« Aux marges, le paysage solidaire »
p. 59-70
Texte intégral
Introduction
1Dans les franges urbaines, de nouvelles formes d’économies s’installent dans le paysage au titre de l’économie sociale et solidaire (ESS), cette dernière réactivant des concepts tels que l’économie circulaire ou l’économie de proximité. Les acteurs qui les animent se diversifient du fait, notamment, que l’ESS réunit des acteurs issus des associations, des coopératives et des mutuelles (Demoustier, 2001 ; Draperi, 2007 ; Defourmy, 2008 ; Laville, 2008). Même si ces acteurs économiques et sociaux sont moins connus, ils représentent en France 2,4 millions de salariés dans 200 000 structures et 600 000 emplois à renouveler d’ici 2020 en raison des départs à la retraite. Leur mode de fonctionnement fondé sur la gouvernance démocratique, la redistribution de la richesse et la finalité sociétale entre en résonnance avec les impératifs environnementaux, sociaux et du développement durable. Or, les structures de l’ESS ne s’inscrivent pas n’importe où dans nos territoires (Colletis et al., 2005). La capacité d’ancrage de l’ESS, y compris dans les espaces ruraux (Margetic et al., 2014), par les dynamiques de ses établissements et par ses choix de localisation, donne à voir des spécificités zonales (Bioteau et al., 2013 ; Bioteau et Fleuret, 2014).
2Comme toute structure économico-sociale, les stratégies d’implantations des structures de l’ESS répondent à des enjeux de valeur financière des espaces, d’accessibilité, de fonctionnalité technique, d’embranchement logistique, etc. Il sera donc tout d’abord intéressant d’observer dans quelle mesure les franges urbaines répondent éventuellement aux besoins des acteurs de l’ESS. Ce que l’on appelle souvent le tiers-secteur – par différenciation avec le secteur privé traditionnel et le secteur public – s’implante-t-il dans le « tiers espace » (Vanier, 2000) ?
« Cet espace mi-urbain mi-rural, c’est-à-dire en somme ni vraiment urbain ni vraiment rural, qui s’est considérablement développé durant les trente ou quarante dernières années sous les vocables de périurbain, suburbain, rurbain, exurbain, contre-urbain, etc., et qui, contrairement aux espaces de croissance et d’étalement urbain des étapes précédentes, semble devoir conserver durablement des caractéristiques d’organisation spatiale qui ne le feront ni basculer du côté de la ville en bonne et due forme, ni se fondre dans la campagne éternelle et toujours renouvelée » (Vanier, 2000, p. 105).
3Si tel est le cas, si l’ESS occupe ces marges, quelle est alors sa contribution à l’évolution des paysages de ce « tiers espace » ? Le paysage est économique (Luginbülh, 2013), dans la mesure où il résulte, entre autres, de l’action des acteurs économiques. Les acteurs de l’ESS en sont une catégorie et ils impactent donc par principe le paysage. Dans cette perspective, peut-on constater un marquage particulier des paysages de franges par l’ESS ou, au contraire, cette dernière contribue-t-elle à une fabrique conventionnelle du paysage ? Ainsi considérés, les acteurs de l’ESS créent-ils un « paysage solidaire », entendu non pas au sens de la solidarité écologique (loi relative aux parcs nationaux ou projet de loi Biodiversité), ni selon celle du développement durable (solidarité générationnelle et territoriale) mais au titre d’une solidarité dans sa version sociale, c’est-à-dire celle qui unit les individus d’un même groupe pour une cohésion sociale (Durkheim, 1893).
4Pour cette étude, nous avons choisi d’étudier, d’une part, un exemple de circuits courts en matière de maraîchage, avec l’association des Jardins de Cocagne sur la commune de Saint-Barthélémy-d’Anjou, jouxtant la ville d’Angers. D’autre part, nous nous sommes intéressés à un exemple de recyclerie et ressourcerie, « les Biscottes » en périphérie d’Angers sur la commune des Ponts-de-Cé, ainsi qu’à un réseau d’acteurs de l’ESS, « les Ecossolies » à Nantes, qui ont investi des bâtiments industriels désaffectés, redonnant ainsi une seconde vie à des hangars délabrés. Ces structures associatives, implantées à côté d’Angers et à Nantes, en Pays de la Loire, servent un enjeu de solidarité sociale et environnementale.
5L’analyse effectuée sur ces trois terrains (visites de sites et entretiens qualitatifs avec les directeurs) permet d’apporter des résultats aux problématiques soulevées par cette notion de paysage solidaire des franges urbaines. Tout d’abord, l’ESS étudiée est bien présente dans ces marges, souvent des délaissés spatiaux auxquels elle redonne une fonction sociale – et un sens – en œuvrant pour réinsérer des personnes fragiles dans la société (1re partie). Ce faisant elle impacte bien entendu les paysages de ces franges de manière très variée, en s’inscrivant dans une normalité esthétique dans certains cas, mais aussi parfois en s’écartant de tout « mannequin paysager » afin de ressembler à ceux qui le fabriquent (2nde partie).
L’ESS dans les franges urbaines, un nouveau sens pour les « délaissés »
6Les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont nombreuses à s’être implantées dans des franges urbaines et à la limite du rural, révélant une présence indéniable dans cet entre-deux. Les exemples étudiés montrent que cette organisation spatiale s’est construite au fil du temps à partir d’espaces dévalorisés et pour des structures aux faibles moyens financiers, qui s’appuient sur une logique de recyclage pour des raisons économiques et éthiques.
Des espaces dévalorisés pour des structures économiques « pauvres »
7Les locaux sont des espaces stratégiques pour toutes les entreprises : besoins de surfaces, de fonctionnalité, de proximité des marchés, des bassins d’emplois ou des infrastructures de transports, embranchement logistique, etc. Cette dimension stratégique de l’emplacement l’est encore plus pour celles de l’économie sociale et solidaire qui doivent composer avec des budgets limités. Le choix d’implantation doit prendre en compte les besoins de surfaces souvent importants pour exercer l’activité et un coût raisonnable qui ne grève pas le budget de ces structures économiques. Or les espaces disponibles sont de plus en plus rares et de plus en plus chers. Les territoires sont soumis à des contraintes de densification issues de la loi dite « Solidarité et renouvellement urbains » (SRU) adoptée en 20001, renforcées par les lois Grenelle2 et ALUR3 (accès au logement et urbanisme rénové) : schéma de cohérence territoriale (SCoT) et plan local d’urbanisme (PLU) doivent limiter l’urbanisation d’espaces périphériques, en définissant des pourcentages de consommation des surfaces. Les places dans les zones d’activités deviennent ainsi précieuses et sont le plus souvent réservées par les aménageurs et collectivités maîtres d’ouvrage au profit d’entreprises relevant de l’économie conventionnelle. Néanmoins toutes les marges de la ville ne sont pas destinées à accueillir les « poids lourds » de l’économie ; les zones en transition, à la fois géographique et fonctionnelle, sont susceptibles d’offrir une moindre valeur économique. Elles se trouvent alors investies par des acteurs en recherche de cet « entre-deux », qui est également celui de la rencontre entre la ville et la campagne, l’urbain et le rural.
8Certaines structures de l’ESS font en effet le choix – parfois totalement contraint – de s’installer dans une frange urbaine afin d’accéder, par exemple, à des terres d’exploitation et d’être à proximité de la clientèle, pour livrer des paniers de légumes. Tel est le cas des Jardins de Cocagne (JDC) ; cette association œuvre à la réinsertion sociale par le travail de personnes marginalisées. Son activité consiste à leur apprendre le maraîchage afin que la production soit distribuée sous forme de paniers de légumes aux adhérents de l’association ou vendue à d’autres clients. Pour pratiquer son activité sociale, les JDC ont investi une parcelle de terre en périphérie urbaine (voir cahier couleur, illustration 7, p. iv) ; celle-ci était au début une friche, « une forêt vierge4 » à laquelle la propriétaire ne voulait pas toucher. Une convention de mise à disposition gratuite a été établie, mais seulement si les JDC « n’abattaient pas les arbres ». Grâce à cet accord, l’occupation de cet espace agricole ne coûte rien aux JDC, malgré les nombreux avantages des parcelles concernées : elles se situent à la croisée de la ville avec le château et le parc de Pignerolles (dans lequel les citadins viennent faire promenades, pique-niques, footing, etc.), des champs de pâture pour les chevaux des cavaliers citadins et, de « mauvaises terres » que les agriculteurs ne voulaient plus cultiver depuis longtemps. Le directeur des JDC souligne que ce péri-urbain peut être considéré comme une frange rurale donnant accès à l’urbain et non l’inverse, comme c’est le plus souvent évoqué.
Illustration 7 : Implantation des Jardins de Cocagne.

9Les Jardins de Cocagne fonctionnent, depuis l’origine, avec des personnes très fragiles. Le rapport à la terre ancre ces personnes fragiles dans une réalité avec le rythme des saisons, le cycle de vie des plantes, etc., ce qui leur permet de (ré-)apprendre à « avoir les pieds sur terre » et regarder la réalité en face. Car beaucoup de personnes en réinsertion vivent à la frange de la société, certains vivant dans des caravanes et d’autres dans la rue avant d’intégrer le travail aux Jardins de Cocagne.
10D’autres structures de l’ESS trouvent un équilibre en s’implantant dans des franges urbaines, moins chères qu’en centre-ville et moins excentrées qu’en milieu rural. Il s’agit précisément d’espaces de transition ayant déjà connu des cessations d’activités. Ces espaces laissés en plan, créant des lieux vides et désertés, sont de prime abord peu attractifs. Ils représentent des aubaines pour les structures de l’ESS qui ont besoin de locaux vastes, proches des centres-villes. C’est le cas du chantier d’insertion Les Biscottes, qui s’est installé en 2013 sur l’ancien site d’une fabrique de biscottes resté vacant pendant 5 années5 (voir cahier couleur, illustration 8, p. iv). La ressourcerie des Biscottes est une structure de réinsertion avec dix-sept personnes et trois encadrants, appuyée au niveau politique (le maire des Ponts-de-Cé a marqué sa préférence en favorisant cette activité plutôt que l’installation d’une grande surface alimentaire) et financée par la collectivité locale (Angers Loire métropole a contribué à hauteur de 200 000 euros pour aménager ce lieu).
Illustration 8 : Implantation des Biscottes.

11L’exemple des Ecossolies à Nantes rejoint celui des Biscottes. En effet, si le site se trouve sur une frange intérieure dans l’île de Nantes, il possède des caractéristiques similaires (voir cahier couleur, illustration 9, p. v). Les anciens chantiers navals Dubigeon sont fermés définitivement en 1987 et laissent des zones en friche pendant plusieurs décennies, contribuant à une image dégradée de ces territoires. En 2012, le conseil d’administration des Ecossolies valide l’idée de réhabiliter un hangar dans la friche industrielle afin de développer une nouvelle activité : le Solilab, palette d’outils au service de la promotion, de la coopération et du développement de projets d’économie sociale et solidaire. La ville de Nantes et la région Pays de la Loire financent ces investissements pour appuyer cette dynamique.
Illustration 9 : Implantation des Ecossolies.

12Ces trois exemples montrent que les structures de l’ESS ne reculent pas devant l’occupation d’espaces dévalorisés en n’hésitant pas à s’y installer. Aidées par les collectivités territoriales, elles concourent à des stratégies de développement en faveur d’un public bien souvent marginal. Elles contribuent par la même occasion au recyclage des espaces comme parfois des équipements ou des biens.
Une logique de recyclage
13L’investissement de certaines structures de l’ESS dans des franges urbaines répond à une logique de recyclage à deux niveaux : il s’agit tout d’abord de recycler des lieux laissés à l’abandon et donc de redonner une dynamique et une valeur à des espaces dévalorisés par l’arrêt de leur activité antérieure et leur localisation géographique. Mais le recyclage peut aussi constituer le cœur même de l’activité de la structure de l’ESS. Basés sur le principe de l’économie circulaire, les déchets des uns deviennent la matière première des autres. En effet, pour reprendre l’exemple des Biscottes, chacun est invité à déposer de façon volontaire des objets et encombrants sur le lieu de la Ressourcerie qui s’occupe de trier, réparer et mettre en vente dans leur magasin les produits ainsi récupérés6. De cette façon, la ressourcerie des Biscottes traite environ 3 000 tonnes de déchets dont 60 % du tonnage des déchets déposés sont revalorisés en magasin et 30 % dans différentes filières comme le textile ou le plastique. Ainsi, seuls 10 % des déchets sont enfouis à la place des 70 % avant leur intervention. La plus-value environnementale représente environ 60 % et les impacts économiques sont bénéfiques notamment pour les acheteurs qui profitent de prix attractifs.
14Mais la logique de l’ESS s’applique aussi aux humains présents dans les structures de l’insertion. Les personnes délaissées par la société peuvent être réinsérées parce que ces organisations mettent en place un fonctionnement adapté ; il s’agit de proposer de l’activité à des personnes à la marge dans un but économique certes, mais aussi dans une perspective sociale. L’objectif ne porte pas seulement sur la rentabilité mais aussi et surtout sur l’accompagnement qui permet de leur redonner le goût de vivre. Les Jardins de Cocagne ont longtemps fait le choix de s’adresser aux plus démunis avec quatre principes qui structurent le projet associatif : la lutte contre l’exclusion basée sur un accueil pour tous, sans condition de savoir-faire. Les travaux proposés sont variés et la formation permet aux exclus de retrouver des repères afin d’acquérir des compétences sociales et professionnelles. Le respect de la personne, par un accompagnement social et professionnel, est le second principe de l’association. Des temps d’écoute offrent la possibilité de faire un diagnostic partagé avec la personne en insertion et d’adapter les tâches aux possibilités et projets de chacun. Le troisième principe repose sur la solidarité en tissant des liens entre les personnes en insertion, avec l’équipe permanente et les différents partenaires. Enfin, la finalité est de rechercher des modalités pour une insertion durable afin de trouver des suites positives pour ces exclus. Car le travail est de longue haleine pour ces personnes en insertion : il est nécessaire de retrouver des rythmes de travail, de réapprendre des gestes professionnels, de s’engager dans un changement, de tenir dans un projet sur la durée et d’oser s’exposer dans un autre contexte pour se réinsérer totalement. Le recyclage des objets semble donc plus aisé que la réinsertion des humains dans les dynamiques sociales. Pourtant, les structures de l’ESS ne renoncent pas devant ces difficultés et misent à la fois sur des espaces, des objets et des humains, combinant les enjeux par des mises en perspective. Un soin particulier est d’ailleurs apporté pour que les lieux où travaillent les personnes en réinsertion soient facilement accessibles par les transports en commun (arrêt de bus pour les Ecossolies, les Jardins de Cocagne et les Biscottes) et pour qu’ils fassent partie d’espaces à potentiel de développement. C’est particulièrement le cas des Ecossolies qui ont investi un hangar aujourd’hui excentré mais qui se trouvera demain dans un tout nouveau quartier avec potentiel : en effet, le futur hôpital de Nantes sera implanté à proximité avec la dynamique et l’activité qui l’accompagneront. L’implantation de la ressourcerie des Biscottes a également anticipé le déploiement d’une zone d’activités en devenir ; depuis peu, un complexe de cinéma s’est installé, à quelques mètres des Biscottes, favorisant le passage de clients. À terme, la zone concernée ne sera plus une frange urbaine.
15Ainsi les franges urbaines étudiées, accessibles pour des structures « pauvres », participent à une logique de recyclage des espaces et des objets ainsi qu’à une réinsertion sociale de personnes fragiles. Véritables lieux stratégiques dans l’aménagement des territoires, elles offrent ainsi aux structures de l’ESS la possibilité de contribuer à la fabrique des paysages.
L’ESS dans les franges urbaines, une nouvelle esthétique pour le tiers-espace ?
16La présence de l’ESS dans les franges urbaines induit des effets sur le paysage. À partir des exemples étudiés, il ressort que l’ESS contribue volontairement à la fabrique de paysages normalisés dont la standardisation contribue à l’insertion sociale des usagers comme de la structure même ; mais elle s’inscrit également dans une approche du paysage en marge des standards, en refusant le « mannequin paysager » pour adhérer à une esthétique de bric et de broc.
La contribution à la fabrique d’un paysage volontairement normalisé
17Le positionnement de certaines structures de l’ESS dans les franges urbaines n’est, comme vu précédemment, pas un hasard spatial : une logique d’occupation de délaissés financièrement abordables et accessibles pour les exclus justifie en particulier cette place marginale. Mais l’explication ne s’arrête pas là ; certaines structures recherchent ces franges pour les équipements qu’elles offrent déjà : en tant que friches industrielles, les bâtiments recyclables que les structures réemploient dans leur activité de réinsertion présentent un avantage paysager : l’apparence – et la fonctionnalité – d’un équipement professionnel sur lesquelles les structures vont pouvoir s’appuyer pour assurer leur mission sociale. Les structures de l’insertion revendiquent en effet un cadre de travail et de pratiques totalement normalisé afin de mieux préparer leurs usagers au monde du travail conventionnel. Le passage dans l’association n’étant qu’un tremplin vers le marché de l’emploi, l’avant-scène qu’il constitue doit donc préfigurer fonctionnellement et plastiquement le formalisme des structures de travail traditionnelles. Les Biscottes mettent à ce titre en avant un attachement à faire de l’occupation de leur site une forme de réplique du secteur économique traditionnel, tant dans l’apparence extérieure de l’ancien bâtiment industriel que dans l’organisation intérieure. Les Biscottes contribuent ainsi dans cette frange urbaine au maintien d’un paysage « historique » (la conservation d’un vaste hangar en tôle) ainsi qu’à la conservation du visuel propre et aseptisé de l’ancienne usine (voir cahier couleur, illustration 10, p. v).
Illustration 10 : Photos de la Ressourcerie les Biscottes.

18Son directeur soutient ce postulat de professionnalisme esthétique du site par la valeur ajoutée apportée à ce titre auprès des financeurs : une approche épurée du site convainc davantage qu’un « bazarnaom » ! Il y aurait donc une forme de professionnalisme à pratiquer la propreté esthétique, l’approche quasi pasteurienne de l’espace compensant peut-être en partie la thématique de l’activité des Biscottes : la valorisation des déchets par les déchus.
19Bien que notre enquête n’ait pas inclus la recyclerie gérée par Emmaüs, on ne peut que noter la différence d’approche, pour des structures pourtant comparables dans leurs missions et leur objet social. Chacun connaît le généreux bazar des recycleries d’Emmaüs, précurseurs, dans bien des territoires, des filières qui se sont montées depuis. Il faut d’ailleurs noter une évolution au sein même de ces structures, dans lesquelles au fil du temps, un rangement progressif se fait sentir : là où il y a quelques années encore, en extérieur surtout, tout était étalé en vrac (tables à langer, éviers, trophées sportifs et vases en porcelaine…), dans un inventaire à la Prévert défiant toutes les imaginations, aujourd’hui surgissent des classements thématiques, sur des tables ou des palettes selon la fragilité des matériaux.
20Néanmoins toutes les structures de l’ESS ne jouent pas, lors d’une reconversion de friche industrielle, la carte d’un paysage strictement normalisé et aligné sur les standards professionnels de l’activité visée ou d’origine. Ainsi les Ecossolies, tout en recyclant les locaux industriels de l’île de Nantes, ont cherché à conserver une apparence partiellement « bricolée » aux bâtiments : utilisation de palettes de bois et non désherbage du site par exemple témoignent pour le moment d’une ambition de marier nouvelle destination des lieux en faveur des entreprises et signes distinctifs d’une économie alternative (voir cahier couleur, illustration 11, p. vi).
Illustration 11 : Photos des Ecossolies.

21Enfin, en la matière, il faut souligner que cette approche très maîtrisée de l’aspect esthétique du site, se double souvent d’une conception descendante de ce que la structure doit donner à voir : la « direction » existe, même teintée des modes de gestion propres à l’ESS, et paramètre l’organisation de l’espace comme sa présentation formelle. En sens inverse, certaines structures fabriquent avec leurs usagers ou leurs salariés les conditions formelles de leur cadre de travail, dans une logique beaucoup plus hétérogène.
La revendication d’une esthétique de bric et de broc
22Toutes les structures de l’ESS n’adhèrent pas à la fabrique d’un paysage normalisé : d’autres s’en écartent délibérément, en revendiquant même le boycott de tout standard en matière. Le directeur des Jardins de Cocagne parle ainsi du refus d’un « mannequin » esthétique. Une visite des Jardins de Cocagne procure effectivement une autre impression : fait de bric et de broc, le micro paysage de la structure témoigne soit d’une indifférence à cet enjeu, soit d’une volonté assumée de prioriser certains paramètres de gestion de l’espace plutôt que d’autres. On se rapproche ainsi de la définition de l’esthétique environnementale « qui reconnaît que les environnements naturels ne sont pas essentiellement éprouvés comme des paysages mais comme des environnements au sein desquels le sujet esthétique apprécie la nature comme dynamique, changeante et en évolution » (Brady, 2007). Il s’agit d’une approche esthétique qui puise ses racines dans l’imagination, l’émotion et une nouvelle compréhension de la nature comme porteuse de son propre récit (Hepburn, 1966 ; Berleant, 1992 ; Carlson, 2000 ; Brady, 2003 ; Saito, 1998).
23Le directeur le confirme en expliquant tout d’abord que les Jardins de Cocagne restent tributaires d’une économie de la « récup’ », comme en attestent les préfabriqués gratuitement offerts à l’association après une longue première vie. Mais au-delà de cette logique purement économique, dans tous les sens du terme, l’association favorise une gestion du paysage faite de bric et de broc dans une démarche participative : la réinsertion des usagers passe également par leur implication, variable selon les profils et les caractères, à l’équipement, la décoration et l’entretien des parcelles (voir cahier couleur, illustration 12, p. vi). Ainsi de sculptures artisanales faites par les personnes en réinsertion, l’important étant qu’elles contribuent à leur cadre de vie professionnel, comme elles le font, par exemple, au travers de l’entretien des haies séparant les parcelles cultivées.
Illustration 12 : Photos des Jardins de Cocagne (JDC).

24Le directeur raconte sur ce plan que la taille des haies fait parfois l’objet de vives discussions quant au profil à leur donner : de nombreux exclus, accueillis par les JDC, viennent en effet d’un environnement ultra-urbain au sein duquel bitume et béton sont rois et dans lequel les rares espaces verts sont entretenus de manière purement fonctionnelle. Leur apprendre un autre rapport formel et visuel au végétal, et au design possible d’une haie, n’est donc pas si facile… Les JDC revendiquent pourtant cette pédagogie d’un paysage non aseptisé, dans lequel le réseau bocager doit profiter des mêmes pratiques éco-respectueuses que la production des paniers de légumes bio. Les JDC appliquent ainsi à leur manière le constat que « les exploitations agricoles biologiques ont plus de probabilités d’avoir une qualité paysagère élevée, donc d’être esthétiques, que les exploitations conventionnelles » (Sanz Sanz, 2013, p. 7).
25Avec modestie, l’association participe en tout cas à une éducation au paysage prônée par la Convention européenne du paysage, de la même manière qu’elle met en œuvre un processus participatif local de co-construction du paysage des JDC, expliquant qu’in fine ce paysage de bric et de broc ressemble bien à ceux qui le font : des gens bien souvent cassés, abîmés, pour lesquels leur rôle ponctuel à la fabrique du paysage de leur travail participe de leur reconstruction. En ce sens, l’esthétique esquissée par Brady (2007) possède un potentiel pour construire un socle commun permettant de discuter des raisons pour lesquelles on se préoccupe des paysages et de les protéger tels qu’ils sont.
26Mais l’ESS ne s’inscrit pas seulement dans cette logique prônée par la Convention européenne d’éducation et de co-contruction du paysage : elle contribue également soit à la restauration de paysages dégradés (friches industrielles ou agricoles), soit à la prévention de cette dégradation, en prenant possession des espaces avant leur passage en friches. Dans tous les cas, l’ESS contribue aux objectifs de qualité paysagère consacrés par la convention de Florence, ainsi que par la loi relative à la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (article L. 350-1-B du Code de l’environnement).
Conclusion
27L’impact de l’ESS sur le paysage des franges est donc réel – car l’ESS se retrouve facilement dans les caractéristiques des marges urbaines – en ayant tendance à suivre les lignes esthétiques classiques tout en innovant parfois dans la fabrique des paysages. Au regard des exemples étudiés, il s’inscrit finalement soit dans le maintien d’un environnement industriel très normalisé, soit dans l’entretien d’un paysage agricole péri-urbain typique d’une agriculture non conventionnelle, à l’esthétique généralement moins soignée. L’apport de l’ESS pour le paysage se joue donc ailleurs, en nous ramenant aux fondamentaux de cette dernière avec les principes d’égalité des personnes, de solidarité entre membres et d’indépendance économique7 (loi Hamon 2014). En tant que « partie de territoire telle que perçue par les populations8 […] », le « paysage solidaire » se révèle par le regard porté par ses usagers, ses adhérents, ses agents, etc. sur le sens donné à ces espaces délaissés. Une friche industrielle reconvertie en un espace productif de solidarité change profondément le regard des habitants, des riverains comme des salariés ou des clients. Une friche agricole rassemblant, autour des paniers de légumes, exclus de la société et consom’acteurs (selon la terminologie des circuits courts) métamorphose le rapport des uns et des autres sur cette enclave paysagère de solidarité. Une cohérence émerge alors entre la nouvelle identité sociale et humaine du lieu et son agencement physique, contribuant ainsi à l’évolution de ce tiers-espace, tout en rappelant la pertinence d’un propos du cinéaste Jean-Luc Godard : « C’est la marge qui tient la page. »
Bibliographie
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1 Loi no 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, JORF no 289 du 14 décembre 2000, p. 19777.
2 Loi no 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, JORF no 0179 du 5 août 2009, p. 13031 ; loi no 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, JORF no 0160 du 13 juillet 2010, p. 12905.
3 Loi no 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, JORF no 0072 du 26 mars 2014, p. 5809.
4 Interview du directeur, le 27 juin 2014.
5 « Transférée courant 2008 dans une nouvelle usine édifiée à Brissac-Quincé en Maine-et-Loire, l’ancienne unité SOPAFI-Biscottes Pasquier des Ponts-de-Cé attendait depuis longtemps un repreneur. C’est chose faite depuis avril où ce site de de 6 350 m2 édifié sur un terrain de plus de 11 000 m2 […] », [http://www.decideursenregion.fr/Bretagne-Pays-de-Loire/Innover-En-Region/economie-sociale/developpement-durable-RSE/Ponts-de-Ce-des-biscottes-Pasquier-a-l-insertion-despersonnes-defavorisees] (erreur en 2021).
6 Plusieurs ateliers ont été mis en place dont un de menuiserie, de vélo, de jouets, de test électroménager et de textile.
7 [http://www.economie.gouv.fr/ess-economie-sociale-solidaire/loi-economie-sociale-et-solidaire].
8 Selon la définition du paysage de la CEP (art. 1) : « Partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs culturels et/ou humains, et de leurs interrelations. »
Auteurs
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Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010