3. Trois modes de régulation des polluants atmosphériques
p. 41-58
Texte intégral
1Les travaux qui portent sur les régimes de la gouvernementalité ou sur les transformations des politiques environnementales s’accordent sur la reconnaissance de périodes où se traitent différemment les risques sanitaires ou environnementaux. Les périodisations différent quelque peu selon les auteurs. Ces distinctions ne tiennent pas qu’à l’appareillage conceptuel elles renvoient aussi à des objets d’étude et à des temporalités différentes selon les pays. À partir des quatre éléments qui caractérisent les régimes de gouvernementalité1, F. Aggeri distingue trois régimes : le régime de la régulation confinée ou l’action sur les pollutions « visibles », le régime de la traçabilité ou des pollutions diffuses et celui de la coopération exploratoire ou des pollutions globales. Il avance l’idée que depuis le milieu des années 1980 se constitue un régime où s’observe des problèmes environnementaux complexes qui ont un certain niveau d’incertitude et dont les connaissances sont distribuées entre de nombreux acteurs. Ces caractéristiques contraignent les autorités publiques à ne pas se satisfaire des actions à dominante réglementaire, symptomatiques de la régulation confinée ou du régime de la traçabilité et à agir autrement.
2S. Boudia et N. Jas, dans leurs études de l’histoire des transformations du gouvernement des dangers techniques, sanitaires et environnementaux, proposent de discerner trois modes de régulation : le gouvernement par la norme, le gouvernement par le risque et le gouvernement par l’adaptation2. Nous appliquerons ces dénominations idéal-typique qui permettent de se focaliser sur les instruments d’action publique. Ces derniers définissent et représentent des phénomènes atmosphériques, circonscrivent les sources et les effets des pollutions, les rendent plus ou moins visibles et constituent des moyens d’action destinés à prévenir et à protéger les écosystèmes ou la santé humaine. Nous limiterons notre présentation à quelques instruments en rappelant qu’ils peuvent ne pas s’opposer mais s’associer ou être complémentaires et que ces modes de régulations peuvent être portés par des communautés de politique publique distinctes qui expriment un certain type de rapport entre gouvernants et gouvernés.
Le gouvernement par les normes
3Le gouvernement par les normes repose sur le contrôle des dangers et la maîtrise des dommages que des activités ou des produits peuvent causer à l’environnement ou à la santé de populations. Fixer des règles et établir des prescriptions sont au cœur de dispositifs qui cherchent à prévenir ou à circonscrire des préjudices pensés comme clairement identifiés. Les premiers programmes d’actions européens sur l’environnement sont encore fortement marqués par une application de normes à un nombre accru de produits ou à de procédés3. Cette forme de protection de l’environnement qui vise à confiner les pollutions s’inscrit dans une histoire longue qui continue à marquer de son empreinte le droit de l’environnement. La production de valeurs limites d’exposition aux substances toxiques est considérée comme emblématique du gouvernement par les normes4. L’étude chronologique de l’application de cette gestion traditionnelle aux polluants atmosphériques démontre qu’en France elle a été longtemps partielle et relativement récente. Ce sont souvent les moyens techniques, à certaines époques peu développés, et leurs coûts qui ont déterminé les stratégies de surveillance de la qualité de l’air. Par la suite, le déploiement des normes à l’ensemble des types définis par l’OCDE ne saurait faire oublier les limites ou les critiques dont elles sont l’objet quant à leur prétention à supprimer ou à atténuer les effets nocifs sur les écosystèmes ou les êtres humains.
Moyens et ajustements des intérêts déterminent les objectifs
4Les normes sont d’apparition relativement récentes. À propos de l’autorisation de l’activité d’une entreprise qui requiert la conformité à des normes, l’histoire des installations classées apporte un éclairage intéressant. Geneviève Massard-Guilbaud souligne que « le xixe siècle ne connût jamais de normes techniques nationales, uniformes » et que « la loi de 1917 ne changea rien sur ce point5 ». Pierre Lascoumes démontre que les conditions d’ajustement des intérêts privés et publics à l’origine des normes ne sont pas précisément définies et que « tout repose, in fine, sur les acteurs de la mise en œuvre des inspections et sur leurs logiques d’action »6. Laure Bonnaud qui retrace les évolutions du métier d’inspecteur des installations classées depuis les années 1960 observe qu’à partir de la fin des années 1990 les relations entretenues avec les industriels reposent moins sur des négociations technico-économiques et davantage sur des rapports standardisés et encadrés par des procédures7. Dans les dossiers d’inspection elle indique que les évaluations des risques sanitaires acquièrent une importance qui renouvelle le métier d’inspecteur des installations classées. Les demandes d’autorisation des installations classées semblent connaître une certaine standardisation avec la mise en place du volet sanitaire d’étude d’impact dont l’une des étapes oblige à des évaluations de la toxicité des substances.
5Ces remarques sur le régime des installations classées ou les transformations du métier d’inspecteur rejoignent les observations faites sur l’histoire des moyens mis en œuvre pour la surveillance de la qualité de l’air. Ce sont « les moyens dont on disposait, tant en termes d’action qu’en termes de capacité de surveillance » qui « ont profondément conditionné les objectifs assignés8 ». Jusqu’au début des années 1990, on peut considérer que le matériel de mesure dont disposaient nombre de réseaux de surveillance était souvent peu important, peu diversifié et techniquement peu développé. Dans les années 1950-1960, l’indicateur de pollution se réduisait au dioxyde de soufre ou aux particules en suspension (fumées noires) et les techniques se limitaient à l’emploi des barboteurs ou des verreries de laboratoires. Il faut attendre les années 1970 pour que se développent l’automatisation des méthodes chimiques et la mise en place des premières alertes industrielles alors que les années 1930 et 1950 avaient déjà été fortement marquées par les brouillards toxiques de la vallée de la Meuse et le grand smog de Londres. En théorie ces alertes s’appuyaient sur deux indicateurs : l’un concernait la prévision météorologique et l’autre un niveau de la qualité de l’air. Ce niveau de la qualité de l’air n’est pas vraiment défini et ce pour plusieurs raisons. Il n’existe pas de normes de concentration d’un polluant dans l’air et dans le meilleur des cas la qualité de l’air s’apprécie à l’aide de deux ou trois polluants. De plus seul le préfet a le pouvoir de déclencher l’alerte ; la mise en place de ce dispositif consistant généralement à imposer aux industriels l’utilisation de combustible à basse teneur en soufre. Il n’y a pas de critère scientifique au fondement d’une décision d’alerte. Nous sommes dans le cadre d’une régulation confinée où l’action sur les pollutions visibles est le résultat de négociations entre les industriels et le représentant du pouvoir central. Sur les seuils de toxicité l’incertitude et l’indétermination sont grandes. À la fin des années 1970 Paul Chovin considère que la détermination de valeurs seuils « est sans aucun doute, la tâche la plus urgente des spécialistes » et que « des études sont en cours dans tous les pays intéressés pour les fixer aussi rapidement que possible9 ». Leurs définitions font l’objet de profonds désaccords comme l’illustrent les perspectives des écoles russes et américaines qui s’opposent vigoureusement. Au cours des années 1980 on observe une série de transformations (développement d’analyseurs automatiques, diversification des polluants pris en compte, premières directives européennes), mais les spécialistes ne manquent pas de signaler que ce qui prévaut c’est l’emploi des meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable10.
6En définitive qu’il s’agisse de recourir à des normes et/ou de s’appuyer sur elles pour autoriser, limiter ou interdire des activités, ces instruments ne constituent pas un reflet des causes objectives de pollution. Par contre, ils donnent des indications sur la manière dont les arbitrages se réalisent entre les intérêts des industriels, des populations ou des riverains et sur la perspective adoptée quant à la nature et à la dimension des atteintes portées à l’environnement (souvent considérées comme locales) et à la santé des populations.
Le déploiement des normes de la qualité de l’air en France
7L’idée de contrôler les substances toxiques par l’établissement de valeurs limites est apparue bien avant la Seconde Guerre mondiale mais ses applications ne se développent qu’à partir des années 1950. Dans l’environnement, les valeurs limites et les débuts d’une régulation construite autour de notions comme celle de seuil apparaissent dans les années 1960 et 1970. En France et dans le domaine de la qualité de l’air on observe de réelles et significatives mises en œuvre qu’à compter des années 1990.
8Cette application n’est d’ailleurs pas exempte de critiques ou d’imperfections quand on sait que des experts de la chimie de l’atmosphère et la physico-chimie instrumentale affirment que « les villes des pays développés sont assez bien surveillées, même si parfois l’installation de points de mesure des réseaux […] répond plus à des considérations techniques ou politiques que scientifiques11 ».
9L’OCDE distingue quatre types de normes12 :
les normes de qualité qui fixent les niveaux maximaux admissibles de pollution dans des milieux comme l’air, l’eau ou le sol ;
les normes d’émission qui indiquent la quantité de polluants ou leur concentration dans les effluents qui peut être rejetée par une source. Dans le domaine de l’air les sources mobiles ne sont pas concernées car les pollutions qu’elles émettent sont visées par les normes de produit (moteurs, carburants, etc.) ;
les normes de procédé qui précisent les spécifications auxquelles doivent satisfaire les entreprises pour protéger l’environnement ;
les normes de produit qui fixent les propriétés physiques, chimiques ou indiquent les règles concernant le conditionnement, l’emballage ou la présentation d’un produit.
10La réglementation française s’est longtemps focalisée sur les normes d’émission de quelques polluants (essentiellement le dioxyde de soufre). Sous l’influence des directives européennes, elle tend à se diversifier. La loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie qui puise une partie de son inspiration dans la directive sur l’évaluation et la gestion de la qualité de l’air ambiant13 en indique trois :
valeur limite : un niveau de concentration de substances polluantes dans l’atmosphère fixé sur la base des connaissances scientifiques à ne pas dépasser […] ;
objectif de qualité : un niveau de concentration de substances polluantes dans l’atmosphère à atteindre à long terme […] ;
seuil d’alerte : un niveau de concentration de substances polluantes dans l’atmosphère […] justifiant l’intervention de mesures d’urgence.
11D’autres normes sont par la suite employées et définies comme celles de valeur cible ou de seuil d’information et de recommandation. Initialement cantonnées aux émissions (années 1970), les valeurs limites s’appliquent aux produits (la teneur de plomb dans l’essence) et progressivement à plusieurs polluants contenus dans l’atmosphère (immissions).
12Dans un premier temps les limites maximales de rejet des polluants se sont appliquées aux sources fixes et par la suite aux sources mobiles c’est-à-dire aux véhicules roulants. La première norme européenne sur les émissions des véhicules à moteurs à combustion est de 1992, celle sur les poids lourds de 1990. Depuis les débuts de cette législation européenne de nouvelles normes se succèdent à un rythme régulier : de Euro 0 à Euro 6.
Les limites des normes
13L’expertise toxicologique est au cœur des savoirs et des démarches du gouvernement par les normes et trois principes peuvent la caractériser.
« Le premier est que la relation entre l’exposition à une dose de produit chimique et la réponse biologique de l’organisme augmente exponentiellement à partir d’un certain seuil, en deçà duquel les effets peuvent être considérés comme mineurs. Le deuxième principe est que c’est la dose à laquelle la substance est administrée qui en fait le poison […] la toxicologie vise donc à mesurer et quantifier les relations entre une dose et un effet […]. Le troisième principe est que l’on peut déduire de l’administration de substances à des animaux des calculs pertinents pour l’exposition de l’humain à ces mêmes substances [… ]14. »
14Cette manière de mesurer et de représenter les pollutions atmosphériques en recourant aux normes telles qu’elles sont définies par l’OCDE diffère du passé (odorats, échelle de Ringelman, etc.) et mobilise de nouveaux savoirs techniques et scientifiques. Il n’en demeure pas moins que les instruments de connaissance utilisés pour identifier, mesurer et évaluer la pollution et ses effets sur la santé ou l’environnement reposent sur des conventions, notamment dans le domaine de la toxicologie, qui sont l’objet de débats, de controverses ou de critiques. Chacun des principes sur lesquels repose la toxicologie est aujourd’hui contesté ou voit sa pertinence délimitée : il existe des effets sans seuils, la quantité d’une substance n’est pas le seul facteur à prendre en compte car la période à laquelle on se trouve exposée peut être déterminante, enfin l’extrapolation effectuée à partir des animaux est fortement débattue tant au plan éthique que scientifique. Construites sur la base d’hypothèses restreintes, comme celle consistant à écarter les effets de mélanges de polluants, les normes produisent de l’ignorance. Une ignorance qui ne résulte pas de l’action organisée d’acteurs cherchant à protéger leurs intérêts, mais d’un instrument incapable d’appréhender des risques dont la mise en visibilité impliquerait la mobilisation de savoirs qui sont écartés par la vision des enjeux environnementaux et sanitaires que porte l’instrument en question. C’est parce que les instruments ont une façon d’appréhender et de définir les pollutions qu’ils sont susceptibles d’évoluer ou que certains d’entre eux peuvent laisser place à de nouveaux modes de régulation.
15L’étude du rôle pathogène des facteurs environnementaux peut requérir trois grandes approches : la toxicologie, l’épidémiologie et l’évaluation des risques sanitaires15. Le gouvernement par les normes a surtout mobilisé l’expertise toxicologique et l’épidémiologie, même si en France ces disciplines étaient peu développées et parfois peu impliquées dans la mise en œuvre de la politique publique à conduire. Cette gouvernementalité apparaît largement dominante jusqu’au milieu des années 1990 et elle se caractérise par l’exercice sans partage des experts de l’industrie qui travaillent en étroite collaboration avec les spécialistes des administrations en charge des pollutions atmosphériques.
Le gouvernement par les risques
16À partir des années 1950 et tout au long des années 1960 et 1970, la croyance selon laquelle il est possible de maîtriser les risques techniques, sanitaires et environnementaux ne cesse d’être battue en brèche. Ils apparaissent comme de plus en plus irréversibles et globaux et les interrogations se multiplient sur l’avenir de nos sociétés et de l’humanité. Les contestations et les mobilisations multiformes embrassent les terrains juridiques, scientifiques, sociaux et politiques. Les institutions et les experts en charge de la protection de la santé et de l’environnement sont l’objet de nombreuses critiques. C’est dans un tel contexte que s’engagent des réflexions sur l’élaboration de procédures ou d’instruments qui renouvellent la manière d’évaluer et de gérer les risques, que l’on rediscute des rapports entre science et politique et des articulations entre sciences et décisions.
17Certaines controverses ont plus particulièrement agité les États-Unis, mais plusieurs d’entre elles, avec d’autres temporalités et quelques particularités, se sont aussi développées dans un pays comme la France. Dans le domaine de la qualité de l’air ce sont de nouveaux travaux épidémiologiques qui rendent à nouveau visible les effets sanitaires des pollutions atmosphériques urbaines et les imposent dans l’agenda politique. Les développements des évaluations des impacts sanitaires auront aussi des effets politiques et participeront au cadrage des politiques publiques. Si l’on observe le déploiement de nouvelles manières d’évaluer et de gérer les risques, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre d’entre elles continuent à s’adosser à des principes du gouvernement par les normes.
La mise en évidence de risques sanitaires liés aux pollutions atmosphériques
18Plusieurs travaux ont expliqué la faible visibilité de la pollution atmosphérique comme enjeu public et comme problème politique jusqu’au début des années 1990. La gestion éclatée de la pollution atmosphérique et la captation de cette question par des structures d’expertises proches des milieux industriels ont ainsi été des causes bien explicitées par des recherches antérieures16. Parmi la diversité des facteurs susceptibles d’expliquer le faible intérêt pour cette question au cours des années 1970 et 1980, figure l’enquête « Pollution atmosphérique et affections respiratoires chroniques » (PAARC). Cette enquête a marqué la communauté scientifique française17 car elle montre, somme toute, une relation modeste entre la pollution atmosphérique et la prévalence de troubles respiratoires. Une conclusion se dégage : grâce à la politique de réduction des émissions (industrielles et des appareils de chauffage) engagée depuis la loi de 1961 les effets sanitaires de la pollution atmosphérique ne constituent pas un enjeu de santé publique.
19En France il a fallu attendre la revue de littérature scientifique internationale de l’année 1992 réalisée dans le cadre du programme Erpurs (Évaluation des risques de la pollution urbaine pour la santé) et la période du développement des études épidémiologiques écologiques temporelles (1990-2000) pour qu’apparaisse à nouveau un regain d’intérêt pour la pollution atmosphérique et ses effets sur la santé. Les études écologiques temporelles emploient des méthodes d’analyse statistiques qui soulignent de manière fine les relations entre indicateurs de pollution et indicateurs sanitaires et permettent de contrôler des facteurs de confusion. Cette méthode d’analyse statistique a été élaborée dans le cadre d’un projet européen associant les chercheurs de quinze villes européennes. Le raisonnement utilisé est différent de celui des études épidémiologiques dites classiques. Le principe de ces études […] est de comparer les risques quotidiens de décès ou d’hospitalisations pour des jours plus ou moins pollués. L’unité d’observation n’est donc pas l’individu, mais la journée18.
20Ainsi, la pollution atmosphérique a été constituée (en partie reconstituée après l’épisode de la fin des années 1950) comme un enjeu de santé publique. Il y a concomitance entre la diffusion de cette méthode et la reconfiguration du problème public de la pollution atmosphérique par sa requalification en enjeu de santé publique. Sans l’utilisation de cet outil les corrélations entre les indicateurs de pollution et ceux de santé n’auraient pu être rendues tangibles et les interrogations sur l’existence de liens causaux entre eux ne se seraient pas posées avec une telle acuité. L’histoire de cette réémergence présente un processus similaire à celui démontré par Didier Fassin à propos du saturnisme. On constate la production de connaissances nouvelles, une modification du regard et une nouvelle représentation de la pollution atmosphérique, toutes étroitement associées à la mise en œuvre d’une « nouvelle épidémiologie ». Cela montre bien que les problèmes sanitaires ne sont pas seulement des réalités biologiques que les spécialistes viennent objectiver, ils sont aussi des faits épidémiologiques construits par des savoirs et des acteurs19. Dans leur étude « Pollution atmosphérique et épidémiologie en France, une longue maturation » Festy et Quénel signalent que, en 1995, la publication des résultats de l’étude menée sur Paris et Lyon dans le cadre d’APHEA « constitue […] le début d’une évolution radicale de la part des pouvoirs publics dans la prise en compte des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique20 ». La présentation des résultats sous la forme de risque attribuable et leur diffusion par la presse suscitent de fortes controverses autant sur les méthodes d’analyses que sur le recours aux médias pour exposer des conclusions scientifiques21. L’année 1995 marque incontestablement un tournant dans l’intérêt et la prise en charge par les « autorités publiques » de la question de la pollution atmosphérique urbaine22.
Des études sanitaires nombreuses et diversifiées
21Initiée en Europe, au début des années 1990, cette nouvelle approche a donné lieu à de nombreuses publications. Une partie des travaux de la deuxième phase du projet d’APHEA23 concerne la mise au point des fonctions expositions-risques pour une exposition à court terme. Cette étude est aussi réalisée avec le programme de surveillance Air/Santé, coordonné nationalement par l’Institut de veille sanitaire, elle ouvre la possibilité d’évaluer l’impact sanitaire de polluants atmosphériques. Avec le Programme de surveillance air et santé (PSAS 9) nous passons de la mise en place d’un dispositif de surveillance épidémiologique à l’évaluation d’impact sanitaire. Dans un premier temps, l’évaluation d’impact sanitaire concerne le court terme. On observe que les indicateurs sanitaires se diversifient et que la mesure des PM 10 est introduite parmi les indicateurs de pollution.
22Avec le programme européen APHEIS24 l’approfondissement de la mesure des polluants et l’évaluation des risques se poursuivent. Ils s’opèrent en particulier dans le cadre d’une étude au titre significatif des évolutions opérées dans le domaine de la pollution atmosphérique : « Surveillance épidémiologique et évaluation des impacts sanitaires ». D’importants travaux sont menés pour définir les indicateurs appropriés à la surveillance de la qualité de l’air dans 26 villes européennes et le rapport de 2003 effectue les calculs de gains sanitaires attendus des différents scénarios de réduction d’un polluant (PM 2,5). Cette étude reprend, prolonge et approfondit celle menée dans le cadre de PSAS 9 avec une innovation qui propose un dispositif de diffusion des résultats des travaux scientifiques auprès des décideurs locaux et européens.
23Du début des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, on observe une intense activité de recherches et de publication sur les indicateurs de pollution, les effets sanitaires, la mise en œuvre de réseaux d’observations aux échelles locales, régionales et européennes. Par la suite ce travail continue à se développer et à s’approfondir dans le cadre de différents projets : APHEKOM (2008-2011) : un projet interdisciplinaire européen qui évalue l’impact sanitaire et économique de la pollution atmosphérique et qui a pour ambition d’apporter aux pouvoirs publics des informations pour orienter les politiques de lutte contre les pollutions atmosphériques. Air Pollution and Climate change Health Impact Assessment (AC-HIA, 2011-2014) a l’objectif « d’appliquer des modèles de climat, de qualité de l’air et de santé afin d’évaluer les éventuels impacts futurs sur la santé, de l’évolution de l’ozone troposphérique et des particules (2.5) suivant différents scénarios de changement climatique à trois échelles : mondiale, régionale et en milieu urbain (Paris)25 ». D’autres projets se développent : l’étude REVIHAAP (données relatives aux aspects sanitaires de la pollution atmosphérique) menée par l’OMS et qui a été entreprise dans la perspective d’un réexamen de la politique de l’Union européenne en matière de qualité de l’air ; MED-Particles (2010-2013) pour accroitre les connaissances sur les caractéristiques des particules (taille et composition…) et leurs conséquences sanitaires ; ESCAPE (2008-2012) qui sont des études de cohortes européennes sur les effets de la pollution atmosphérique. Bénéficiant de l’expertise acquise en matière d’évaluation des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique, ces connaissances sont également intégrées dans le cadre de projets destinés à élaborer des indicateurs de santé environnementale ou à estimer la part attribuable à l’environnement pour des facteurs de risques26.
Les évaluations d’impacts sanitaires et leurs effets politiques
24Les évaluations d’impacts sanitaires (EIS) estiment le nombre de cas attribuables (mortalité, morbidité) aux effets de la pollution atmosphérique. Ces cas attribuables sont estimés par rapport à un niveau de référence et sont donc potentiellement évitables si les niveaux de pollution sont ramenés à un niveau de référence inférieur. Cela suppose l’existence d’un lien de causalité : cette question est précisément celle qui fait l’objet de débats et de polémiques.
25Dans les enquêtes épidémiologiques, la question de la causalité est récurrente et elle a été posée avec virulence dès les premiers résultats d’ERPURS. Rappelons que le risque relatif « ne renseigne ni sur la proportion de cas parmi les malades, ni sur le nombre total de cas qu’on peut attribuer à ce facteur dans la population27 ». L’établissement d’un lien de causalité peut nécessiter des travaux toxicologiques mais les « critères » établis par Hill constituent des faisceaux d’indices qui prennent en compte la plausibilité biologique et qui examinent aussi de nombreux autres éléments28. À la différence du risque relatif, le risque attribuable « permet de connaître la proportion de cas de maladie qu’on peut attribuer au rôle d’un facteur de risque, ainsi que le nombre de sujets atteints de son fait dans une population29 ». Or, le passage du risque relatif au risque attribuable est l’objet de vifs débats et de controverses dans la communauté plurielle des épidémiologistes. Ces résultats épidémiologiques présentés sous forme de risque attribuable rencontrent également un fort écho médiatique et suscitent hors de la communauté scientifique de fortes oppositions. Cette nouvelle approche tout comme la manière d’envisager la causalité va néanmoins s’imposer.
26Le premier guide méthodologique de l’InVS paru en 1999 et depuis lors actualisé à trois reprises30, estime les gains sanitaires potentiels selon différents scenarii. De 1999 à 2003 la démarche méthodologique se précise et elle intègre d’autres indicateurs et s’élargit aux effets à long terme. Cette révolution de l’expertise aborde la causalité d’une autre manière que celle consistant à apporter la preuve biologique des effets d’une substance. Si la démarche toxicologique et la vraisemblance de l’effet sont prises en considération, l’appui sur les critères de Hill et la démarche de l’évaluation des risques sanitaires de l’Académie des sciences américaine permettent une quantification des risques sanitaires liés aux pollutions atmosphériques dont les effets politiques sont importants.
27Les effets politiques provoqués par la mise en visibilité des effets sanitaires ont non seulement légitimé des actions publiques dans un domaine auparavant négligé ou sous estimé, mais ils participent également à l’élaboration et aux cadrages des politiques publiques à mettre en œuvre. Janez Potocnik, membre de la Commission européenne chargé de l’environnement pouvait ainsi déclarer « il y a quelques années encore, faute de preuves irréfutables, les normes et les règles applicables à la pollution atmosphérique n’étaient pas suffisamment axées sur la santé humaine » et d’affirmer que les « nouvelles connaissances conduiront à des politiques plus strictes en matière de contrôle de la pollution afin de protéger la santé des citoyens européens ». En France entre 1999 et 2014, 119 évaluations quantitatives d’impacts sanitaires de la pollution atmosphérique urbaine ont été produites. Ces études concernent 54 zones urbaines soit 949 communes et un peu plus de 21 millions d’habitants31. Les personnes en charge de ces études viennent souvent de « Santé publique France » et y contribuent des membres des réseaux de surveillance de la qualité de l’air, des directions régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement, des agences régionales de Santé et des collectivités locales concernées. Il s’agit là d’un élargissement de la communauté de politique publique en charge de la gestion de la pollution atmosphérique qui rompt avec le monopole auparavant exercé par les milieux industriels et les directions régionales de l’Industrie et de la Recherche. Cet élargissement du nombre d’acteurs trouve une de ses sources dans l’obligation d’établir des plans de gestion et d’orientation de la qualité de l’air (plans de protection de l’atmosphère, des plans régionaux de la qualité de l’air, des schémas régionaux climat-air-énergie) pour lesquels il est indispensable de collecter des informations sur les pollutions atmosphériques et leurs impacts.
La démarche d’évaluation des risques et les normes
28Du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on assiste à l’élargissement et au développement de la notion de risque, à la recherche de nouvelles méthodes d’action, à des travaux et débats centrés sur la causalité et, de manière plus générale, à ce que l’on désigne comme les nombreuses métamorphoses de la santé publique.
29La méthode de l’évaluation des risques sanitaires est un des instruments qui accompagne les transformations institutionnelles de la sécurité sanitaire. Cette démarche est à la fois une des formes de l’organisation de l’expertise scientifique et du processus de décision, et dans cette dernière acception un outil d’aide à la décision. Elle s’articule autour de quatre étapes : l’identification des dangers, l’évaluation de la dose-réponse, l’évaluation de l’exposition et la caractérisation des risques. L’adoption de ces quatre étapes est liée à des évolutions institutionnelles engagées lors des crises sanitaires que la France a connu tout au long des années 1990 et 2000, elle est également tributaire de disciplines comme l’épidémiologie et la toxicologie dont les savoirs sont indispensables à la réalisation de la démarche d’évaluation. Comme nous l’avons observé, l’approche épidémiologique a connu de nombreuses évolutions ou redéfinitions et le développement de l’approche probabiliste, dont le rôle est fondamental dans la détermination de la relation dose-effet, est une des conditions du déploiement des évaluations des impacts sanitaires. En France la faiblesse institutionnelle d’une discipline comme la toxicologie était telle que la démarche d’évaluation des risques sera surtout portée par des professionnels de la santé formés aux outils de l’épidémiologie.
30On peut considérer que la méthode de l’évaluation des risques sanitaires, tout comme celle de l’évaluation des impacts sanitaires, a permis d’asseoir et de développer les normes. Une étape comme celle de l’évaluation de l’exposition implique d’étroites collaborations entre les métrologistes, le personnel des réseaux de surveillance de la qualité de l’air et les épidémiologistes ou les statisticiens. La production d’indicateurs de pollution ou d’exposition nécessite un travail permanent de recueil de données, de standardisation, de classification et de nombreuses connaissances techniques et scientifiques. Dans le domaine de la qualité de l’air, les normes s’épanouissent pleinement avec le déploiement des études sanitaires (écologiques et temporelles ou évaluations d’impacts sanitaires) qui stimule et accompagne la modernisation des réseaux et des dispositifs de surveillance. Par rapport au gouvernement par les normes, on observe des phénomènes de politisation qui trouve une partie de leurs sources dans des communautés de politiques publiques qui se sont diversifiées et élargies. Toutefois le choix d’une valeur toxicologique de référence, à la base de la relation dose-réponse, dépend d’éléments scientifiques et d’opérations qui ont des dimensions morales ou politiques. De ce fait, comme sur d’autres32, il en découle l’impossibilité de séparer ce qui relèverait de la science (l’évaluation des risques) et du politique (la gestion des risques). L’évaluation des risques sanitaires n’est pas seulement un contexte de connaissances des risques, elle est avant tout un contexte de prise de décision. Si elle ouvre une perspective qui semble renouveler les rapports science-décision, comme n’importe quel instrument d’action publique elle porte une problématique empreinte de choix sociaux ou politiques.
Le gouvernement par l’adaptation
31« Depuis le début du xxie siècle, un nouveau mode de gouvernement des effets délétères des techno-sciences a émergé, le gouvernement par l’adaptation » et il a « pour point de départ le constat de l’existence d’un monde intrinsèquement dangereux33 ». Si les gouvernements par les normes ou les risques reposaient sur l’idée d’une maîtrise des techniques ou de la recherche d’un seuil de dangerosité que la société serait susceptible d’accepter, le gouvernement par l’adaptation part du principe que des dommages et des catastrophes industrielles ou environnementales adviendront34. À partir de ces prémisses, on comprend mieux le rôle essentiel et déterminant des autorités : informer les populations et les individus pour qu’ils soient en mesure de déterminer les conduites appropriées.
L’adaptation et le changement climatique
32Dans le premier rapport de synthèse du GIEC (1990) l’adaptation est marginale et dans la convention climat elle est peu mentionnée et de plus de manière peu précise. Pour lutter contre le changement climatique les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre apparaissent prioritaires. Le sentiment général qui prévaut est « que parler d’adaptation équivaut à prendre une position défaitiste35 ». Peu à peu le thème de l’adaptation s’impose et monte en puissance lors des conférences des parties prenantes36. En 2001, le GIEC la définit comme « l’ajustement d’un système naturel ou humain, en réponse aux stimuli climatiques réels ou attendus ou à leurs effets, afin d’en atténuer les inconvénients ou d’en exploiter les avantages37 ». Cette évolution est symptomatique des évolutions du régime climatique qui depuis le sommet de Copenhague ne fait aucune mention de réductions contraignantes d’émissions de gaz à effet de serre. On peut dès lors considérer avec R. Felli que « l’adaptation est ce qui reste quand on a tout abandonné38 ». Cet auteur fait l’hypothèse que la prééminence des politiques d’adaptation dans le domaine environnemental est l’expression d’une phase d’un environnementalisme libéral qui après avoir marginalisé les conceptions d’une protection de l’environnement recourant à des outils de régulation administratifs déploie les instruments de marché et place au centre du concept d’adaptation celui de résilience. Si l’histoire de la notion d’adaptation illustre que les acceptions diffèrent selon les protagonistes, elle revêt aujourd’hui une signification que lui donne un cadre théorique et cognitif qui promeut la flexibilité. L’adaptation est entendue comme la capacité que doivent déployer des populations, des individus pour absorber ou surmonter des changements sans que ces transformations n’engagent les acteurs en questions à remettre en cause les rapports sociaux existants. « Dans son fondement la promotion de l’adaptation correspond désormais essentiellement à la production d’une éthique nouvelle centrée sur la transformation des perceptions, des attitudes et des comportements des populations considérées comme vulnérables au changement environnemental39. »
33Le régime climatique actuel favorise donc une lecture des problèmes environnementaux qui évacue les questions sociales et politiques. Il institue un cadrage des politiques climatiques qui ignore les liens existant avec de nombreuses autres politiques. Les négociations internationales sont essentiellement focalisées sur les émissions de CO2 et les autres gaz à effet de serre, mais elles n’abordent pas des sujets aussi déterminants que le fonctionnement du système énergétique mondial, le commerce mondial, le développement de l’agriculture exportatrice au détriment de l’agriculture vivrière. L’article 3 de la convention Climat (1992) indique explicitement que des mesures prises pour lutter contre les changements climatiques ne doivent pas être en contradiction avec les règles établies par les institutions du commerce international. S. Aykut et A. Dahan montrent précisément comment le climat s’est peu à peu autonomisé et déconnecté de toutes les politiques qui le déterminent. Il est donc compréhensible que l’on observe un décalage croissant entre les réalités de notre monde et la façon dont une grande partie des médias rendent compte des négociations climatiques, de leurs perspectives et de la crédibilité de limiter le réchauffement climatique aux alentours de deux degrés centigrades. Tous les acteurs ne manifestent pas le même aveuglement quant aux logiques et aux dynamiques mises en œuvre. Nombre de projets se fondent sur les avantages et les opportunités offertes par de nouvelles voies commerciales navigables, de nouvelles terres arables, de nouveaux gisements miniers ou pétroliers exploitables Face aux transformations à l’œuvre, l’art de gouverner consiste désormais à peser sur les conduites « de ceux qui sont atteints par les aléas climatiques récurrents, les catastrophes, les environnements contaminés, les guerres, voire les crises financières et économiques40 ».
L’adaptation et la pollution de l’air intérieur
34La dénomination « pollution de l’air intérieur », tout comme sa constitution en une catégorie d’action publique, est non seulement récente mais elle peut encore être l’objet de discussions ou de controverses. Récemment plusieurs travaux de chercheurs en sciences sociales consacrés à ce domaine se rejoignent dans leur appréciation de la politique mise en œuvre. En premier lieu se dégage l’idée que la reconnaissance institutionnelle de cette pollution s’insère dans la prise en considération ou la dénonciation de la contamination chimique à laquelle notre société, les populations et les individus sont exposés41. Quant à la catégorie pollution de l’air intérieur, elle a d’abord été envisagée en rapport avec la santé au travail avant qu’un certain nombre de mesures ou de conseils soient dispensés pour de nombreuses activités domestiques42.
35Dans une étude consacrée à la problématisation de l’air intérieur, C. Guilleux observe que « la grille de lecture technique et savante laisse inapparentes les causes économiques et sociales de la pollution intérieure ». Elle considère que « la problématisation dominante de l’air intérieur » qu’elle a « tenté de restituer » tout au long de son travail « efface ses enjeux éminemment politiques et sociaux43 », et son étude se conclut en indiquant que si « la pollution atmosphérique devenait une question politique, l’air intérieur, lui, est resté confiné au domaine savant44 ». Cette conception savante « de l’air intérieur comme problème de l’espace domestique concourt à la définition de programmes d’actions centrés sur la transformation de pratiques individuelles » et effectivement nombre de conseils prodigués par l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (INPES) ou des réseaux ont pour objectif d’informer les occupants sur les bonnes et mauvaises pratiques : aérer son logement, éviter l’abondance de tapis et de moquettes, utiliser raisonnablement les produits de nettoyage et avec modération des parfums d’intérieur. Nous retrouvons ce type de conseils dans le plan national d’actions pour la qualité de l’air intérieur publié en octobre 2013. À propos de l’étiquetage des meubles, on préconise une information complète auprès des consommateurs de manière à ce qu’ils achètent les produits adéquats et incitent les fabricants à ne plus fabriquer les produits classés C considérés comme les plus émissifs de substances nocives. Informés sur les risques auxquels ils sont exposés, les individus seraient en capacité de choisir les produits et de déterminer les conduites les plus appropriées.
L’adaptation et la pollution atmosphérique urbaine
36L’histoire de la pollution atmosphérique urbaine illustre qu’elle est l’objet de représentations et de régulations différentes. Nous développerons ultérieurement l’idée selon laquelle chaque individu est parfois considéré comme l’entrepreneur de sa propre vie ou le responsable de ses expositions aux risques, nous nous contenterons ici de mentionner dans quelle mesure un certain nombre des actions préconisées par les autorités publiques peuvent se rattacher au gouvernement par l’adaptation.
37Concernant les situations où un niveau de concentration de polluants dans l’atmosphère a des effets limités et transitoires sur la santé de catégories de la population sensibles, l’autorité régionale de la Santé de la région Île-de-France conseille « de réduire les activités physiques et sportives intenses en plein air ou en intérieur ». De manière générale elle rappelle qu’il est utile de « se renseigner sur la qualité de l’air » et qu’il faut « veiller à ne pas aggraver les effets de cette pollution par la pratique d’autres activités émettrices de substances polluantes (usages de solvants sans protection appropriée, consommation de tabac) ». En situation d’alerte, il est précisé que si vous appartenez aux populations vulnérables ou sensibles il faut « prendre conseil auprès de votre médecin pour savoir si votre traitement doit être adapté ». Ces dispositions ne sont pas sans rappeler les leçons qu’ont tirées des autorités publiques des impacts de la canicule de 2003 sur les villes ou aires urbaines. Les premières victimes ont souvent été les personnes âgées, les mal logées, les handicapés et des personnes à revenus faibles ou isolées et dans la prise en charge de ces populations on a plaidé pour une responsabilisation de la société qui a parfois conduit à une stigmatisation de ceux qui ont des difficultés à s’adapter.
Les difficultés et les limites de l’adaptation
38Le gouvernement par l’adaptation s’accompagne d’une diffusion importante d’informations auprès de différentes catégories de la population susceptibles d’être exposées aux polluants atmosphériques. Généralement ces informations s’appuient sur des travaux scientifiques même si les conduites qu’elles préconisent n’y figurent pas ou ne peuvent pas être considérées comme un aboutissement logique de ces travaux. Qu’il s’agisse de ceux qui produisent des connaissances scientifiques ou qui mettent en forme des informations et les communiquent à différents publics pour qu’ils puissent orienter leurs comportements de manière à réduire les risques auxquels ils s’exposent, la diversité des acteurs concernés par ces processus est importante. La masse d’informations est telle qu’elle peut expliquer les rappels récurrents à pratiquer une approche globale et intégrée d’une action publique qui recoure à une profusion de plans ou de schémas dont la complexité et le manque de cohérence sont souvent soulignés45. Il y a donc bien un élargissement de la communauté de politique publique en charge de la pollution atmosphérique même si, en son sein, les acteurs ont des responsabilités décisionnelles de nature très différentes.
39Cette approche par l’adaptation est également riche d’un langage qui recourt au participatif, à la conscience, à la flexibilité ou à la mobilisation de toutes les parties prenantes. Nous trouvons là des similitudes avec une perspective managériale qui tend d’autant plus à dépolitiser les enjeux collectifs que l’on restreint nombre de sujets à des comportements individuels ou à l’attention que les citoyens doivent accorder aux paroles d’experts pour agir correctement. Observons également que plusieurs des caractéristiques mentionnées figurent dans le régime de coopération exploratoire ou des pollutions globales qui est, selon F. Aggeri, le régime de gouvernementalité dominant à partir des années 1990.
40Une fois posée la nécessité de s’adapter à des situations qui ne sont pas interrogées ou remises en cause, il est compréhensible de ne pas recourir aux contraintes et aux réglementations ou de ne les envisager que sous l’aspect de la négociation, de la participation, de l’innovation et de l’éducation des acteurs. Qu’il s’agisse de l’adaptation aux changements climatiques, à la pollution intérieure ou à la pollution urbaine des traits communs apparaissent : les rapports économiques et sociaux sont considérés comme donnés et ne sont pas questionnés et les seuils de toxicité considérés comme inévitables. On discute de la réduction des gaz à effet de serre, mais pas d’une sortie des énergies fossiles ou du rôle des multinationales pétrolières ou gazières. Les produits domestiques fabriqués par l’industrie sont eux aussi une donnée ; une fois fabriqués c’est aux consommateurs de choisir et d’inciter par leurs comportements les industriels à produire des biens plus respectueux de l’environnement et de la santé. On connaît l’importance du transport des marchandises par camion et la place prise par la voiture individuelle. Dans ce domaine comme dans d’autres, on fera souvent appel à la responsabilité individuelle sans remettre en cause l’urbanisme commercial et les choix constants et massifs des autorités nationales, régionales ou locales en faveur des infrastructures routières. La reconnaissance des transports dans les émissions de polluants ne stimule guère de nouveaux choix en matière d’urbanisme, de planification ou d’énergie.
41Le gouvernement par l’adaptation peut également être l’objet de critiques quant à son caractère irréaliste. Par bien de ses aspects une politique préconisant l’adaptation apparaît contradictoire avec des savoirs issus des sciences du système terrestre et des sciences humaines et sociales. Dans les plans des collectivités territoriales l’adaptation fait partie des outils à mettre en œuvre dans la perspective de changements climatiques. Cela nécessite d’une part, la capacité de prévoir la multitude de transformations qui peuvent affecter des territoires (sols, ressources hydriques, couverts forestiers, biodiversité) et d’autre part, l’organisation d’actions à même de réduire des effets néfastes, voire de bénéficier de nouvelles opportunités. Cette approche est largement illusoire. En effet « selon tous les scénarios envisageables, le changement planétaire ne prendra probablement pas la forme d’un processus continu ou pseudo-linéaire, mais se manifestera assurément par des bouleversements difficiles à prévoir auxquels on peinera à s’adapter46 ». Pour les spécialistes du système terrestre « la tendance du climat à changer de façon relativement soudaine est un des résultats les plus étonnants des recherches sur l’histoire de la terre47 ». Tous les plans des collectivités territoriales qui reposent sur l’hypothèse de la linéarité des changements climatiques sont donc voués à l’échec puisque le franchissement de points de bascule engendrera de profondes transformations du système terrestre et du climat. Les objections que les sciences sociales peuvent adresser aux politiques d’adaptation s’inscrivent dans d’autres perspectives. Pour mieux les saisir nous pouvons partir du constat que des recherches rigoureuses attestent de la possibilité d’aboutir à une transformation de notre système énergétique et plus largement de notre mode de production et de consommation. Les scénarios de Négawatt ou les travaux de M. Delucchi et M. Z. Jacobson48 appartiennent à cette galaxie d’études qui démontrent la faisabilité de solutions employant des technologies plus respectueuses de l’environnement et moins polluantes. Ici l’irréalisme de solutions se limitant à l’adaptation renvoie au fait de considérer qu’il suffirait de départager des partisans exposant des arguments rationnels et qu’au regard des avancées scientifiques il serait raisonnable de penser que les propositions de lutte contre les pollutions seront rapidement mises en œuvre. Qu’il s’agisse du climat, de la pollution atmosphérique urbaine ou de la pollution intérieure des réductions massives des polluants supposent des ruptures qualitatives majeures des processus de production d’un système économique consubstantiellement lié à une consommation très importante d’énergies fossiles. Or les demandes de maisons, d’automobiles, d’engrais chimiques, de détergents, de produits nettoyants, de plastiques sont dépendantes du charbon et du pétrole. Une rupture avec l’économie du pétrole et du charbon engagerait une redéfinition des structures de production et de consommation qui paraît indissociable de l’avènement d’une révolution sociale et culturelle à même d’engager et de porter les solutions technologiques aujourd’hui disponibles ou émergentes. Force est de constater qu’à ce jour les rapports de force sociaux et politiques ne parviennent pas à ébranler la domination des industries du carbone.
Conclusion
42En 2018, l’Organisation mondiale de la santé rappelle que « les niveaux de pollution de l’air restent dangereusement élevés dans de nombreuses parties du monde49 ». Chaque année ce sont près de 7 millions de personnes qui meurent à cause de l’exposition aux particules fines contenues dans l’air. Alors que la mobilisation des organisations internationales ne cesse de se déployer, qu’apparaissent de nouveaux acteurs comme la Banque mondiale ou des fondations privées, que les pays semblent de plus en plus nombreux à agir, la pollution de l’air représente encore un risque majeur pour la santé.
43Cette situation conforte l’hypothèse selon laquelle l’émergence et le développement d’un mode de régulation trouvent leurs sources d’une part, dans les insuffisances ou les échecs des dispositifs antérieurs et d’autre part, dans l’association des nouveaux instruments avec les impératifs ou les nécessités de secteurs économiques gourmands en énergie, en produits chimiques, en métaux ou terres rares50. Chaque mode de régulation nécessite la production d’une masse critique d’expertises qui s’accompagne d’un volume de travail politique indispensable à la reconnaissance des nouvelles manières d’orienter l’action publique. Malgré l’ancienneté et la continuité des interventions, la pollution de l’air perdure, d’où l’intérêt d’analyser les transformations d’une action publique qui s’exercent à l’échelle nationale.
Notes de bas de page
1 Ces quatre éléments se retrouvent dans les travaux de M. Foucault. Une classe d’objets de gouvernement définie par ses sources et ses effets, ses incertitudes et ses interdépendances ; des cibles de gouvernement qui sous tendent l’action collective ; un régime de visibilité, c’est-à-dire les moyens […] dont des objets de gouvernement et des gouvernés sont objectivés sur le plan scientifique, technique et économique ; des formes de gouvernement, c’est-à-dire la manière dont on peut qualifier les modes de relation entre gouvernants et gouvernés. Voir Aggeri F., « Les régimes de gouvernementalité dans le domaine de l’environnement », in Hatchuel A. et al. (dir.), Gouvernement, organisation et gestion : l’héritage de Michel Foucault, Presses universitaires de Laval, 2005, p. 431-464.
2 Boudia Soraya et Jas Nathalie, « Gouverner un monde contaminé. Les risques techniques, sanitaires et environnementaux », in Bonneuil Christophe et Pestre Dominique (dir.), Histoires des sciences et des savoirs, le siècle des technosciences, tome 3, Paris, Seuil, 2015, p. 381-397.
3 Aggeri Franck considère que les trois premiers programmes d’action européens sur l’environnement 1973- 1986 sont fortement marqués par une gouvernementalité confinée, art. cité.
4 Boudia Soraya et Jas Nathalie, art. cité, p. 383.
5 Massard-Guilbaud Geneviève, « L’élaboration de la nomenclature des établissements classés au xixe siècle ou la pollution définie par l’État », Responsabilité et Environnement, no 62, avril 2011, p. 28.
6 Lascoumes Pierre, « Les normes juridiques et les normes techniques de l’inspection des installations classées pour la protection de l’environnement », Responsabilité et Environnement, no 62, avril 2011, p. 33.
7 Bonnaud Laure, « De la catastrophe de Feyzin (1966) à l’explosion d’AZF (2001) : la naissance du métier d’inspecteur des installations classées », Responsabilité et environnement, no 62, avril 2011, p. 35-42.
8 Lameloise Philippe, « Quelle surveillance pour quel public ? », in Évaluation et perception de l’exposition à la pollution atmosphérique, Primequal-Predit, La Documentation française, 2006, p. 23.
9 Chovin Paul, directeur honoraire du laboratoire central de la préfecture de police, vice-président du comité scientifique pollution atmosphérique du Haut-comité de l’Environnement, La pollution atmosphérique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1979, p. 87.
10 Lameloise Philippe, art. cité, p. 24.
11 Mouvier Gérard, La pollution atmosphérique, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1994, p. 36.
12 Conseil de l’OCDE, Principes directeurs pour la qualité et la performance de la réglementation, 28 avril 2005.
13 Directive 96/62/CE du 27 septembre 1996 concernant l’évaluation et la gestion de la qualité de l’air ambiant publiée au JOCE L 296 du 21 novembre 1996, p. 55 à 63.
14 Henry Emmanuel, Gilbert Claude, Jouzel Jean-Noël et Marichalar Pascal (dir.), Dictionnaire critique de l’expertise, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 301.
15 Dab William, Santé et Environnement, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2012, p. 32-38.
16 Vlassopoulou Chloé, La lutte contre la pollution atmosphérique urbaine en France et en Grèce. Définition des problèmes publics et changement de politique, thèse de l’université Paris 2, 1999.
17 Festy Bernard et Quenel Philippe, « Pollution atmosphérique et épidémiologie en France : une longue maturation », Pollution atmosphérique, numéro spécial, 2003, p. 23-34.
18 Gérin Michel et al., Environnement et santé publique : fondements et pratiques, Paris, Edisem, 2003, p. 300.
19 Fassin Didier, Faire de la santé publique, Rennes, Éditions ENSP, 2005.
20 Festy Bernard et Quenel Philippe, art. cité, p. 27.
21 Boutaric Franck et Lascoumes Pierre, « L’épidémiologie environnementale entre science et politique : les enjeux de la pollution atmosphérique en France », Sciences sociales et santé, vol. 26, no 4, décembre 2008, p. 5-38.
22 Festy Bernard et Quenel Philippe, art. cité.
23 Air Pollution and Heatth : a European Approach.
24 Air Pollution and Health : a European Information System.
25 Voir présentation du GIS Climat Environnement Société, Approches interdisciplinaires du changement climatique, mars 2016, p. 99.
26 Projet ENHIS (Environment and Health Information System) et EBoDE (Environment Burden of Disease in Europe).
27 Goldberg Marcel, L’épidémiologie sans peine, Paris, éditions Frison-Roche, 2001, p. 148.
28 Les critères de Hill sont les principaux critères de causalité. Ils examinent une liste de critères internes à l’étude (force de l’association, relation de type dose-effet…) et de critères externes (notamment la plausibilité biologique) avant de conclure à une relation de cause à effet.
29 Goldberg Marcel, op. cit., p. 149.
30 Institut national de Veille Sanitaire, 2003, 2008 et 2013.
31 Blanchard Ung. A. et al., « Évaluation quantitative d’impact sanitaire de la pollution atmosphérique urbaine en France : bilan des études locales et retours des parties prenantes », Saint Maurice, Santé publique France, 2016, p. 2.
32 On peut signaler l’existence d’effets sans seuils qui interroge la validité d’une démarche fondée sur la relation dose-réponse ou le caractère contestable d’un point de vue qui considère que zéro risque pour une substance plus zéro risque pour une autre substance équivaut à zéro risque pour l’addition de ces deux substances. Outre ces critiques internes s’ajoutent des critiques externes : apparition de dangers graves non identifiés, apparition de risques systémiques…
33 Boudia Soraya et Jas Nathalie, « Gouverner un monde contaminé », art. cité, p. 390 et 391.
34 Ibid., p. 391.
35 Aykut Stefan et Dahan Amy, op. cit., p. 79.
36 Ibid., p. 267-283.
37 GIEC, Changements climatiques, 2001 : rapport de synthèse, 2001.
38 Felli Romain, La grande adaptation, climat, capitalisme et catastrophe, Paris, Seuil, 2016, p. 21.
39 Ibid., p. 7.
40 Boudia Soraya et Jas Nathalie, art. cité, p. 393.
41 Guilleux Céline, « Entre expertise et contestation : la problématisation de l’air intérieur comme une nouvelle menace environnementale et sanitaire », Sciences sociales et santé, vol. 29, no 4, décembre 2011, p. 24.
42 Jamay Florence, « Du droit à l’état gazeux pour l’air intérieur », in Rapport final AIRIN, Air intérieur : actions publiques et jeux d’acteurs, mai 2016 (version révisée : octobre 2016), p. 54-74.
43 Guilleux Céline, art. cité, p. 23.
44 Ibid.
45 Roumegas Jean-Louis et Saddier Martial, Rapport d’information sur l’évaluation des politiques publiques de lutte contre la pollution de l’air, 19 mai 2016, p. 67-76. Cour des comptes, les politiques publiques de lutte contre la pollution de l’air, décembre 2015, p. 52-65.
46 Steffen Will, Andreae Meinrat, Bolin O. Bert, Cox Peter M., Crutzen Paul J., Cubasch Ulrich, Held Hermann et al., « Abrupt changes : The Achilles’ Hells of the Earth System », Environment : Science and Policy for Sustainable Development, vol. 46, no 3, 2004, p. 9.
47 Adams Jonathan, Maslin Mark et Thomas Ellen, « Sudden Climate Transitions during the Quaternary », Progress in Physical Geography, vol. 23, no 1, 1999, p. 2.
48 Jacobson Mark Z. et Delucchi Mark A., « Providing all Global Energy with Wind, Water, and Solar Power, Part I : Technologies, Energy Ressources, Quantities and Aeras of Infrastructure and material », Energy Policy, vol. 39, 2011, p. 1154-1169 ; Delucchi Mark A. et Jacobson Mark Z., « Providing All Global Energy with Wind, Water, and Solar Power, Part II : Reliability, System and Transmission Costs and Policies », Energy Policy, vol. 39, 2011, p. 1170-1190.
49 Communiqué OMS, 2 mai 2018, Genève.
50 Dans leur ouvrage Gouverner un monde toxique, Boudia Soraya et Jas Nathalie écrivent que « l’apparition d’un nouveau mode résulte de l’apparition de nouvelles problématiques et de mobilisations associées à la transformation de la matérialité des pollutions », Paris, éditions Quae, 2019, p. 7.
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