Le nouveau rapport à l’espace public dans les franges urbaines
p. 87-104
Texte intégral
1Les espaces situés aux franges des agglomérations, qualifiés de manière générique de « périurbain » – par ce néologisme passé dans le langage usuel et dont le préfixe souligne bien cette position de frange – sont des espaces en forte croissance (démographique, économique) en forte évolution (sociale et politique) et sont constitués d’une grande diversité socio-morphologique qui en rend l’analyse aussi riche que complexe. Les recherches actuelles mettent l’accent de manière convergente sur cette diversité du périurbain qui empêche, de fait, d’en parler au singulier et soulignent au contraire, l’existence d’une diversité de « périurbains » (Berger, 2004 ; Jaillet, 2004) et donc de types de franges urbaines.
2Outre cette diversité et cette richesse territoriales, l’intérêt de ces franges urbaines est peut-être de constituer une sorte de laboratoire où se vivent, se tentent et s’expérimentent, à travers des usages quotidiens ou des politiques formalisées, un nouveau rapport à l’urbain et où se construit un mode d’habiter urbain qui se différencie, plus ou moins fortement, des représentations et des schémas encore véhiculés par l’héritage de la ville industrielle, qui restent encore relativement prégnants dans nos modes de représentations de citadins et aussi sans doute de chercheurs.
3Cet article, qui s’appuie sur les résultats d’un programme de recherche PUCA1, propose de s’intéresser aux espaces publics dans les franges urbaines. Dans un premier temps, il s’agira de se demander si cette entreprise relève de la gageure (1re partie) : en effet, la recherche d’espaces publics dans des territoires perçus comme principalement structurés par les flux (importance des déplacements en voiture), tournés vers l’espace domestique et la vie familiale (modèle du couple pavillonnaire), où la vie publique semble peu présente, pourrait relever de l’oxymore ou du paradoxe et rendre cette quête bien improbable voire vouée à l’échec. L’enjeu de ce programme de recherche, dont nous restituons ici une partie des résultats, à la lumière de la problématique des franges urbaines, était donc de chercher à voir comment existent les espaces publics dans les franges urbaines, ces espaces de transition, souvent portés à un devenir en suspens, pris entre une influence urbaine et l’appel de la nature ? Quels sont les formes repérées, les pratiques sociales engagées et le sens attribué pour les populations qui les fréquentent ?
4L’étude de terrain, menée dans la périphérie de l’agglomération toulousaine, a permis de repérer et d’interroger un certain nombre de formes et de processus à l’œuvre dans ces territoires (2nde partie). Il ressort des investigations de terrain que l’espace public (dans des formes spécifiques) continue malgré tout à représenter pour la population un socle et un support important de son identité : on révélera notamment comment le temps, la mobilité et le rapport à la nature façonnent une représentation et un usage inédits de ces espaces.
5Enfin, ces résultats permettront en retour d’interroger, dans une dimension sociale, politique et morphologique, la figure de l’espace public qui constitue une catégorie de pensée comme une catégorie d’action fortement mobilisée par les chercheurs et les acteurs de l’urbain depuis maintenant deux voire trois décennies, et qui se déploie d’une manière à la fois spécifique dans ces territoires et peut-être éclairante sur les mutations socio-spatiales qui y sont à l’œuvre aujourd’hui.
Chercher des espaces publics dans les franges urbaines : une gageure ?
6La diversité sociale des franges urbaines rend compte d’une sociologie contrastée qui accueille, parfois dans des secteurs très localisés, des populations encore sous le coup d’un héritage rural, des pionniers des premières vagues de périurbanisation et de nouveaux arrivants en quête d’un mode d’habiter qui fait le compromis entre les plaisirs de la campagne et les services urbains. La diversité est donc à la fois socio-économique mais aussi dans les modèles culturels qui président pour partie aux modes de vie. La question de la cohabitation sur un même territoire de groupes sociaux aussi contrastés se pose avec acuité en ce qui concerne la figure des espaces publics.
7Malgré la mobilité, malgré la virtualité technologique, malgré la distance au modèle urbain de ces territoires, l’espace public, lieu du mouvement et du séjour, des flux et du croisement, du frottement et de la confrontation, semble un thème et un domaine d’action publique auxquelles les collectivités des territoires aux franges des agglomérations sont priées aujourd’hui d’apporter des réponses, tout en semblant hésiter sur la façon d’appréhender ces espaces dans de tels contextes socio-spatiaux.
Hypothèse de recherche : dépasser l’oxymore apparent
8L’objectif de ce travail était de parvenir à identifier les formes et les modalités de constructions des espaces publics dans ces territoires, en partant de deux postulats. D’une part, l’hypothèse que ces espaces publics revêtent des formes et des fonctionnements spécifiques, qui les distinguent et les démarquent de celles et ceux hérités de la ville dense, qui servent encore souvent largement de cadre référentiel pour penser, concevoir et même pratiquer les espaces publics. D’autre part, les espaces publics, quelles que soient leurs formes, sont partie prenante de la construction d’un rapport à l’autre et à soi au sein de la société. L’enjeu de cette recherche était d’explorer l’hypothèse que les espaces publics sont un moyen permettant au « périurbain » de s’inscrire et de s’instituer sur la scène métropolitaine comme un espace à l’urbanité spécifique mais effective, et l’un des outils majeurs pour créer une « urbanité périurbaine ».
Terrain et méthodologie
9Le questionnement a été appliqué sur deux terrains situés dans la périphérie de l’agglomération toulousaine : le SICOVAL, intercommunalité du Sud-Est toulousain et le MURETAIN, intercommunalité du Sud-Ouest toulousain. Trois types de sources et d’informations ont été croisés : les documents de planification et d’urbanisme encadrant le développement de ces territoires ; les discours portés par les maires et les élus sur leurs politiques et leurs actions, recueillis au cours d’entretiens ; une enquête de terrain pour identifier la réalité des usages à travers les pratiques et le vécu des habitants de ces territoires.
10Pour identifier les formes d’espaces publics dans cette diversité périurbaine, et situer notre discours à l’épreuve de la réalité du terrain, le travail d’observation de terrain a été central pour s’affranchir des grilles de lecture traditionnelles de l’espace public qui aurait cantonné l’analyse aux seuls espaces majeurs comme les places publiques.
11Le parti pris retenu a donc été de chercher les espaces et les moments qui correspondent à une dynamique que l’on pourrait attacher à la notion d’espace public, c’est-à-dire des lieux et des temps où se joue et s’établit une vie sociale qui met en relation des individus en dehors des cercles privés de l’activité professionnelle, de l’école, de la famille ou des amis. Nous sommes donc entrés dans l’espace public par sa réalité sociale, le jeu de ses fréquentations, l’angle des sociabilités qui s’y produisent, et non par celui du statut, de la forme ou de la fonction de l’espace.
Résultats : le schéma multiscalaire et personnel de l’espace public périurbain : le butinage
La multiscalairité des pratiques : entre hypermobilité et envie d’ancrage
12Les résultats de cette recherche confirment d’abord ce que d’autres travaux ont commencé à démontrer (Bonin-Oliveira et Jaillet, 2011), qui est le rapport complexe, et pour partie paradoxal, des habitants du périurbain à la mobilité.
13Les entretiens menés confirment d’une part la multiscalairité de la vie périurbaine et l’éclatement des lieux de vie du quotidien, qui s’affranchissent des découpages institutionnels, et qui dessine des géographies personnelles, des bassins de vie que chacun élabore en fonction de son mode de vie.
Extrait de terrain : Une femme mariée et mère d’une quarantaine d’années rencontrée au marché de Vieille-Toulouse et habitant Pechbusque nous décrit la géographie de ses déplacements : Elle fait ses courses à l’Intermarché de Ramonville et au marché de Veille-Toulouse car elle aime la dimension de ce petit marché, où elle rencontre des gens de Pechbusque. Ses loisirs et ceux de ses enfants se déroulent à Montaudran pour le rugby, à Castanet pour l’association de loisirs créatifs. Elle fréquente Labège, pour le Carrefour, et Portet-sur-Garonne pour Darty, Décathlon, KFC « pour les super toboggans ». En termes de services, elle fréquente les médecins entre Ramonville et Pouvourville. Sinon, elle va au cinéma à Labège. Elle se promène le long du canal, à la ferme des 50, le week-end. Elle fréquente aussi le centre-ville de Toulouse, elle aime s’y promener, elle va voir son mari qui travaille rue Pargaminières. Elle fait du shopping rue Alsace Lorraine et dans l’hyper-centre. Elle y va en métro puis à pied, ou en voiture.
14L’habitant périurbain vit à l’échelle métropolitaine et entretient un rapport de fréquentation-consommation efficiente à la métropole et aux services qu’elle lui rend. La petite galerie commerciale de proximité, l’espace vert régional, le parvis de la salle des fêtes, le centre-ville historique de la ville-centre sont hissés au même rang et composent une offre à disposition qu’on saisit à sa guise (d’où une certaine diversité des pratiques).
15Cette hypermobilité, qui résulte d’un emboîtement d’échelles effectué par les habitants des territoires périurbains, apparaît comme une compétence, une qualité permettant d’être en capacité de profiter de tous les possibles qu’offre la métropole, une manière de reconfigurer à sa main et à la carte l’offre métropolitaine en fonction de ses besoins, de ses envies voire de ses désirs récurrents, ponctuels, momentanés. Contrairement à l’idée souvent véhiculée par le contexte de vie périurbain, les déplacements inhérents à ce choix résidentiel ne sont pas l’envers du décor, le prix à payer, peu avoué car non avouable pour bénéficier d’une autre forme de qualité de vie, mais seraient présentés comme une manière au contraire d’augmenter la maîtrise de sa vie et de la métropole à l’échelle d’un bassin de vie multiscalaire.
16Et parallèlement, cette hypermobilité semble permettre d’entretenir un rapport à l’autre (peut-être symbolique) plus ouvert, c’est-à-dire que c’est cette mobilité qui permet de rencontrer l’autre ; elle est donc un moyen pour y parvenir et bien une compétence.
Extrait de terrain : Deux femmes actives d’une cinquantaine d’années, rencontrées au marché de Lacroix-Falgarde, habitantes des coteaux, résidant dans des maisons isolées en pleine campagne, déclarent faire leurs courses et pratiquer leurs activités de loisirs « n’importe où. […] On est mobile. On est habituées à bouger. J’ai été à Rangueil, je suis partie à Purpan. On est ouvert aux autres, on bouge ».
17La mobilité maximise les possibles offerts par la vie métropolitaine, elle est vécue comme émancipatrice pour l’individu, vecteur de liberté individuelle, jusqu’à parfois être renversée en une sorte de fierté d’être hyper-mobile. On retrouve là l’analyse de Michel Lussault sur le rôle de la vitesse dans ces territoires : « Les habitants utilisent et hybrident en permanence et en experts l’intégralité du gradient de la vitesse. On est bien loin d’une pure et simple aliénation » (Lussault, 2014, p. 72).
18Parallèlement à cette hypermobilité assumée, valorisée voire revendiquée, se lit aussi dans le discours des mêmes habitants un désir d’ancrage, qui peut être vu comme la polarité inversée, la formule compensatoire, de la mobilité précédemment décrite. Ainsi, chez un grand nombre d’habitants rencontrés s’exprime le désir, assouvi ou fantasmé, de construction d’une vie locale intense, dans un cercle spatial et social plus resserré.
Extraits de terrain : Une femme habitant Pechbusque (voir ci-dessus) justifie ainsi sa participation au comité des fêtes : « C’est plutôt pour chercher à rencontrer des gens dans le village, impulser une vie locale villageoise, ma vie sociale, autour de Pechbusque. Parce que c’est sympa, et ça correspond à un souci, un besoin, pour une garde impromptue par exemple. Ça permet d’avoir des liens. […] Ces liens sont super importants. »
Un groupe de mères de famille, attendant leurs enfants à la sortie de l’école à Auzielle, affirment en chœur : « On est dans tout […] on soutient, on essaie de faire marcher. On va à la crêperie [qui vient d’ouvrir]. On soutient. On est obligé » ; « si l’école ferme, c’est la cata. On déménage. […] Non… mais bon, si quand même… Si on n’avait pas l’école, on serait obligé d’aller se soûler au bar ».
19Le désir et la réalité d’ancrage local correspondent à la volonté de participation à la construction d’une communauté, de développement d’un sentiment d’appartenance locale. C’est d’abord une envie, qui se lit en creux dans les discours des habitants qui se disent déçus de l’absence d’une vie locale plus forte et qui s’incarne dans l’implication active et volontaire de certains, certaines mères de famille en particulier, qui disent soutenir et participer à la vie locale sous toutes ses formes (des clubs de sport aux comités de fêtes) afin de créer une appartenance locale et de bénéficier des retombées qui en découlent (solidarité, entre-aide, etc.). Mais c’est aussi une réalité, que montre la fréquentation active et appréciée des espaces de proximité – commerces et galeries commerciales, parvis d’école, places publiques, marchés de plein-vent… – et des manifestations collectives locales – fêtes et évènementiels – qui prennent place dans les espaces publics de la commune.
20C’est bien cette hypermobilité, assumée mais tout de suite compensée par l’ancrage, qui constitue le contexte dans lequel le rapport à la figure de l’espace public, en tant qu’espace de vie sociale, se construit chez les habitants périurbains interrogés.
La multiscalarité de la vie sociale : entre sociabilités locales et sociabilités publiques
21Les résultats du travail de terrain indiquent parallèlement que la vie sociale des individus interrogés revêt aussi une dimension multiscalaire et par conséquent une complexité qui n’apparaît pas de prime abord. En effet, en dehors des cercles privés, la vie sociale se joue dans une succession de séquences de vie au cours desquelles les périurbains sont amenés à fréquenter des lieux d’échelles et de sociabilités différentes. Retraçons-les.
22C’est d’abord dans les séquences de la vie quotidienne que s’expérimente la vie sociale et notamment autour des pratiques liées aux courses et aux sorties d’école, où l’on fréquente des lieux qui apparaissent à l’échelle communale comme des incontournables (espaces de commerces, petites galeries marchandes de sorties de ville, parvis d’écoles, etc.). Ces lieux sont ceux des sociabilités locales, qui mettent en relation une population d’un même territoire de vie, qui se connaît et se reconnaît donc plus ou moins.
Vignette 1 : Marchés de plein-vent et supermarchés : pratiques locales et emboîtements d’échelles
Le marché de plein-vent : il est communal même s’il attire des usagers venus des communes alentour. Le marché est vécu comme un événement. Il est fréquenté et apprécié par l’ensemble des usagers interviewés (pas seulement ceux rencontrés sur le marché), il fait d’ailleurs cohabiter les différentes générations de population communale, celle des habitués, des anciens, et celle des nouveaux arrivants, heureux de consommer frais. Le marché est ainsi le lieu de publics et de modes de vie différents et l’offre commerçante le traduit avec des étals traditionnels (par exemple le boucher, mais aussi les fleurs et les légumes à planter) et des étals innovants qui tentent de répondre à la nouvelle demande : en particulier les traiteurs et la restauration à emporter (pizzas, crêpes, cuisines du monde ou du terroir, etc.). Les horaires du marché – dont la plage de la fin d’après-midi/début de soirée se développe – attestent également de cette volonté de correspondre aux nouvelles pratiques. Le marché de plein-vent est ainsi une figure relativement symbolique du périurbain, en ce sens où elle cherche à combiner héritages villageois ou rural et modes de vie actuels.
Le marché de Labège est un marché d’après-midi composé de nombreux traiteurs qui proposent toutes sortes de plats à emporter, et d’étals de produits originaux, clairement destinés aux cadres actifs rentrant chez eux le soir. Il se situe sur le parking du petit centre commercial au bord de la route départementale. Le marché de Lacroix-Falgarde, aujourd’hui implanté sur la place du foyer rural qui jouxte la mairie, a lieu tous les jeudis matin. Il perd ses étals d’année en année et sera probablement déplacé vers la nouvelle centralité de la commune qui se dessine autour du centre commercial. Le témoignage du marchand de poulets et d’œufs est assez évocateur de cette évolution attachée à celle de la société, qui lui semble incontournable : « Maintenant, les gens viennent au marché comme on va dans une grande surface. Ils ont toujours autre chose à faire ; ils sont pressés. [Au sujet de deux clientes, habillées en tenue de sport, qui passent récupérer un poulet réservé le matin même] Ces deux femmes à la retraite, elles ont autre chose à faire que de discuter sur le marché. Elles passent réserver un poulet, elles vont faire ce qu’elles ont à faire. La vie, elle a changé. Les femmes [avant], elles avaient autre chose à faire que ça ; elles n’allaient pas faire de la gym. Il y a vingt-cinq ans, on ne voyait pas de femme en jogging et en basket à 11 h 30. »
Le supermarché local (le Super U, l’Intermarché) : C’est celui où on se ravitaille pour les courses hebdomadaires, il peut être commun à plusieurs communes, se situe généralement à la lisière du tissu urbain et se combine souvent à un petit centre commercial. Comme l’école, c’est un lieu où tout le monde passe, que tous fréquentent, où chacun vient en voiture. C’est un lieu de sociabilités pour certains, qui y rencontrent régulièrement des connaissances et discutent avec elles sur le parking. C’est un lieu presque obligatoire, un incontournable, une évidence (« Ah oui, et puis l’Intermarché évidemment ! » ajoutent souvent en fin de propos les usagers interviewés).
L’hypermarché de secteur (le Leclerc de Saint-Orens, le Carrefour de Portet) : C’est une figure à part, qui draine à l’échelle intercommunale dans un rayon élargi et suppose un déplacement plus loin du domicile, et moins fréquent. À moins d’habiter juste à côté, on s’y rend pour de grandes courses, alimentaires mais aussi liées à l’équipement personnel.
C’est davantage un lieu perçu comme un lieu de service et moins un lieu où l’on sait qu’on va faire des rencontres, c’est un lieu plus anonyme où l’on croise des publics étrangers à soi.
Sur le plan des interactions sociales engagées, ces lieux de la vie quotidienne (hormis l’hypermarché) sont la scène de pratiques de rencontres et de convivialité entre personnes qui partagent le même territoire de vie, qu’elles soient au hasard des croisements ou convenues à l’avance. Ces sociabilités n’impliquent pas forcément que tous se connaissent ou se reconnaissent, mais l’environnement social semble pour le moins connu. Les échanges sont d’autant plus intenses que l’offre commerciale est multiple, additionnant les échelles de besoins (courses du jour, d’appoint et courses hebdomadaires) et complétée d’autres services (restaurants, bars, centre médical, laboratoires d’analyses, banque…). Comptant sur ce flux et les pratiques de séjour conséquentes (on passe et on s’arrête), c’est là que les panneaux d’affichage public sont disposés, indiquant les manifestations locales, ainsi que les stands de campagnes des candidats aux élections municipales (au moment du terrain).
Ces pratiques renvoient directement à la problématique de la centralité de la commune et à la question du projet urbain ou de l’aménagement urbain de celle-ci : où se situe, ou bien où s’est déplacée, la centralité de la commune, et qu’est-ce qui fait centralité (le cœur de village ou le centre commercial de la nouvelle extension urbaine, les commerces ou les équipements…) ?
C’est d’ailleurs davantage l’éclatement de la pratique des courses en différents lieux qui posent la question de la centralité que la seule question de l’aménagement du centre-ville, de son espace public et de son offre. Mais après tout, la centralité est-elle encore une notion intéressante quand on comprend que c’est la pluralité des pratiques qui définit les modes de vie plutôt que chacune de ces pratiques en elles-mêmes ou l’offre des lieux où elles s’effectuent ?
Illustration photo : voir cahier couleur, illustration 16, p. viii.
Illustration 16 : Devant le Carrefour City à Lacroix-Falgarde.
23La vie sociale se joue ensuite sur le temps des loisirs, temps majeur des modes de vie et hautement investi par les usagers rencontrés. Ce sont les équipements locaux, comme les salles des fêtes ou les espaces associatifs et culturels (avec leurs espaces extérieurs attenants) qui sont les supports privilégiés de cette séquence de vie sociale. Par la densité de leur offre d’animations et d’activités, par leur intensité d’usages et de fréquentation, par la diversité des publics qu’ils touchent, ces lieux dépassent leur seule destinée associative et se hissent au rang des espaces communs à toute une collectivité. Pour autant, ils restent des lieux de sociabilités locales, qui mettent en relation des individus d’un même territoire de vie.
24Sur ces temps de loisirs, les espaces de nature s’avèrent également des lieux importants de vie sociale. Les motifs de fréquentation sont variés et entraînent une diversité d’usages et de pratiques (sport, promenade, pique-nique…) et par conséquent de publics qui s’y croisent ; parallèlement, leurs qualités paysagères attirent parfois des publics venus d’ailleurs et, à l’occasion, nombreux. L’on y voit alors s’établir des sociabilités locales où des voisins se saluent, mais aussi des sociabilités publiques, où des gens étrangers les uns aux autres se partagent le même espace.
Vignette 2 : Les espaces de nature. L’exemple des ramiers
Un registre de lieux où se déploie la vie sociale des usagers rencontrés, hors cercles privés, concerne les espaces de nature, qui sont présents sur ces territoires périurbains de l’agglomération toulousaine sous différentes formes.
D’abord, en termes de pratiques, on peut souligner l’importance que ces espaces et ces lieux ont pour l’ensemble des usagers interrogés. Les balades et la promenade dans la nature, qu’elle soit ou non aménagée mais située à proximité de leur résidence, sont communément citées. Ces pratiques font partie de leur quotidien, réalisées pour sortir le chien, marcher, faire du sport, des joggings, du vélo. On y va seul, à plusieurs, en couple, en famille, en semaine, le week-end. C’est le plaisir de se promener qui est évoqué, celui de prendre l’air, de sortir de sa sphère domestique, proche du plaisir de la déambulation urbaine mais simplement réalisée dans un autre décor dont les éléments ne sont plus les gens et l’architecture urbaine, mais la végétation et le paysage. « On ne va pas se balader comme ça à Castanet. Par contre, on se balade comme ça dans la nature […] », nous dit une jeune femme sur la plage des Ramiers de Clermont-le-Fort.
Le travail d’investigation de terrain nous montre que la plupart des personnes interrogées fréquentent les mêmes espaces de nature et s’y retrouvent, s’y côtoient et s’y concentrent, soit pour réaliser un projet commun d’activité soit pour la simple fréquentation du lieu. De fait, hors considération de statut, semblent se dessiner des « espaces publics de la nature » qui se distinguent de la simple figure du parc.
Un cas intéressant est celui des ramiers de l’Ariège. Ces ramiers correspondent à des espaces naturels en bord de rivière, étendue naturelle développée sur des zones d’alluvions, utilisés traditionnellement comme espace public d’agrément pour la fraicheur et l’ombre des lieux. Sur la rive droite de l’Ariège, on distingue les sites de Clermont Lefort, de Goyrans et de Lacroix-Falgarde ; sur la rive gauche, ce sont les sites de Pinsaguel. Deux cas de figure se dégagent : les sites naturels et les sites aménagés.
Les sites naturels des ramiers : ce sont d’abord des espaces sauvages, et certains sont encore difficilement accessibles et conservent un caractère sinon secret du moins confidentiel. Mais, l’été, pendant les fortes chaleurs, les plages des ramiers sont très fréquentées. Les publics viennent des communes riveraines, mais aussi de toute l’agglomération de Toulouse, et c’est une tradition ancienne.
« C’est le bouche-à-oreille qui nous a fait connaître, mais c’est vite occupé » rapportent des jeunes gens entre amis. « Les gens viennent là pour pique-niquer, pour passer une heure, pour se baigner, pour les sentiers de randonnée. Ce sont des gens qui ne partent pas trop en vacances. Des familles, des jeunes couples, des bandes d’amis » précise une éco-garde rencontré sur place.
De fait, l’agent de police rural missionné pour assurer la sécurité des lieux indique qu’un dimanche de juillet, ce sont 675 personnes et 205 véhicules qui se sont côtoyés la même journée sur les sites de Clermont Lefort, et environ 10 000 personnes qui ont fréquenté les ramiers entre le 15 juin et le 20 septembre. Cette forte fréquentation génère des problèmes de dégradation de ces espaces naturels qui a conduit les collectivités concernées (communes et SICOVAL) à engager des stratégies de protection. C’est d’abord l’aménagement des lieux qui doit permettre de contenir la fréquentation avec la création de places de parkings en amont du site, le tracé de pistes et de sentiers, l’installation d’une signalétique d’orientation, de panneaux d’explications pédagogiques sur les particularités du milieu et la façon de le protéger mais aussi des réglementations d’usages (interdiction de baignade, des feux…). C’est ensuite la mise en place d’une gestion des sites avec la désignation d’agents dédiés : un agent de police rurale (poste mutualisé entre les communes concernées et le SICOVAL) et trois éco-gardes (SICOVAL) pendant l’été.
Le travail d’observation des ramiers en plein été nous montre en effet la dynamique de forte fréquentation, où des publics différents cohabitent sur une petite plage de sable : des familles de Toulouse, des groupes d’amis venus du Mirail, des jeunes femmes habitant les coteaux du SICOVAL, etc. Ces publics, venus d’autres communes, ne se disent pas gênés par le monde, ni souffrir de problèmes de cohabitation. « Ici, la mixité se passe bien » décrivent deux jeunes femmes en train de se faire bronzer, tout en pointant « l’irrespect de chacun, les débris de barbecue, les gamins qui ne se tiennent pas, qui hurlent, qui viennent dans vos pattes ». Face à cette cohabitation des publics, on constate la similitude de fonctionnement des lieux avec n’importe quel espace public de centre-ville, quand l’autorégulation spontanée entre usagers (le civisme ordinaire) est renforcée par une politique publique d’aménagement et de gestion des lieux.
Les sites aménagés des ramiers : certaines communes, dont le tissu urbain jouxte pratiquement les ramiers, ont aménagé ces derniers par le tracé de pistes et de chemins et l’installation d’équipements sportifs et de détente. Les bords de rivière restent pour autant difficilement accessibles et la dimension naturelle dominante. Lacroix-Falgarde a ainsi créé le parc du Ramier qui comporte un judo club, un « pétanque club », une aire de jeux, un barbecue, un terrain de foot, une halle avec des paniers de baskets et des lampions. La fête du Ramier y est organisée annuellement et le public est nombreux autour des stands, de l’accrobranche et des jeux gonflables. Pinsaguel, dont la salle des fêtes de la Muscadelle est située en bord d’Ariège, a renforcé cette zone dédiée aux loisirs par un aménagement de ses bords de rivière avec l’installation d’une aire de jeux pour enfants, d’un city stade, et en traçant des itinéraires de promenade. Ces sites de nature aménagée enregistrent un fort succès en termes de fréquentation. En semaine, c’est la population locale qui s’y trouve majoritaire, avec des personnes longeant la rivière en jogging ou en VTT, sortant le chien, et appréciant la tranquillité des lieux, sur le mode de la déambulation. Au-delà des réunions prévues d’avance entre amis, des pratiques de sociabilités de gens qui se connaissent et échangent au hasard de la rencontre s’observent, de la même manière que dans les espaces quotidiens du commerce.
Mais le week-end, les beaux jours d’été, des publics plus lointains s’ajoutent aux publics locaux et les pratiques s’étendent aux grands jeux entre enfants et aux pique-niques. La cohabitation des publics entraîne une forte intensité de fréquentation qui se compare aux dynamiques des grands espaces verts métropolitains comme la base de plein air et de loisirs de la Ramée ou l’ensemble canal du Midi/Ferme des 50 de Ramonville où les aires de barbecue comme les pistes cyclables le long du canal, les aires de jeux et le skate-park sont bondés. C’est bien dans cette dichotomie temporelle qu’il faut analyser ces espaces, qui basculent tantôt de l’échelle locale à l’échelle métropolitaine.
Illustration photo : voir cahier couleur, illustration 17, p. viii.
Illustration 17 : Les bords de Ramiers.
25Les sorties, plus extraordinaires (le classique triptyque shopping, cinéma, restaurant mais aussi la promenade urbaine ou périurbaine), représentent enfin une séquence majeure de la vie sociale des personnes rencontrées, où l’on va fréquenter des lieux pour leur offre (et potentiellement à une grande distance par rapport au domicile par l’effet de la mobilité) et où l’on va rencontrer des publics complètement extérieurs à soi venus pour la même offre. Les sociabilités y sont là publiques. Trois types de lieux ont été relevés dans l’étude : les centralités métropolitaines (l’hyper-centre de Toulouse), les espaces commerciaux (le centre commercial de Labège avec ses commerces, son cinéma, ses restaurants ou le grand Carrefour de Portet sur Garonne) et certains espaces naturels (les ramiers de la Garonne et de l’Ariège ou les bords du canal du Midi à Ramonville).
26La vie sociale se joue enfin dans une échelle temporelle. Fêtes locales, célébrations diverses, marchés, vide-greniers, etc., sont autant d’occasions d’une vie sociale que les individus rencontrés disent à une presque majorité fréquenter et apprécier. La qualité de la programmation attire alors parfois non seulement toute une population communale mais aussi celles des communes voisines ou plus lointaines. Dans certains cas, sociabilités locales et publiques se chevauchent.
27À l’échelle de l’individu, les modalités de la vie sociale peuvent ainsi être pensées comme une succession de séquences, qui le conduisent au gré de ses pratiques, de lieux de sociabilités locales à des lieux de sociabilités publiques. Dans les premiers, les relations sociales sont principalement faites de connaissances et d’interconnaissances entre une population définie par son territoire de vie. Dans les seconds, l’habitant du périurbain est mis en relation avec des personnes « étrangères » à son territoire de vie.
28Les personnes rencontrées ne se résument par conséquent pas à l’une ou l’autre de ces séquences, elles les investissent comme un ensemble cohérent à leur échelle. C’est la multiscalairité de la vie sociale, où l’individu s’engage dans des échelles de sociabilités multiples et graduées du local au public, de l’interconnaissance à l’étrangeté, qu’il associe dans une logique combinatoire qu’il maîtrise lui-même.
Extraits de terrain : Un homme et une femme, amis d’une trentaine d’années, membres actifs du comité des fêtes d’une petite commune, se réjouissent du succès de la dernière fête locale : « Jusqu’à trois heures du matin ! […] et oui, il y a une envie, une attente. » Puis, ils précisent que « quand on a envie de sortir, on n’a pas envie de voir les gens ici. On va à Toulouse ». Des lycéennes racontent qu’elles fréquentent les bars de Toulouse (place Saint-Pierre ou ailleurs) parce que « c’est loin du lycée [et que ce qui leur plaît, c’est] d’être des gens parmi d’autres ». Des lycéens parlent eux de leur plaisir des activités simples – faire du skate et boire entre copains chez les uns et les autres, à domicile en commentant de la sorte : « Et puis on est calé, entre potes ! » Ils suggèrent le caractère précieux du confort d’un milieu connu par contraste avec la place Saint-Pierre de Toulouse centre.
Que nous disent ces résultats du rapport à l’espace public dans ces territoires périurbains ?
Espaces communs ou espaces publics ?
29À l’échelle du quotidien, il apparaît clairement que ce sont les lieux des sociabilités locales qui dominent la vie sociale des individus interrogés. C’est d’ailleurs sur ces sociabilités que les périurbains fondent leurs espoirs d’ancrage local. À cette échelle, les formes d’espaces publics sont des lieux de convergence d’une population d’un même territoire de vie engagée dans et autour des mêmes pratiques (vie locale, pratiques quotidiennes…).
30C’est donc la notion de « commun » qui se dégage, l’espace public est ici espace commun, commun à une population désignée qui se le partage.
31Cependant, et dans le cadre du schéma de la multiscalairité des pratiques, cette échelle du commun est ponctuée par la fréquentation de lieux où se jouent des sociabilités publiques (certains espaces de nature, les espaces commerciaux d’échelle intercommunale, les pôles métropolitains, mais aussi les évènements, les fêtes, les célébrations collectives). Et dans cette fréquentation, l’on y découvre les vertus de l’anonymat, qui insuffle une liberté d’usages qui entraîne la liberté d’être soi.
Extrait de terrain : à propos de ses sorties dans Toulouse centre, une femme d’une soixantaine d’années nous dit : « Je préfère y aller seule […] J’aime bien ma liberté, j’aime bien partir [quand je veux]. J’aime bien regarder librement. »
32Aussi, les périurbains ne vivent pas nécessairement au quotidien les sociabilités publiques, mais ils en font l’expérience à des moments, des temps, choisis ou donnés. C’est donc ponctuellement qu’apparaît la figure de l’espace public en tant qu’espace ouvert à tous où chacun peut faire l’expérience concrète de la société, l’altérité, des rencontres avec des gens étrangers à soi et à ses cercles privés. Et elle n’apparaît pas que dans la ville dense, mais aussi dans les espaces de franges, espaces naturels ou commerciaux en particulier.
33On retrouve ici la même dynamique que celle présidant à l’hyper-mobilité des pratiques : à savoir celle d’une offre multiple qu’on choisit et saisit en fonction de ses envies et de ses besoins personnels.
34Ce sont bien les choix individuels qui organisent cette vie sociale. Et au-delà des préjugés, les habitants des territoires périurbains révèlent à travers ces choix une recherche et un plaisir à « être-ensemble », et cela à plusieurs échelles : d’abord à l’échelle d’un espace commun, partagé par d’autres individus engagés et associés dans le même projet (la pratique d’un loisir, la fréquentation d’un même environnement local de proximité), ensuite, mais à des moments plus choisis, à l’échelle d’un espace public, où l’on consent et apprécie le jeu social des sociabilités publiques, l’anonymat et le croisement d’inconnus.
Place de l’individu et rôle des politiques publiques : le commun comme nouvelle alternative politique ?
35Si l’individu apparaît comme un acteur majeur dans le dessin de la cartographie de ces territoires, de par ses pratiques de choix individualisés et individuelles, ce phénomène interroge, dans un effet-miroir, la place de l’action du politique dans la construction de ces territoires en émergence.
36En effet, cette façon de vivre l’espace public aujourd’hui dans les contextes périurbains – dans ce principe multiscalaire et personnel – pose des questions pour les politiques publiques qui sont de deux ordres.
37D’une part, l’observation des usages et des pratiques dans ces territoires amène à s’interroger sur les échelles de gouvernance de ces territoires (Bonin et Oliveira, 2011). Il est certain que ces modalités de la vie sociale périurbaine interrogent les objectifs, le contenu et les échelles appropriées pour construire une gouvernance de ces territoires.
38D’autre part, c’est aussi la question de l’avènement de la logique de l’individu comme principe présidant aux modes de vie et celle de l’action politique qui sont interrogées et questionnées ici : comment concilier les aspirations personnelles de chacun dans un projet politique, comment intégrer les individus dans un ensemble (société), les entraîner à faire collectivité ? Quelle place donner à la logique individuelle dans la construction, l’accompagnement et la gestion des politiques publiques ? Ces logiques individuelles peuvent-elles se traduire par une politique ouverte à la participation habitante ou citoyenne ?
39Ces territoires dont on a dit qu’ils peuvent être vus et lus comme un laboratoire des mutations sociétales en cours, peuvent être analysés comme le terrain d’expérimentation de ce passage pressenti par Emile Durkheim au xixe siècle, des sociétés mécaniques aux sociétés organiques2. Durkheim envisageait les sociétés modernes comme des espaces où la solidarité organique se substitue progressivement à la solidarité mécanique. Dans les sociétés régies par un principe de solidarité mécanique, le collectif s’impose, sans conscientisation ni distanciation, aux individus qui en retirent un certain nombre de bénéfices secondaires mais qui du coup courent le risque d’être niés ou oubliés dans leur singularité ou leur individualité, tandis que dans la solidarité organique, l’affirmation individuelle et le processus d’individuation par rapport au groupe, s’il comporte le risque d’un individualisme excessif dont les effets négatifs sont la négation de l’autre et la disparition du sens d’un monde commun (Arendt, 1961), présente aussi l’opportunité de se construire dans un rapport conscient et intelligent à soi-même, à l’autre et à son environnement. Nos sociétés occidentales modernes et les politiques qui accompagnent leur développement sont peut-être confrontées à ce point de basculement et au défi qu’il représente.
40Si l’on veut les percevoir comme des laboratoires « d’innovations socio-spatiales », les territoires des franges urbaines, de par ce rapport spécifique à la mobilité et cette hybridation de la vie sociale, peuvent être le terrain d’expérimentation d’actions publiques et politiques où la place de l’individu et celle du politique se réinventent.
La figure morphologique de l’espace public revisitée
41Enfin, en partant à la recherche des espaces publics dans les espaces périurbains et en entrant sur ces territoires par les pratiques habitantes, cette recherche a permis également de faire bouger la figure morphologique de l’espace public et de réinterroger cet outil fortement mobilisé dans les discours et dans les politiques publiques depuis une vingtaine d’années.
42En faisant émerger de nouvelles formes, liées à de nouveaux usages et de nouvelles pratiques, les observations menées sur les territoires périurbains à travers le prisme des sociabilités et des pratiques habitantes, permettent de nous interroger sur la catégorie d’espace public : outil incontournable d’intervention dans n’importe quelle politique publique, chargé de connotations voire de valeurs quasiment performatives quant à la question du vivre ensemble, de l’échange, voire de la démocratie, cette catégorie d’action et de pensée reste, pour une bonne part, empreinte des caractéristiques héritées de la ville industrielle du xixe siècle. L’étude des espaces publics dans ces franges périurbaines permet donc de faire bouger les lignes de cette catégorie dans sa dimension morphologique et, par conséquent, dans les représentations qui y sont associées quant aux usages et aux modalités d’actions publiques possibles.
43D’une manière non exhaustive et exploratoire, on peut synthétiser les évolutions de la figure de l’espace public dans le tableau suivant.
Tableau 1 : Synthèse des évolutions de la figure de l’espace public.
Espaces publics de la ville dense | Espaces publics des territoires périurbains | |
Forme | Espace minéral (place, rue, boulevard…), parcs | Importance des espaces de nature, espaces hybrides, mixité public/privé |
Superposition dans l’espace public de l’espace du mouvement et du séjour (Cerda) | Dissociation de l’espace du mouvement (flux) et du séjour (lieu) | |
Acteurs | Des espaces de représentation et de gestion politiques | Des espaces vécus à l’échelle individuelle |
Temporalité | Des espaces durables (inscrits dans le temps long de l’histoire) | Des espaces éphémères (temps court de l’événementiel) |
44Ces observations et ces entretiens menés dans des territoires périurbains situés le long d’un gradient partant des « portes » de la ville dense jusqu’à des espaces de plus faible densité ont permis d’observer l’émergence de nouvelles formes d’espaces publics, fonctionnant selon des modes opératoires différenciés. Ces évolutions peuvent se lire selon un triple prisme : en termes d’aménagement formel, de jeu d’acteurs et de rythmes.
45Alors que l’archétype de l’espace public, hérité de l’histoire de la ville dense industrielle, dont le modèle par excellence s’est sans doute forgé dans le cadre de la politique de rénovation urbaine haussmannienne au xixe siècle, présente des formes et une ambiance essentiellement minérale et se décline de manière préférentielle sous forme d’axes (rues, avenues, boulevards) ou de places, les espaces publics des territoires périurbains peuvent, en partie, s’incarner et prendre forme dans les espaces de nature tels que ces ramiers par exemple, milieux de bord d’Ariège ou de Garonne, ou les espaces le long du canal. Ces espaces de nature émergent, et s’instaurent par les pratiques en tant qu’espaces publics du fait de pratiques individuelles spontanées (les spots des ramiers se partagent entre connaisseurs et font l’objet d’une diffusion discrète afin de préserver ce qui fait l’attrait du lieu à savoir sa faible fréquentation et la part importante de « nature ») qui à force peuvent entraîner une prise en charge de la part des pouvoirs publics lorsque la fréquentation devient plus forte et nécessite gestion ou surveillance. Il y a donc dans ces espaces une forme de co-construction qui se dessine entre des pratiques individuelles qui instituent progressivement, au fil de l’addition et de la répétition des pratiques, des espaces comme des espaces publics, ou à tout le moins de sociabilité, et qui sont ensuite, de manière plus ou moins planifiée et formalisée, pris en charge par la puissance publique en termes de gestion.
46Ce déplacement des acteurs dans le processus d’institution des espaces publics peut se lire en creux dans certains « échecs » d’aménagement porté par la puissance publique. Dans ces territoires de faibles densités, où les circulations se font donc davantage sur un mode linéaire ou ponctuel, dissociant le binôme séjour/mouvement identifié par I. Cerda comme caractéristique de l’espace public de la ville dense, les projets – souvent minéraux (halle couverte, place de village) – portés de manière volontariste par la puissance publique (en l’occurrence les maires) n’ont pas toujours rencontré leur « public » et n’ont pas été légitimés par une fréquentation qui en cautionnerait l’existence et en justifierait la conception. Tout se passe comme si dans ces territoires en cours de construction que sont les territoires périurbains, le positionnement des acteurs s’était déplacé et avait évolué dans la boucle de la légitimité : ce sont les pratiques habitantes qui instituent et instaurent les espaces de vie publique qui pourront être définis – voire « labellisés » – comme des espaces publics. L’action publique arrivant ensuite en soutien, en accompagnement, pour accompagner une fréquentation qui nécessite numériquement une prise en charge par un appareil collectif, ou pour renforcer, étayer une esquisse de développement et de fonctionnement. Et certains élus de ces territoires semblent bien l’avoir compris car dans les entretiens menés avec eux, émergeait une demande de retour d’informations sur ces pratiques labiles, difficiles à saisir, car constituées d’une myriade d’initiatives particulières, dont la convergence constitue une tendance signifiante sur laquelle appuyer et établir une politique publique qui sera validée par une fréquentation publique et par un intérêt général vécu. L’intérêt des élus porté aux résultats de notre recherche traduit en partie cette prise de conscience d’une nouvelle modalité de fonctionnement et de fabrication de la ville qui s’est comme inversée et se traduit par cette sensation de ne plus pouvoir construire le territoire à partir « d’en haut ». Ce déplacement des acteurs dans la boucle de la légitimité s’incarne concrètement dans la construction de ces nouveaux espaces publics périurbains.
47Une troisième différence, qui découle de ces modalités d’institutions, est que ces espaces publics ont un fonctionnement selon une temporalité très différente de ceux de la ville dense : liés souvent à une programmation évènementielle (fêtes autour des rythmes saisonniers, vide-grenier, fête locale…) ces espaces fonctionnent selon un rythme éphémère et n’ont pas une empreinte pérenne dans l’espace, même si cette empreinte s’inscrit dans la géographie mentale des habitants qui au fil des années connaissent, repèrent, attendent ces évènements et construisent leur vie sociale et publique aussi à partir de ces repères temporels. L’espace public périurbain n’existe donc pas forcément de manière immuable sous une forme tangible toujours visible – et est donc plus difficile à détecter pour quelqu’un de passage et a fortiori un chercheur – mais il existe sous une forme plus éphémère, institué par des pratiques habitantes, autant que par des politiques publiques – qui pour la plupart cherchent à se nourrir de la connaissance de ces pratiques habitantes pour répondre de la manière la plus ajustée possible aux besoins et aux désirs/attentes de la population.
48Les espaces publics des territoires périurbains présentent donc la spécificité d’être la résultante d’une combinaison, dont les proportions sont variables selon les espaces concernés, entre des pratiques spontanées d’auto-organisation et d’institution de facto par les actes et les pratiques de la population et des politiques publiques de planification ou de programmation. L’hybridation entre les deux étant perpétuellement en cours et en cours de construction, au fur et à mesure de l’émergence et de l’avancée en « maturité » de ces territoires.
Conclusion
49En ce qui concerne les processus d’institution et de fabrication de ces espaces, la multiscalairité des pratiques, l’hybridation des échelles dans une géographie personnelle et individuelle, l’ajustement à la carte entre l’offre métropolitaine et des besoins ou des envies individuels, induisent dans ces territoires de franges urbaines un nouveau rapport à l’espace public en général et aux espaces publics en particulier et permettent d’expérimenter et d’éclairer les nouveaux modes de construction et de fabrication de la ville. Ceux-ci se fondent sur une hybridation plus poussée dans les rapports entre les différents acteurs et notamment dans le rapport entre les acteurs publics en charge de « l’administration » de ces territoires et les « habitants-citadins (ou péricitadins) – arpenteurs métropolitains ». L’observation du mode de fonctionnement de ces espaces et les entretiens effectués tant avec les acteurs publics (élus) qu’avec les personnes fréquentant ces territoires invitent à souligner la part croissante, formalisée ou non, de la co-production dans la construction de ces territoires. Par la légitimité et la compétence que lui donne sa propre connaissance de son mode de vie, l’habitant trouve dans les territoires périurbains toute sa place dans la co-construction de ces territoires en émergence. Restent à poursuivre l’étude et l’observation de la manière dont les politiques publiques s’emparent et s’appuient – ou non – sur l’émergence de cette nouvelle figure politique.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Arendt Hannah, 1961, Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy.
Berger Martine, 2004, Les périurbains de Paris. De la ville dense à la métropole éclatée. Paris, CNRS Éditions.
10.4000/books.editionscnrs.9397 :Bonin-Oliveira Séverine et Jaillet Marie-Christine (dir.), 2011, Les pôles secondaires dans la réorganisation des mobilités : maturité et durabilité des espaces périurbains ?, rapport PUCA.
Durkheim Émile, 2007 (1893), De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France.
10.3917/puf.durk.2013.01 :Escaffre Fabrice, 2005, Espaces publics et pratiques ludo-sportives, l’émergence d’une urbanité sportive ?, thèse de géographie-aménagement sous la direction de R. Marconis, université Toulouse 2-Le Mirail.
Escaffre Fabrice et Baconnier Sandrine (dir.), 2011, « Recompositions récentes dans le périurbain toulousain », Sud-Ouest européen, Toulouse, Presses universitaires du Midi, no 31.
Jaillet Marie-Christine, 1982, Les Pavillonneurs : la production de la maison individuelle dans la région toulousaine, Paris, CNRS Éditions.
Jaillet Marie-Christine, 1989, « Toulouse : des périurbains heureux », Urbanisme, hors-série no 12, p. 28-31.
Jaillet Marie-Christine, 2004, « L’espace périurbain : un univers pour les classes moyennes », Esprit, mars-avril, p. 40-62.
Jaillet Marie-Christine et Escaffre Fabrice, 2014, « Les fragilités des métropoles en développement », Urbanisme, hors-série no 50, p. 34-38.
Jole Michèle (dir.), 2003, Espaces publics et cultures urbaines, Paris, CERTU.
Lussault Michel, 2014, « L’espace à toute vitesse », Esprit, no 410, décembre, p. 65-75.
10.3917/espri.1412.0065 :Quere Louis, 1988, « Sociabilité et interactions sociales », Réseaux, vol. 6, no 29, p. 75-91.
Serfaty-Garzon Perla, 1988, « La sociabilité publique et ses territoires – Places et espaces publics urbains », Architecture et comportement, vol. 4, no 2, p. 111-132.
Truc Gérôme, 2015, « “Je, tu, il, nous sommes Charlie” : ce que se sentir concerné veut dire », Métropolitiques, 26 janvier 2015, [http://www.metropolitiques.eu/Je-tu-il-nous-sommes-Charlie-ce.html].
Notes de bas de page
1 Ce programme de recherche a eu lieu dans le cadre de l’appel d’offres PUCA « Du périurbain à l’urbain » et résulte du travail d’une équipe associant l’université Toulouse 2-Le Mirail (Fabrice Escaffre, Marie-Christine Jaillet, laboratoire LISST, UMR 5193), Céline Loudier-Malgouyres (socio-urbaniste, agence L’usage des lieux) et Perrine Michon, maître de conférences, membre du Lab’Urba (EA 3284-UPEC). Il s’intitule : « Les espaces publics périurbains. Les politiques publiques de planification face à la réalité des usages ».
2 Nous empruntons cette référence à la sociologie de Durkheim à un article de Gérôme Truc, « “Je, tu, il, nous sommes Charlie” : ce que se sentir concerné veut dire » (Truc, 2015), et nous la développons ici pour l’appliquer aux processus de fonctionnement et d’organisation des espaces publics périurbains.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010