Avant-Propos
p. 7-27
Entrées d’index
Mots-clés : circulation des livres, circulation des textes, voyage, traduction, Moyen Âge, période moderne, histoire de textes, variation éditoriale, identité opéale
Keywords : books circulation, text circulation, travel, translation, Middle Ages, modern period, text history, editorial variation, operational identity
Texte intégral
1Dans l’avis « Au lecteur » qui ouvre une des grandes utopies narratives de la fin du xviie siècle, La Terre australe connue (1676) de Gabriel de Foigny, se déploie la fiction utopique d’une relation de voyage authentique reçue par le narrateur dans le port de Livourne d’un inconnu, Nicolas Sadeur, né de parents français, mais venu au monde dans un bateau sur l’Océan et revenant de Madagascar pour ce qui sera sa dernière traversée. Ce voyageur exténué, arrivé au terme de ses périples comme de sa vie, confie après quelques entretiens en latin à son charitable interlocuteur « une espece de livre fait de fueilles, long de demi pied, large de six doits, & épais de deux : c’estoit un recueil de ses avantures écrit en Latin, partie à Crin dans la terre Australe, partie à Madagascar1. » C’est ce manuscrit que le narrateur prétend par cet avis livrer au public, non sans y glisser quelques faux indices de rétention : outre qu’il l’aurait gardé par devers lui pendant quinze ans et que sa lecture aurait été entravée « à cause des taches que l’eau de la mer y avoient causées2 » – Sadeur était tombé à l’eau avec sa valise qui contenait le livre –, il feint de reconnaître pour la publication en avoir « seulement detaché la pluspart des matieres purement Philosophiques, afin de rendre son Histoire plus pure & plus divertissante3 ». Il garantit néanmoins ne pas « les refuser au public4 », mais préfère en faire « un traité particulier », dont il sera évidemment inutile de chercher la trace. La « fiction faite à plaisir5 » concerne autant les voyages de Sadeur que la transmission de son prétendu livre : le narrateur finit de brosser le tableau fictif de l’exactitude de la situation en se ventant de s’être « attaché à la suite du Discours de notre Autheur, autant que sa phrase l’a pû permettre6 », omettant d’aborder l’enjeu de la traduction de ce manuscrit en latin dont il livre sans plus de précision une version en français.
2Cette occurrence du topos de la relation authentique livrée au public couvre ainsi plusieurs aspects de ce que l’on pourrait mettre derrière l’expression « textes voyageurs » : La Terre australe connue est un texte voyageur d’abord sur un plan générique parce que la dimension utopique de l’ouvrage épouse la forme d’une relation de voyage, ensuite parce que le motif du voyage y est redoublé, voire triplé dans la mesure où il concerne non seulement un mais deux voyageurs (le voyageur Sadeur et le narrateur), mais encore le prétendu manuscrit du voyageur embarqué dans des tribulations qui ne peuvent qu’en altérer le contenu. Apparaissent ici deux conséquences liées au statut même de texte voyageur : si le voyage permet en effet au livre de circuler et donc d’être diffusé et lu, il peut aussi connaître au cours de cette circulation diverses transformations dont certaines relèvent bien d’une altération.
3Dans le cas de l’œuvre de Foigny, la circulation du texte n’est d’ailleurs pas qu’un motif fictif interne entretenu par l’auteur dans une visée de vraisemblance, c’est une donnée qui appartient en outre à l’histoire du texte et à la biographie de son auteur. Le parcours de Foigny a été retracé grâce aux recherches de Frédéric Lachèvre7 : sa trajectoire chaotique où géographie et religion se recoupent, le fait aller et venir entre la France et la Suisse, entre catholicisme et protestantisme8, ce qui pourrait faire de lui « un "libertin spirituel" en quête, dans ses oscillations entre le catholicisme et la réforme, d’une vérité religieuse qui se dérobe toujours9 ». L’histoire éditoriale du texte est elle aussi riche : publié pour la première fois en 1676 avec une fausse adresse bretonne, à Vannes chez J. Verneuil, alors qu’il s’agit de Lapierre à Genève, il connaît surtout l’année de la mort de Foigny en 1692 une deuxième édition très transformée : selon les éditeurs d’aujourd’hui, cette révision, qui infléchit fortement le sens de l’œuvre, ne saurait être le fruit du travail de Foigny. Le titre lui-même donne un avant-goût des importantes mutations qu’il subit alors : de La Terre australe connue : c’est-à-dire, la description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs et de ses coûtumes, par Mr Sadeur… en 1676, il devient Les Avantures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voyage de la Terre australe… en 1692, opérant même une transformation du prénom du protagoniste, Nicolas, rebaptisé Jacques. À travers un tel cas, on peut entrevoir, de façon non exhaustive, les nombreuses pistes qu’ouvre la réflexion sur la notion de textes voyageurs sur laquelle se penchent les contributions rassemblées dans ce volume à la suite de rencontres interdisciplinaires entre littéraires, historiens et géographes10.
4Parmi ces pistes, celle de la circulation des textes a fait l’objet de diverses explorations, notamment des travaux relevant de l’histoire du livre ainsi que de l’étude plus globale des circulations. Certains ont porté sur le moment de la révolution de l’imprimé11 et sur son rôle dans l’avènement de la modernité d’une Europe à laquelle il contribue à donner des cadres12, sur l’objet-livre13, ainsi que sur la constitution de collections14 et de bibliothèques15. La circulation des livres peut être envisagée sous différents angles : elle peut tenir à la nature des livres concernés, comme ceux de « large diffusion16 » qui se répandirent par le colportage, ou les livres plus savants qui s’échangèrent dans le cadre de La République des Lettres17, plus largement les écrits qui s’inscrivent dans les transferts divers, notamment commerciaux, linguistiques et culturels. C’est aussi sous l’angle des itinéraires et trajectoires18, des centralités et des réseaux19 que la question de la circulation a été abordée20. Il s’agit par exemple de la centralité de certains pôles, des villes, véritables foyers éditoriaux, qui, comme Paris, réunissent en quantité notable des imprimeurs et des libraires ou qui, comme Francfort puis Leipzig, accueillent de façon régulière des foires rythmant le commerce des livres et favorisant leur diffusion à grande échelle. Ces dynamiques spatiales sont évolutives dans le temps, soumises à des temporalités et des élans variables notamment entre l’Europe méridionale et l’Europe du Nord. Les réseaux autour du livre ont pu faire l’objet d’enquêtes minutieuses portant notamment sur les institutions qui les construisent, comme les bibliothèques avec leurs catalogues21, ou ceux qui les animent, comme l’important réseau des libraires briançonnais22 ou des auteurs que leur mobilité, voire leur exil, place dans des rôles d’intermédiaires23 ; ce sont aussi les imprimeurs qui peuvent être pris dans de tels mouvements24. La circulation des livres s’inscrit dans des contextes significatifs. Au-delà des liens historiques existant par exemple entre la diffusion de la Réforme protestante et celle des imprimés25, on peut penser à la façon dont la librairie compose avec les législations des différents pays européens en particulier avec l’installation d’un certain nombre de professionnels dans des zones frontalières26.
5De manière plus globale, l’ouvrage issu de l’ANR CITERE coordonné par P.-Y. Beaurepaire27 a permis de situer la circulation des livres au milieu d’un phénomène plus vaste, celui de la communication. De même, le collectif récemment dirigé par M. A. Billota28 sur l’Europe médiévale en mouvement envisage largement la mobilité artistique et culturelle et les objets pris dans des circulations. Au-delà du seul livre, de telles approches mettent en évidence des textes d’une autre nature, notamment les correspondances29, comme celles qui animent les échanges savants30 à travers leurs réseaux, ainsi qu’en témoignent les lettres d’un Peiresc, d’un Ménage ou d’un Séguier. De plus en plus au cours des xviie et xviiie siècles, c’est aussi du côté d’une presse en plein essor que regardent ces savants31 : férus de périodiques, ils peuvent y trouver les échos de l’effervescence politique, littéraire et scientifique européenne dont les journaux extraient et diffusent la quintessence. Une telle circulation amène également à aborder la question des langues de communication ainsi que les pratiques de traduction32 et ce qu’elles induisent dans la diffusion et la réception des textes en termes non seulement d’élargissement des publics, mais aussi d’interprétation et de reconfigurations plus ou moins amples d’ordre générique et textuel33. C’est ainsi tout le jeu des influences34 et une nouvelle fécondité des textes qui se démultiplient par leur voyage.
6Si le présent volume s’intéresse aux textes voyageurs plus encore qu’aux livres voyageurs, c’est d’abord parce qu’il cherche à envisager ce que le voyage fait aux textes sur une échelle temporelle large, non seulement au moment où l’imprimé permet une démultiplication de la diffusion des écrits, mais aussi en amont lorsque ce sont les manuscrits qui circulent : en découlent des modifications matérielles des manuscrits eux-mêmes, abîmés au fil des transports ou volontairement reconfigurés, mais aussi des pratiques érudites de réutilisation des sources35 et de compilation dans des proportions variables. Dans l’histoire de la circulation des textes, les périodes médiévale et moderne constituent des moments de mutation et de mobilité remarquables : de la diffusion des manuscrits au Moyen Âge à l’intense circulation des imprimés que connaît l’Europe du xviiie siècle, les transformations sont multiples, d’autant que le passage d’un format à l’autre ne s’opère pas de façon radicale. Du côté de la nature des supports, avec des évolutions dans le domaine de l’écrit, les deux périodes envisagées permettent d’observer la bascule des pratiques liées à la révolution de l’imprimerie, avec le passage du manuscrit à l’imprimé et la mise en œuvre de l’objet-livre dans la variété de ses formats. Tout en transformant profondément, notamment sur un plan quantitatif, la production et la diffusion des textes, cette révolution laisse une place à des productions manuscrites dans une période où se déploie, à travers des formes intermédiaires, une inventivité qui peut être rapprochée de l’actuelle révolution numérique. La persistance d’une production et d’une circulation manuscrites, par exemple avec les pratiques d’écriture du divertissement mondain ou la diffusion de nouvelles à la main, s’étend fort avant dans la période moderne, maintenant – bien après la transition vers les incunables et encore à la période révolutionnaire36 – les habitudes de plasticité textuelle naturellement liée à la pratique manuscrite. Ces deux périodes sont aussi marquées par l’accroissement de la circulation dans l’espace37, avec l’élargissement de la diffusion des textes grâce aux grands voyages et à la découverte de nouveaux mondes à la charnière des deux périodes. Se déroulent en outre au cours de ces siècles de vastes conflits, qui reconfigurent à plusieurs reprises l’espace européen et le jeu des alliances : de telles transformations sont riches d’effets en termes de trajectoires des textes, que celles-ci soient facilitées ou au contraire empêchées, avec la détermination de foyers de production et de réseaux d’échanges : de là se dessinent des courants d’influences, mais aussi des stratégies, particulièrement visibles dans le cas de textes clandestins.
7Ce n’est pas seulement sur le plan d’une mobilité externe que l’on cherche ici à observer ce que le voyage fait aux textes : il s’agit aussi d’en envisager les conséquences sur le plan des contenus textuels. Le poids du voyage est clairement identifiable quand il est le sujet même d’un écrit, comme dans les relations de voyage, ou quand il est à l’origine même de celui-ci comme c’est souvent le cas pour l’épistolaire. Le rôle du voyage existe aussi de façon plus diffuse dans bien d’autres situations, échanges économiques, artistiques et savants, voyages d’instruction, de divertissement ou conquêtes, polémiques religieuses et politiques, partage et confrontation des imaginaires… La transformation, dans des proportions variables, est un phénomène évident dans le cas des manuscrits dont la circulation n’est pas sans effet sur un contenu, naturellement moins figé avant l’ère de l’imprimé, comme en témoigne le développement des approches relevant de l’histoire textuelle38 dans les études médiévales. Mais le phénomène de la modification des contenus peut affecter le livre de diverses manières. Avec le livre-voyageur, on touche à la question du livre en tant qu’objet, dans sa matérialité (circulation et copie des manuscrits ; production, commerce, diffusion, conservation des livres ; transport de livres dans des situations où il est utile, comme c’est le cas par exemple avec les situations et les lexiques commerciaux). Le texte-voyageur, englobant le livre-voyageur, engage dans un champ plus large : l’expression peut en particulier ouvrir à la notion essentielle d’événement, de rupture, aux désordres politiques et aux migrations humaines dont les textes sont le résultat. Ces événements, qui fragilisent les communautés, contribuent à interroger par l’écrit les questions d’identité et à tenter de fixer un fonds mémoriel. Les textes peuvent ainsi être pris dans des stratégies visant la constitution d’une mémoire ou d’une opinion et s’en trouver affectés dans leur présentation ou leur devenir. À ce titre ils se trouvent parfois pris dans un réseau non seulement spatial mais intertextuel. P. Eichel-Lojkine39 a pu montrer quelles conséquences la circulation dans l’espace et dans le temps pouvait avoir sur les contenus textuels dans le cas d’un genre comme le conte dont la situation entre oralité et écriture démultiplie la porosité. S’appuyant sur les réflexions de M. Foucault sur l’énoncé40, elle définit les cadres qui permettent de penser une écriture mouvante prise entre sa fixation temporaire par l’écrit et des sources de mutabilité parmi lesquelles figure la mobilité spatiale. Certaines zones des textes sont particulièrement exposées à cette variance, l’iconographie, les seuils, mais aussi les citations et tout le cadrage énonciatif. La portée de telles mutations est à mesurer en fonction de leur nature et de leur ampleur ainsi qu’à l’aune des adaptations à de nouveaux contextes culturels et linguistiques débouchant parfois sur de profondes transformations sémantiques.
8La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux textes-voyageurs dans leurs déplacements physiques et linguistiques, leurs trajectoires géographiques et leurs traductions. Les articles réunis ici illustrent une diversité d’époques, d’aires géographiques et de genres et s’interrogent sur ce qui, dans le déplacement, fonde le texte-voyageur.
9Le livre, sous forme manuscrite, voyage. Frédérique Le Nan démontre, à travers un corpus de poésie amoureuse de la lyrique occitane produit entre les xiie et xiiie siècles, que ce voyage, qui s’inscrit dans un temps très long, fait partie intégrante de l’objet même tant il est pensé et conçu dans sa dimension pérégrine. Le tout premier voyage est ainsi celui de l’oralité, qui se prolonge jusqu’à ce que le texte soit posé sur un support, puis copié, modifié, translaté, commenté, altéré. Le temps de l’oralité peut cependant toujours déborder le moment de la transcription lors de performances publiques. C’est encore l’oralité qui donne forme à la langue malléable qu’il met en œuvre, plurielle dans ses origines et étrangère à la normalisation. Pour ce qui est de l’ancrage géographique du texte médiéval, le point de départ est donné par le nom d’usage du poète ou de la poétesse, qui fait apparaître, adossés, noms de baptême et du lieu d’origine. L’évocation d’une destination dans l’envoi du poème impose au jongleur choisi pour ce faire de parcourir un voyage afin d’y accomplir sa performance. Les textes eux-mêmes rendent compte des réseaux d’échanges qui existent entre les cités, pour peu que les conditions de circulation soient réunies. Quant à la confection même des manuscrits, elle est le signe d’une volonté de conservation des pièces lyriques et suit son propre cheminement, grandement dépendant du contexte social et politique qui le conditionne. Jusqu’aux guerres et spoliations modernes, le manuscrit médiéval subit des voyages forcés. La dimension voyageuse du texte médiéval est bien multiforme, d’autant plus intrinsèque quand ce dernier s’inscrit dans le genre amoureux et prend la forme épistolaire, lorsque l’absence rend nécessaire l’intercession.
10L’aspect générique est également ce qui détermine l’ancrage géographique de l’épopée. En se centrant sur l’Araucana, Manuela D’Orfond-Guéranger met en lumière ce que le texte de Alonso de Ercilla y Zúñiga doit aux prestigieux modèles classiques qui redeviennent à la mode au xvie siècle à la faveur de la conquête des territoires du Nouveau Monde. Ce regain d’intérêt dans ce contexte particulier suscite un renouvellement thématique autour des enjeux religieux et politiques, définissant ainsi une épique nationale. Les échanges épistolaires à visée informative entre le Chili et l’Espagne font part des enjeux de pouvoirs personnels et sont tout à la fois source d’émerveillement et matière originelle : les récits épiques nés des guerres coloniales ne se dépareront pas de cette hybridité entre poésie et chronique. À la traditionnelle dimension laudative s’ajoute en effet la mission testimoniale de la relation qui s’élabore au gré des combats et des déplacements militaires vécus sur le vif. D’un certain point de vue, l’exploration spatiale provoque les affrontements et l’aventure guerrière nourrit le texte qui la célèbre, mettant en lumière sur l’ensemble des événements la part active du « je » poétique aux combats. Mais d’un autre point de vue, délaissant parfois l’expédition militaire pour la périple exploratoire, le récit suit un processus de découverte qui l’apparente à celui de Christophe Colomb portant un regard émerveillé sur le paradis terrestre qu’il pense avoir trouvé. Le travail éditorial et la publication du texte, au retour de l’auteur en Espagne, sont à l’origine d’un autre type de voyage textuel, sous forme de suites ou d’adaptations : éloigné des terres originelles et des événements relatés, le sujet des guerres d’Arauco reste source d’inspiration pour d’autres poètes aptes à les reconfigurer.
11Cette capacité du texte à s’incarner en différents objets détermine des itinéraires éditoriaux extrêmement variés. C’est à partir du roman Jonathan Swift, les Voyages de Gulliver, que Manon Grand retrace ceux d’un best-seller du xviiie siècle : en opérant d’abord une précise recension des éditions et traductions, continuations et adaptations depuis sa première publication en 1726 jusqu’en 1800, et en utilisant ensuite les données que constituent lieux et dates de parution, elle a pu mener à bien, avec la collaboration de Sigrid Giffon, un travail de cartographie extrêmement pointu. De fait, en repérant ses divers avatars européens, la cartographie n’illustre pas seulement l’histoire éditoriale du texte, elle permet d’envisager le texte d’emblée comme un objet polymorphe et comme un itinéraire. Les avatars dans un premier temps sont déterminés : éditions du texte de Swift, versions pour enfants, traductions depuis l’anglais, depuis le français, textes de continuateurs et traductions de ces mêmes textes ; leur variété et leur nombre rendent compte du goût de l’époque dans toute l’Europe pour ce type de récits de voyages, à tel point que des continuations peuvent dans certains pays précéder des traductions. Si le rayonnement littéraire des Voyages de Gulliver à l’échelle européenne au xviiie siècle est manifeste, il s’accompagne d’une distanciation plus ou moins importante d’avec l’original, notamment du fait des libertés que prennent les traducteurs. Ce qui, du point de vue de l’original, relève de l’altération du texte, s’apparente pour son itinéraire à un enrichissement, chaque nouvelle forme étant susceptible de prendre de nouvelles apparences qui aménagent autant de voies d’accès au texte de Swift, fût-ce aux dépends de la plume et des desseins de son auteur. Ainsi, les traductions faites à partir de la traduction française de Desfontaines exportent-elles le « bon goût » à la française qui avait commandé les coupes et atténuations opérées par le traducteur français. Cette immense adaptabilité du texte aux publics visés caractérise le texte-voyageur, obligeant à le concevoir en expansion illimitée.
12Les multiples circulations géographiques et linguistiques d’un texte créent des itinéraires intertextuels complexes. C’est aussi ce qu’illustre la pratique de la traduction en Espagne au xvie siècle, exposée par Sandra Contamina à travers les exemples de Luis de León et de Juan de la Cruz : la période est celle d’un développement des langues vernaculaires en Europe et d’épanouissement de l’humanisme d’Érasme qui prône un retour à la source des textes sacrés. Cependant dans le contexte de la Contre-Réforme, la traduction des textes bibliques pose question, comme une remise en cause du canon de la Vulgate latine. Quant à la façon de pratiquer la traduction, il faut noter qu’elle est mobilisée pour toutes sortes d’exercices universitaires, parmi lesquels la translatio constitue un équivalent assez proche de ce qu’on entend aujourd’hui par traduction, bien que les critères de fidélité au texte soient très fluctuants. Par ailleurs, la pratique de la traduction pour un humaniste pétri de culture classique comme Luis de León, qui traduit tout autant la poésie latine que les textes de l’Ancien Testament, rend poreuses les frontières entre les différents types de textes, poésie profane ou vers sacrés ; non seulement dans les traductions, mais aussi dans les gloses et les paraphrases, se mêlent les cultures chrétienne et classique, dans une tendance parfois surprenante à souligner un trait de caractère païen dans un texte sacré. Le poète qui compose au xvie siècle de la poésie sacrée en posant le texte biblique comme hypotexte, tel Jean de la Croix et son Cantique Spirituel, se place dans le prolongement de ce dialogue des cultures, profane et sacrée. Mais la question de la traduction en langue étrangère se pose en ce cas en tout autre terme, puisqu’elle participe dès lors de la constitution d’un itinéraire éditorial selon les principes décrits ci-dessus. La traduction considérée comme passage a finalement et logiquement à voir avec l’hybridisme, l’expansion et la variation.
13C’est aussi comme voyage linguistique et textuel que Sophie Soccard envisage la traduction par Pierre Coste des Pensées sur l’éducation de John Locke en s’attachant à donner sens aux écarts produits dans le passage vers le français qui devient au xviiie siècle la langue de communication des nations européennes. À la charnière des xviie et xviiie siècles les érudits huguenots exilés en Hollande participent à la diffusion des nouvelles idées anglaises, et particulièrement de la pensée de Locke, selon un double principe d’appropriation et de sélection. La première barrière pour les traducteurs français est celle de la méconnaissance de la langue anglaise et ils peinent à retrouver dans les textes rédigés dans cette langue l’organisation logique de la pensée : l’exercice de la traduction comme moyen de se perfectionner dans la langue étrangère est commun, et ce sera aussi la position adoptée par Coste qui va parfaire ses compétences en explorant et la langue et la pensée de Locke. À cela s’ajoute la difficulté de l’adaptation du texte au lectorat français, que Coste résoudra par l’amplification d’un mouvement universalisant des conseils pédagogiques prodigués par Locke pour l’éducation des gentlemen. Au gré des éditions successives du texte anglais et de leurs traductions françaises, s’instaure entre ces textes un dialogue où le traducteur outrepasse le texte original, où l’auteur s’approprie les modifications apportées par son traducteur. Continuant son travail de traducteur-interprète après la mort de Locke, Coste modifie de plus en plus l’héritage de ce dernier par ses ajouts et ses transformations, produisant au terme de ce transfert culturel une œuvre originale mêlant les thèses du philosophe, les développements du traducteur et les références à de grands auteurs antérieurs. Ce faisant, il se pose malgré tout en médiateur efficace de l’œuvre de Locke : sa mission illustre le difficile voyage humain vers l’altérité, individuelle et culturelle.
14Ces cinq articles retracent, dans les différents cas qu’ils explorent, ce que peuvent être les trajectoires d’un texte-voyageur, qu’il faut entendre comme livre, comme texte, et comme œuvre ; autant de réalités qu’il faut bien envisager dans des temps et des espaces à circonscrire mais qui laissent entrevoir dans leurs processus d’élaboration la complexité que leur confère leur statut d’objets en mouvement, destinés à traverser temps et espace. Si la rupture est patente entre Moyen Âge et époque moderne, du manuscrit au livre imprimé, il n’en reste pas moins que l’impression en recueillant les manuscrits a créé d’autres types d’ouvrages et initié d’autres mutations. Quant à la dimension diatopique, intrinsèque au texte médiéval, elle est par la suite très fortement présente dans des textes qui intègrent la forme du voyage, soit parce que leur nature générique le requiert, tels les récits de voyages ou les narrations épiques, soit du fait des circonstances historiques et de la nécessité vitale qui marquent leur création ; une chose n’excluant pas l’autre, les nécessités de genre et de contexte concordent et se renforcent par exemple dans la figure du poète-soldat. Enfin, la perspective transtextuelle induit un type de déplacement plus abstrait mais opérant dans les processus de réécriture et d’adaptation. Touchant plus spécifiquement à l’œuvre comme création et pensée singulières, et à la diffusion des idées, la transtextualité invente une modalité de circulation fondée sur la multiplication d’avatars textuels. Les formes et manières de mobilités sont donc multiples et variées. Notons encore que la traduction est une pratique qui les traverse toutes et les amplifie ; il ressort en effet des travaux réunis dans cette partie que la traduction est dotée de ce pouvoir de dilater le texte tout à la fois dans sa matière, le temps et l’espace. Comme si le passage dans une langue autre, prenant une dimension expansive, augmentait la réceptivité du texte aux accidents et circonstances, intensifiait sa porosité à leurs effets tout en lui permettant de pérégriner plus avant.
15La deuxième partie s’arrête sur l’organisation de la transmission au sein des textes pour lesquels elle constitue une composante intrinsèque : partant du fait que certains ouvrages, tels par exemple les manuels, sont, par essence, plus voyageurs que d’autres, elle s’intéresse en particulier à la traduction matérielle de cette transmission.
16Partant des supports, Véronique Sarrazin se penche sur le cas des livres dont le titre annonce le caractère « portatif » : l’appellation fleurit particulièrement dans le troisième quart du xviiie siècle, semblant ainsi signaler des pratiques éditoriales soucieuses d’accompagner la circulation des livres. Mais l’appellation mérite quelques nuances : en effet, malgré tout le travail typographique visant à réduire le volume textuel, les formats le plus souvent choisis pour ces « portatifs » ne sont que rarement les plus nomades. L’in-8 l’emporte dans cette catégorie sur le format plus réduit et donc transportable qu’est par exemple l’in-12. Certains de ces portatifs s’installent même dans le plus ample in-4 et ne s’astreignent pas forcément au volume unique. C’est que la qualité « portative » est souvent associée à des entreprises de librairie, comme le dictionnaire ou l’atlas, qui supposent d’amples formats associés à des pratiques de lecture savante et statique : la réalisation de « portatifs » face à de telles entreprises constitue une promesse qui ne touche que partiellement à la question du transport des livres car il s’agit aussi de ne rien perdre en qualité scientifique. Mieux que l’abrégé, qui procéderait par réduction et soustraction de la matière, le portatif prétend plus positivement la condenser, rassemble ce qui était épars et offre ainsi la possibilité au lecteur d’embrasser aisément et à un moindre coût des contenus directement utiles. Se développant aussi bien dans les domaines techniques que pour les déplacements à la campagne, il se caractérise par sa dimension au fond plus maniable que transportable dans une quête d’usage commode. Il étend ainsi à dives titres la transmission des contenus qu’il abrite, non seulement sur un plan matériel (réduction relative des formats, prix des livres), mais aussi sur un plan intellectuel (clarification et mise en avant de l’essentiel) : si l’objet-livre qu’est le portatif se révèle ainsi moins voyageur sur un plan matériel qu’il ne l’affiche, il se fait tout de même le carrefour de savoirs qu’il contribue à propager.
17C’est aussi une propagation, celle des langues, que vise le manuel d’apprentissage que publia pour la première fois en 1631 le Frère morave Comenius, la Janua linguarum reserata (la Porte ouverte des langues) dont Natalia Wawrzyniak étudie le parcours l’évolution : si la première édition est tournée vers le latin, les éditions suivantes, bilingues et plurilingues, enregistrent, si on les cumule, une quinzaine de langues. L’ouvrage devient un best-seller éducatif à l’échelle européenne avec plusieurs dizaines d’éditions au cours du xviie siècle. À côté thesaurus plurilingues qui existent à cette époque, la Janua innove par une méthode reposant sur des phrases, regroupées par thèmes, qui entendent procurer une ouverture sur le monde. Le latin, initialement central dans le projet en tant que porte ouvrant aux « trésors culturels du passé », y devient une « langue-pivot », jouant un rôle d’intermédiaire : évolutif du fait de la longévité et de l’extensivité de son usage, le manuel acquiert une dimension plurilingue qui permet à tout apprenant, y compris en l’absence de maître, d’entrer (janua) dans une langue inconnue par le biais de celle que l’on maîtrise déjà. Loin d’être limité à un usage scolaire, l’ouvrage manifeste son utilité dans les différentes situations de déplacement dont le commerce. Dans ses voyages à travers l’Europe, ce « livre en mouvement » connaît de multiples adaptations allant de la première version unilingue, qui tient en moins d’une centaine de pages, à une édition en cinq langues qui quintuple le volume textuel. Les modifications ne sont d’ailleurs pas que quantitatives puisque les lieux de la variation éditoriale sont multiples, aussi bien sur le plan de la présentation organisée par les libraires-éditeurs que sur celui des choix des traducteurs : elles touchent autant à la transformation des paratextes ou aux choix de mise en page qu’à la phraséologie ou aux options lexicales. Les multiples versions de l’ouvrage de Comenius font ainsi la preuve de l’adaptabilité de son contenu en témoignant des tensions entre une culture humaniste imprégnée par l’héritage antique et l’essor d’une modernité marquée par l’idéal de l’honnêteté.
18Touchant un autre type d’apprentissage, les manuels et autres textes portant sur les arts de la mémoire sont examinés par Aurélien Ruellet à un moment charnière, celui de l’imprimé, qui amène à interroger leur validité et même leur utilité. De fait, la pratique de la mémoire locale inventée par Simonide de Céos, fondée sur des loci peuplés mentalement des objets (imagines) à mémoriser, avait déjà connu un déclin et une mise en doute au cours du Moyen Âge. Mais les arts de la mémoire bénéficient à la Renaissance du regain d’intérêt temporaire qui touche les philosophies occultistes et profitent, à l’âge de l’imprimé et avant de sortir de la haute-culture, d’une diffusion accrue, d’autant qu’ils étaient aussi véhiculés par des professeurs de mémoire : l’exemple de Lambert Schenkel, professeur d’origine hollandaise, est sur ce point éloquent. Ses méthodes d’apprentissage fondées sur les arts de la mémoire se répandent à son insu par des publications dans le Nord de la France avant même qu’il ne s’y rende et y professe en divers lieux pendant une douzaine d’années. Cette itinérance des livres sur l’art de mémoriser se retrouve dans la circulation, à travers ces différents manuels, d’exempla et de lieux communs, comme ceux usant de métaphores pour vanter la dignité de cet art qui participe à la vertu de prudence. L’influence que ces textes sur la mémoire ont les uns sur les autres se retrouve aussi dans l’intégration de listes de mémoires prodigieuses qui répètent souvent les mêmes exemples d’individus aux capacités mémorielles remarquables : ces litanies de figures exemplaires sur le plan de la mémoire voisinent avec un goût marqué pour la mise en récit de la prouesse mémorielle qui devient topique, quitte à ce que l’identité de la forte mémoire s’en trouve déformée. Ainsi, des anecdotes circulent de façon plus ou moins stable, non seulement au sein des arts rhétoriques de la mémoire, mais également dans des genres voisins comme les traités médicaux eux aussi intéressés par le fonctionnement d’une mémoire à soigner ou à conforter.
19De cette circulation d’anecdotes on peut rapprocher la circulation des nouvelles que met en place de façon bien plus systématique le récit-cadre entre les devisants de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre analysé par Lou André Piana : alors que ces devisants sont réduits à l’immobilité par la crue du Gave qui les empêche de prendre la route, les récits qu’ils échangent engagent une transmission qui n’est pas limitée au présent et à leur seul cercle, puisque les devisants ne sauraient demeurer définitivement bloqués et emporteront avec eux ces récits. Ceux-ci, en outre, finiront par passer d’une situation d’oralité à une mise à l’écrit que concrétise le livre, assurant ainsi pour l’avenir et même en dehors d’eux une transmission vers de nouveaux récepteurs. Mais la transmission des textes y est aussi à envisager en amont, malgré la recommandation de ne procurer que des histoires nouvelles n’ayant pas encore été couchées à l’écrit : en fait les devisants n’ont pas rompu avec leur culture antérieure. Outre les références explicites au texte-modèle qu’est le Décameron, ce sont aussi en particulier les écritures saintes qu’ils savent récupérer dans leurs propos en vue de proposer des leçons : les tentatives d’évitement de reprises de récit seront d’ailleurs progressivement oubliées. Elles ne signifient donc pas l’absence de toute référence à une bibliothèque intérieure de chaque devisant, qui aide d’ailleurs à les caractériser et qui participe avec dextérité à un certain usage des textes orientés vers des leçons. Outre qu’elle se trouve diversement mise en scène, par exemple par la présence d’épîtres échangées à l’intérieur des histoires, la transmission des histoires s’opère ainsi en infléchissant ces dernières vers le principe du récit exemplaire.
20Du portatif au récit-cadre en passant par les manuels se trouvent ainsi mis en œuvre différents dispositifs qui tentent de répondre à des objectifs marqués par une tension entre apprentissage et divertissement, entre l’ambition de faire passer un certain savoir et la nécessité de l’adapter pour que ceux auxquels il est proposé puissent le faire vraiment leur. Entre l’exigence et le plaisir dont la transmission doit s’accompagner pour être vraiment efficace, de nombreux compromis se font jour : moins strictement nouveaux et oraux qu’ils ne devaient l’être, les récits de l’Heptaméron démultiplient leur ancrage dans une situation de transmission en faisant aussi une place à l’écrit ; de même, les portatifs se font moins transportables qu’ils ne l’annonçaient pour répondre de façon plus complète à une exigence intellectuelle dans la transmission. Les tensions entre ces différences ambitions se retrouvent dans le double mouvement qui caractérise certains manuels entre constance et ouverture : alors qu’un même manuel, celui de Comenius, connaît de multiples métamorphoses pour s’adapter aux différents apprenants européens qui en fait leur outil d’apprentissage des langues, les arts de la mémoire produits par des plumes différentes voient certains de leurs passages converger en une véritable topique. La mobilité de ces tensions se trouve en outre réactivée par la nécessité de réadapter dans le temps ces dispositifs à des publics qui se détachent progressivement de l’influence antique pour entrer dans la modernité.
21Les articles réunis dans la troisième partie font porter leur examen sur des motifs, voire des morceaux, qui se trouvent pris dans un processus de reconfiguration textuelle. Appartenant à un premier ensemble, ils ont été amenés à retrouver un sens plus ou moins proche ou altéré dans le nouvel ensemble qui les accueille. Ce sont ces liens mouvants entre ces motifs et le livre, le récit ou le texte qu’ils rejoignent qui sont ici interrogés dans leur plasticité, tout comme le sens des écarts qui se perçoivent entre les différents ensembles qui les auront abrités.
22C’est à partir des remplois d’images que Philippe Maupeu interroge la circulation des bois gravés au sein des incunables à la fin du Moyen Âge en se demandant quels effets sur le sens ont de tels remplois. Étudiant la tradition éditoriale de trois textes imprimés à la fin du xve siècle, Le Chevalier Délibéré d’Olivier de la Marche (1483), le Testament de Villon (1490) et la Farce de Maître Pathelin (1490), il confronte le programme iconographique initial des premières éditions non seulement aux rééditions qui les suivent, mais encore au devenir des éléments iconographiques de ce programme dans d’autres imprimés : il se demande comment jouent ces nouvelles combinaisons sur l’identité opérale et sur la production du sens lié à la rencontre d’un texte et de son illustration. Dépassant une appréciation binaire sur le caractère pertinent ou pas du remploi exogène (vers une autre œuvre), il s’appuie sur la dimension polysémique d’un certain nombre de traits d’une image qui permettent une actualisation dès lors que cette image est introduite dans un autre contexte : si cette actualisation se trouve bloquée quand des marques trop importantes (comme le titre originel) ancrent trop ostensiblement l’image dans son contexte initial, il n’en est pas toujours de même, car au processus d’actualisation peut s’associer celui de « la neutralisation de traits sémiques contingents », limitant la portée que pourrait avoir une reconnaissance de l’image et de son contexte premier. Ce double processus est particulièrement net dans le cas des remplois endogènes, quand un même bois gravé permet, à l’intérieur d’une même œuvre, de figurer des personnages différents s’appuyant plus sur des identités catégorielles que sur des individus textuels. Certains cas de remplois exogènes, au-delà de l’économie de moyens, permettent même de créer des liens intertextuels significatifs, comme en témoigne le rapprochement qu’opèrent différents ouvrages, produits dans des contextes éditoriaux proches, entre deux figures, l’une fictive, l’autre réelle, Pathelin et Villon. Empruntant au lexique technique de la gravure, Philippe Maupeu propose, pour expliquer ces possibilités de l’illustration médiévale, le concept de « lecture d’épargne », qui repose sur une sélection de similitudes partielles et localisées dans le processus de la lecture de l’image en regard du nouveau texte qu’elle illustre : les habitudes spécifiques à l’époque médiévale d’une lecture détachée, dont l’interprétation allégorique et typologique des textes sacrés constitue un aspect bien connu, pourraient expliquer un telle acceptabilité des pratiques de remploi.
23C’est un matériau tout aussi ouvert à la réutilisation qu’offrent les représentations littéraires et iconographiques du lointain pays de Cocagne pistées par Florent Quellier : marquée par l’abondance de nourriture et de boisson, et plus particulièrement d’« aliments prêts à manger fournis gracieusement par la nature », cette contrée imaginaire décline à l’envi les traits « d’une utopie fondamentalement matérialiste et permissive », comme « le refus du travail et de tout acte marchand, un temps festif perpétuel, la liberté sexuelle, la recherche du seul plaisir ». Par essence cumulatif et expansif, le pays de Cocagne se déploie parfois sous forme de listes dont les limites ne sauraient être figées, même s’il suffit parfois de peu d’éléments – quelques jambons et sucreries peuvent y pouvoir – pour mettre sur la voie de cette représentation imaginaire d’une profusion alimentaire heureuse. S’inscrivant volontiers dans des formes courtes voire simples, comme la chanson, le pays de Cocagne, du fait de ses contours imprécis, entretient des liens avec d’autres représentations imaginaires proches, telles que les îles fortunées ou le paradis terrestre, d’origines folklorique, mythique ou religieuse. De tels voisinages sont sources de variations et expliquent la diversité des interprétations impliquées par chaque reconfiguration textuelle ou iconographique de cette utopie, oscillant entre « charge contestataires à l’encontre de l’Église catholique, trompe-la-faim, fable moralisatrice condamnant paresse, couardise et gourmandise, monde à l’envers, simple divertissement populaire ». Une telle malléabilité se retrouve dans l’étendue spatiale et temporelle de son usage : si le xvie siècle constitue le moment le plus fécond, des traces textuelles de l’appellation « Cocagne » apparaissent un peu avant le fabliau du xiiie siècle qui franchit le cap de la mise en récit avant que la conquête du Nouveau monde ne provoque une réactualisation de cette utopie, d’abord européenne, au contact de l’imaginaire américain jusque dans les arts du spectacle au xviiie siècle.
24On ne s’attend pas à retrouver une malléabilité d’un tel niveau dans un texte beaucoup moins en prise avec la fiction mais frappé à l’inverse au sceau du vécu tel que le sont des mémoires qui enregistrent l’Histoire : certes, chaque événement historique peut être relaté à partir des points de vue d’individus différents, mais quand deux relations des mêmes faits proviennent d’un même auteur comme c’est le cas des mémoires du protestant Pierre Corteiz scrutés par Isabelle Trivisani-Moreau, la variabilité textuelle surprend davantage. Livrant le témoignage de sa vie et de son action dans le contexte du réveil de la foi protestante dans les Cévennes dans le premier tiers du xviiie siècle, ce pasteur en livre deux versions dont la proximité est incontestable. Pourtant, le nombre et le volume des écarts d’une version à l’autre sont suffisamment manifestes pour inciter à s’interroger sur l’intention d’une telle réécriture à des dates de rédaction qui ne semblent pas très éloignés l’une de l’autre. La spécificité de la situation géographique de l’auteur doit ici être avancée : son action religieuse, parce qu’elle est clandestine et l’oblige à visiter les fidèles dans de vastes contrées, l’engage dans une mobilité non seulement sur le territoire français, celui du Désert, mais aussi vers l’espace du Refuge suisse. Ses écrits, correspondance et mémoires, sont marqués par ce double ancrage. La rigueur qui caractérise le réveil de la foi entrepris avec les moyens du bord par quelques protestants français n’a pas emporté une adhésion uniforme sur place et les mises en oeuvre de ce réveil n’ont pas toujours été bien perçues par leurs coreligionnaires installés en Suisse : de la simple retouche à l’ample addition qui érige quelques figures en martyrs, ce que dessine la seconde version par rapport à la première, c’est un visage plus consensuel et unifié des protestants. Corteiz ne se contente pas de faire œuvre pour l’histoire, il inscrit ses mémoires pour le présent dans une double destination, le Désert et le Refuge, en atténuant dans sa deuxième version les tensions internes, ce qui permet aux mémoires eux-mêmes de dépasser le stade du témoignage pour agir et renforcer l’unité de la cause protestante.
25Sur la même question protestante, c’est enfin dans le domaine des textes officiels que Didier Boisson entreprend de décrire comment certains d’entre eux voyagent dans le temps : il trace comment l’édit de Versailles de novembre 1787, dénommé aussi édit de tolérance, reprend et recompose des éléments déjà présents de façon éparse dans des textes législatifs précédents, arrêts du conseil et déclarations. Au sein de cet édit dont la fonction est de rendre aux protestants vivant sur le sol français un état civil, il reconstitue la généalogie des articles concernant trois actes majeurs dans la vie privée et l’état civil des individus, le baptême, le mariage et la sépulture. La possibilité de faire baptiser son enfant par un ministre protestant et l’enregistrement par un juge formulés dans l’édit de Versailles de 1787 étaient ainsi déjà présents dans un arrêté du conseil du 16 juin 1685, un siècle plus tôt, quelques mois avant la Révocation de l’édit de Nantes. De même, l’autorisation de mariages célébrés par des ministres et leur enregistrement par un juge prévus en 1787 trouvent leurs racines dans un arrêt du conseil de septembre 1685, lui-même manifestement inspiré par l’arrêt précédent sur les baptêmes. Enfin, si les actes de décès protestants sont confiés aux juges en 1787, c’était déjà le cas par une déclaration de décembre 1685 à peine postérieure à la Révocation, tandis que la question des cimetières dévolus aux Réformés pour y enterrer leurs morts sans scandale, présente dès l’édit de Nantes en 1598, se voit réactivée au cours du xviiie siècle par la législation concernant les protestants étrangers mourant sur le sole français.
26Le processus de reconfiguration évoqué dans ces quatre articles ne semble potentiellement pas limité par des raisons d’espace ou de temps : il peut concerner des aires limitées (la production française et même parisienne des incunables ou la législation française à l’égard des protestants) ou plus vastes (le Refuge huguenot dans son rapport avec la France chez un mémorialiste, l’Europe s’élargissant au Nouveau monde comme creuset du Pays de Cocagne). Il semble aussi pouvoir se réaliser dans des temps extrêmement brefs quand il s’inscrit dans le milieu de la librairie parisienne de la fin du xve siècle ou concerne une réécriture de son propre texte par un pasteur autour de 1730, ou bien dans des temps plus longs, la législation évoquée à l’égard des protestants s’appuyant sur une mémoire étendue à plus de cent ans tandis que l’imaginaire du Pays de Cocagne court sur plusieurs siècles. Mais ce qui est commun à ce processus de reconfiguration, c’est la surprise qu’il éveille en nous aujourd’hui. La réutilisation des bois gravés, si elle est bien connue des spécialistes de l’Histoire du livre, serait une pratique moins acceptable dans notre xxie siècle habitué au luxe d’une illustration techniquement plus aisée et, partant, étroitement adaptée au texte qu’elle accompagne : le rapport texte/image et les modalités de la lecture ont changé. L’utopie de Cocagne, si vivement développée et reconnaissable au xvie siècle, se confond souvent aujourd’hui avec d’autres représentations de l’existence heureuse, sans doute parce que la disette alimentaire et la dureté de la vie laborieuse dont elle offrait alors un envers manifeste, est une réalité moins criante du lectorat occidental contemporain. L’histoire du réveil protestant en Cévennes, qui intéresse souvent de nos jours pour démontrer les capacités de résistance du peuple qui y participa, se charge de moins d’évidence interprétative quand la confrontation de deux versions des mémoires d’un même auteur vient montrer que l’élan fut moins partagé qu’on ne le dit parfois et que les nuances s’imposent. « On ne peut rien comprendre à l’édit de Nantes », écrit Didier Boisson, sans la connaissance d’un certain nombre de textes législatifs qui l’ont précédé et qui expliquent plusieurs points des articles dont le sens échapperait au moins partiellement à qui croirait pouvoir se passer d’un tel substrat. Ainsi l’épaisseur des corpus examinés nous permet-elle de profiter de la surprise qu’elle provoque pour mieux cerner les enjeux de faits relevant autant du mythe, de l’histoire que de l’univers matériel du livre, malgré leur éloignement dans le temps.
Notes de bas de page
1 Foigny, G. de, La Terre australe connue, éd. P. Ronzeaud, Paris, S.T.F.M. / Aux Amateurs de Livres, 1990 [1676], p. 11.
2 Ibid., p. 12.
3 Ibid., p. 13.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 12-13.
6 Ibid., p. 13.
7 Lachèvre, F., Les Successeurs de Cyrano de Bergerac, Paris, H. Champion, 1922, p. 3-60.
8 Trois récits utopiques classiques. Gabriel de Foigny, La Terre australe connue. Denis Veiras, Histoire des Sévarambes. Bernard de Fontenelle, Histoire des Ajaoïens, éd. J.-M. Racault, Saint-Denis, Presses universitaires Indianocéaniques, 2020, p. 47.
9 Ibid., p. 46.
10 Initiées par le groupe Porosités 12-18 de l’unité recherche Lettres-Langues 3L.AM EA 4335, ces rencontres avec des chercheurs des unités de recherche TEMOS UMR 9016 (Histoire) et ESO UMR 6590 (Géographie) ont bénéficié du soutien de la MSH Ange Guépin dans le cadre du projet TeVoMeMo.
11 Eisenstein Lewisohn, E., La Révolution de l’imprimé à l’aube de l’Europe moderne, trad. M. Sissung et M. Duchamp, Paris, Hachette littératures, 2003 [en anglais : 1983].
12 Voir Barbier, F., L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale, xiiie-xvie siècle, Paris, Belin, 2006 ; International Exchange in the Early Modern Book World, M. McLean et S. K. Parker (ed.), Leiden, Brill, 2016.
13 Le Livre dans l’Europe de la Renaissance. Actes du xxviiie colloque international d’études humanistes de Tours, P. Aquilon, H.-J. Martin, F. Dupuigrenet Desroussiles (dir.), Paris, Promodis-Éd. du Cercle de la librairie, 1988.
14 Le Livre voyageur. Constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne (1450-1830), D. Bougé-Grandon (dir.), Paris, Klincksieck, 2000.
15 Chartier, R. et Martin, H.-J., Histoire de l’édition française. Le livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du xviie siècle, Paris, Fayard-Cercle de la Librairie, 1989 [1982], p. 170 sq.
16 Colportage et lecture populaire. Imprimés de large diffusion en Europe. 16e–19e siècles, Actes du colloque de Wolfenbüttel, 21-24 avril 1991, Chartier, R. et Lüsebrink, H. J. (dir.), Paris, I.M.E.C. Éditions et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996.
17 Commercium litterarium : la communication dans La République des Lettres 1600-1750 : conférences des colloques tenus à Paris 1992 et à Nimègue 1993, H. Bots et F. Waquet (dir.), Amsterdam, Maarssen, APA-Holland university Press, 1994.
18 Voir notamment Adam, R. et Lastroiali, C., Itinéraires du livre italien à la Renaissance. Suisse romande, anciens Pays-Bas et Liège, Paris, Classiques Garnier, 2019.
19 Voir notamment Barbier, F., Histoire du livre en Occident, Paris, A. Colin, 2020 [2000].
20 Voir Martin, H.-J., Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle, 1598-1701, Genève, Droz, 1999 [1969], p. 296-330 ; L’Europe et le livre. Réseaux et pratiques de librairie, xvie-xixe siècles, F. Barbier, S. Juratic et D. Varry (dir), Paris, Klincksieck, 1996.
21 Chapron, E., « Circulation et usage des catalogues des bibliothèques dans l’Europe du xviiie siècle », Un’istituzione dei Lumi : la biblioteca. Teoria, gestione et pratiche biblioteconomiche nell’Europa dei Lumi, F. Barbier (dir.), Parme, Museo Bodoniano, 2012, p. 27-49.
22 Fontaine, L., « Les réseaux alpins de la circulation de l’imprimé en Europe au xviiie siècle », Les Circulations internationales en Europe (1680-1780), L. Bély (dir.), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, Bulletin de l’Association des historiens modernistes des Universités françaises, 2011, p. 137-153.
23 Voir par exemple Petrella, S., « Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au xviie siècle : le cas de Jean de Montlyard », « À qui lira ». Livre, littérature et librairie au xviie siècle. Actes du 47e congrès de la NASSFCL (Lyon 21-24 juin 2017), M. Bombart, S. Cornic, E. Keller-Rahbé, M. Rosellini (dir.), Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2020, p. 315-324.
24 Febvre, L. et Martin, H.-J., L’Apparition du livre, Paris, A. Michel, 1999 [1958], notamment le Chapitre VI « Géographie du livre » ; Nieto, P., « Cartographie de l’imprimerie au xve siècle. Un exemple d’application de la base bibliographique ISTC à la recherche en histoire du livre », Le Berceau du livre imprimé. Autour des incunables, P. Aquilon et T. Claerr (dir.), Turnhout, Brepols Publishers, 2010, p. 329-357.
25 La Réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé 1517-v. 1570, J.-F. Gilmont (dir.), Paris, Éd. du Cerf, 1990.
26 Varry, D., « Le livre voyageur », Les Circulations internationales en Europe, années 1680-années 1780, P.-Y. Beaurepaire et P. Pourchasse (dir.), Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2010, p. 311-321.
27 La Communication en Europe. De l’âge classique au siècle des Lumières, P.-Y. Beaurepaire (dir.), Paris, Belin, 2014.
28 Bilotta, M. A., Medieval Europe in Motion. The Circulation of Artists, Images, Patterns and Ideas from the Mediterranean to the Atlantic Coast (6th-15th centuries), Palermo, Officina di Studi Medievali, 2018.
29 Réseaux de correspondance à l’âge classique (xvie-xviiie siècle), Beaurepaire, Y., Häseler, J. et McKenna, A. (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2006.
30 Chapron, E. et Boutier, J., « Utiliser, Archiver, Éditer. Usages savants de la correspondance en Europe. xviie-xviiie siècles », Bibliothèque de l’École des Chartes, 171 : 1, 2013, p. 7-49.
31 Voir Peiffer, J. et Vittu, J.-P., « Les journaux savants, formes de la communication et agents de la construction des savoirs (17e-18e siècles) », Dix-huitième siècle, 40, 2008, p. 281-300.
32 Voir Translation and the Book Trade in Early Modern Europe, J. M. Pérez Fernández et E. Wilson Lee (ed.), Cambridge, CUP, 2014 et, pour les traductions en français : Histoire des traductions en langue française. xve et xvie siècles, V. Duché (dir.), Lagrasse, Verdier, 2015 et Histoire des traductions en langue française. xviie et xviiie siècles, A. Cointre, Y. Chevrel et Y. M. Tran-Gervat (dir.), Lagrasse, Verdier, 2014.
33 Voir notamment sur le roman : Ferrand, N., Traduire et illustrer le roman en Europe entre Âge classique et Lumières, Oxford, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2011.
34 Voir notamment La Circulation des hommes et des œuvres entre la France et l’Italie à l’époque de la Renaissance. Actes du Colloque International (22-23-24 novembre 1990), Centre Interuniversitaire de Recherche sur la Renaissance italienne, Paris, Université de la Sorbonne nouvelle, 1992.
35 Voir notamment l’étude de M. Sot, Un Historien et son église au xe siècle : Flodoard de Reims, Paris, Fayard, 1993.
36 Voir Moureau, F., La plume et le plomb. Espaces du manuscrit et de l’imprimé au siècle des Lumières, Paris, PUPS, coll. « Lettres françaises », 2006.
37 Voir Roche, D., Les Circulations dans l’Europe moderne. xviie-xviiie siècles, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011 [2003].
38 Le Moyen Âge dans le texte. Cinq ans d’histoire textuelle au LAMOP, B. Grévin et A. Mairay (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.
39 Eichel-Lojkine, P., Contes en réseaux. L’émergence du conte sur la scène littéraire européenne, Genève, Droz, coll. « Les seuils de la modernité », 2013.
40 Foucault, M., L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 1969, p. 103-173.
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