Préface
p. 7-9
Texte intégral
1Pourquoi les pouvoirs publics se saisissent-ils, ou non, des problèmes liés à la pollution atmosphérique et comment expliquer la faiblesse des politiques publiques engagées ? La question est cruciale pour comprendre le gouvernement de la qualité de l’air : dès 1971 un ouvrage l’aborde de front, devenu depuis un classique de la science politique, The Un-Politics of Air Pollution : a Study of Non-Decisionmaking in the Cities. Son auteur, Matthew Crenson, révèle la faible réactivité de nombre d’autorités publiques, pourtant confrontées à des pollutions aux impacts sanitaires majeurs dans les pays industriels. Pour résoudre cette énigme, Crenson met en lumière l’existence de mécanismes politiques, qui empêchent le chaînage entre l’identification des problèmes et l’intervention publique. En particulier la question de la mise sur agenda est cruciale : des intérêts nombreux sont en conflit autour des enjeux de la pollution de l’air et certains parviennent à réduire la priorité de cette question, nourrissant l’indécision et freinant les politiques.
2L’ouvrage de Franck Boutaric s’inscrit pleinement dans cette tradition intellectuelle et interroge à son tour, à plusieurs décennies de distance, la façon dont sont engendrées les actions publiques visant à réduire la pollution de l’air. Il le fait avec un même souci de comprendre les jeux d’acteurs, les mécanismes et facteurs, qui lui permettent de reconstituer la dynamique de ce gouvernement de la qualité de l’air, ses évolutions mais aussi ses limites. L’ouvrage offre un éclairage bienvenu, qui faisait encore défaut, de ce secteur d’intervention, passant en revue les acteurs, au niveau international comme national, l’historique et la genèse de ces politiques. La sociologie de l’action publique mobilisée montre sa fécondité en produisant des apports notables à un corpus de recherche déjà bien étoffé sur ces questions. L’ouvrage déplace tout d’abord le regard des objets habituels des travaux de recherche, qui ont porté sur les causes de l’inertie publique, les variations dans la mise en œuvre des actions de lutte, la pluralité des régimes de gouvernement en matière de contrôle des pollutions. La recherche a déjà bien montré que le gouvernement de l’air a fortement évolué depuis les années 1960, passant de la maîtrise de sources localisées pour aborder aujourd’hui les transformations majeures liées au changement climatique, en passant, dans les années 1990, par le développement d’une approche globale fondée sur la gestion des émissions et la prise en compte progressive de nouvelles sources et de nuisances émergentes.
3 Tout en s’appuyant sur les acquis de cette histoire, Franck Boutaric interroge de façon originale le périmètre couvert par cette politique et sa capacité, ou non, à s’étendre et atteindre les secteurs et activités responsables des pollutions. La sociologie de l’action publique aide à explorer ici la façon dont un secteur d’intervention publique est découpé, et comment en l’occurrence son extension limitée laisse de côté la régulation des causes et origines réelles de la pollution atmosphérique, posant la question de l’intégration de régulations diverses dans une même politique coordonnée. De ce point de vue, la comparaison avec des politiques menées sur d’autres milieux pollués, comme l’eau, pourrait être instructive, tant on y rencontre les mêmes difficultés à couvrir par une action publique l’ensemble des chaînages de causalité produisant le problème.
4En second lieu, l’ouvrage éclaire aussi des dimensions souvent méconnues des politiques de l’air, comme le rôle des acteurs scientifiques et plus largement des dispositifs de mesure qui changent la perception des problèmes publics et leur traitement. Il revient ainsi sur des épisodes importants de la chronologie du secteur, comme la production régulière d’études qui vont faire passer l’air pollué, entre 1980 et 2000, d’un enjeu sensible à une question quasiment résolue, avant qu’il ne revienne sur l’agenda, suite aux alertes lancées par des études épidémiologiques à vocation interventionnelle. Si les politiques progressent par la mise en évidence des pollutions, des résistances se révèlent aussi face à ces avancées, ce qui montre tout l’intérêt d’analyser et de faire apparaître les tensions et oppositions traversant les acteurs, institutions et pratiques de la mesure et de la science de l’air.
5Aujourd’hui ces tensions sont toujours perceptibles dans l’extension et l’intégration du gouvernement de l’air, comme dans les outils du gouvernement incluant la mesure des nuisances, dans le champ institutionnel comme dans la communauté scientifique. Contrairement aux discours optimistes d’une élimination progressive des pollutions, celles-ci demeurent et se transforment dans leurs causes, nature et impacts, comme le montrent l’exemple des particules fines et le nouveau front qu’elles ouvrent. Les activités productives, les transports ou l’habitat engendrent des externalités massives sur l’environnement et la santé, que les sociétés doivent gérer. Selon des évaluations récentes de l’OMS, 91 % de la population mondiale respire un air toxique, à l’origine de 7 millions de décès par an.
6Ceci confirme un enseignement de longue date des travaux de science politique : les interventions publiques résolvent rarement les problèmes dont elles se saisissent, au sens de leur trouver un terme, mais conduisent d’abord à les rendre gouvernables, c’est-à-dire à les inscrire dans des dispositifs d’administration et de gestion, qui en réduisent les impacts sur d’autres intérêts jusqu’à des niveaux qui les rendent socialement acceptables et légitimes. À cet égard, la situation du moment montre plutôt un recul. Ces deux dernières années, des grandes métropoles, dont Paris, se sont retournées contre la Commission européenne, pour mettre en cause la faiblesse de sa politique de réduction des émissions de véhicules ; d’autres instances comme la Cour de justice des communautés européennes, ont condamné l’État français pour des dépassements de normes, tandis que lui-même a été attaqué en justice pour carence fautive par des citoyens et des associations. Par un effet de cycle d’attention récurrent, les enjeux de pollution atmosphérique sont redevenus l’objet de contestations plus visibles, comme ils l’avaient été dans le courant des années 1990 avant que des mobilisations multiples conduisent à l’avancée législative qu’a constituée la loi sur l’Air de 1996.
7Le titre de l’ouvrage de Franck Boutaric souligne bien ce tournant critique, qui donne une nouvelle actualité à l’énigme posée il y a plus de cinquante ans par Matthew Crenson. Après une période de dépolitisation relative, l’action publique est mise en question collectivement parce que l’écart est maintenu, voire aggravé, entre des constats de pollution et d’impact sanitaire, de plus en plus documentés par l’émergence de capteurs et de données massives, et des séries d’interventions trop ponctuelles et insuffisamment coordonnées pour être à la hauteur des enjeux. Cela rend d’autant plus indispensable l’analyse approfondie que livre le présent ouvrage et son attention à la dimension politique du gouvernement de l’air.
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