Préface
p. 9-13
Texte intégral
1Note portant sur l'auteur *1
2Dans ses Investigations philosophiques, le philosophe allemand Ludwig Wittgenstein maintient qu’il n’y a qu’une façon de savoir si tous les jeux ont quelque chose en commun. « Denk nicht, sondern schau ! » dit-il. « Au lieu de penser, observe2 ! » Les historiens du cinéma des premiers temps n’ont pas toujours obéi à ce précepte. En toute logique, un accompagnement musical était obligatoire, insistaient-ils, car une image dépourvue de son nous semblerait étrange. Un accompagnement musical s’imposait, raisonnaient-ils, pour couvrir le bruit du projecteur. « Lorsque le cinéma s’installa au music-hall et au caf’conc’ », affirmaient-ils, « il profita naturellement de l’orchestre qui s’y trouvait déjà3 ». Au lieu de se laisser prendre au piège de la logique, du raisonnable et du naturel, Martin Barnier a écouté de près les pratiques sonores du cinéma à ses débuts. « Au lieu de simplifier la réalité », propose-t-il, « étudions toute la complexité des environnements sonores dans les salles ». Il a bien compris que ce qui aujourd’hui nous semble étrange était peut-être bien la norme, il y a un siècle. Il s’est donc attaché à dépister toutes les pratiques sonores du cinéma des premiers temps – même celles qui ne correspondent pas à une logique moderne. Au lieu de suivre un raisonnement qui ne saurait éviter l’anachronisme, il a commencé par observer les faits sur le terrain.
3Les oreilles grandes ouvertes, Martin Barnier s’est promené un peu partout dans la France d’avant-guerre. Trois aspects de ses recherches méritent une mention particulière. D’une part, ses prédécesseurs se sont en général cantonnés à une seule ville ou à une seule région, alors que pour la première fois Barnier nous offre un panorama qui couvre la province comme Paris, les petites villes comme les grandes, les pratiques ambulantes comme celles des théâtres permanents. Au lieu de se limiter à la liste traditionnelle de ceux qui ont leur mot à dire sur le son et les débuts du cinéma (Richard Abel, Rick Altman, Jacques Deslandes et Jacques Richard, André Gaudreault, Tom Gunning, Giusy Pisano), il a su profiter du travail de tous les collègues qui ont bien voulu se salir les manches dans les archives locales – Jean-Jacques Meusy pour Paris, Pierre et Jeanne Berneau pour Limoges, Olivier Poupion pour Rouen, René Prédal pour Nice, Jacques et Chantal Rittaud-Hutinet pour le pays tout entier en 1896-1897, et bien d’autres. De plus, les propres recherches de Barnier sur Lyon, Nice, Saint-Étienne et Villefranche-sur-Saône et dans de nombreux journaux coopératifs ont fourni un complément essentiel aux renseignements déjà disponibles.
4D’autre part, la variété des documents consultés par Barnier lui a permis de tirer le maximum de ses sources. Il faut l’avouer, les recherches sur le son comptent parmi les plus ingrates, car il s’agit de reconstituer tout un paysage sonore à partir de quelques traces entièrement inaudibles et quasiment invisibles. Il est donc nécessaire de faire preuve de la plus grande créativité dans les recherches. C’est ainsi que Barnier s’est donné pour tâche de consulter non seulement la presse de l’époque, mais aussi les manuels, les catalogues, les revues corporatives, les programmes, les annonces publicitaires, les affiches, les cartes postales, les photos de devantures de salles, les mémoires, les romans, et même les plaintes et les comptes-rendus de procès. Sa volonté de tout dépouiller nous fait sentir à quel point ses recherches sont dirigées par les pratiques de l’époque, observées dans leur milieu d’origine, plutôt que par une pensée maîtresse qui aurait tendance à interdire l’accès à certaines pratiques qui ne correspondraient pas aux attentes de nous autres modernes.
5Mais la plus grande nouveauté – et la grande force du travail de Barnier – ne tient ni à l’étendue de son champ d’observation ni à la variété de ses sources, mais à la tâche qu’il s’est imposée. Car ce livre ne propose pas – comme on pourrait s’y attendre – une histoire de l’accompagnement musical des films. Il ne cible pas non plus l’inventaire des différents dispositifs sonores employés par le cinéma débutant. Il ne cherche même pas à faire l’histoire du paysage sonore des salles de cinéma des premiers temps. Au lieu de se limiter à des catégories rationnelles, produites par la pensée plutôt que par l’observation, Barnier a suivi ses oreilles partout où le son a laissé des traces. Notre vocabulaire usuel nous a habitués à des ouvrages qui traitent du cinéma – au singulier, désignant un dispositif parmi d’autres – ou de cinémas – au pluriel, indiquant les endroits construits pour exploiter le cinéma. Les études, que ce vocabulaire a engendrées, visent donc habituellement soit les films eux-mêmes, soit les endroits où les films sont majoritaires. On nous offre des filmographies, des analyses de films, des biographies de cinéastes, des études de compagnies productrices de films, des articles sur les accompagnements de films, des photos de cinémas, etc.
6Or, Martin Barnier a compris l’importance de tout observer, plutôt que de s’en tenir au cinéma tel que notre monde moderne l’entend. Comme il le dit si bien, il ne s’agit pas de se borner à ce qu’on a appelé par la suite des cinémas, mais de porter son attention sur tous les endroits où le cinéma a séjourné, quelque court qu’ait pu être son séjour, et hybride le programme. Pendant la période couverte par Barnier – grosso modo les vingt premières années du cinéma – les films n’ont pu se vanter que rarement d’avoir un programme ou un édifice à eux. Partager l’affiche avec de nombreuses autres attractions, c’est là le sort du cinéma des premiers temps. Au lieu de se limiter aux moments relativement rares où le cinéma a tenu le haut de l’affiche, Barnier s’est efforcé de rester à l’écoute des pratiques sonores de tout lieu par où le cinéma est passé. C’est ainsi qu’il a pu reconnaître et apprécier une variété de sons qui dépasse de loin les effets sonores et la musique qu’on a l’habitude d’associer au cinéma. Comment imaginer le paysage sonore des projections foraines sans prendre en compte ces « locomobiles » qui fournissaient aux forains à la fois électricité… et occasionnaient un boucan pas possible à la porte même du lieu de projection ? À Châtellerault, nous apprenons que les films partagent le programme avec… des jets d’eau. À Paris, à Lyon, à Saint-Étienne et dans bien d’autres endroits, dans les “cinémas-skating” les films sont accompagnés par le bruit des patineurs. Chez Pathé, pendant de longues années, c’est grâce au téléphone que les films ont pu être sonorisés. Comme Barnier nous l’apprend, il y a de tout dans les endroits qui ont accueilli le cinéma, jusqu’au célèbre Pujol « pétomane ».
7Mais le butin ramené par Barnier de ses recherches ne concerne pas uniquement quelques pratiques aussi inattendues qu’isolées. Car le sujet de ses recherches n’est pas à vrai dire – comme on pourrait facilement le croire – l’accompagnement des films. Ce que Barnier nous offre, c’est plutôt une étude approfondie, pour la France tout entière, du paysage sonore du cinéma des premiers temps. Et il a compris la nécessité d’étudier toute pratique sonore qui touche au cinéma, même quand les sons en question ne sont pas directement destinés à accompagner les films. L’une de ses découvertes les plus importantes, c’est que « l’accompagnement musical dépend donc de la salle, et non pas du film ». Jusqu’ici on a toujours privilégié les accompagnements qui dépendent justement du film – partition, conducteur, etc. – alors que Barnier s’entête à couvrir la totalité des programmes où paraissent des films. C’est ainsi qu’il en arrive à affirmer que la pratique de l’époque s’intéresse moins aux films qu’à la séance. Et dans cette séance, sauf exception, la place des films reste minoritaire. Le travail de l’historien ne doit donc pas se faire film par film (comme il s’est souvent fait jusqu’ici) mais salle par salle, séance par séance, et source sonore par source sonore.
8La tradition dans les écrits sur le cinéma dit « muet » veut que les partitions musicales soient privilégiées. D’une part, cette approche fait acte d’allégeance envers les arts consacrés (tournant ainsi le dos à la culture de masse pourtant majoritaire dans la plupart des salles qui ont accueilli des films). D’autre part, cette façon d’aborder le cinéma muet respecte et renforce la réputation de certains films, uniques, dignes exemples du septième art. Jusqu’à tout récemment, les textes portant sur le son du cinéma muet ont été, presque sans exception, des études musicales, organisées film par film. Chose étonnante chez Martin Barnier : non seulement la musique ne paraît qu’à mi-chemin, mais la musique en question n’est pas celle à laquelle on s’attend. Barnier consacre autant d’espace aux bruits et aux chants qui entourent les films qu’à la musique qui les accompagne, car – comme il le dit si justement – « les musiques et chants, autour des films, ont une grande incidence sur la façon de percevoir les films ».
9On sent à quel point Barnier est rentré dans la logique de l’époque. Refusant toute construction rétroactive, il nous rappelle régulièrement la nécessité de mettre en question notre propre vocabulaire et les suppositions qu’il véhicule. Au lieu d’accepter les termes consacrés par un siècle de critique et d’histoire, il observe activement le vocabulaire d’époque plutôt que d’accepter aveuglément le nôtre. Au lieu d’employer systématiquement le terme passe-partout de « bonimenteur » (comme l’ont fait bien d’autres) il fait le tour de la nomenclature de l’époque : « conférencier » dans toute situation pédagogique, « explicateur de vues » pour les diapositives comme pour les films, « diseur à voix » en Belgique, « termajis » en Bretagne, etc. Il note soigneusement que ce que nous appelons aujourd’hui « bruitage », fait par un « bruiteur », était désigné à l’époque plutôt par les termes « bruits de coulisse » et « bruitiste », « bruisseur », « homme chargé des bruits » ou « accessoiriste ». Toujours attentif aux moindres détails du vocabulaire de l’époque, Barnier nous étonne parfois, non avec un terme nouveau et inattendu, mais justement avec un mot que nous pensons connaître parfaitement bien, mais qui à l’époque était loin d’avoir le sens qu’on lui attribue aujourd’hui. Imaginez le bonheur du public limousin en septembre 1908, car pour la tournée du Mondial « au simple piano des premiers jours succède un imposant orchestre ». En expliquant que « l’imposant orchestre » en question n’est composé que du « quatuor limousin », Barnier nous révèle à quel point notre perception est formée par un emploi moderne, revu et corrigé, des termes employés à l’époque. Nous avons beau employer les mêmes mots, le sens n’est pas le même. C’est une leçon qu’on ne répétera jamais assez. J’ai moi-même consacré plusieurs pages à ce sujet dans un article récent4.
10Parmi les trouvailles que Barnier nous offre dans ce volume, nulle n’est plus étonnante ni plus importante que l’envergure impressionnante de la synchronisation. Nous savions – malgré trois quarts de siècle de prose mal raisonnée – que le cinéma avait bel et bien parlé bien avant Le Chanteur de jazz. Mais de là à consacrer le quart d’un livre sur les débuts du cinéma à la synchronisation ? Et pourtant, page après page, Barnier nous montre à quel point la France d’avant-guerre était déjà le pays du parlant. Plus encore que les États-Unis, pourtant sillonnés par divers systèmes synchronisés, la France a pris les devants dans le domaine du cinéma parlant et chantant. Mais comme aux États-Unis, le cinéma synchronisé en France a toujours dû partager la salle avec d’autres divertissements, d’autres sons, d’autres films. De plus, les recherches de Barnier sur la synchronisation lui ont permis de rectifier les nombreux écrits qui avaient voulu enterrer le système Ciné-Phono de Pathé, attribuant son apparente disparition des archives à une disparition réelle sur le terrain. Or, ayant réussi à retrouver les traces du Ciné-Phono dans les archives, Barnier est arrivé à redécouvrir maintes traces du système Pathé sur le terrain. Malgré ce qu’on a pu dire et écrire, non seulement le Ciné-Phono a effectivement existé, mais il a été exploité avec succès.
11Après le travail de Martin Barnier, on n’entendra plus les bruits, les cris et les musiques de films dans les projections avant 1914 de la même façon. L’attention portée par Barnier aux sons qui entourent les films, ainsi qu’à ceux qui les accompagnent, nous offre un modèle important pour les travaux à venir. Pour comprendre le cinéma, il ne suffit pas d’étudier les films. Pour comprendre le son au cinéma, il ne suffit pas non plus de se pencher sur la musique et les bruits qui accompagnent les films. C’est le paysage sonore tout entier qu’il faut étudier. L’un des premiers, Martin Barnier nous montre comment il faut s’y prendre.
Notes de bas de page
1 Professeur à University of Iowa.
2 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Berlin, Akademie Verlag, 1998, p. 66.
3 Jacques Deslandes et Jacques Richard, Histoire comparée du cinéma, t. 2, Du cinématographe au cinéma (1896-1906), Tournai, Casterman, 1968, p. 76 sq.
4 Rick Altman, « The Living Nickelodeon », in The Sounds of Early Cinema, Richard Abel et Rick Altman (dir.), Bloomington, Indiana University Press, 2001, p. 232-240 ; voir surtout « A Little Lexicon of Misunderstood Terms », p. 232-235.
Auteur
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