérêt pour le cinématographe au point qu’il ne serait pas exagéré de parler de seconde naissance, onze ans après la première séance publique du Salon indien12. » Cette rupture concerne-t-elle les sons accompagnant les films ? Les « salles spécialisées » se multiplient, mais les sons restent diversifiés. À partir de 1907-1908, un système comme le Chronophone reste de façon permanente chez des forains, et dans de nombreuses grandes salles, mais d’autres lieux ignorent cette synchronisation mécanique13. Les projections foraines continuent, sans trop de transformation, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les films restent des attractions au milieu de spectacles de variété. Sur l’ensemble des accompagnements sonores, il est difficile de mettre une date rupture. Dans les cafés ou les cirques, l’environnement sonore reste le même. Un tourneur présentant des films avec un orchestre vers 1905, ne modifie pas son spectacle en 1910, même si les films sont différents.
5Peut-on dater les accompagnements sonores ? Les dates, que nous utilisons, sont celles signalées dans les programmes des projections, articles et annonces dans les journaux, photographies (et cartes postales) des devantures de salles, documents glanés dans diverses archives qui restent les plus sûrs moyens d’évaluer les projections qui ont eu lieu. Les affiches, affichettes et publicités, nous donnent de précieux renseignements sur le déroulement sonore des présentations de films. Nous n’allons pas recenser les dépôts de brevets SGDG, car cela ne signifie pas une exploitation réelle d’un procédé14. Si l’invention a bien circulé, la date d’exploitation peut différer totalement de la date de dépôt de brevet.
6Pourquoi arrêter notre ouvrage en 1914 ? À cette date, le long métrage se généralise progressivement et l’organisation des séances avec films s’en trouve bouleversée. La rupture économique touche toute l’industrie française du film. À cause de la guerre, les salles s’arrêtent pendant plusieurs mois. La mobilisation, puis les morts et les blessés, affectent durablement l’exploitation cinématographique (de même que la production). Les films américains remplacent les productions françaises. Les projections itinérantes deviennent plus rares. L’appellation « cinéma », pour désigner les salles diffusant des films, se développe entre la fin de 1911 et le début de 191315. Ce changement de statut, et cette banalisation d’un mot, signifient que les journalistes et le public situent de façon précise ce spectacle, dont le caractère restait jusqu’alors flottant. André Gaudreault, corrigeant une phrase de Jean Mitry, explique avec justesse que « ce n’est pas le cinéma “lui-même” qui est apparu vers 1915, mais ce que la culture dominante de l’époque, dans les sociétés et cultures associées à son avènement a fait du cinéma16 ». Au-delà de la polémique avec les « essentialistes du cinéma », nous retenons de ce passage le consensus des différentes écoles historiographiques sur une rupture dans « l’industrie du cinéma » autour de 1915. En 1913, le « cinéma français » ne contrôle plus que 36 % des projections corporatives, rattrapé par la production américaine (35 %)17. À partir de 1914, la domination américaine progresse d’année en année. La fin de l’hégémonie du film français se double d’un développement du « star-system ». Un autre élément peut être pris en compte. Le spectateur commence à changer d’attitude. Il est obligé de se policer. Certes ce phénomène ne concerne pas tous les lieux de projection, mais nous partageons l’avis d’Édouard Arnoldy quand il explique, à propos de la fin du « cinéma-attraction » qu’on assiste à
« l’exclusion du spectateur d’un dispositif qui, jusqu’alors, était largement prévu pour la présence active du public. En effet, des premiers instants du cinématographe à l’aube du xxe siècle aux années 1910, peu à peu, un nouveau modus vivendi s’impose, œuvrant à faire du cinématographe du cinéma, lequel va, tout à la fois, privilégier la narration à l’attraction, le récit au spectaculaire, puiser sa légitimité du côté des arts nobles (le théâtre, le roman, la musique, la peinture), et plutôt renier ses origines cabaretières (forains, ambulant, caf’conc’) où la participation du spectateur était justement coutumière18 ».
7Cette synthèse nous paraît très juste, même si la participation du public ne disparaît pas du jour au lendemain. Le milieu des années 1910, et la Première Guerre mondiale date bien la modification fondamentale du spectacle cinématographique.
8Une certaine standardisation, des pratiques de l’exploitation cinématographique, se lit dans nos documents sur le son, entre 1914 et 1915. Par exemple, le procédé de synchronisation le plus fiable en France en 1914, le Chronophone Gaumont, ne bénéficie plus, à cette date, d’une promotion aussi importante. En 1914, la salle du « Chronophone Gaumont », à Paris, est rebaptisée « Gaumont-Théâtre ». Le nombre de Phonoscènes produites chute rapidement : « sur les 774 Phonoscènes numérotées par la maison Gaumont, on en compte pas plus d’une vingtaine produites après 1913 et aucune après 1916 », d’après les renseignements communiqués par le Musée Gaumont à Jean-Jacques Meusy en 199319. Remarquons l’importance du nombre de ces films chantants, et la correspondance du tarissement de cette production avec la transformation de l’exploitation cinématographique pendant la Première Guerre mondiale. Les forains abandonnent leurs tournées entre 1912 et les années de guerre20. La musique jouée dans la salle change également de statut. Les partitions spécialisées se multiplient. Notre période s’étend de 1896 à 1914 pour chaque type de son accompagnant les films. À l’intérieur de notre découpage thématique, nous nuancerons en fonction des changements affectant certains éléments sonores.
Contexte ?
9Afin de recontextualiser correctement ces spectacles, nous avons également consulté les histoires générales décrivant la France de la Belle Époque. Pendant cette période, les villes résonnent de sons multiples, tout comme les lieux de projections de film. La chanson est présente dans la vie de tous les jours. Michel Winock reprend les mots et souvenirs de Stefan Zweig pour décrire les sons de la ville dans le Paris d’avant 1914 : « Dans les cours des faubourgs jouaient des musiciens ambulants, on entendait par les fenêtres chanter les midinettes à leur travail ; toujours il y avait quelque part un éclat de rire dans l’air, un appel cordial21. » La chanson se retrouve logiquement dans les salles, où certains spectateurs poussent un refrain entre les films. Le chant d’opéra est également présent.
10Zweig note que les classes sociales se mélangeaient beaucoup plus facilement à Paris qu’à Vienne. Dans la rue, et dans les lieux de spectacle, même si les places sont à des tarifs différents entre les loges et le poulailler, la bourgeoisie croise la classe moyenne aussi bien que les ouvriers22. La stabilité du régime politique de la IIIe République favorise l’économie, en forte croissance entre 1896 et 1913, même si l’industrie française accuse un certain retard face à la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou les Etats-Unis23. À la veille de la guerre, la France est la 4e puissance économique mondiale. Toute la population bénéficie de cette croissance. Le terme de Belle Époque désignant une « période calme stable et heureuse », créé après la Grande Guerre, reflète une partie de la vérité. On constate de grandes améliorations concernant les conditions de vie, l’espérance de vie, l’hygiène, la médecine, le logement, et les communications. La période ne connaît pas trop de heurts économique24. Le mythe d’un « âge d’or » perdure avec cette expression de Belle Époque. Elle masque, entre autres, l’importance des problèmes liés à l’alcool, la terrible poussée d’antisémitisme entre 1880 et 1906, la délinquance des « apaches » (jeunes voyous organisés en bandes), la violence au travail, la progression des grèves (souvent avec des violences qui laissent des ouvriers morts sur le carreau) et le retard de la France dans la question sociale par rapport à l’Allemagne ou la Grande-Bretagne25. Le repos hebdomadaire pour les ouvriers ne devient légal qu’en 1906. Après 1907, les lois sociales s’améliorent. Ces éléments peuvent expliquer une fréquentation en hausse des lieux de projections de films, un des spectacles les moins chers de la période. Le boom à partir de 1907, des « salles en dur » spécialisées, et des projections dans des lieux comme les cirques, music-halls, concerts, cafés-concerts, s’explique aussi par cette plus grande disponibilité des employés et ouvriers par rapport aux loisirs.
11Les revenus des fermiers, des propriétaires-exploitants (la France reste très fortement agricole), des salariés augmentent sensiblement de 1902 à 191426. Sur 39 millions d’habitants, la population rurale domine largement avec au moins 60 % des Français vivant à la campagne en 190027. La population urbaine ne devient dominante que dans les années 1930. Ceci explique l’importance des tournées foraines pour la propagation du cinématographe. Les petites salles polyvalentes, des petites bourgades, comptent plus pour toucher un public de masse que les grandes salles des villes importantes. Nous trouvons aujourd’hui plus d’informations sur ces dernières, mais nous avons essayé de ne pas laisser de côté tout ce qui concerne les petites villes et les campagnes.
« La société démocratique donne naissance à un marché culturel. La tentation est grande pour des raisons commerciales de servir à ce vaste public de l’émotion, du merveilleux, du sensationnel. Le succès du roman-feuilleton, du roman populaire, repose en grande partie sur de tels procédés. Dans une large mesure, il en est de même pour le cinéma28. »
12Il est très difficile d’estimer la fréquentation exacte des salles. Mais la progression du nombre de salles diffusant des films est telle, avant la Grande Guerre, qu’on peut déjà parler d’un phénomène de masse. Le nombre d’ouvriers, de paysans dans les foires (très nombreuses alors), de classes moyennes qui profitent des loisirs pour voir cette nouvelle attraction, est énorme. La répartition de la population reste matière à polémique. Les différentes estimations donnent autour de 5 millions d’ouvriers vers 191029. Jean-Baptiste Duroselle compte plus de 8 millions de chefs de famille paysans, 5 millions dans les classes moyennes, et seulement 220 000 appartenant à la haute bourgeoisie. Les chiffres flottent un peu, car il est difficile d’estimer les chômeurs, les militaires sans soldes, et l’on situe autour de 1 million le nombre de domestiques30. L’idée que la bourgeoisie ne fréquente pas les cinématographes doit, à notre avis, être relativisée. Seule la très haute bourgeoisie qui se déplace à la comédie française le mardi, à l’opéra le jeudi, et autres loisirs de « haute culture », rejette, peut-être, la nouvelle attraction quand elle se trouve sur les champs de foire ou dans de petites salles de quartier. Mais comme les gens aisés vont assidûment dans les music-halls, où les films sont montrés comme une des attractions du programme, ils profitent aussi des vues cinématographiques. Les fortes hiérarchies sociales de la France de la Belle Époque n’empêchent pas une découverte commune des films. La promenade dominicale dans les villes et les campagnes devient une institution dans les familles françaises de toutes conditions. Ces promenades dans les rues sont un loisir gratuit qui entraîne une fréquentation en hausse des lieux de spectacle. Chaque salle a son aboyeur, qui alpague la clientèle en balade. L’Exposition Universelle de Paris, en 1900, attire 48 millions de visiteurs31. Le métropolitain permet de se déplacer facilement d’un bout à l’autre de la capitale, et dans les campagnes, les forains apportent des loisirs réguliers.
13Le public de masse existe à la fin du xixe siècle pour de nombreux lieux de spectacle. Le temps consacré au loisir augmente sensiblement32. Les prix baissent, et même les ouvriers n’hésitent pas à dépenser leur argent dans les cirques, cafés-concerts, etc. La variété des prix des places permet la mixité sociale. Le choix des réjouissances, chaque soir de la semaine, et surtout le dimanche pour les ouvriers, permet de découvrir de nouvelles formes de spectacles. Les films s’insèrent dans les différents programmes proposés dans toutes les salles et cette non-spécialisation permet au « cinémsa » de toucher les publics les plus divers.
Méthodes ?
14La méthode d’analyse historique des documents (textes ou images) permet de mener une enquête approfondie sur un domaine qui semble évanescent, le son. Les témoignages sont multiples, mais parfois difficile à trouver. Notre étude du public est influencée par les travaux sociologiques qui ont permis de comprendre comment se vivaient les séances cinématographiques33. L’historien doit écouter, croiser les sources, et comprendre les différentes appréhensions du temps qui ont existé, explique François Hartog34. De même nous nous efforcerons de percevoir la grille de décodage des spectacles que possédaient nos aïeux au tournant du xxe siècle. Sans doute trouve-t-on là un autre régime d’historicité. Le fait que seule l’image soit prise en compte dans les ouvrages d’histoire du cinéma, nous prouve que le regard historique doit être réévalué. L’événement « projection de film », doit être observé dans sa globalité. Nous pouvons reprendre le raisonnement d’Alain Corbin concernant « la sonnerie des cloches », qui « constituait un langage, fondait un système de communication qui s’est peu à peu désorganisé35 ». Les voix des bonimenteurs, les bruits entourant les baraques foraines ont été remplacés par une standardisation sonore. Les habitudes d’écoute ont changé. La participation joyeuse du spectateur a été oubliée. L’évolution de la culture sensible de l’ouie nous oblige à « réécouter » les bruits du passé pour comprendre les émotions collectives d’alors. Dans le cadre de ce travail nous essaierons de construire une « histoire du sensible ». En nous méfiant de l’aspect « oculocentriste » de la société occidentale, nous saisirons les affects et les sensations. « Nous avons acquis une désinvolture à l’égard de nombreux messages sensoriels parce que nous sommes absorbés dans nos intérêts privés et que nos sens sont très sollicités36. » Essayons de retrouver les sensations auditives des publics de la Belle Époque, pour comprendre ce qu’était la projection de films. De cette façon, nous pourrons expliquer la « spectacularisation » de la vie de la fin du xixe siècle et l’émergence d’une culture de masse37. Il nous faut dresser l’inventaire des « pratiques banales », pour les entrepreneurs de spectacles, et pour les spectateurs38. Dans les loisirs habituels des Français de l’époque, quels spectacles étaient les plus accessibles ? Nous articulerons la projection de films avec les pratiques culturelles antérieures39. Quand Richard Abel demande « comment le cinéma narratif a-t-il à la fois constitué une rupture et une continuation du cinéma d’attraction dans la manière dont il a négocié l’interaction entre les éléments de spectacle ou de monstration et la narration », nous répondons, grâce au son40. Étudier cet élément nous permettra de comprendre à la fois la cohérence et l’hétérogénéité du spectacle cinématographique.
15Nous citerons le plus d’exemples possible, pour tenter de situer ces phénomènes dans des séries probantes, en ce qui concerne la France, mais nous éviterons une étude quantitative détaillée. Le plus précis des recensements d’articles a été réalisé par Chantal et Jacques Rittaud-Hutinet. Dans leur Dictionnaire des ciné-matographes en France (1896-1897), paru chez Honoré Champion en 1999, ils recopient minutieusement les comptes-rendus des journaux décrivant les projections dans 235 villes françaises. Même ces scrupuleux historiens ne mettent pas en avant les sons des séances avec films. Nous utiliserons également divers types d’archives de différentes villes, de nombreux journaux locaux ou corporatifs et des manuels de projectionniste publiés à l’époque.
16Comment évaluer le nombre de lieux ou de séances de projections ? C’est impossible à cause de la multiplicité de ces lieux. L’hybridité du spectacle cinématographique qui se retrouve dans des cirques, des brasseries, des bars, des jardins d’été, des casinos, des concerts, des hippodromes, ou des baraques foraines, ne permet pas de chiffrer les sites incluant ce divertissement41. On peut parler d’intermédialité, tant ce spectacle représente un creuset de médias, dans un contexte où il n’est pas encore institutionnalisé42. Nous étudierons les lieux les plus variés, dans lesquels l’aspect intermédial du film se manifeste clairement. Ces lieux nous permettent de décrire les sons autour des films. Nous espérons évaluer qualitativement les sons tombant dans les oreilles des spectateurs de films. Par exemple, s’il n’y a aucun accompagnement, les cris du public servent de fond sonore (avec les bruits alentour). Le film de Jérôme Cornuau (Les Brigades du Tigre, 2006), nous semble donner une idée assez exacte de l’ambiance d’une salle de projection d’avant 1914. Pas de musique, mais de nombreux cris, sifflets et applaudissements quand sont diffusées les « actualités » (reconstituées) de la mort de Jules Bonot en 1912 dans une petite salle mal équipée (café ?). Pour réussir à estimer ces différents sons liés aux films, outre les documents cités plus haut, nous avons parcouru les études régionales sur le « cinéma des premiers temps ». Les travaux universitaires pointus sur ce domaine se sont multipliés43. Notons pourtant que le son reste le parent pauvre de l’évaluation des spectacles incluant des films. Nombre de chercheurs oublient de noter la présence de voix, chants, musiques ou bruits. Notre étude veut appréhender cette dimension sonore si importante pour comprendre la réception cinématographique.
17Nous espérons ainsi donner le point de vue, et d’écoute, d’un spectateur français d’avant 1914, désireux de « voir des vues cinématographiques ». Qu’entend-il lorsqu’il entre dans un lieu qui projette des films ? À quelle série culturelle peut-on rattacher les projections de ce type ? Nous commencerons donc par repérer, dans les spectacles de projections d’images, fixes ou en mouvement, qui précèdent le cinématographe, les types d’accompagnements sonores. Ces spectacles d’ombres ou de lanterne ne « préparent » pas le cinéma. C’est le spectacle cinématographique qui s’inscrit dans une série préexistante. Ces spectacles nous intéressent car ils rassemblent des publics dans des salles obscures, avec un accompagnement vocal ou musical. Ils nous permettent d’évaluer les « séries auditives », dans lesquelles s’inscrivit ensuite l’environnement sonore des films. Nous étudierons ensuite le vacarme des foires, sans doute le son le plus courant pour un spectateur de film jusqu’en 1914. Puis nous évaluerons la façon dont le public pouvait se manifester pendant les séances. Les applaudissements, les cris mais aussi les bruits provoqués par les spectateurs (verres qui s’entrechoquent) ont souvent été oubliés. Nous évoquerons les paroles des conférenciers et bonimenteurs, religieux ou laïcs, scientifiques ou de divertissement. Nous n’oublierons pas le travail des « bruiteurs ». Nous évaluerons ensuite les « musiques de films », puis les chants et enfin les systèmes de synchronisme. Dans chaque partie, nous tenterons de dresser une taxinomie des manifestations sonores entourant les films, ce qui nous amènera parfois à morceler nos chapitres, de façon à tendre vers l’exhaustivité.
Notes de bas de page
1 Sur le rôle du son, nous renvoyons aux livres de Michel Chion, comme, par exemple, L’audio-vision, Nathan, 1992, réed. A. Colin, 2005. Nous ne mettons pas le lieu d’édition quand la ville d’édition est Paris.
2 Martin Barnier, « Problèmes de périodisation en histoire du cinéma », Perspective, revue de l’INHA, n° 4, 2008, p. 776-782.
3 Rick Altman, Silent Film Sound, New York, Columbia University Press, 2004, p. 18-19. André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS éditions, 2008, p. 9 sqq.
4 Ibidem, p. 75 sq.
5 Cf. Rick Altman, particulièrement « Cinema as event », in Altman (dir.), Sound Theory Sound Practice, New York, Routledge, 1992, p. 1-12. Édouard Arnoldy est également influencé par cette théorie qu’il croise avec les écrits de Michel Foucault, cf. Pour une histoire culturelle du cinéma. Au-devant de « scènes filmées » de « films chantants et parlants » et de comédies musicales, Liège, Éditions du CÉFAL, 2004. Nous reprenons la notion de série culturelle telle que l’emploie André Gaudreault, Cinéma et attraction, op. cit., p. 80 sqq.
6 Sur la définition de « forain », je renvoie à la note n° 2 de l’article de Jean-Baptiste Hennion, « Éclairage sur l’année 1896. Éléments chronologiques relatifs à l’introduction du spectacle cinématographique sur les champs de foire français », 1895, n° 54, février 2008, p. 29.
7 Sur le débat concernant les « séries culturelles », et autres questions épistémologiques liées au livre Cinéma et attraction, je renvoie à l’échange passionnant entre la revue 1895 et André Gaudreault, « Cinq questions à André Gaudreault » et « Réponse à 1895 », 1895, n° 57, avril 2009, p. 9-30 et 1895, n° 60, mars 2010, p. 235-238.
8 Hennion, op. cit., p. 39 sq.
9 Sur l’aspect théorique des voix de « bonimenteur », voir Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, Lausanne, éditions Antipodes, 2007.
10 Par exemple Tom Gunning, résumant la discussion qui l’oppose à Charles Musser, maintient l’année 1906 pour dater le basculement d’une domination du « cinéma des attractions » vers un cinéma de la narration. Cf. Tom Gunning, « Pathé and the Cinematic Tale. Storytelling in Early Cinema », in Michel Marie et Laurent Le Forestier (dir.), La Firme Pathé Frères, 1896-1914, AFHRC, 2004, p. 194 sq. Richard Abel préconise 1907 in The Ciné Goes to Town. French Cinema, 1896-1914, Berkeley, University of California Press, 1998.
11 Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), CNRS, 2002.
12 Ibidem, p. 132.
13 Le lancement commercial du Chronophone amélioré correspond à une grande fête organisée par la revue Phono-Ciné-Gazette, le 11 mai 1907, à l’Élysée Montmartre avec projections des nouveautés de Méliès, Pathé, Warwick, Vitagraph et Gaumont qui présente la puissance du Chronomégaphone dans cette grande salle. Phono-Ciné-Gazette, n° 52, 15 mai 1907. Mais dès l’été 1906 Gaumont a mis en vente une version du Chronomégaphone. Les forains, avec des baraques de luxe, comme Grenier, achètent ce nouveau système.
14 Parfois une invention reste dans un laboratoire. C’est le cas de l’appareil d’Auguste Baron, dont nous ne parlerons pas, même si le travail admirable d’histoire technologique de Giusy Pisano-Basile et Laurent Mannoni mérite d’être cité : « Le centenaire d’une rencontre : Auguste Baron et la synchronisation du son et de l’image animée », 1895, n° 26, décembre 1998, p. 3-88. Cf. également, Giusy Pisano, Une archéologie du cinéma sonore, CNRS, 2004, p. 245-259.
15 Constatation à partir de lecture de quotidiens d’époque. Même déduction de la part d’un groupe de chercheurs musicologues, à partir des journaux locaux (L’Éclair, Le Télégramme, Le Publicateur) étudiés par la Société de Musicologie du Languedoc à Béziers. Disponible sur le site Internet de cette Société entre 2003 et 2006 [http://www.musicologie-languedoc.net] site aujourd’hui disparu. « Le terme de cinéma est définitivement consacré », disent-ils à la date du 1er mars 1912.
16 Gaudreault, op. cit., p. 39.
17 Thierry Lefebvre, « Internationalité, influences, réception : le cas de la diffusion des films américains en France (1894-1916) », in Michel Marie, Thierry Lefebvre, Laurent Mannoni (dir.), Cinéma des premiers temps. Nouvelles contributions françaises, revue Théorème, n° 4, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996, p. 55-66.
18 Édouard Arnoldy, À perte de vues. Images et nouvelles technologies d’hier et d’aujourd’hui, Bruxelles, Labor éditions, 2005, p. 63.
19 Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 334, et note 177.
20 Jean-Jacques Meusy, Cinémas de France 1894-1918. Une histoire en images, Arcadia éditions, 2009, p. 73.
21 Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Belfond, 1982, p. 157, cité par Michel Winock, La Belle Époque. La France de 1900 à 1914, Perrin, 2002.
22 Les films sont vus par un public socialement diversifié. Richard Abel, « The “blank screen of reception” in early French cinema », Iris, n° 11, été 1990, p. 27-47.
23 Michel Winock, op. cit., p. 50-68. Pierre Saly, Michel Margairaz, Michel Pigenet, Jean-Louis Robert, Industrialisation et sociétés en Europe occidentale, 1880-1970, Atlante, 1998.
24 Dominique Lejeune, La France de la Belle Époque, 1886-1914, Armand Colin, 1991, p. 5.
25 Michel Winock, op. cit., p. 142-153.
26 Jean-Baptiste Duroselle, La France de la « Belle Époque », Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2e édition 1992, p. 42.
27 D. Lejeune, op. cit., p. 102.
28 Winock, op. cit., p. 348.
29 Duroselle, op. cit., p. 68. Winock, op. cit., p. 136.
30 Duroselle, op. cit., p. 68.
31 Lejeune, op. cit., p. 8.
32 Julie Csergo, « Extention et mutation du loisir citadin, Paris xixe siècle- début xxe siècle », in Alain Corbin (dir.), L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Flammarion, 2001 (Aubier, 1995),p. 121-168.
33 Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, La Découverte, 2003. Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, A. Colin, 2009.
34 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003. François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, éditions de l’EHESS, 2005.
35 Alain Corbin, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au xixe siècle, Albin Michel, 1994.
36 Alain Corbin (conversation avec Gilles Heuré), Historien du sensible, La Découverte, 2000,p. 108.
37 Vanessa R. Schwartz, Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, Berkeley, University of California Press, 1998.
38 Rick Altman, Silent Film Sound, op. cit., p. 6.
39 Armand Mattelard et Érik Neveu, Introduction aux cultural studies, La Découverte, 2008.
40 Richard Abel, « Intérêt(s) de l’historiographie du cinéma des premiers temps », in Michel Marie, Thierry Lefebvre, Laurent Mannoni (dir.), Cinéma des premiers temps, op. cit., p. 119.
41 Meusy, Paris-Palaces, op. cit., p. 273-278.
42 Éric Méchoulan, « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, n° 1, printemps 2003, p. 9-27.
43 Jean A. Gili a recensé les études régionales publiées ou pas, dans la revue 1895, et dans des préfaces d’ouvrages. Cf. préface de Jean A. Gili in Pierre et Jeanne Berneau, Le Spectacle cinéma-tographique à Limoges de 1896 à 1945, AFRHC, 1992 ; Préface de Jean A. Gili in Muriel Pignal, Les Premiers pas du cinéma en Haute-Savoie, Conseil Général de Haute-Savoie, 1997 ; Jean A. Gili, « Les débuts du spectacle cinématographique en France : premières projections, premières salles fixes », in Jacques Aumont, Michel Marie, André Gaudreault (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Colloque de Cerisy/Publication de la Sorbonne, 1989, p. 67-77 ; Jean A. Gili « notes de lectures », 1895, n° 43, juin 2004, p. 129-132. Sur le site Internet de l’AFRHC, [afrhc. fr], Jean-Jacques Meusy a également donné une liste des études régionales, et dans « Cinéma régional, cinéma national », Les Cahiers de la cinémathèque, n° 79, mars 2008, p. 19-40.
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