8. La classe ouvrière et son « devenir coopératif »
La surprenante actualité du conflit Lip (1973-1978)
p. 183-199
Texte intégral
1Face aux cessations d’activité et aux licenciements économiques dans le secteur industriel, la récupération de l’outil de production, notamment sous forme de coopérative, se présente actuellement comme une alternative crédible dans de nombreux conflits ouvriers à travers le monde. Cette alternative n’est pas récente mais connaît aujourd’hui un indéniable regain d’intérêt (Gourgues, 2014). Toutefois, si le « devenir coopératif » des travailleurs est défendue comme une alternative au capitalisme (Borrits, 2015 ; Ranis, 2015), elle est inévitablement marquée par un doute fondamental, parmi ceux qui mènent les luttes ouvrières, quant à son objectif politique global. C’est à ce doute que nous souhaitons consacrer ce chapitre.
2Très concrètement, pour les travailleurs, récupérer son usine signifie s’engager dans la propriété des moyens de production, que celle-ci soit légale ou pas. Or, ce rapport des ouvriers à la propriété partagée fluctue en fonction des expériences et des contextes. L’occupation puis le redémarrage des usines, en situation capitaliste, sont des phénomènes mondiaux, traversant les époques : on le retrouve aussi bien dans l’Autriche des années 1920, le Chili des années 1970, qu’en Turquie, en Égypte, en Grèce, en Chine, en inde, en Afrique du Sud, à Madagascar ou en France (Ness et Azzelini, 2011 ; Ness, 2014). Aussi, les questions que posent ses reprises ne trouvent pas de réponse univoque : s’approprie-t-on son usine pour maintenir la viabilité d’un outil de travail dont on tire un revenu ? Pour contester l’hégémonie libérale et construire un modèle économique alternatif ?
3Répondre par l’affirmative à ces deux questions n’a rien d’évident. Comme le note P. Cuninghame (2015 : 268) à propos du cas mexicain, « aujourd’hui, les coopératives sous contrôle ouvrier peuvent être un modèle alternatif permettant de survivre dans la longue crise du néolibéralisme, mais elles ne fournissent pas nécessairement un modèle pour la résistance anticapitaliste ». Dans le même esprit, M. Quijoux (2012) a bien montré la trajectoire contre-intuitive des usines récupérées en Argentine, initié lors de la crise de 2001. Dans le cas de l’usine de couture Brukman, la récupération de l’outil de travail par ses ouvrières, fortement attachées à leur usine et leur patron, est soutenue des militants prônant l’autogestion, mais ne tarde pas à rejoindre progressivement les réseaux officiels et légaux du mouvement des entreprises récupérées. Si les nouvelles « associées » tentent de maintenir les ambitions démocratiques de leur occupation au sein de leur coopérative, les représentations héritées (souci de la performance individuelle) et les difficultés liées au fonctionnement de l’économie (problèmes de trésorerie, de capital) rétablissent, au cœur même de l’occupation autogestionnaire, des règles de contrôle du travail, de pression managériale et de hiérarchie. Plutôt que de les considérer comme des ruptures économiques, certains observateurs soulignent même que « les entreprises argentines occupées par leurs ouvriers sont un modèle de système d’incitation qui peut créer une efficacité égale ou supérieure à celle qu’on trouve dans le management privé » (Fields, 2008 : 84). En d’autres termes, les occupations productives d’usine pourraient faire le jeu d’une économie profondément libérale, focalisée sur la performance individuelle et le faible coût du travail. Si toutes les expériences de récupération ne correspondent pas à cette analyse – dans le cas des hôtels occupés et récupérés notamment (Ewans, 2007) – les expériences industrielles restent fortement marquées par cette problématique.
4Dans les cas de figure, de plus en plus nombreux, où la question de l’accès à la propriété collective de l’outil de travail se pose, les travailleurs doivent donc construire le sens politique de leur récupération. Pour étudier les dilemmes politiques posés par la propriété collective des moyens de production, nous proposons de revenir sur l’exemple des « grèves productives » de l’usine horlogère Lip, située dans le quartier de Palente, à Besançon, entre 1973 et 1978, provoquées par des licenciements économiques et le démantèlement de l’entreprise engagés par l’actionnaire majoritaire. Le choix d’analyser un conflit passé pour évoquer les problématiques actuelles des récupérations d’usine nécessite toutefois d’être justifié.
5Le lien entre le conflit Lip est l’enjeu d’une propriété ouvrière des moyens de production tient à deux faits majeurs. Premièrement, les ouvriers de Lip ont mis la question de la propriété au cœur de leur lutte, autour de trois décisions : le 12 juin 1973, ils « volent » et cachent le stock de montres de l’entreprise ; le 18 juin 1973, ils votent en assemblée générale (AG) le redémarrage partiel de la production de montres, s’engageant dans une « grève productive » ; le 2 août 1973, ils organisent leur première « paye ouvrière ». Ce basculement dans l’illégalité, violant publiquement le droit de propriété capitaliste, est un élément central du mythe entourant ce conflit (Beurrier, 2003). Deuxièmement, les travailleurs de Lip fondent, à la fin de l’année 1977, une coopérative ouvrière, sur la base des productions (horlogères et non horlogères) engagées dans leur usine occupée durant les quatre ans de lutte1. L’entrée dans la légalité entérine la copropriété d’un outil de travail d’abord réquisitionné pour construire un rapport de force avec les actionnaires et l’État.
6Quarante ans après les faits, Lip est donc régulièrement présenté comme un jalon de cette histoire de la propriété partagée des moyens de production. Dans un article anniversaire qu’il consacre au conflit, le journal Le Monde affirme ainsi que « cette lutte trouve aujourd’hui ses prolongements avec la multiplication d’initiatives de salariés en faveur de la création de coopératives, souvent portées par des syndicats2 ». Toutefois, le bilan de ces coopératives – souvent sous forme de Sociétés coopératives et participatives (SCOP) – invaliderait largement le mythe qu’en donne l’exemple de Lip : de nos jours, le choix coopératif est souvent un acte d’autodéfense, promu par des syndicats à court d’idées, ne donnant aucune garantie de viabilité pour ces entreprises. Cette séparation chronologique s’appuie pourtant sur une image tronquée du conflit bisontin, le renvoyant à une cohérence factice, en confondant le « texte public » d’une revendication autogestionnaire, largement employée par les ouvriers eux-mêmes durant la lutte afin de la populariser et mythifier par la mémoire militante du conflit, et le « texte caché » des dilemmes que la voie coopérative crée chez ces mêmes ouvriers et leurs soutiens, qui s’expriment dans des espaces plus discrets (au sein et autour de l’usine, dans les correspondances écrites, dans des publications et des tracts qui circulent de main en main).
7Durant l’occupation productive chez Lip, les tensions entourant le rapport à la priorité collective sont, de ce point de vue, d’une surprenante actualité. Cette surprise tient au fait que ce conflit est souvent considéré comme emblématique d’un passé révolu, difficile à comparer avec notre période. Lip serait ainsi le révélateur d’une séquence historique spécifique du mouvement ouvrier, dite de « l’après Mai 68 », durant laquelle l’occupation d’usine et l’appropriation de l’outil de travail participent d’un élargissement des répertoires d’action des syndicats et des ouvriers français (Pénissat, 2005 ; Vigna, 2007). Pourtant, chez Lip, si l’appropriation illégale et temporaire des moyens de production en 1973 a bien été un mode d’action typique des années 1970, le passage en coopérative, qui intervient quatre ans plus tard, a été sinueux, chaotique et controversé. C’est le doute qui anime ce choix de la coopérative qui fonde l’actualité du conflit.
8Pendant les quatre années qui séparent les premières « paies ouvrières » et le dénouement du conflit, les travailleurs de Lip vont tout faire pour éviter de fonder une coopérative ouvrière. Leur revendication essentielle est le redémarrage de leur usine, ce qu’ils parviennent d’ailleurs à obtenir provisoirement, entre 1974 et 1976. C’est la seconde liquidation de l’entreprise, en mars 1976, qui entraîne les travailleurs de Lip dans un nouveau conflit qui se ponctue par le projet coopératif. Pour saisir les tensions, au sein même du collectif des travailleurs en lutte, autour du projet coopératif, il convient donc de déconstruire la position des ouvriers en lutte face à l’hypothèse d’une appropriation partagée des moyens de production.
9Sur la base d’un travail de recension et d’analyse d’archives3, nous proposons de saisir la manière dont la possibilité d’un passage en coopérative – ce que nous appelons son « devenir coopératif » – circule au sein de l’usine durant le conflit, de son rejet initial à son acceptation finale. Nous proposons de multiplier les points d’entrée empirique (des archives parlementaires aux correspondances des travailleurs en lutte) pour retracer la trajectoire de l’idée « coopérative » et comprendre la manière dont les travailleurs en lutte problématisent ce qu’ils vivront comme une sortie de la lutte des classes.
Lip, (tout) contre la coopérative (1973)
10Le conflit de l’année 1973, même s’il est irrémédiablement marqué par la « grève productive », ne présente pourtant aucune ambiguïté : malgré les emprunts à la rhétorique autogestionnaire, les responsables syndicaux, ne veulent pas de coopérative, relayant en cela l’aspiration de l’ensemble du collectif. Ce rejet signifie que la reprise de la production lors de la grève ne correspond en rien à une appropriation durable de l’entreprise dans un format économique nouveau. Pourtant, la solution coopérative est en permanence suggérée aux travailleurs par des acteurs extérieurs à l’usine, impliquant notamment les plus hauts niveaux de l’État et les acteurs centraux du champ politique.
11Ainsi, comme le rappelle F. Georgi (2014), la grève de l’usine de Palente est un moment de forte cristallisation d’un débat politique plus large, alors très vivant, sur l’autogestion. Si les travailleurs de Lip profitent de la notoriété que leur procure leur « flirt » avec les thèmes autogestionnaires, leurs organisations syndicales ne reprennent pourtant jamais à leurs comptes la thématique. Au contraire, les solutions prônées par ces organisations n’envisagent jamais l’absence d’un patron, fut-il l’État.
La solution coopérative, une initiative gouvernementale ?
12En 1973, le conflit Lip est une affaire nationale, très fortement médiatisée. La lutte menée contre les décisions de l’actionnaire majoritaire Suisse (licenciements collectifs, abandon de certains secteurs d’activité) parvient en effet à se désectoriser : l’occupation de l’usine et la reprise de la production font l’objet d’une véritable campagne « évènementielle » de la part des ouvriers (Granger, 2011) et obtient les faveurs des médias nationaux, des partis de gauche et des centrales syndicales. Cette campagne de communication sert à porter une série de revendications – « pas de licenciements, pas de démantèlement, maintien des acquis sociaux » – incessamment répétées par des organisations syndicales persuadées que l’entreprise a été sciemment coulée par des actionnaires peu scrupuleux. Si le gouvernement français intervient dans un conflit largement suivi et inspirant d’autres expériences de luttes ouvrières (Adam et Raynaud, 1978), il se confronte pourtant à des ouvriers revendiquant, d’abord et avant tout, qu’on maintienne leur entreprise, leur salaire et leur activité en l’état, bref, qu’on leur redonne un patron, que celui-ci soit public ou privé.
13Ainsi, parmi les revendications et propositions des deux principales sections syndicales, CGT et CFDT, appuyées par leurs confédérations respectives, aucune ne mentionne l’idée d’une coopérative. La CGT prône une « prise de participation de l’État démocratique pouvant aller jusqu’à la majorité », c’est-à-dire une nationalisation, via un investissement de l’Institut du Développement Industriel et du Fonds de Développement Économique et Social4. La solution prônée par la CFDT, reste prudente : rappelant qu’il « n’est pas de nos compétences de présenter la solution à ce problème de développement industriel », les syndicalistes établissent tout de même un plan de production et de commercialisation, appuyée sur des perspectives de marché « réalistes », permettant le rétablissement et le développement de l’entreprise5.
14La solution coopérative émerge, en réalité, à la faveur de la transformation du conflit en « affaire d’État ». Signe de l’ampleur nationale de la lutte, François Mitterrand, alors premier secrétaire du parti socialiste à la tête du tout nouveau « programme commun6 » et député de la Nièvre, interpelle à l’Assemblée nationale, le premier ministre à ce sujet en août 1973. Le député s’indigne de l’enlisement du conflit, en rappelant que les travailleurs bisontins réclament, depuis plusieurs mois, que l’État prenne ses responsabilités face à l’incompétence des actionnaires de l’entreprise :
« Vous vous rendez bien compte que, lorsque les travailleurs de Lip ont engagé leur action, ils ne pensaient pas affirmer comme on l’a dit par caricature, une perspective de cogestion, mais d’abord leur volonté d’autodéfense. Autodéfense ! Méditez ce mot7. »
15Pierre Mesmer adresse alors une réponse claire à cette invective, en affirmant que les travailleurs de Lip, en refusant la solution coopérative tout en jouant avec l’idée (« dangereuse ») d’autogestion, n’ont fait qu’empirer le problème :
« Le refus [des travailleurs de Lip] d’alléger les structures, de réduire des effectifs mutilés, de réexaminer les avantages acquis équivaut à condamner à mort cette affaire. Naturellement, les mêmes syndicalistes se dérobaient devant toute responsabilité, écartant, prudemment j’en conviens, l’autogestion dont on préfère célébrer le principe que l’éprouver, et rejetaient même une proposition de coopérative ouvrière8. »
16La « proposition de coopérative ouvrière » évoquée par P. Messmer, distincte des appels à l’autogestion, a été portée directement par ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel9, parallèlement aux négociations ouvertes entre les travailleurs en grève et un émissaire du gouvernement (Gourgues, 2016). L’objectif de cette proposition est de convaincre les leaders syndicaux de mettre un terme au conflit en prenant la charge d’une nouvelle société10. Cette position du ministre de l’Industrie est relayée au sein de la droite française, dont une frange s’est engagée historiquement sur les thèmes de la participation et de la cogestion (Sauvêtre, 2013). Les gaullistes « sociaux » du journal Le Sursaut Populaire identifient ainsi « l’apport le plus important de la lutte des Lip : concrétiser et rendre crédible des “utopies” […] que les militants gaullistes, réformistes ou révolutionnaires, et les militants autogestionnaires avaient formulé, avant et après 6811 ». Cette solution coopérative se présente donc bien comme une option portée par une frange spécifique du gaullisme, relayée au sein du gouvernement.
17La proposition de coopérative n’est pas pour autant monopolisée par le gouvernement français et la droite gaulliste. Elle émane d’une nébuleuse d’acteurs hétérogènes, mêlant des militants de tous horizons, qui redéfinissent sans cesse ce qu’ils entendent par « coopérative ». S’il n’existe d’ailleurs aucune alliance objective entre ces acteurs, leur démarche converge : suggérer, sans succès, la reprise de l’usine de Palente dans un format coopératif. Michel Rocard, relate l’échec de la tentative portée par le Parti Socialiste Unifié (PSU) :
« Je suis allé deux fois à Lip, dont une, reçue par l’organisation syndicale, CFDT, pas l’assemblée générale du personnel, pour les convaincre de jouer la formule de la coopérative ouvrière de production. Et ils voulaient pas en entendre parler. Ils… Parce que c’était quand même une formule prête, j’étais à ce moment-là en très bon rapport avec l’état-major des SCOP, Sociétés Coopératives de Production, c’était un état-major national… Et donc s’ils avaient choisi cette formule, on aurait eu toutes les aides possibles pour l’appui technique logistique, de la fédération des SCOP, pour trouver des hommes et peut-être un homme, enfin un patron possible, de coopérative et mettre sur pied le système et peut-être même trouver un peu de capital à faire venir. Mais ils n’en ont pas voulu. On veut un patron12. »
18La proposition du PSU est en réalité très ambigüe. Alors que les représentants du parti au sein de l’usine sont régulièrement accusés de prodiguer des « prêches autogestionnaires13 », le groupe régional du PSU et la cellule PSU-Lip n’avancent qu’avec une extrême prudence dans la défense de ce projet, en conservant une distance critique vis-à-vis de l’autogestion :
« Pendant la période suivant la mise en marche et la vente, tout le monde s’est extasié sur la “lutte originale” des travailleurs de Lip, sur leur sérieux et leur ingéniosité. Les politicards de droite et la grande presse prétendaient alors dissimuler la remise en cause de la priorité privée et du système capitaliste tout entier sous des flots de baratin sur l’“autogestion” les coopératives et autres fariboles14. »
19Pourtant, si l’autogestion est une « faribole », les militants du PSU défendent le projet d’une « Régie nationale des Usines Lip », solution transitoire qui permettrait « le maintien, le développement et le rééquilibrage de l’entreprise d’une part, la garantie de l’emploi et la progression des salaires sous le contrôle des travailleurs d’autre part15 ». Cette régie pourrait, dans un avenir hypothétique, « se transformer en coopérative ouvrière, si c’est la volonté des travailleurs », même si « cette dernière hypothèse est à écarter le plus possible car une telle gestion ouvrière n’est qu’un mirage en système capitaliste16 ».
20S’autogérer dans une coopérative ? Pour le PSU, cette solution n’est qu’un dernier recours. Or, cette posture n’est pas anodine, tant le parti est ancré parmi les animateurs de la lutte, comme l’indique la liste des signataires d’un tract datant du 7 juillet 1973, regroupant les principaux leaders syndicaux17 et non syndicaux18. Piliers incontestables du conflit, ces leaders oscillent entre l’objectif immédiat de leur lutte, et l’inévitable question du « que faire ? » ou plutôt « que sommes-nous en train de faire ? ».
De « l’occupation productive », au risque de l’autogestion
21La crainte d’une impasse coopérative s’exprime au-delà des membres du PSU. Elle est partagée par les militants de divers groupuscules d’extrême gauche, très actifs au sein de l’usine. Confrontés à l’avènement de « l’occupation productive », qu’ils avaient par ailleurs prôné, ils hésitent en permanence sur le sens et l’intérêt de cette gestion de l’usine par les travailleurs. Ici, le débat porte sur le sens politique de l’idée autogestionnaire, englobant bien souvent le thème coopératif.
22Rares sont ceux qui affichent une opinion claire et tranchée sur la question. D’un côté, les militants trotskystes de l’OCI fustigent ce qu’ils considèrent comme étant un miroir aux alouettes. Stéphane Just19 dénonce ainsi ses camarades « autogestionnaires » (du PSU aux marxistes-léninistes) qui ne prônent qu’une forme de renoncement, déguisé d’une irrévérence de façade, détournant les ouvriers de la seule solution souhaitable, à savoir la grève générale et la conduite centralisée d’une révolution prolétarienne menée et pensée par une avant-garde. D’un autre côté, la défense d’une ligne « autogestionnaire » au sein de l’usine est pour le moins hétérogène et peu cohérente. Ainsi, le « comité de liaison pour l’autogestion socialiste », réunissant des militants du PSU et de l’Alliance Marxiste Révolutionnaire affirme que « la démonstration faite à Lip, c’est que les travailleurs sont capables de s’organiser eux-mêmes à la base pour produire et écouler leur production20 ». Parallèlement, les anarchistes, s’ils refusent de donner des conseils aux ouvriers, affirment que Lip ravive le projet Proudhonien – la prise en main de la production de l’usine par les travailleurs sans patrons et sans bureaucrates d’aucune espèce par une gestion directe de tous21 » – et rendent justice à leur glorieux ancêtre bisontin.
23Hormis ces (rares) argumentaires explicitement en défaveur ou en faveur du thème autogestionnaire, les militants d’extrême-gauche hésitent. Si l’ensemble des groupuscules saluent la reprise de la production, puisque celle-ci a permis d’agiter l’imaginaire du monde ouvrier en montrant « à tous les ouvriers de France et même d’Europe qu’ils peuvent très bien se passer des patrons et de leurs larbins22 » en n’hésitant pas « à utiliser pour lutter TOUS LES MOYENS, légaux et illégaux23 », l’horizon politique de cette forme d’action demeure ambigu. Pour les groupuscules d’extrême-gauche, la reprise de la production peut empiéter sur la lutte et détourner les ouvriers de Lip d’une nécessaire alliance avec d’autres usines en grève. En d’autres termes, les moyens ne doivent pas être pris pour les fins :
« La production et la vente nous prennent du temps, beaucoup de temps, trop de temps que nous pourrions utiliser pour une part à la popularisation, la discussion sur les perspectives et les moyens de renforcer notre lutte, à la confection d’affiche, de tracts, etc.24. »
24Pour les militants d’extrême gauche, se consacrer à la reprise de la production peut paradoxalement affaiblir la mobilisation des ouvriers, en ce qu’elle risque de faire perdre l’horizon du combat à mener : renverser le capitalisme par des luttes coordonnées autour de revendications « classiques » (hausse des salaires, fin du pointage, répartition du temps de travail).
25Ces doutes alimentent le paradoxe de cette occupation productive. D’un côté, si Lip a pu devenir un événement national, envahissant l’agenda médiatique et gouvernemental, c’est grâce au défi que les ouvriers lancent à la priorité capitaliste. D’un autre côté, les revendications que portent le collectif des travailleurs restent inchangées et n’envisagent pas la coopérative comme une solution viable.
26L’issue de ce premier conflit conforte, en fin de compte, le choix des travailleurs de ne pas s’orienter vers un format coopératif. À la fin de l’année 1973, des acteurs centraux du patronat dit « social » (au premier rang desquels Alain Riboud, PDG de BSN, Renaud Gillet, PDG de Rhône-Poulenc, et José Bideguain, président de l’association « Entreprise et Progrès »), soutenu par la confédération de la CFDT et les leaders du PSU, parviennent à constituer une proposition de reprise. La réorganisation de l’entreprise est confiée par ces nouveaux actionnaires à un jeune entrepreneur parisien provenant du milieu de la publicité, proche du PSU et du patronat social, Claude Neuschwander. Le plan élaboré par ce dernier, est validé lors de « l’accord de Dôle » puis ratifiée à la quasi-unanimité par les ouvriers de LIP lors de l’AG du 28 janvier 197425, s’appuie très largement sur les éléments d’expertise et d’analyse avancés par les syndicats durant la lutte.
27L’accord de Dôle, le remérage de la production en mars 1974 et la réembauche progressive des ouvriers jusqu’à la fin de l’année, finissent de « démonétiser » la solution coopérative chez Lip. Présenté comme une victoire, cet accord semble prouver que le maintien d’une entreprise promis à la fermeture par ses actionnaires peut être obtenu par la lutte. Pourtant, cette solution coopérative se présentera de nouveau comme un horizon, forcé cette fois-ci, deux ans plus tard.
La coopérative, au pied du mur (1976-1978)
28La reprise de l’entreprise Lip, sous la direction de C. Neuschwander, reconduit les modes de gestion en place depuis la prise de contrôle des actionnaires Suisses : la direction de l’usine est ainsi soumise à l’examen permanent du pool d’actionnaires majoritaires. Ainsi, l’engagement de C. Neuschwander dans la reprise et l’extension de l’activité n’empêche pas une nouvelle liquidation de l’entreprise par ses actionnaires, en février 1976. Le scénario de 1973 se reproduit : des actionnaires lointains, qui ne se confondent pas avec la direction de l’usine, décident de la fin de l’activité, officiellement justifiée par un défaut de rentabilité.
29Lors de ce second conflit, les ouvriers retrouvent leurs doutes concernant l’hypothèse d’une appropriation collective de l’outil de travail là où ils les avaient laissés, et refusent de s’engager dans une nouvelle occupation productive26. Le rapport à la propriété collective est marqué, dès l’origine de la lutte cette fois-ci, par une grande prudence. Le 16 avril 1976, lorsque les cadres de l’entreprise soumettent au vote de l’AG de l’idée de relancer la production, la proposition est largement rejetée par les ouvriers, qui s’interrogent désormais très sérieusement sur la viabilité de l’entreprise27. Les productions qui s’engagent dans l’usine occupée (à partir de mai 1976) ne sont plus horlogères : les travailleurs présents dans l’usine, moins nombreux qu’en 1973, s’engagent dans des productions diverses, à partir de leur savoir-faire (assiettes décorées, pendulettes, jeu de société, couture). La confiscation du stock de montres28 ne sert plus à la vente, mais à la « sauvegarde de la marque29 ».
30Ce second conflit est pourtant marqué par un cheminement chaotique vers la solution coopérative. En effet, ce n’est que le 26 mai 1977, un an après le début du conflit, que l’AG des travailleurs décide de reprendre une activité de production horlogère30, qui vient compléter les autres productions déjà présentes. Ce redémarrage, qui doit permettre d’assurer des indemnités de survie pour des travailleurs confrontés à la fin de leurs indemnisations de licenciement (Gourgues, 2017), est présenté par C. Piaget (CFDT) comme une solution de survie : « les travailleurs y ont été acculés31 » puisque « les premiers d’entre nous seront touchés à la mi-juillet [par la suppression des allocations chômage], et n’auront que l’aide prévue par la loi soit 380 francs par mois32 ». Pourtant, ces mêmes travailleurs décident par un vote en en AG, le 8 novembre 1977, de constituer une coopérative de production33. La solution coopérative, qui a donc bel et bien circulé au sein du collectif des travailleurs, est de nouveau animée par une nébuleuse disparate d’acteurs, dès le début de la seconde occupation, et largement controversée dans l’usine occupée.
Un impossible devenir coopératif
31D’où vient l’idée d’une coopérative lors de ce second conflit ? Comme en 1973, principalement de l’extérieur de l’usine. Cette solution, désormais soutenue par expertise syndicale inexistante trois ans plus tôt (Beckmann, 2015), est constamment soumise aux travailleurs par leurs « soutiens ». Ainsi, entre 1976 et 1977, le « comité des travailleurs de Lip » est régulièrement interpelé sur la question. La consultation des correspondances épistolaires archivées par Bernard Billot, secrétaire général du comité34, dessine un espace de mise en débat de la solution coopérative, dans lequel les travailleurs de Lip sont sommés, par des individus de tous horizons, de se positionner.
32À la lecture de ces lettres, on observe que l’imagination va bon train parmi les soutiens des travailleurs en lutte : un directeur des ventes de la société Panzani, à la retraite et résidant à Nîmes, leur propose de renforcer le contrôle des commerciaux35 ; un soutien parisien, se présentant comme « diplômé d’études supérieures techniques et ingénieur en organisation diplômé par l’État », propose de les associer au développement de son prototype de « lecteur mécanique de chiffres et de symboles manuscrits36 ». Certaines propositions sont même entourées d’un grand mystère, leurs auteurs demandant explicitement à garder l’anonymat :
« En effet il y [en] a une (solution) très facile à mettre sur pied et qui aurait dû venir à l’esprit des militants dont dispose votre syndicat. D’ailleurs si vous êtes intéressés, et désirez connaitre cette formule je suis prêt à discuter avec vous car je suis persuadé que c’est la seule solution dans l’état actuel37. »
33Au-delà de ces suggestions plus ou moins claires, certaines propositions évoquent très explicitement le projet d’un passage en coopérative. Citons, à titre d’exemple, les trois suggestions ci-dessous, représentatives de la tonalité de la plupart des courriers :
« Il me semble que le devoir actuel pour le Mouvement ouvrier est de faire un appel national à la solidarité en faveur de la constitution de Lip en coopérative ouvrière, sous contrôle des organisations syndicales qui participeront à ce mouvement. La crise du capitalisme incite la classe productive à prendre la relève, son heure est venue… si elle en est capable… par ses comités d’entreprise fédérés par unité de production38. »
« Achat de Lip, par la CFDT la CGT et la CGC, et les partis de gauche, PC, PS, etc. soit par rachat en bourse ou un emprunt national […] Ce serait une propagande hors du commun, sans parler de la preuve que nous ferons mieux que notre gouvernement actuel, quand nous serons au pouvoir39. »
« Il y a sûrement 100000 personnes qui pourraient donner 150 F (j’en suis, naturellement), ou 1 000 000 de personnes qui donneraient 15 F… Bref le personnel pourrait sans doute acquérir l’entreprise40. »
34À ces propositions, le comité des travailleurs de Lip répond invariablement son souhait de ne pas s’engager dans une solution coopérative. Les arguments avancés soulignent que les adversaires de Lip (le gouvernement, le patronat horloger, le CNPF) n’attendent qu’un passage en coopérative pour saper définitivement leur mouvement :
« La constitution d’une coopérative ouvrière dans le système où nous vivons serait réduite à l’échec. En effet, les capitalistes qui nous gouvernent et nous gèrent sauraient mettre un embargo sur nos approvisionnements, ce qui anéantirait notre coopérative. Croyez bien que ceux qui nous combattent n’attendent que cela. Ce serait alors un recul pour la classe ouvrière, après notre victoire de 7341. »
« Nous sommes d’accord avec vous sur le principe d’un rachat des entreprises par les sections syndicales, mais malheureusement cela n’est guère possible dans l’immédiat, cela pour des raisons financières ainsi que des raisons de survie vis-à-vis de la concurrence dans le système capitaliste. Il est également à craindre que les syndicats-patrons ne dénaturent le syndicalisme, comme nous le voyons actuellement aux États-Unis, où le syndicalisme ne répond plus à toutes les aspirations des travailleurs42. »
« Votre solution ne pourrait voir le jour uniquement dans la perspective d’un système autre que le système capitaliste. Même si, par une souspcription nationale nous arrivions à redémarrer l’entreprise, nous serions vite acculés vis-à-vis de la concurrence du système capitaliste ainsi que par les Banques qui refuseraient de nous cautionner, à une survie dans l’entreprise43. »
35Les réponses adressées aux courriers de soutiens sont donc l’occasion pour les membres du comité des travailleurs de répéter que l’entreprise est viable. À une habitante de Saint-Jean-de-Losne leur proposant la conduite d’une étude bénévole sur la situation de Lip, ou à un syndicaliste CFTC du Finistère leur suggérant d’orienter leur production dans les composants électroniques, les travailleurs répondent :
« Nous avons déjà à maintes reprises, prouvé que notre entreprise est viable, aussi une solution pour préserver nos 900 emplois, ne peut-elle venir que du côté des pouvoirs publics44. »
« La crise dont est victime notre entreprise n’est pas un problème de production non “dapatée” sur le marché, mais la volonté délibérée de nous faire « payer » la victoire de 7345. »
36Toutefois, les réponses ne sont pas toujours aussi catégoriques. À un « officier de la marine française de 45 ans46 » qui leur suggère d’organiser une tombola « avec des voitures et des téléviseurs comme lots (pas d’argent…) », permettant « aux ouvriers d’acheter la faillite de LIP et de transformer cette affaire en société coopérative », ils répondent qu’ils examineront toutes les solutions qui leur seront proposées. De la même manière, ils affirment avoir discuté d’un projet de fabrique d’éolienne que leur suggère une syndicaliste d’Avesne, et qu’ils n’y renoncent que pour des raisons techniques47.
37Cet intérêt partiel pour l’idée d’une coopérative est également alimenté par l’évolution du rapport de force : les travailleurs de Lip comptent, parmi leurs indéfectibles soutiens, des activistes autogestionnaires. Cette utilisation pragmatique des soutiens portés par les courants autogestionnaires et/ou libertaires correspond au climat de cette seconde grève : les ouvriers de Lip sont plus difficiles à mobiliser48, le conflit n’est plus aussi emblématique, il convient donc d’entretenir ces soutiens extérieurs. On évoquera notamment les chantiers autogérés d’Inchy-en-Artois49, un groupe d’étudiants de l’ICAM de Lille souhaitant « faire un travail sur l’autogestion et plus particulièrement […] des réalités comme les coopératives ouvrières50 », les cinéastes anarchistes newyorkais du Pacific Street Film Collective51, l’inventeur autoproclamé de « la première société coopérative qui produise et gère les intérêts des sportifs » résidant à Bresles ou encore l’« AG du groupe de travail théâtral (40 personnes) » PROLOOG, basé à Eindoven :
« Nous croyons que votre lutte est un phare, un point de repère pour nous tous qui, comme vous, luttent contre le capitalisme. Vos efforts pour coordonner les différentes luttes sont exemplaires. Vos ruses contre le patronat, votre tactique sont dans de leçons (sic). Nous, qui sont loin de vous en kilomètres mais très proches en esprit, nous estimons que le slogan “Nationalisation sous contrôle ouvrier” qui est en discussion parmi vous, couvrira de la meilleure façon les buts que vous voulez atteindre52. »
38Face à ces sollicitations militantes, qui continuent d’attirer l’attention sur leur lutte, les réponses du comité des travailleurs se font plus amicales : ce dernier envoie des exemplaires de Lip-Unité, indique les références des films de 1973, assure qu’ils partagent le même combat. Toutefois, durant l’année 1976, la priorité n’est toujours pas la création d’une coopérative, mais bien la recherche d’une solution de reprise53.
Coopérons, la mort dans l’âme…
39C’est donc dans le courant de l’année 1977 que s’affirme au sein de l’usine le projet d’une coopérative ouvrière. Ce projet s’appuie, très concrètement, sur ce que devient l’usine occupée en juin 1977, à partir de la décision d’une reprise de la production, qui n’est plus exclusivement horlogère (on produit des assiettes, des jeux de société ou de la chiffonnerie). En effet, l’attribution d’un complément de revenu à partir des ventes réalisées par les productions (horlogères ou non) pousse l’intersyndicale à clarifier les règles de participation au mouvement : les équilibres salariaux sont définis, la participation aux commissions de production est rendue obligatoire. Les leaders syndicaux, conscients que cette organisation les entraîne vers une organisation ressemblant à une architecture coopérative, prennent le temps de réaffirmer leur position :
« Beaucoup ont parlé de “coopérative”, c’est avec beaucoup de recul que nous étudions ce type d’alternative. C’est une voie difficile, c’est peut-être un piège. C’est face à des gens qui n’ont qu’un désir, nous détruire, qu’il nous faut aujourd’hui entrer en réflexion. Les travailleurs de Lip veulent travailler, mais leur choix ne peut être déterminé que par la recherche d’une solution économiquement viable54. »
40La solution coopérative se dessine malgré tout, et suscite des tensions au sein des travailleurs. Ainsi, plus l’impossibilité d’une « solution capitaliste » se confirme, plus s’impose l’idée selon laquelle les « Lip doivent effectuer une mutation stratégique, accepter d’envisager une forme “d’association” (le mot de “coopérative” est rejetée)55 ». Comme le souligne alors Joëlle Beurier (2003 : 454), « la solution coopérative, réelle formule autogestionnaire mais difficile à réaliser en système capitaliste, est repoussée puis acceptée à contrecœur devant l’impossibilité de retrouver un patron ».
41Toutefois, les travailleurs de Lip ne présentent pas ce choix final comme un simple recul. Un article de Lip-Unité, publié en février 1978, consacré à la constitution de la coopérative (datant de novembre 1977), la présente comme « un choix de lutte56 ». Dans cet article, les nouveaux « copropriétaires » évoquent explicitement leurs doutes fondamentaux au moment de s’engager dans une voie qu’ils ont toujours cherché à éviter. Le choix de la coopérative est largement présenté comme pragmatique et âprement débattu. Le pragmatisme répond à un changement de contexte : en 1973, l’ampleur de la mobilisation, le faible chômage, la présence d’investisseurs rendait inutile la solution coopérative ; en 1977, après un an et demi de conflit sans solution, un chômage en pleine explosion, une stratégie de « pourrissement » des pouvoirs publics entrainant une démobilisation palpable, la coopérative s’est imposée. Mais elle ne s’est imposée qu’au terme d’un débat long et contradictoire :
« Ce fut à vrai dire, un mûrissement lent, puisque 3 bons mois ont été nécessaires avant d’arriver à la décision. Mais le 8 novembre dernier, l’assemblée générale des travailleurs, votait et se prononçait pour la création d’une coopérative susceptible de favoriser la relance d’activités industrielles à Palente, et ce, dès le mois de mars-avril prochain57. »
42Ce choix s’accompagne en permanence d’un rappel à une forme de lucidité militante. Le passage en coopérative ne doit signifier, en aucune manière, l’abandon de la lutte des classes, contre les capitalistes et l’État. Consacrant de longs développements aux « rapports entre les structures de la lutte et la coopérative », les coopérants veulent continuer de se battre :
« Les travailleurs ne disent pas : “La Coop va résoudre l’ensemble des problèmes sociaux et industriels”, pas plus qu’ils ne disent : “Lip est viable, seul”. Ou bien : “La diversification est inutile, l’horlogerie, seule, compte” […] Par contre, ce choix manifeste la volonté de créer “au sol” des activités horlogères et de diversification industrielle afin de contribuer à résoudre le problème de l’emploi (le nôtre comme celui de notre région horlogère !). Loin de “dédouaner” les Pouvoirs publics ou de se substituer à eux, notre démarche prouve que “l’horlogerie française” est possible, que la diversification est nécessaire que, seule une politique de soumission aux profits et intérêts capitalistes, est responsable de la situation actuelle. En clair, nous posons la première pierre d’un édifice dont ils ont la responsabilité. Responsabilité qu’ils refusent d’assumer pour des raisons de “solidarité d’intérêt”58. »
43Pourtant, malgré ces déclarations, les travailleurs du Lip tentent d’assumer la conséquence directe et inévitable de leur choix, à savoir la « sortie » du rapport de force direct et donc de la lutte des classes :
« La coopérative Lip, ce sera donc tout cela : une ambigüité permanente à assumer, une dénonciation vivante du manque de responsabilité de ceux qui gouvernent, un moyen privilégié de lutte, non seulement pour Lip, mais pour l’ensemble des travailleurs de l’horlogerie, tant il est évident que 500 emplois ne seront créés à Lip que si se met en place un plan sérieux qui permette aussi à tous nos camarades de la branche horlogère de pouvoir encore travailler et VIVRE AU PAYS59. »
44Sans nous attarder sur le devenir de la coopérative, qui donnera d’ailleurs naissance à une multitude d’autres coopératives, signalons simplement que les craintes exprimées alors n’étaient pas infondées. En janvier 1978, l’usine de Palente cesse d’apparaitre, pour tous ceux qui ont accompagné la lutte, comme un levier d’ouverture pour l’imaginaire ouvrier. Lip se place désormais au bord de la lutte des classes, formant bientôt le souvenir d’un combat inoubliable, mais perdu.
Conclusion
45Des années 1970 à aujourd’hui, le dilemme stratégique que pose l’hypothèse d’une appropriation collective des moyens de production aux ouvriers en lutte se présente comme étonnement stable. Sans jamais nier les différences évidentes de contexte, l’exemple de la circulation de la solution coopérative durant le conflit Lip nous permet d’insister sur une idée : quelles que puissent être les théorisations de l’avenir coopératif de la classe ouvrière, les ouvriers décidant de s’approprier leur usine perçoivent le risque d’être enrôlés dans un projet politique qui les dépasse et peut se retourner contre eux.
46Ce doute peut être confirmé théoriquement. Ainsi, il est possible de concevoir un encastrement paradoxal de cet accès des ouvriers à la priorité dans une doctrine économique ordo-libérale. Un objectif central de cette doctrine étant d’empêcher « la politisation des travailleurs organisés en prolétariat », elle prône une action « transformant les travailleurs en individus énergiques, responsables et vitalisés » (Bonefeld, 2012 : 641). L’ambition ordo-libérale de « déprolétarisation » de l’État – suppression des mesures de protection et de plein-emploi – vise donc à ne plus « emprisonner les travailleurs dans l’État providence » afin de les rendre « libres et responsables à la manière d’un entrepreneur propriétaire » (ibid. : 644). La responsabilisation passe alors par l’expérience de la propriété et de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes, poussés en ce sens par un État « fort », tranchant avec « laisser-faire » libéral. De fait, la coopérative locale et décentralisée est compatible avec l’abandon d’une politique macroéconomique de plein-emploi et de protection du travail.
47Ce parallèle rapide entre les doutes exprimés par les ouvriers de Lip et une lecture politique contre-intuitive de la propriété ouvrière nous rappelle que les ouvriers ne sont pas les seuls à déterminer le sens politique de leurs occupations, et celles-ci ne peuvent être considérées, en elles-mêmes, comme des alternatives politiques et économiques à l’hégémonie de l’économie de marché.
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Notes de bas de page
1 Ces quatre ans sont entrecoupés d’une période de 26 mois (mars 1974-avril 1976) durant laquelle l’usine est reprise par un consortium d’industriels et de banques français et suisses.
2 Aizicovici Francine et Rodier Anne, 2013, « 40 ans après “Lip”, le modèle coopératif reste une alternative aux restructurations », Le Monde, 18 juin.
3 La base empirique de cet article a été constituée dans le cadre du projet « Plateforme Archivistique Lip. Édition Numérique TEléchargeable » (PALENTE) qui vise à localiser, inventorier, numériser et mettre à disposition des chercheurs les archives du conflit social Lip (papiers, sonores et cinématographiques), sur la période 1973-1981.
4 « Les solutions préconisées par la CGT », Lip Unité, no 3, 27 juillet 1973.
5 La conférence de presse présente l’étude réalisée par Syndex, cabinet d’expertise de la CFDT. Cf. FGM CFDT, L’affaire Lip, Dossier de la conférence de presse du 8 août 1973 [Fonds d’archives PALENTE].
6 Du nom de l’accord programmatique signé le 27 juin 1972 par le Parti socialiste, le Parti communiste français et les radicaux de gauche.
7 Journal officiel, Séance plénière du 9 octobre 1973, no 69, p. 4180.
8 Ibid., p. 4183.
9 « Charbonnel : “Nous avons proposé de transformer Lip en coopérative ouvrière” », Combat, 20 août 1973 ; « La solution coopérative très controversée chez Lip », Le Figaro, 20 août 1973.
10 Notons que cette « coopérative » est déjà présentée par un tract de La Taupe Rouge (organe de diffusion des militants de la Ligue communiste révolutionnaire), en date du 26 juin 1973, comme une initiative patronale, destinée à embrouiller les travailleurs de Lip.
11 Le Sursaut Populaire, « Lip : vers l’autogestion par la participation », 1er octobre 1973, p. 7.
12 Entretien avec Michel Rocard, réalisé à Paris, le 4 octobre 2013.
13 Organisation communiste internationaliste, 1974, Les Marxistes contre l’autogestion, Paris, Selio, p. 180.
14 Tract PSU, 13 juillet 1973.
15 Tract PSU-Lip, 1er août 1973.
16 Idem.
17 Charles Piaget, Rolland Vittot, Raymond Burgy, Michel Jeanningros (CFDT).
18 Jean Raguenès, Fatima Demougeot (animateurs du Comité d’Action).
19 Oci, op. cit.
20 Tract Comité de gestion pour l’autogestion socialiste, 7 août 1973.
21 Tract Fédération anarchiste, supplément Le Monde Libertaire, no 191, juin 1973.
22 Tract La Taupe Rouge, juillet 1973.
23 Tract Organisation communiste Révolution !, mai 1973 ; la revue L’outil des travailleurs (no 15, juillet-août 1973) étaye très largement cette idée dans un article intitulé « La légitimité populaire contre la légalité bourgeoise ».
24 Tract La Taupe Rouge, 9 juillet 1973.
25 On ne compte que 3 votes « contre » et 16 abstentions pour 650 votants.
26 Un journaliste du Figaro note ainsi que « dans cette usine, dont on se refuse toujours à dire qu’elle est occupée, on a veillé fort tard » ; « Lip : cadres et ouvriers à la recherche d’une stratégie », Le Figaro, 14 avril 1976.
27 « Une proposition dangereuse des cadres », Le Quotidien de Paris, 17 avril 1976.
28 « Après la “disparition” du stock de montres Lip une information judiciaire est ouverte », Le Monde, 29 juillet 1976.
29 La confiscation du stock est présentée comme un levier d’action permettant de sauver l’image de la marque, notamment en alimentant le marché des horlogers bijoutiers, en assurant « la distribution des fournitures à l’ensemble des stations techniques, qui assurent le service après-vente pour toute la France, des quelque 7 millions de montres LIP actuellement au poignet des Français », in Lip-Unité, no 6, deuxième série, novembre 1976.
30 « Lip c’est reparti », Le Matin de Paris, 27 mai 1977.
31 « Les Lip s’installent à leur compte », Le Figaro, 27 mai 1977.
32 « Les ouvriers de Lip reprennent la production », Le Monde, 28 mai 1977.
33 Le Monde, « La coopérative ouvrière de Lip a été mis en place », 1-2 décembre 1977.
34 Les archives personnelles de Bernard Billot constituent une part importante des archives collectées dans le cadre du projet PALENTE.
35 « Mes services ne seront pas rémunérés, ni en pourcentage, ni en commissions, ni en salaire, mais je vous demanderai uniquement des frais de route, SUR JUSTIFICATIONS, et avec ma voiture, une R16 », dans Lettre adressée au comité des travailleurs, 6 avril 1976, Nîmes.
36 « Je sais que les ouvrier·e·s de LIP sont très capables de se recycler pendant la période de chômage économique qui commence pour eux (elles), la fin duquel en échange des capitaux qui me seront confiés je puis assurer du travail pour l’ensemble des travailleurs de chez LIP à raison de 4 productifs pour un produit, ce qui ne devrait pas poser de problème. » Lettre adressée au comité des travailleurs, avril 1976, Tournus.
37 Lettre adressée au comité des travailleurs, 13 mai 1976, Besançon.
38 Lettre adressée au comité des travailleurs, 6 avril 1976, Sarcelles.
39 Lettre adressée au comité des travailleurs, 16 avril 1976, Toulouse.
40 Lettre adressée au comité des travailleurs, 8 avril 1976, Paris.
41 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre du 6 avril, 27 avril 1976.
42 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre du 16 avril, 21 avril 1976.
43 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre du 8 avril, 21 avril 1976.
44 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre du 6 août (Saint-Jean-de-Losne), 26 août 1976.
45 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre du 6 avril (Brest), 27 avril 1976.
46 Lettre adressée au comité des travailleurs, 2 mai 1976, Evian.
47 Comités des travailleurs de Lip, réponse à la lettre de novembre 1976 (Avesnes), 22 novembre 1976.
48 De fait, sur un plan strictement matériel, la mise en place d’un système d’allocation chômage garantissant aux salariés licenciés 90 % de leur salaire durant un an, fait que l’urgence de 1973 ne se reproduit pas.
49 Lettre adressée au comité des travailleurs, 13 août 1976, Inchy-en-Artois.
50 Lettre adressée au comité des travailleurs, 30 décembre 1976, Lille.
51 Lettre adressée au comité des travailleurs, 20 avril 1976, New-York.
52 Lettre adressée au comité des travailleurs, 23 août 1976, Eindoven.
53 Comme en 1973, les syndicats de Lip publient leur propre analyse de la situation et leurs solutions de reprise.
54 Lip-Unité, no 10, deuxième série, août 1977.
55 « Les Lip : entre la “communauté” et “l’association” », Libération, 2 août 1977.
56 Lip Unité, no 11, deuxième série, février 1978.
57 Idem.
58 Idem.
59 Idem.
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