6. Le sport dans la presse quotidienne de grande diffusion : emprise commerciale et managérialisation des rédactions
p. 127-143
Texte intégral
1Cette dernière partie vise à appréhender le travail des journalistes sportifs de la presse écrite de grande diffusion à partir des exemples du Parisien et de L’Équipe1. L’immersion dans leur univers de routines rend intelligible les pratiques ordinaires. Loin de se résumer à une connivence, la production est analysée à partir des contraintes et de la division du travail mise en place pour les gérer, voire même les contourner. Cette ethnographie révèle les transformations des conditions de travail (montée des logiques managériales et marketing, professionnalisation des sources les plus directes, etc.) et les luttes consécutives (dans et en dehors de la rédaction). Bien que le champ des possibles journalistiques demeure limité, on assiste à une complexification des modalités d’exercice du métier et à une diversification des formes d’excellence.
2Dans ce chapitre, nous verrons que la structuration interne des rédactions des médias repose sur un haut degré de rationalisation de la chaîne de production et une très forte verticalité dans l’organisation du travail. Cette managérialisation est liée au durcissement du référentiel gestionnaire dans des entreprises de presse à la recherche d’un modèle pour faire face à la baisse des ventes, profitant alors au sport dans les médias les plus proches du pôle commercial. Ce processus s’accompagne de l’arrivée de nouveaux profils à la tête des rédactions participant à une perte d’autonomie journalistique.
Le poids de la rubrique Sports au Parisien : une hiérarchie inversée
3Le cas du quotidien Le Parisien2 est exemplaire de ces transformations du pôle commercial du champ journalistique français. Celui-ci revendique une ligne éditoriale tracée « par » et « pour » les lecteurs3. À partir du milieu des années 1980, pour se débarrasser de la réputation de « journal de la rubrique des chiens écrasés », les dirigeants s’appuient sur les outils du marketing avec la mise en place d’études « Vu/Lu4 ». Inspiré par le quotidien américain USA Today, Le Parisien se veut un « journal populaire de qualité ». C’est pourquoi, la place du sport et de l’information dépolitisée5, tout particulièrement les faits divers, est renforcée. Si les informations régionales (49 %) et les faits-divers (44 %) seraient les principales raisons pour lesquelles les lecteurs achèteraient Le Parisien, la politique (33 %) viendrait juste après, suivi de près par le sport (29 %). Pour les lecteurs hommes, le sport (38 %) est une motivation encore plus forte, comme pour les moins de 35 ans, qui placent la rubrique en deuxième position derrière les faits divers6. Ces verdicts des services commerciaux sont pris au sérieux par les décideurs éditoriaux.
« La place [du sport], elle est assez simple et elle l’est dans le journal d’ailleurs : elle est centrale. Ça se voit à la lecture du journal. Elle est centrale parce qu’elle est au cœur du journal. Et elle est centrale et prépondérante parce que, comme tu as pu le voir, il y a une pagination et donc un espace dédié très important. »
Entretien avec Philippe, numéro trois de la direction de la rédaction, 2010.
4Conscients de la légitimité commerciale de leur rubrique, les responsables des Sports obtiennent souvent l’accès à la « Une » (25 % des cas en 2002), seule la politique nationale étant davantage valorisée (30,7 %)7. Le poids des Sports se mesure également à la représentation de ses spécialistes au sein de la direction de la rédaction. En effet, dans l’histoire du journal, les chefs de ce service ont eu très souvent par la suite des postes à responsabilité au plus haut niveau de la hiérarchie de l’entreprise. Félix Lévitan, qui a été au début des années 1960 l’un des premiers directeurs des Sports, a rejoint en 1978 le Conseil d’administration. Au début des années 1990, Noël Couëdel est nommé directeur de la rédaction. Ce diplômé du CFJ (promotion 1964) a exercé à L’Équipe pendant près de trente ans, devenant même directeur de la rédaction (1989-1990) avant d’occuper ce même poste au Parisien. Son nom est couramment associé à la mutation du quotidien. Fort de cette expérience, il a obtenu le poste de directeur de l’ensemble des rédactions du groupe Amaury. Au début des années 2000, il a pris la direction de la nouvelle chaîne ITélé avant d’être à la tête d’Ouest-France. Son contemporain, Patrick Blain – passé également par le CFJ (promotion 1974) avant de rejoindre L’Équipe, et de diriger Le Sport en 1987 – est devenu directeur des Sports du Parisien au milieu des années 1990. Il a accédé au poste de rédacteur en chef à la direction de la rédaction en 1999. De même, le parcours de Gérard Ejnès, issu lui aussi du CFJ (promotion 1974), atteste de la possibilité pour les spécialistes de mettre en avant ce capital journalistique spécifique au sein de l’entreprise et du groupe. Entré dans le groupe Amaury au début des années 1980 (France Football, L’Équipe), il a participé au lancement du quotidien Le Sport en 1987. Il a intégré Le Parisien en 1991 en tant que responsable des Sports avant de rejoindre la rédaction en chef en 1993. Gilles Verdez, autre diplômé du CFJ (promotion 1988), a débuté au Parisien avant d’y revenir pour prendre la tête du service des Sports, puis intégrer la rédaction en chef, après un passage à L’Équipe. Enfin, à la fin des années 2000, Karim Nedjari, formé sur le tas au service des Sports régionaux du Parisien, est promu directeur des Sports nationaux avant de rejoindre la toute nouvelle cellule « Investigation » du journal. Canal Plus lui confie ensuite le poste prestigieux de co-directeur des Sports malgré son extériorité au monde télévisuel.
5Ces trajectoires montrent donc, d’une part, que les journalistes de la rubrique Sports accèdent à des postes à responsabilité au sein du journal, d’autant plus facilement qu’ils sont passés par une école de journalisme reconnue et possèdent cette disposition au journalisme généraliste. Autrement dit, sous ce rapport, ils inversent les hiérarchies professionnelles. D’autre part, ces carrières indiquent l’importance d’un axe Le Parisien-L’Équipe au sein du groupe Amaury, cette circulation d’un média à l’autre témoignant de la proximité des deux médias dans l’espace du journalisme sportif.
Hiérarchie commerciale des sports, hiérarchie professionnelle des journalistes
6La hiérarchisation est également importante à l’intérieur même du service des Sports du Parisien. Au premier étage du bâtiment, dans un espace totalement autonome tout comme les autres entités du journal, la division spatiale est telle que les rapports de domination deviennent visibles. À l’entrée du service, un open space est réservé aux six journalistes permanents des Sports régionaux8. Séparés physiquement de leurs collègues en charge des Sports nationaux, ils le sont également de leur chef de service et de son adjoint qui occupent, chacun, un bureau indépendant. L’essentiel de leur travail a lieu le week-end sur les terrains de football de la région. Ils proposent des comptes rendus des matchs des équipes amateurs les plus performantes. Leurs sources sont très différentes de celles de leurs collègues des Sports nationaux qui traitent du sport professionnel. Les Sports régionaux constituent un « sas » pour accéder aux Sports nationaux comme l’explique Christophe, en poste depuis la fin de la décennie 1990 : « Après 15 ans de Sports régionaux, il y a un petit essoufflement, forcément. Dans l’absolu, j’aimerais rejoindre les Sports nationaux où on travaille ponctuellement sur certains coups ou des évènements comme le Tour de France que j’ai déjà couvert » (entretien, 2010). Cette lassitude est probablement due à la relégation statutaire, mais aussi, peut-être, à une certaine monotonie du travail. L’accent est mis sur la « valorisation de la région » et la recherche « de belles histoires à raconter9 ». Ce que confirme l’un des reporters :
« Le traitement du sport régional est fondamentalement différent de ce qu’on dénomme les Sports nationaux. On a l’habitude de dire d’ailleurs, chez nous, qu’on ne fait pas le même métier. L’impératif du scoop est moins pesant aux Sports régionaux par exemple. Notre souci principal est de rendre un service à nos lecteurs, tout en leur racontant aussi de belles histoires. »
Entretien, 2010.
7Sur les 21 journalistes des Sports nationaux, six ont débuté à l’échelon inférieur. Ils se forment en interne au Parisien et en incorporent les codes10. Quelques éléments sont généralement appelés en renfort pour effectuer les tâches secondaires (rédaction des brèves, relecture), notamment lors des grandes compétitions. Malgré ces collaborations, les deux populations vivent séparément. Les sociabilités comme les pauses-déjeuners ne sont pas partagées. Seul Nassim, ancien des Sports régionaux, peu intégré aux Sports nationaux, partage quelques repas avec ses anciens collègues. Repliés dans leur bureau collectif, ils délaissent même les deux salles de réunion davantage occupées par leurs collègues des Sports nationaux.
8L’organisation géographique des Sports nationaux met en évidence le poids commercial et professionnel des journalistes de football, regroupés dans une même zone. Plus que du football en général, ces journalistes traitent du PSG11. Ils sont six reporters à suivre quotidiennement l’évolution du club12, le reste du calendrier footballistique étant géré par un seul journaliste. Ce sous-groupe, appelé la « cellule PSG », fonctionne selon l’expression de plusieurs journalistes comme un « État dans l’État ». La copie de ses rédacteurs serait particulièrement attendue par les lecteurs, là encore selon les études « Vu/Lu » : 11 % des lecteurs achèteraient Le Parisien prioritairement pour les « infos du PSG ». Ce taux avoisinerait les 20 % chez les moins de 35 ans13. Ces reporters sont donc particulièrement exposés en raison de cette réalité marchande mais aussi des enjeux internes au journalisme sportif. En effet, la production de cette information spécifique est centrale dans la compétition que se livrent les médias spécialisés et/ou populaires. Ce discours anti-L’Équipe, répandu au sein du service, en témoigne.
« C’est profondément des gens que je hais. Je ne leur souhaite pas de mal, je ne vais pas les tuer mais profondément, viscéralement, je les hais. Je les chie, je les déteste. Ce qui ne m’empêche pas de faire semblant quand je les vois, les saluer, faire copain-copain, être dans la cordialité et la confraternité. Mais j’ai un profond mépris pour ces gens-là qui donnent l’impression qu’ils ont inventé le foot. Et ça, ça m’est insupportable car ils n’ont rien inventé du tout, ce n’est pas eux qui ont inventé le foot. Ils font comme si c’est eux qui l’avaient inventé et quand ça ne se passe pas comme ils l’avaient décidé et bien ils te méprisent. Quand tu sors une info qu’ils n’ont pas, elle n’est pas bonne car ce n’est pas la leur. Comme ils ont inventé le football, ils ont aussi inventé tout ce qui se passe autour. Ce mépris qu’ils ont pour les autres est insupportable. C’est un journal institutionnel. Après la concurrence existe entre les mecs du PSG et l’équipe de France. Sur Bordeaux, sur Lyon, il n’y a pas de concurrence. L’Équipe peut écrire ce qu’il veut sur Valenciennes, Le Parisien peut écrire ce qu’il veut sur Valenciennes, on s’en fout. Il n’y a pas de concurrence. Après sur le PSG, Le Parisien n’a pas à avoir un truc que L’Équipe n’a pas, et vice versa. Parce que c’est la guerre et sur l’équipe de France c’est la guerre aussi. Ces dernières années, ça arrive plus dans le sens : Le Parisien a des trucs que L’Équipe n’a pas. C’est un plaisir de lire le lendemain ce qu’ils écrivent quand on a sorti un truc qu’ils n’avaient pas. Se délecter. »
Entretien, 2010.
9Pour ces raisons économiques et symboliques, les journalistes-suiveurs du PSG sont les plus surveillés par une hiérarchie qui constitue leurs premiers lecteurs. Ils sont envoyés quotidiennement au camp d’entraînement du club et assistent à tous les matchs disputés par l’équipe. Du lundi au dimanche, les six journalistes écrivent au moins une page sur le club. Les attentes, et les tâches quotidiennes, pèsent sur leurs conditions de travail.
« J’ai l’impression d’avoir arrêté mes vacances le jour où je suis entré sur le PSG. Le minimum, c’est une page. Quand il y a le moindre événement on monte à deux pages. C’est la locomotive du journal. C’est un club qui intéresse quand il gagne et quand il perd. Il ne laisse pas indifférent […] En même temps, tu as plus de visibilité médiatique. Je prends l’exemple d’un collègue qui peut avoir une super-info sur le tennis, il aura 1200-1500 signes. La moindre info sur le PSG, on te file deux colonnes. C’est le bon revers de la médaille. »
Entretien, 2010.
10Être journaliste sur le PSG, c’est donc une consécration professionnelle à la fois au sein du quotidien et plus largement de l’espace du journalisme sportif. Bertrand explique ainsi les raisons qui l’ont poussé à demander son intégration à ce pôle.
« Je suis le PSG depuis la saison 2003-2004, il me semble. Quand je suis arrivé au Parisien, le deal avec Jacques, qui était le chef, était de ne jamais faire le PSG. Je suis arrivé en 2002 et j’ai compris en une année et demie qui si tu ne faisais pas le PSG, tu ne faisais rien dans ce journal aux Sports. Ou tu faisais le foot, et personne ne s’intéressait à ce que tu faisais parce que ce n’est pas le PSG, soit tu travailles sur l’omni [omnisports : les autres sports], ce qui ne m’est pas arrivé au Parisien, et là t’as jamais de place, de bonnes histoires, donc tu n’es pas considéré. Parce que ce qui compte à la rubrique Sports du Parisien, c’est de faire le PSG. Si tu n’es pas au PSG, entre guillemets, t’es un “cave”. »
Entretien, 2010.
Tableau no 4. Répartition des journalistes des Sports nationaux par sous-groupe

a. Parmi les membres de la « cellule PSG », certains suivent les matchs de l’équipe de France (EDF). Cette sélection est considérée comme une consécration dans le journalisme sportif tant elle expose les rédacteurs.
11La répartition des journalistes par rubrique établit clairement ces principes hiérarchiques à la fois commerciaux et professionnels. Les trois journalistes de rugby arrivent derrière le football en termes d’effectifs et de pagination. Contrairement à ceux appartenant à la « cellule PSG », ils sont beaucoup moins interdépendants, leurs bureaux étant éloignés les uns des autres. Par exemple, le 19 février 2010, alors que l’ensemble des reporters se rend dans le « bocal des chefs » pour la réunion quotidienne de 11 heures, Pierre, proche de la retraite, reste à son bureau. Il n’assiste pas à ce rassemblement durant lequel se défendent les positions et se répartissent les pages. Derrière ce type d’attitudes se cache une résignation face à un ordre journalistique établi qui célèbre le football, à une moindre mesure le rugby, et relègue fortement les autres sports14.
12Ces derniers sont couverts par cinq journalistes dont l’activité est plus floue. Considérés comme des journalistes « omnisports », ils se concentrent sur les disciplines dites mineures. Schématiquement, trois journalistes traitent à la fois du tennis, du cyclisme et des sports mécaniques, une journaliste s’occupe plutôt du handball et des sports d’hiver pendant qu’un de ses collègues se penche sur les sports de combat (boxe, judo…). Cette organisation, et les rapports de domination générés, sont quasiment les mêmes à L’Équipe15. En 2010, le groupe Football était le plus important avec 39 membres, soit un tiers des journalistes, loin devant le groupe Rugby (16). La plus petite entité est celle dite Multisports. Comme son nom l’indique, il rassemble de nombreuses disciplines parmi les moins médiatisées. Parmi les 27 « petits sports », on retrouve l’aviron, le badminton, le curling, le hockey sur gazon, le pentathlon moderne, le ski nautique, le squash, etc. Le classement des sports est lié au poids du marché des lecteurs, tout autant qu’à celui des annonceurs qui explique l’existence d’une rubrique Auto-moto-bateau relativement fournie16.
13Ces hiérarchies commerciales sont aussi des hiérarchies sexuées dans un quotidien lu très majoritairement par des hommes (83,3 % en 201717). À mesure que l’on descend dans la hiérarchie commerciale des sports, et des priorités, le taux de féminisation augmente (voir tableau no 5, page suivante). À L’Équipe, alors que le groupe Football compte seulement une femme sur 39 journalistes (2,6 %), elles sont majoritaires dans le groupe Multisports. Elles représentent 60 % de ce groupe « poubelle » comme le nomme l’une d’entre elles. Socialement contraintes à se spécialiser dans des sports dits féminins, peu médiatisés (comme la gymnastique, le patinage artistique ou l’athlétisme), elles sont mises à distance des régions stratégiques que sont les sports populaires, à l’identité masculine, à savoir le football, le rugby ou le cyclisme. Élodie, ancienne sportive professionnelle, membre du groupe Multisports, évoque la situation.
Tableau no 5. Répartition par groupe des journalistes de L’Équipe en 201018

« C’est sans doute pas un hasard que ce soit sur les disciplines annexes qu’on retrouve les femmes. […] Maintenant, c’est vrai que c’est sur les disciplines olympiques où les femmes arrivent plus facilement à exister. Moi, c’est totalement caricatural : gym, patinage ! C’est sans doute plus difficile dans d’autres sports qui sont quasiment exclusivement masculins. Le foot n’existe que par son côté masculin. Il y a une brève par mois sur le foot féminin et encore. Le cyclisme, on ne parle pas des femmes sauf quand on a une médaille. Le rugby féminin, ils ne savent même pas que ça existe. Après, nous, dans nos sports, les femmes existent presque autant que les hommes. Sauf en lutte, où on va plus s’intéresser aux mecs. En patinage, en gym, ces sports ne sont pas misogynes. Donc les journalistes femmes sont forcément acceptées. »
Entretien, 2010.
14La domination masculine est particulièrement prégnante au niveau des positions de pouvoir. Les six postes à la direction de la rédaction sont occupés par des hommes. Il en va de même pour la direction des groupes, avec comme exception le Multisports, dirigé par une femme qui fait d’ailleurs exception dans l’institution. Elle a auparavant occupé le même poste dans des groupes centraux, au Football et au Cyclisme. Cette « originalité », tout autant que sa trajectoire descendante, ne font que rappeler la règle dominante. L’Équipe est un journal d’hommes, jamais dirigé par une femme, et qui s’assume comme tel. En 1989, le service Documentation publie un fascicule au titre explicite L’Équipe, ou une histoire d’hommes qui revient sur cette dimension structurante. Malgré tout, les femmes semblent un peu plus représentées à L’Équipe (12 %) que dans l’ensemble du journalisme sportif (9 % selon l’USJSF). Lors d’une audition au Sénat sur la question de l’égalité des chances entre hommes et femmes, un rédacteur en chef du quotidien avance même le chiffre de 18 % pour l’ensemble des rédactions du groupe L’Équipe (L’Équipe, L’Équipe Mag, France Football19). Il semblerait que la féminisation soit, là comme ailleurs, ambivalente : tout en s’exerçant par le haut, elle s’accompagne d’une forte relégation statutaire20.
Une centralisation éditoriale de plus en plus forte
15Cette pression commerciale croissante impose donc de nouveaux (dés) équilibres à l’intérieur de la rédaction, renforçant le pilotage « par le haut ». L’organisation de la division du travail en atteste.
« C’est le responsable qui, assis sur le fauteuil, décide du sujet »
16Au Parisien, les chefs du service Sports prennent place au fond de l’open space, dans un espace indépendant, avec vue sur l’ensemble des rédacteurs. Le « bocal », comme il est appelé, est divisé en deux grands bureaux cloisonnés : l’un occupé par les chefs adjoints, l’autre par le chef de service, Antoine. Au Parisien depuis 1989, ce dernier gravit les échelons : reporter, responsable aux Sports régionaux puis aux Sports nationaux. Il s’appuie sur quatre chefs de service adjoints, des journalistes « assis » pour coordonner et superviser le travail des reporters : Stéphane chapeaute les spécialistes de football, Thierry intervient sur l’équipe de France de football, et Louis se concentre sur le reste de la rédaction. Quant à Julien, il est totalement détaché à la planification21. Le pilotage rédactionnel se fait en amont avec le cadrage des reportages à venir. Les commandes sont transmises lors de la réunion quotidienne de 11 heures, c’est-à-dire juste après la conférence de rédaction de 10 heures à laquelle assiste systématiquement un des chefs. Le cadrage se réalise également en aval lors de l’agencement du produit final, en collaboration avec le secrétariat de rédaction (SR). Tous les jours, aux alentours de 16 heures, une réunion se tient avec deux « SR » pour déterminer la maquette des pages Sports. Au fil de la journée, les chefs relisent les articles « déposés » sur un espace dédié sur l’intranet, appelé la « boîte ». La relecture, souvent synonyme de réécriture, est à l’origine de tensions avec les reporters : « X a toujours tendance à changer pour changer afin de mettre sa patte dans les papiers. Y (reporter) déteste ça par exemple », raconte un journaliste (entretien, 2010). Considérés incompétents à intervenir parce qu’ils sont « déconnectés » du terrain, les « chefs » sont souvent critiqués. Lors d’un déjeuner, deux rédacteurs évoquent les relations tendues avec leur hiérarchie : « On est en train de tailler les chefs, tu l’auras compris ». Ce qui en cause ce jour-là, c’est le décalage entre les attentes des supérieurs, soumises aux impératifs de réduction des coûts de déplacements, et les contraintes du reportage :
« X : L’année dernière, j’ai proposé un papier sur Z [joueur d’un club de football], j’avais eu son autorisation pour faire un portrait de lui, en famille. Bref, un truc original. Ils [les chefs] m’avaient dit : “Oui, mais tu ne peux pas faire que cela. Il faut que tu essaies d’avoir un joueur le matin ou le président du club.” Et ils m’avaient demandé de faire autre chose le soir. Tout ça dans la journée. Il fallait donc que j’obtienne un rendez-vous la veille.
– Y : Ça se voit qu’ils ne sont pas allés au centre d’entraînement du club depuis longtemps.
– X : Je veux bien qu’on essaie de cumuler mais que ce soit cohérent. »
Notes d’observation, 12 février 2010.
17Le renforcement de la centralisation éditoriale, et ses effets, peuvent être de la même manière qu’au Parisien très fortement ressentis à L’Équipe.
« Maintenant on rentre dans une autre époque encore dans laquelle je sens bien que je me reconnais plus et que j’ai pas envie de me reconnaître. On pratique un journalisme qui va plus tellement m’intéresser. Ce n’est pas un jugement de valeur. Tout est valable en journalisme mais, personnellement, c’est plus un truc qui va m’intéresser beaucoup. »
Entretien, Jacques, L’Équipe, 201022.
18Arrivé en 1985, spécialiste de cyclisme dont il n’a jamais quitté le groupe, il ressent cet effet d’hystérésis de l’habitus qui donne l’impression de ne plus être à sa place dans un lieu, de ne plus être adapté à un contexte en mutation.
« Hier par exemple j’ai fait Cancellara [un coureur cycliste]. Je ramène un certain nombre de trucs qui est une matière réelle et ce n’est pas cette matière-là qui intéresse. C’est la forme que le siège veut donner aux choses y compris en imaginant des sujets qui sortent de cette imagination et qui ne sont pas aux prises avec la réalité de ton reportage, ce que t’as pu chercher sur le terrain […] Des gens imaginent des sujets. Je ne critique pas les sujets. Et presque ils vont inventer des cases qui ne correspondent pas du tout à la réalité. »
Entretien, 2010.
19Derrière les perceptions de Jacques, proche de la retraite, il faut voir un conflit générationnel tout autant qu’une lutte de pouvoir entre les reporters et leur hiérarchie. L’emprise des managers et le poids des normes gestionnaires dans le travail rédactionnel, à l’origine par exemple du raccourcissement des articles, suscitent des résistances.
« On est dans une logique de mise en scène. La forme prend le pas sur le fond. […] Ce qui est important c’est la mise en scène quitte à ce que la mise en scène ne soit pas en corrélation avec la réalité […] J’ai connu une époque où l’envoyé spécial faisait remonter vers le siège et aujourd’hui c’est le chemin inverse […] Mais aujourd’hui quand on te demande un article de 2000 signes, c’est un papier de 2000 signes. Et t’en mets donc pour 2000 signes. Tu peux raconter quoi en 2000 signes ? À un moment donné, tu restes dans un truc superficiel qui m’intéresse pas […] J’ai une grande capacité d’adaptation, j’aime m’adapter mais c’est la première fois où j’ai plus envie. Ce qui a changé aussi notamment pour L’Équipe c’est que quand je suis rentré à L’Équipe et qu’on traitait un sport il fallait une connaissance du sport en profondeur, verticale. Par exemple pour le cyclisme on était capables de traiter le Tour de France mais aussi les courses amateurs. Mais aujourd’hui, ça a commencé il y a 10, 15 ans environ, et c’est sûrement à cause de la télé, les jeunes générations ont une connaissance du sport bien meilleure que moi je peux l’avoir, mais très horizontale c’est-à-dire qu’ils savent qui a gagné le grand prix de Malaisie [Formule 1], la NBA, etc. Mais ça n’intéresse plus de descendre dans les profondeurs de ton sport, et moi c’est ça qui me plaisait donc à partir de là je suis plus dans mon élément. C’est aussi l’époque de l’info en boucle où tu vois sur L’Équipe TV tout le temps les mêmes infos répétées mais qui sont des informations très superficielles. »
Entretien, 2010.
20À l’inverse, Nicolas, 43 ans, diplômé de l’ESJ Paris, est lui beaucoup plus conforme au nouveau rôle. Entré à L’Équipe en 1992 au Football, il est transféré ensuite à France Football et L’Équipe Magazine (propriétés du groupe L’Équipe). Comme beaucoup, il revient plus tard au quotidien, à la fin des années 2000. Il prend la tête du groupe Olympiques (athlétisme, natation, ski…) pour diffuser de nouvelles pratiques plus commerciales.
« Quand tu vois ce qu’on fait aujourd’hui au groupe Olympiques, on est vraiment en rupture avec ce qu’était L’Équipe il y a quelques années. C’est un traitement beaucoup moins conventionnel. On a arrêté le sacro-saint “chapeau” c’est-à-dire le résumé de la compétition avec mise en perspective, un papier dans lequel tu concentres tout, un papier d’expertise. C’est L’Équipe qui explique : on était là-bas, il s’est passé ça, le match a eu lieu comme ça, ça veut dire ça, on fait telle référence au passé, on mélange tout dans un papier. J’ai jamais aimé ça : ni comme lecteur, ni comme journaliste. Je préfère séquencer les choses, plus scénariser, être plus attrayant, un peu plus pensé. »
Entretien, 2010.
21Lorsqu’on lui demande s’il n’est pas frustré par la hiérarchie des sports, défavorable à la rubrique, sa réponse est très rapide :
« C’est pas frustrant pour plusieurs raisons. La première, c’est que mon sport de base, c’est le foot. Ce que je lis d’abord dans L’Équipe, c’est le foot. Je suis parfaitement conscient que c’est le foot qui fait vendre le journal. Et on est là pour vendre des journaux. »
Entretien, 2010.
22Apprécié par sa hiérarchie au point d’être nommé directeur de L’Équipe Magazine, il revendique une rupture avec l’état antérieur du journal : « Je ne corresponds pas au style historique de L’Équipe. Je corresponds plus à ce qu’est devenu L’Équipe » (entretien, 2010). Capable de passer du football à l’athlétisme, d’être un « spécialiste généraliste », il se représente le journalisme comme une activité en grande partie marchande23.
« L’affaire Jacquet » et le renforcement de l’emprise sur la rédaction de L’Équipe
23Cette centralisation de la prise de décision rédactionnelle est renforcée dans le quotidien sportif à la fin des années 1990 en raison des débats consécutifs à la couverture de la Coupe du monde 1998. Quelques minutes après la finale, Aimé Jacquet, entraîneur de l’équipe de France victorieuse, est au micro de TF1. L’échange entre l’intervieweur et Aimé Jacquet contraste avec les images télévisées montrant une grande fête au stade de France à Saint-Denis.
« Aimé, pardonnez-vous à L’Équipe ?
– Je ne pardonnerai jamais, je ne pardonnerai jamais. Je n’ai qu’un mépris pour ces gens-là, ce sont des voyous. »
24Ces mots sont la réponse au traitement dont il fait l’objet durant les années précédant la compétition : trois journalistes – Jérôme Bureau, directeur de la rédaction, Gérard Ejnès, son adjoint, et Vincent Duluc, le « leader » du groupe Football – mettent en doute ses compétences24. Par exemple, dès 1994, Gérard Ejnès signe un éditorial, « Lettre à Aimé », manifestation d’un mépris de classe envers l’ancien ouvrier, devenu footballeur sur le tard, né de parents bouchers dans un petit village d’Auvergne :
« Vous n’avez pas été élu pour diriger cette équipe mais désigné comme on administre un calmant, faute de mieux. Vous n’avez jamais été un artiste. Vous ne faisiez plus autorité mais provoquiez des sentiments aussi polis et désolés que votre façon de vous exprimer. Par correction, j’avouerai que je suis de ceux qui doutent de votre réussite en raison d’une certaine idée de votre fragilité. Entraîner vous savez, mais être entraînant ? »
Cité par Garcia David, op. cit., 2008, p. 13625.
25Vincent Duluc, dans un ouvrage éponyme, revient sur ce conflit qui dépasse les personnes : « Le sélectionneur de l’équipe de France et le “leader” de la rubrique football de L’Équipe ont toujours eu des relations privilégiées. Du moins jusqu’à ce que j’arrive26. » Cette phrase pointe le « malentendu structural », caractéristique des liens entre les journalismes spécialisés et leurs sources les plus directs27. Même si Vincent Duluc s’attribue la responsabilité, « l’affaire Jacquet » doit beaucoup à celui qui le promeut à son poste, Jérôme Bureau, arrivé à la tête de la rédaction en 1993.
Graphique no 2. Chiffres de ventes de L’Équipe, 1950-2012 Diffusion des exemplaires payés, en milliers

26Diplômé de Sciences Po Paris, ancien élève du prestigieux lycée Janson de Sailly situé dans le 16e arrondissement de Paris, ce fils de haut fonctionnaire démarre sa carrière à Libération en 1978 où il participe au lancement du service Sports. Cette socialisation dans une presse de gauche relativement en phase ses opinions politiques du moment (proche de La Ligue communiste révolutionnaire) l’éloigne symboliquement de L’Équipe et des « années Goddet » (1946- 1984), d’un média conservateur historiquement placé à droite. Pour autant, il rejoint le quotidien spécialisé au milieu des années 1980 avant de faire partie des transfuges qui, en 1987, lancent Le Sport. Il est rapatrié tout comme un certain nombre de jeunes journalistes, parmi lesquels son futur adjoint, Gérard Ejnès. Jérôme Bureau prend la tête de L’Équipe magazine puis celle du quotidien en 1993. Il y reste dix ans, un mandat qui correspond à ce que beaucoup d’enquêtés nomment « l’âge d’or », particulièrement en termes de ventes (graphique no 2). Sa prise de pouvoir ne constitue pourtant pas une rupture radicale. Il dit lui-même que L’Équipe « doit continuer à exalter le champion », rester le « Club Med de la pensée28 ». En 1981, il remporte le prix USJSF du meilleur article. Membre actif de l’Union, proche du président de l’époque, Jacques Marchand, il apporte la preuve que « l’appartenance à une institution implique une acception minimale de la logique de ses activités29 ». Malgré cela, des divergences existent comme le remarque également Jacques Marchand.
« Il est arrivé après notre génération, respectueux quand même de ses anciens, il a quand même pas mal travaillé avec nous. Je l’ai eu comme président de la section Ile-de-France quand j’étais président de l’union des journalistes sportifs. Il n’a pas rompu complètement avec les générations qui le précédaient mais il amenait un autre style et en particulier, c’est une phrase que je lui ai souvent entendu dire ce qui m’étonnait, parce que c’était pas du tout mon sentiment le sentiment des gens de mon époque : “c’est du sport, on peut tout dire, c’est pas important”, alors que je pense le contraire. Je pense qu’on ne peut pas tout dire parce que le sport est important. Vous voyez, ça c’était très curieux de la part de Jérôme. »
Entretien, 2009.
27Son arrivée à la direction de la rédaction s’inscrit dans un contexte de changements à la direction générale et d’imposition de normes gestionnaires. Après le départ de Jacques Goddet en 1984, journaliste ayant débuté en 1931 à L’Auto, se succèdent à ce poste Jean-Pierre Courcol, publiciste et ancien directeur d’Havas Conseil (1984-1993), Paul Roussel (1993-1998), ancien chef de publicité chez Havas Conseil, Christophe Chenu (2003-2008), directeur général de l’agence de publicité DDB et enfin François Morinière (2008-2014), diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP) qui a travaillé dans la communication et le marketing au sein de plusieurs grands groupes transnationaux. De 1993 à 2003, Jérôme Bureau contribue aux transformations du journalisme contemporain comme l’explique l’un de ses anciens collègues : « c’était un précurseur du journalisme actuel. Il sentait les coups avant les autres » (entretien, 2010). Il s’aligne sur les lois de fonctionnement du champ journalistique sans pour autant remettre en cause les fondements de l’institution. L’intéressé résume lui-même ce syncrétisme dans un éditorial intitulé « Merci », dans lequel il rend hommage, pour le cinquantenaire du journal, aux deux instances légitimatrices du travail tel qu’il est conçu à L’Équipe. Il commence par écrire « Merci aux lecteurs d’abord » et « Merci aux sportifs ensuite ». En phase avec les logiques dominantes du marketing, Jérôme Bureau se présente, sans succès, en 2003 à la direction générale. Il devient plus tard directeur de l’information de la chaîne généraliste M6 puis directeur de la chaîne payante Paris Première.
28Après la victoire de l’équipe de France dirigée par Aimé Jacquet, Jérôme Bureau a présenté ses excuses publiquement. Si la direction générale a refusé sa démission, cette séquence était un rappel du dicible et de l’indicible30. Dès la rentrée 1998, le travail rédactionnel est en effet enserré dans des nouvelles procédures visant à contrôler les productions au nom du principe de prudence. En plus de la conférence de rédaction routinière, une conférence à « J-2 » est programmée. De même, la « page 2 », tribune libre et décalée depuis les années 1960, sorte d’espace autonome en début du journal, est supprimée31. Ces dispositifs de surveillance s’accompagnent d’un changement de personnel à certaines positions32. Didier Braun est nommé responsable de la rubrique. Il fait l’ensemble de sa carrière au journal, hormis un passage au Sport en 1987 et à la Fédération française de football pour y fonder un service documentation avant la Coupe du monde de football 1998. Il importe avec lui un réseau d’interconnaissance d’autant plus nécessaire que le nouveau sélectionneur de l’équipe de France, Roger Lemerre, est l’ancien adjoint, et intime, d’Aimé Jacquet qui lui, occupe le poste de directeur technique national. Il est possible de voir dans ces reconfigurations un effacement des logiques journalistiques devant les résultats sportifs.
« Ah non mais ce qui a d’extraordinaire dans l’affaire Jacquet, c’est mon analyse et c’est pas obligé d’être la vôtre, j’étais persuadé à l’époque et je reste persuadé aujourd’hui que c’est L’Équipe qui avait raison. Ah oui ! Mais, dans ce métier, et dans le sport en particulier, il faut savoir que le sport, heureusement car c’est ce qui fait son charme, le sport n’a pas de logique ! Le sport n’a pas de logique sinon, vous savez cette fameuse phrase dont on se moque tant : la fameuse “incertitude du sport” c’est quand même ce qui fait son charme ! C’est-à-dire que si le sport avait une logique, ça serait toujours le plus fort qui gagnerait, le plus fort on le connaîtrait à l’avance, ça n’aurait aucun intérêt ! Il y a toujours de l’imprévu, des choses qui sont dérangées par rapport à la logique ou par rapport à une certaine hiérarchie. Il faut que le journaliste ait ça en tête. »
Entretien avec Jacques Marchand, 2009.
29Cette soumission à la loi du sport n’est que plus forte dans un contexte difficile pour la presse écrite. En 2012, un plan de restructuration avec le licenciement de 46 salariés sur les 490 du groupe L’Équipe est justifié par la baisse des ventes (graphique no 2), les investissements dans le plurimédia et, justement, une campagne de communication autour des différents supports du groupe (papier, télévision, internet). En 2010, l’agence DDB crée une nouvelle signature, apposée sur les supports publicitaires, qui fonctionne comme une annonce de la politique éditoriale : « L’Équipe. Partageons le sport ». Par ce slogan, dans la continuité du précédent, « L’Équipe légende le sport », les dirigeants insistent sur la vocation du groupe et dictent implicitement la marche à suivre aux journalistes, à contre-courant du registre critique aboutissant à l’« affaire Jacquet ».
30La conférence de rédaction du 19 mars 2010 éclaire sur les priorités des chefs et la façon dont les injonctions prennent sens. Ce jour-là, au moment même de la réunion, a lieu le tirage au sort des quarts de finale de la Ligue des Champions, une compétition rassemblant les meilleurs clubs européens et bénéficiant d’une importante couverture médiatique. Les journalistes présents, connectés à leur téléphone portable, apprennent que l’une des rencontres opposera Lyon à Bordeaux, une rencontre franco-française assez inédite à ce niveau de la compétition. Le numéro trois de la rédaction manifeste sa joie spontanément : « On va vendre du papier ! » Le déroulement de la conférence est perturbé par cette nouvelle. Le numéro deux de la rédaction, dit avec humour : « Ce qui est frustrant, c’est que je ne sais même pas pour qui je suis. » À quoi son collègue lui répond : « Je m’en fous pour qui je suis. Je veux juste trois, quatre bonnes ventes ! » L’entretien mené avec celui qui est appelé « le commerçant » par ses collègues confirme la rationalité qui motive son travail : « Ce qui est important, c’est le lecteur ! En gros, un journal, ou une voiture, ou un rosbeef, il faut donner la meilleure qualité possible au consommateur » (entretien, Philippe33, 2010). Lors de la même conférence de rédaction évoquée en amont, un journaliste pose la question du choix de la « Une » du lendemain. Le numéro trois de la rédaction annonce qu’il s’agit du rugby « parce qu’il y a de la pub ». Les partenaires économiques du sport imposent indirectement des contenus, ou au moins leur hiérarchisation, effritant le mur entre les services de gestion et les activités journalistiques34. Le registre critique en devient pénalisant surtout lorsqu’il entre directement en contradiction avec les intérêts des grandes entreprises qui achètent des encarts publicitaires.
« Il y a quelques années, L’Équipe Mag a fait un papier sur les comptes du PSG qui montraient que Nike était complice de détournements de fonds. Monsieur Nike s’est fâché et a retiré une demi-campagne de pub dans les colonnes. La direction du journal était sans doute plus courageuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Elle le savait et a assumé. C’est souvent arrivé qu’un annonceur ne soit pas content de ceci ou cela. »
Entretien avec un responsable de L’Équipe Magazine au moment des faits, 2010.
31L’emprise de l’économie, et le recul consécutif de l’autonomie rédactionnelle, s’illustre en 2010 avec la disparition de la Société des rédacteurs, contrepouvoir au sein des entreprises de presse. Il se renforce également en 2013 avec la nouvelle formule. En supprimant les groupes qui gardaient une autonomie relative, elle génère une polarisation de la rédaction autour de trois rubriques : Football, Omnisports et Extra. Cette concentration, en plus de renforcer le football, engendre un contrôle plus direct sur la production. Espace particulièrement structuré, la rédaction répond à une division du travail imposée par des enjeux économiques qui restreignent le périmètre journalistique. Cette bureaucratisation répond aussi à une contrainte forte du monde de l’entreprise (médiatique), exacerbée dans le journalisme sportif, à savoir la neutralisation de l’urgence.
Notes de bas de page
1 Notre travail s’appuie sur des observations et des entretiens au sein de deux médias, Le Parisien et L’Équipe. S’ils sont situés à des pôles différents (presse généraliste/presse spécialisée), ils ont en commun, en plus d’appartenir à l’époque au même groupe Amaury, d’être les deux quotidiens de grande diffusion pesant le plus fortement sur la production de l’information sportive.
2 Quotidien national par son édition Aujourd’hui en France, Le Parisien est surtout comme son nom l’indique un titre régional, en Ile-de-France et dans l’Oise. Cette double identité se traduit dans un « éditionnement », qui adaptent les contenus à chaque département. Pour un plus grand confort de lecture, nous retiendrons uniquement l’appellation Le Parisien, sauf si la précision s’avère nécessaire.
3 Il est le quatrième quotidien national le plus vendu, sur la période 2012-2013, derrière Le Figaro, Le Monde et L’Équipe. Il profite de la disparition en 2012 de France Soir, concurrent historique sur le marché des quotidiens populaires.
4 Tasle D’Hélian Guillaume, « Le Parisien : l’innovation au quotidien », Médiaspouvoirs, no 19, 1990, p. 107-117.
5 Le Parisien fait de l’apolitisme une image de marque. Ce positionnement est l’objet d’une campagne de publicité en 1983 : « Ni gaucho, ni facho/ni enchaîné, ni enragé/ni politik, ni polémik. » Dans ce cadre, les éditoriaux disparaissent des pages du journal à partir de 1991.
6 Données internes du service « marketing et études ». Enquête réalisée auprès d’un panel de 1051 lecteurs de l’édition régionale, Le Parisien, en février 2010.
7 Hubé Nicolas, op. cit., 2007, p. 110.
8 Cette distinction entre les Sports régionaux et les Sports nationaux tient à la particularité du Parisien. Le sport régional est traité dans le cahier intérieur consacré à l’actualité de chaque département (75, 78, 91, 92, 94, 95, Oise). Seuls les journalistes qui traitent les sports dans le 75, 92, 93 et 94 (« Paris Petite Couronne ») sont rattachés à la rédaction de Saint-Ouen. Les autres évoluent au sein de rédactions délocalisées.
9 C’est ce que conclut une étude exploratoire menée en 2005, auprès d’un panel de lecteurs, par la Commission de l’Information du syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), sur les attentes en matière d’information sportive. Ce constat confirme la domination de la passion dans le traitement et une absence de critique. Voir également Ohl Fabien, « Le journalisme sportif, une production sous influence. L’exemple de la presse quotidienne régionale », Regards sociologiques, no 20, 2000, p. 89-106.
10 Les journalistes de région en poste au moment de l’enquête semblent enfermer dans le « sas ». Sur les six reporters, cinq sont en poste depuis plus de dix ans. Seul l’un d’entre eux possède un diplôme d’école de journalisme (non reconnue), contre 50 % aux Sports nationaux.
11 L’enquête s’est déroulée en 2010. Depuis, le club de football a été racheté par un fonds de pension qatarien QSI. Ce changement d’actionnaires a transformé l’économie du PSG et du football français.
12 Les pages dédiées au PSG font l’objet d’un « éditionnement » pour respecter l’expression indigène. Le contenu est plus fourni dans l’édition régionale, Le Parisien, mais en raison du rayonnement du club, parmi les plus performants en France, il apparaît néanmoins, dans des proportions plus restreintes, dans Aujourd’hui en France. Les enjeux stratégiques autour de l’information sur le PSG justifient son rattachement aux Sports nationaux.
13 Document interne réalisé à partir d’un panel de 1051 personnes en février 2010.
14 Même le préposé à l’actualité footballistique « hors-PSG » peine à obtenir de l’espace. Le mardi 2 février paraît un de ses articles, rédigé trois semaines auparavant parce qu’« il n’y a pas beaucoup de place » (entretien, 2010). Tout comme ses collègues de l’« omni[sport] », il s’adapte en proposant du « magazine », des articles plus intemporels susceptibles d’être publiés à tout moment en fonction de la pagination.
15 Lorsqu’on ouvre les pages de L’Équipe dans les années 1950, il apparaît vite que le traitement des différents sports est plus équilibré qu’il ne l’est aujourd’hui. La domination actuelle du football, essentiellement commerciale, s’observe dans les changements à la tête de la rédaction depuis 1946. Marcel Oger (1946- 1954) est spécialiste de l’automobile, Gaston Meyer (1954-1970) d’athlétisme, Édouard Seidler (1970- 1980) d’automobile, Robert Parienté (1980-1987) d’athlétisme, Henri Garcia (1987-1989) de rugby, Noël Couëdel (1989-1990) de cyclisme et d’athlétisme. C’est à partir des années 1990 que le football devient le sport de prédilection de la direction de la rédaction avec Gérard Ernault (de 1990 à 1993) puis Jérôme Bureau (de 1993 à 2003). En 1995, le football occupe déjà entre 27 et 33 % de la surface rédactionnelle.
16 Cette rubrique se caractérise par son caractère technique et une confusion entre la communication et le journalisme à l’image de ce qu’on observe dans la presse professionnelle. Pour aller plus loin, Chupin Ivan et Mayance Pierre, « Au service de “La Profession”. Journalistes et communicants pris dans le secteur agricole », Politiques de communication, no 1, 2013, p. 241-268.
17 Source : Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM).
18 Ce tableau ne comptabilise pas l’ensemble de la rédaction qui compte environ 200 unités en 2010. Il vise à objectiver le poids des différents sports à partir des effectifs. Il existe d’autres entités mais dont l’existence ne repose pas sur la même logique de division du travail (direction de la rédaction, secrétariat de rédaction, groupe Multimédia, correction). Nous avons eu beaucoup de difficultés à obtenir des données précises en raison de la méfiance des services de ressources humaines à communiquer des chiffres mais aussi des mouvements fréquents entre les différents médias qui composent le groupe L’Équipe (notamment L’Équipe, L’Équipe Mag, France Football). En 2013, la rédaction compte 182 titulaires de la carte de presse.
19 Les départs en retraite et le renouvellement du personnel favorisent la féminisation. Le journaliste déclare que les dix dernières embauches concernent trois femmes. Cela peut expliquer le pourcentage plus élevé évoqué lors de l’audition. « Comptes rendus de la délégation aux droits des femmes », Sénat.fr, jeudi 10 février 2011, consulté le 23 octobre 2016.
20 Neveu Erik, « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession », Politix, no 31, 2000, p. 179-212.
21 Les RTT et les vacances des rédacteurs, d’autant plus depuis la réforme des 35 heures, constituent une forte contrainte managériale si bien qu’un poste, occupé par un journaliste de formation, est dédié à la gestion des ressources humaines.
22 Voir aussi le chapitre 5 dans la deuxième partie.
23 Aujourd’hui, parti du journal, il dirige la communication d’une société par actions possédant des parts dans un club de rugby, une salle de spectacle et sur le marché du vin.
24 Au premier abord, cette prise de distance semble inédite au sein d’un journal au service du sport français. L’historiographie dominante, écrite par les gardiens de l’institution notamment via la maison d’éditions du groupe, recense d’autres cas. Lors du cinquantenaire de L’Équipe en 1996, une chronique quotidienne, pendant 50 jours, réécrit l’histoire et fabrique la mémoire collective en mettant en avant les liens entre le journal et le monde sportif, tout en veillant à signaler les (rares) poussées d’autonomisation. Par exemple, en 1966, Jacques Ferran, chef de la rubrique Football dans les années 1960, tance le sélectionneur à plusieurs reprises pour mieux faire le procès de la Fédération française de football. En 1961, Jacquet Goddet, directeur du journal, pourtant organisateur du Tour de France, signe un article virulent pour regretter la passivité des coureurs lors d’une étape. Il le titre « Les nains de la route » en référence à l’expression méliorative généralement utilisée pour saluer ces sportifs « Les géants de la route ». Ces épiphénomènes de critique sont surtout révélateurs de ce qui est habituellement donné à lire.
25 Cette enquête fournit un certain nombre de données exploitées dans cette partie.
26 Duluc Vincent, L’affaire Jacquet, Paris, Éditions Prolongations, 2008, p. 26.
27 On pense ici aux relations analogues entre l’institution religieuse et les journalistes spécialisés. Riutort Philippe, « L’information en matière de religion. Une spécialisation moralement fondée ? », Réseaux, no 111, 2002, p. 138.
28 Cité par Garcia David, op. cit., 2008, p. 3.
29 Lagroye Jacques et Offerlé Michel, « Introduction », in Jacques Lagroye et Michel Offerlé (dir.), op. cit., 2011, p. 17.
30 Les journalistes de L’Équipe sont unanimes pour dire qu’il y a « un avant et un après 98 ». Nous nous gardons de reprendre fidèlement cette grille de lecture. Comme nous le montrons, les « turning-points » sont le produit de transformations plus profondes (ici le renforcement de la pression économique dans les entreprises de presse) s’accompagnant d’un renouvellement des propriétés pertinentes pour occuper les positions de pouvoir. Pour un exemple, Laurens Sylvain. « “1974” et la fermeture des frontières. Analyse critique d’une décision érigée en turning-point », Politix, vol. 82, 2008, p. 69-94.
31 Garcia David, op. cit., 2008.
32 On peut parler, comme Michel Dobry, de « transactions collusives » en tant que moyen de stabiliser la crise. Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
33 Face à cet enquêté peu enclin à se livrer, il a été impossible de recueillir des données objectives sur sa trajectoire. Figurant parmi les « anciens » du journal, sa mémoire est souvent mobilisée au moment d’écrire des articles introspectifs sur l’histoire du quotidien lors des éditions anniversaires. Tout porte à croire que son discours managérial est moins l’expression de dispositions que le produit d’une adaptation réussie aux évolutions de l’institution.
34 Benson Rodney, « La logique du profit dans les médias américains », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 131-132, 2000, p. 7-15.
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