Itinéraires des Voyages de Gulliver, les trajectoires de diffusion d’un best-seller (1726-1800)
p. 75-91
Texte intégral
1Parus pour la première fois en Angleterre en 1726, les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ont depuis connu un itinéraire éditorial riche. Au xxie siècle en France, les rééditions et les adaptations de ce récit sont encore nombreuses et variées : édition pour enfants1 ou en version manga2 en 2017, texte original du Voyage à Lilliput3, enrichi d’un dossier, à destination des collégiens en 2018, etc. Dès sa première parution, le texte a aussitôt connu le succès, et a rapidement voyagé à travers l’Europe au fil de réimpressions, traductions, réécritures successives. L’identification des parcours – notamment éditoriaux et de traduction – empruntés par cet ouvrage, considéré comme un best-seller du xviiie siècle, semblait permettre d’évaluer son impact sur la création littéraire d’une époque.
2Cet article a aussi pour objectif de retracer un travail de recension des dates et lieux de publication des éditions, anglaises ou traduites, de cette œuvre, depuis sa parution en 1726, jusqu’en 1800, ainsi que celles de ses continuateurs4 ou adaptations pour enfants. Ces données ont été traduites sous forme de cartes, afin de visualiser les itinéraires de cet ouvrage dans la sphère culturelle européenne de l’époque. L’exploitation de ces éléments cartographiques semblait à même d’évaluer avec davantage de précision le statut de best-seller de cet ouvrage, voire d’inscrire sa date de première parution comme fracture dans la production littéraire du xviiie siècle.
3La mise en forme cartographique des lieux et dates de publications d’ouvrages en lien avec les Voyages de Gulliver au xviiie siècle, qu’il s’agisse du texte original et de ses traductions, des versions pour enfants ou des suites et autres récits dérivés produits par des écrivains européens, met d’abord en évidence la grande vitalité et mobilité de ce texte, dès sa première parution en 1726. L’impact du roman de Swift sur la vie littéraire et culturelle européenne de l’époque est indéniable ; cependant, ce succès se fonde en très grande partie sur des textes amputés, modifiés, raccourcis, adaptés, et de fait éloignés de l’original. L’imaginaire swiftien, ses thèmes et accents se diffusent néanmoins et vont trouver leurs propres chemins, itinéraires intertextuels dont nous proposerons quelques exemples tirés de continuateurs anglais et français.
La publication des Voyages de Gulliver, ligne de fracture dans la vie littéraire européenne du xviiie siècle
4Afin d’évaluer le statut de best-seller des Voyages de Gulliver au xviiie siècle en Europe, une recherche des dates et lieux d’éditions de différents ouvrages associés au roman de Jonathan Swift a d’abord été réalisée5. Plusieurs principes ont été adoptés pour le relevé de références. Ainsi, ne sont prises en compte que les publications :
Datées de 1726, date de la première édition, à 1800 ;
Parues en Europe ;
Présentant les contenus suivants : le texte original de Swift et ses rééditions en langue originale, les traductions de ce texte original en langues étrangères et leurs rééditions, les œuvres de continuateurs ainsi que leurs rééditions, traductions, rééditions de traductions, et enfin les adaptations pour enfants.
5Cette recension permet de mettre au jour des itinéraires multiples et variés pour cet ouvrage. La première édition des Voyages de Gulliver paraît à Londres le 28 octobre 1726. L’éditeur, Benjamin Motte, a amputé le texte d’une partie de ses passages les plus polémiques, contre l’avis de l’auteur. Cette parution rencontre néanmoins un succès immédiat : en témoignent les deux autres rééditions entre octobre et décembre 1726. Une version corrigée – mais toujours expurgée – paraît fin 1726 à Dublin : à peine publié, le texte voyage déjà. L’année suivante, 1727, est particulièrement faste pour l’ouvrage, avec pas moins de onze versions en Europe. Trois nouvelles éditions du texte publié en 1726 paraissent en Angleterre et en Irlande ; deux versions pour enfants sont imprimées à Londres et Dublin également. Deux continuateurs anglais reprennent déjà les motifs de Swift : la même année sont imprimés les Mémoires de la cour de Liliput et Un voyage à Cacklogallinia, anonymes. Les Voyages de Gulliver sont également traduits en français : dès janvier 1727, une traduction anonyme paraît à La Haye, et Pierre-François Guyot Desfontaines propose sa propre version française en avril de la même année. Ces deux textes français serviront de base à de nombreuses autres traductions en Europe. Deux traductions allemandes du texte paru à La Haye voient ainsi le jour dès l’automne 1727 à Leipzig et Hambourg. Dès 1727 donc, le texte de Swift voyage entre différents pays d’Europe, signe d’un intérêt vif du lectorat pour les aventures du capitaine Gulliver. Plusieurs auteurs produisent de même leurs propres écrits à partir de ce roman. Entre 1727 et 1734, de nombreuses traductions et adaptations voient encore le jour, comme l’indique le tableau ci-après.
Tableau 1 : Publications européennes issues des Voyages de Gulliver entre 1726 et 1734 (dont rééditions).

6Moins de dix ans après leur première parution, les Voyages de Gulliver ont connu au moins vingt-trois publications dans au moins six langues et sept pays européens – ce, sans que l’auteur ait pu faire paraître une version non expurgée de son ouvrage. Celle-ci sera imprimée en 1735 seulement, par George Faulkner, à Dublin. D’autres textes voient encore le jour en 1737, 1738 et 1739 : réédition de la traduction française de Desfontaines, publication du livret d’une pièce de théâtre française – jouée en 1734, réédition de la traduction allemande de Hambourg, etc. Entre 1727 et 1740, au moins vingt-sept publications en lien avec les Voyages de Gulliver sont donc parues dans sept pays d’Europe ; onze autres verront le jour jusqu’en 1750. Dans les décennies suivantes, le cheminement et le succès du roman, ou de ses suites et adaptations, se poursuivent, comme le détaille le tableau ci-après.
Tableau 2 : Publications européennes issues des Voyages de Gulliver entre 1760 et 1800 (dont rééditions).

7Dans les quarante dernières années du xviiie siècle, au moins cinquante-six publications en lien avec Gulliver paraissent encore en Europe. De nouveaux pays sont concernés par cette diffusion et ces publications : une version danoise paraît notamment en 1768, puis une polonaise en 1784 ; en Hongrie, c’est la traduction de l’Histoire de Niels Klim, roman d’un continuateur norvégien, qui voit le jour en 1783. Vers la fin du siècle, Gulliver gagne l’Espagne et le Portugal avec des traductions de 1793. Au total, au moins cent une éditions paraissent en soixante-treize ans, dans treize pays6 différents – ce, pour l’Europe uniquement. Une première cartographie7, basée sur le nombre d’éditions des Voyages de Gulliver, et textes apparentés, entre 1276 et 1800 en Europe, a été réalisée.
8Cette carte8 permet de visualiser de manière globale l’impact fort des Voyages de Gulliver dans le paysage littéraire européen du xviiie siècle en termes de volumes d’éditions et au niveau de la zone géographique concernée. Le recensement des éditions des Voyages de Gulliver et de ses différentes versions, traductions, œuvres de continuateurs semble traduire la grande vitalité éditoriale de ce texte, dont le succès ne se dément pas tout au long du siècle. Les Voyages de Gulliver sont en effet sans cesse republiés, traduits, diffusés, adaptés, et donnent naissance à des hypertextes variés, eux-mêmes réédités et traduits. Un engouement fort et durable pour ce roman se manifeste alors, au-delà des frontières linguistiques et culturelles. L’ouvrage dépasse en effet très largement les limites de son pays d’origine.
9L’impact du roman de Swift se remarque sur le plan du volume de parutions liées, mais également pour le nombre et la variété des continuateurs s’étant inspirés de Gulliver pour créer leurs propres romans. Une autre carte9 ci-après présente ainsi les différents types d’ouvrages parus : texte original, continuateurs et versions pour enfants. De nombreux pays comptent autant, voire davantage de textes inspirés de Gulliver que d’éditions du roman original lui-même.
Itinéraires des Voyages de Gulliver, les trajectoires de diffusion d’un best-seller (1726-1800)
Figure 1 : Nombre d’éditions des Voyages de Gulliver entre 1726 et 1800.

Source : Enquête, M. Grand, université d’Angers, 2020. Réalisation : S. Giffon. ESO-Angers, université d’Angers-CNRS, 2020.
Figure 2 : Nombre et types d’éditions des Voyages de Gulliver entre 1726 et 1800.

Source : Enquête, M. Grand, université d’Angers, 2020. Réalisation : S. Giffon. ESO-Angers, université d’Angers-CNRS, 2020.
Figure 3 : Trajectoires de diffusion des éditions anglaises et françaises des Voyages de Gulliver entre 1726 et 1800.

Source : Enquête, M. Grand, université d’Angers, 2020. Réalisation : S. Giffon. ESO-Angers, université d’Angers-CNRS, 2020.
Figure 4 : Trajectoires de diffusion des éditions anglaises et françaises des Voyages de Gulliver et de L’Histoire de Niels Klim entre 1726 et 1800.

Source : Enquête, M. Grand, université d’Angers, 2020. Réalisation : S. Giffon. ESO-Angers, université d’Angers-CNRS, 2020.
10Dans certains pays, des textes de continuateurs sont publiés avant même qu’une version traduite du texte original ne paraisse. C’est le cas de The Tale of Erik the Goth, du suédois Olof Von Dalin. Cet ouvrage inspiré du voyage à Brobdingnag paraît en 1732 en Suède. L’œuvre d’un continuateur norvégien, L’Histoire de Niels Klim dans le monde souterrain, est ensuite traduite en suédois en 1746. Il faut attendre 1768 pour voir paraître une publication partielle des Voyages de Gulliver en suédois : seul le premier voyage à Lilliput est alors traduit. La parution des Voyages de Gulliver semble de fait constituer une étape majeure dans le développement littéraire de l’époque en cela qu’il s’est montré capable d’infléchir les imaginaires ou les goûts dans des pays divers, parfois même sans parution de récits de voyages semblables. Michael Düring note ainsi un intérêt accru des Russes, vers 1770, pour les textes utopiques et satiriques en général10. En Allemagne, l’auteur Christian Ludwig Liscow, admirateur de Swift, ne publie pas lui-même de récit de voyage, mais sa plume évolue vers un style satirique et politique proche du maître anglais – Liscow est ainsi surnommé le « Swift Allemand » par ses contemporains11.
11L’impact des Voyages de Gulliver sur la vie littéraire européenne du xviiie siècle paraît indéniable. Cependant, les multiples cheminements de ce roman, qui se voit largement amputé ou adapté par les éditeurs et traducteurs successifs, se diffuse sous des formes sans doute bien éloignées du texte original de Swift. Celui-ci ne pourra publier une version du livre conforme à ses attentes qu’en 1735 ; en outre, l’influence des traductions françaises sera déterminante dans la diffusion du récit, qui est également découvert sous forme raccourcie et simplifiée dans les éditions pour enfants.
Les multiples voyages d’un texte échappant à son auteur
12De 1726 à 1735, les premiers lecteurs anglais et irlandais ont eu accès à une version du texte non conforme aux souhaits de l’auteur ; ce sont en outre ces versions non complètes du texte qui se diffusent à l’étranger. Les libertés prises par les traducteurs vis-à-vis du roman original auront un impact important sur sa diffusion ; c’est le cas pour les versions françaises de 1727, et plus particulièrement celle de Desfontaines.
13Tronqué dans l’édition anglaise de Benjamin Motte, le texte subit ensuite des altérations parfois importantes lors de la traduction. La version française anonyme de La Haye présente ainsi certaines atténuations ou omissions – notamment en ce qui concerne les motifs et scènes scatologiques – destinées à convenir au goût du public français. Desfontaines, deuxième traducteur français, opère ces mêmes atténuations. Il n’hésite également pas à couper les passages qu’il juge choquants ou grotesques, à effacer les références trop marquées à la politique anglaise et à remplacer les passages satiriques par des digressions morales12. Il affiche clairement ses intentions dans sa préface :
Je ne puis néanmoins dissimuler ici que j’ai trouvé dans l’Ouvrage de M. Swift, des endroits foibles & même très-mauvais ; des allegories impénétrables, des allusions insipides, des détails puérils, des réflexions triviales, des pensées basses, des rédites ennuïeuses, des poliçonneries grossières, des plaisanteries fades, en un mot, des choses qui rendües littéralement en François, auroient parues indécentes, pitoïables, impertinentes, auroient révolté le bon goût qui régne en France, m’auroient moi-même couvert de confusion, & m’auroient infailliblement attiré de justes reproches, si j’avois été assés foible & assés imprudent pour les exposer aux yeux du Public. […] Au reste, je me suis figuré, que j’étois capable de suppléer à ces défauts & de réparer ces pertes, par le secours de mon imagination, & par de certains tours que je donnerois aux choses même qui me déplaisoient. J’en dis assés, pour faire connaître le caractère de ma Traduction13.
14Sybil Goulding analyse certaines des coupes opérées par Desfontaines. Au vu des choix mis en œuvre, elle juge ainsi que l’« on peut sans difficulté remarquer le désir du traducteur de tenir la promesse de sa préface et de rendre l’ouvrage à tous égards agréable au bon goût français14 ». Ces versions françaises très libres servent en outre de base à une majorité d’autres traductions – allemandes, italiennes, suédoises, polonaises, russes, espagnoles et portugaises, notamment. Celles-ci sont donc sans doute fort éloignées du manuscrit initial. Elles constituent cependant une voie d’accès au texte de Swift non négligeable dans la période 1726-1800, comme l’indique une troisième carte – la Figure 3 de la liste d’illustrations jointe à cet article.
15En effet, en-dehors de l’Angleterre et de l’Irlande, seul le Danemark accède à la version anglaise du Voyage à Liliput en 1768, pour une première traduction dans sa langue. Les autres pays européens s’appuient sur des traductions françaises, avec une large majorité donnée à la version de Desfontaines. Celle-ci circule dans une sphère géographique très large, de la Russie au Portugal, et se traduit encore à la fin du siècle. Les versions espagnoles et portugaises fondées sur la traduction de Desfontaines datent en effet de 1793. De fait, l’influence de la culture française15 semble visible, pour le xviiie siècle, dans ces trajectoires contrastées des Voyages de Gulliver. Les transformations opérées par les traducteurs pour faire correspondre le texte aux standards culturels français s’exportent en même temps que le récit des aventures de Lemuel Gulliver. Les traductions successives recomposent un texte souvent bien éloigné de l’original, et vont faire voyager, en plus du récit, des éléments culturels : le « bon goût » à la française s’exporte ainsi plus sûrement que la satire grinçante ou les scènes scatologiques originales. La version de Desfontaines trouve sa voie jusqu’au xxe siècle en France : une adaptation des Voyages de Gulliver pour enfants datée de 1948 s’appuie par exemple sur cette traduction16.
16En outre, les itinéraires des textes de continuateurs, eux-mêmes traduits et publiés dans d’autres pays, complexifient encore l’évaluation de l’accès des lecteurs au texte original de Swift. En 1730, Desfontaines fait par exemple paraître en France Le Nouveau Gulliver : histoire des aventures du fils de Lemuel Gulliver, qui est sa propre fiction dérivée des écrits de Swift. Cet ouvrage sera plusieurs fois republié et lui-même traduit, notamment en Italie, dès 1731. Les éditeurs publient ces ouvrages comme étant réellement d’un certain Lemuel Gulliver ; ainsi, dans les textes dédiés à l’ouvrage, le nom de Swift est rarement présent. Le Nouveau Gulliver paraît en Russie à partir de 1770, et 1787 pour la Pologne – ce qui ajoute de l’opacité à la trajectoire du texte original. De même, le premier texte publié recensé en Suède et daté de 1732 n’est pas les Voyages de Gulliver, mais l’œuvre d’un continuateur de Swift. La Norvège connaît une situation semblable. En 1741-1742 paraît L’Histoire de Niels Klim dans le monde souterrain, publiée anonymement en latin, et attribuée à Ludvig Holberg. Ce roman inspiré des aventures de Gulliver imprimé à Copenhague17 s’exporte rapidement. Il est publié en français, en hollandais et en allemand dès 1741, puis en danois et en anglais en 1742, en suédois, en russe et en hongrois en 1746, 1762 et 1783. Cette histoire inspirée du récit de Swift paraît donc dans son pays avant même que l’hypertexte n’y soit traduit, mais, de plus, voyage elle-même en Europe, comme l’indique notre dernière carte18.
17Les circulations sont multiples et ne semblent pas de nature à clarifier la position du lecteur vis-à-vis de l’œuvre, de son auteur et de ses visées et versions initiales. De plus, l’œuvre a voyagé, a été lue, a inspiré de nouveaux récits et s’est considérablement transformée avant même la parution d’une version du roman adoubée par l’auteur.
18Les éditions des Voyages de Gulliver à destination du public enfantin présentent également des versions du texte abrégées, voire expurgées, afin de les rendre accessibles à ce lectorat. Seuls certains voyages sont en général édités sous forme de chapbook, petites publications bon marché imprimées sur du papier de qualité médiocre. Leur conservation a de fait été difficile. La British library présente quelques extraits numérisés d’un tel ouvrage. Un exemplaire daté de 177619 indique par exemple le titre suivant : « The adventures of Captain Gulliver, in a voyage to the islands of Lilliput and Brobdignag. Abridged from the works of the celebrated Dean Swift », soit Les Aventures du capitaine Gulliver, dans un voyage aux îles de Lilliput et Brobdignag : Abrégé des travaux du célèbre révérend Swift20. Seuls deux voyages sont ici conservés ; cependant, l’identité de l’auteur est clairement établie. Vers 1793 à Cordoue, un chapbook que José Luis Chamosa Gonzalez estime être destiné aux enfants21 relate le voyage de Gulliver à Lilliput. Cette version espagnole anonyme est largement expurgée et modifiée, et consiste davantage en une réécriture. Intitulée « Historia del descubrimiento de las tierras de los enanos », ou Histoire de la découverte du pays des nains22, elle adapte le « Voyage à Lilliput » sans mentionner le nom de Swift. Là encore, les circulations et lectures de ces ouvrages adaptés des Voyages de Gulliver attestent du goût du lectorat pour cet ouvrage mais posent question quant à l’accès du public au texte intégral de Swift.
Quelques exemples de transmissions narratives
19Le travail cartographique permet d’offrir une vision globale, surplombante, des éditions de Swift et de ses continuateurs. Il semblait complémentaire d’opérer en parallèle à cette enquête bibliographique et cartographique une brève analyse textuelle de motifs ayant voyagé de Swift à un premier continuateur – à savoir Les Hommes volants ou les aventures de Pierre Wilkins, de l’anglais Robert Paltock, paru en 1763, celui-ci se faisant à son tour hypotexte pour un autre ouvrage, La Découverte australe par un homme volant23 du français Restif de la Bretonne, daté de 1781. Chez Swift, le système permettant à l’île de Laputa de voler est par exemple décrit de la manière suivante : « At the center of the island there is a chasm about fifty yards in diameter, from whence the astronomers descend into a large dome, wich is therfore called […] the astronomer’s cave […]24. » Le système permettant à Laputa de voler se trouve dans cette cave, et est décrit comme suit : « a loadstone of a prodigious fize […]. This magnet is sustained by a very strong axle of adamant, passing thro’ its middle, upon wich it plays […]25 ». Robert Paltock semble reprendre le motif du magnétisme lorsque le vaisseau de son narrateur, Peter Wilkins26, s’échoue sur une île, ou plutôt un rocher gorgé d’aimant et renfermant là aussi une caverne : « I concluded that this same Rock contained great Quantity of Loadstone, or was itself one vast Magnet, and that our Landing of Iron was the Cause of the Ship’s violent Course […]27. »
20Le vol est également présent dans l’ouvrage : ce n’est pas ici l’île qui vole, contrairement à Laputa, mais le peuple qui y vit, les hommes volants – créatures doubles, tenant de l’humain et de la chauve-souris. Un premier itinéraire intertextuel, d’un livre à l’autre, semble se dessiner ici. Un déplacement supplémentaire s’opère ensuite chez Restif de la Bretonne : c’est cette fois-ci le narrateur-voyageur, Victorin, qui a la capacité de voler. Il fabrique pour ce faire une machine : des ailes artificielles. Il débusque, tout comme Peter Wilkins, un habitat souterrain dans un rocher – ou « mont inaccessible » – et découvre puis répertorie un fabuleux bestiaire de créatures hybrides : hommes-ours, hommes-porcs, hommes-serpents, etc. Ces créatures oscillant entre humanité et animalité ne sont pas sans rappeler les chevaux et les Yahoo du dernier voyage de Gulliver. Notons également que Victorin rencontre les Patagons, qui ne sont pas des hybrides mais des géants, à l’instar du peuple découvert par Gulliver dans son deuxième voyage.
21Ces quelques éléments intertextuels ne sont bien sûr que de brèves incursions dans les échanges, circulations et recompositions qui s’opèrent entre ces trois romans. Robert Paltock et Restif de la Bretonne peuvent en outre être considérés comme des continuateurs indirects de Swift, en cela qu’ils ne reprennent ni son univers ni ses personnages directement, contrairement à d’autres ouvrages du xviiie siècle. Aussi est-il possible d’envisager des milliers de voyages textuels entre Swift et tous les continuateurs que nous avions identifiés sur différentes cartes – et tous les itinéraires intertextuels empruntés par des ouvrages moins connus ou encore moins directement influencés par Swift et que nous n’avons pas encore répertoriés.
22Au terme de la restitution d’un ensemble d’itinéraires empruntés par les Voyages de Gulliver, il apparaît que l’utilisation de la cartographie a offert la possibilité de mettre en image, de visualiser, au moins partiellement, l’impact de la parution de ce texte sur la scène littéraire – et sans doute politique – du xviiie siècle, abondant ainsi la notion de fracture associée à la première parution de cet ouvrage. Elle a permis également, par le croisement des références, des lieux, des années, de faire émerger certains questionnements, notamment au regard du rapport au texte original de Swift. Ce roman apparaît en outre comme un texte voyageur à plus d’un titre. Il connaît en effet différents types d’itinéraires : ses voyages sont d’abord géographiques, les récits transitant d’un pays à l’autre, et linguistiques, au fil des traductions successives. L’ouvrage est souvent diffusé, voire traduit, par des voyageurs. Des versions en langues étrangères circulent souvent dans les pays, et y sont lues, avant d’y être traduites dans la langue locale. C’est par exemple le cas en Italie : la version française des Voyages de Gulliver publiée à La Haye aurait ainsi été connue à Venise bien avant la parution d’une traduction italienne28. Les textes voyageurs sont donc souvent liés à des voyageurs réels, polyglottes et amateurs de littérature, qui transportent les ouvrages et les récits, et les traduisent dans leur langue maternelle29. En Espagne, la publication des trois tomes des Voyages suit par exemple leur traducteur : ils sont ainsi imprimés à Madrid, puis à Plasencia. Le texte voyage avec des altérations parfois importantes pour s’adapter aux attentes et à la culture de ses nombreux publics, ou encore à son niveau de lecture, dans le cas des adaptations pour enfants. Les itinéraires sont également intertextuels, par le voyage des motifs et thèmes entre auteurs. L’Histoire littéraire sait que l’attrait pour les récits de Gulliver s’est poursuivi après 1800, et qu’il ne faiblit toujours pas au xxie siècle – même si, de nos jours comme en 1726, la connaissance du texte originel intégral, ni amputé, ni transformé, de cette œuvre censément universelle resterait à mesurer. Citons pour conclure une réflexion métatextuelle du narrateur-voyageur de Swift, Gulliver, qui, à l’issue de ses Voyages, livre à ses lecteurs une réflexion au sujet du récit écrit qu’il en a livré :
I know likewise, that writers of travels […] are sunk into oblivion by the weight an bulk of those, who come last, and therefore lie uppermost. And it is highly probable, that such travellers, who shall hereafter visit the countries described in this work of mine, may by detecting my errors (if there be any) and adding many new dicoveries of their own, justle me out of vogue and stand in ma place, making the world forget that ever I was an author.30
23La postérité ne peut sur ce point que désavouer Gulliver, qui a, d’écueils en éclats, su voyager au gré des siècles jusqu’à nous.
Bibliographie
Textes d’étude :
Paltock, R., The Life and Adventures of Peter Wilkins, éd. Christopher Bentley, New York, Oxford University Press, 1990 [1751].
Paltock, R., Les Hommes volans ou Les aventures de Pierre Wilkins, trad. Philippe-Florent de Puisieux, Londres, Veuve Brunet, 1763 [1751].
Swift, J., Travels into Several Remote Nations of the world, etc., Glasgow, James Nox, 1759 [1751].
Swift, J., Les Voyages de Gulliver, Œuvres, éd. Émile Pons, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1965.
Retif De La Bretonne, N.E., La Découverte australe : tome 1 et tome 2, Genève, Slatkine reprints, 1988 [1781].
Études critiques :
Berthou, J., Bibliographie des éditions françaises illustrées des « Voyages de Gulliver », Brest, Bibliothèque municipale, non daté.
Goulding, S., Swift en France, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque de la revue de littérature comparée », 1924.
The Reception of Jonathan Swift in Europe, Real, H.J. (dir.), London, Bloomsbury, 2013.
Notes de bas de page
1 Swift, J., Carré, C., Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Paris, Auzou, coll. « Recueils universels », 2017.
2 Swift, J., Kyozaku C., Les Voyages de Gulliver, Vanves, Nobi Nobi, coll. « Classiques en manga », 2017.
3 Swift, J., Gulliver : Voyage à Lilliput, Paris, Belin éducation, coll. « Classico Collège », 2018.
4 C’est-à-dire les auteurs qui se sont inspirés de Swift pour produire des récits manifestement issus des Voyages de Gulliver (voir par exemple Guyot Desfontaines, P.-F., Le Nouveau Gulliver ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver, Paris, Veuve Clouzier et F. Le Breton, 1730) ou d’autres récits moins directement identifiables comme des suites ou dérivés, mais reconnus par la critique comme largement inspirés de Swift (voir par exemple Paltock, R., Les Hommes volans ou Les aventures de Pierre Wilkins, trad. Ph.-Fl. de Puisieux, Londres, Veuve Brunet, 1763 [1751]).
5 Il semble indispensable de préciser ici que le relevé de références réalisé est très certainement lacunaire en l’état : en effet, les données ont été recueillies après croisement de plusieurs sources différentes, lesquelles ne listaient pas nécessairement toutes les éditions de Swift auxquelles elles référaient – avec notamment la disqualification fréquente des rééditions et des versions pour enfants. Les résultats obtenus ne sont donc pas exhaustifs ni absolus ; de fait, l’impact des Voyages de Gulliver déjà visible dans cette recension pourrait sans doute s’avérer encore plus important et décisif pour la période 1726-1800. Deux sources principales sont à citer : d’une part, The Reception of Jonathan Swift in Europe, Real, H.J. (dir.), London, Bloomsbury, 2013 ; d’autre part, Berthou, J., Bibliographie des éditions françaises illustrées des « Voyages de Gulliver », Brest, Bibliothèque municipale, non daté.
6 L’Angleterre et l’Écosse sont présentées de manière séparée pour obtenir une vision des circulations dans le Royaume à l’époque ; cependant, nous comptons ces deux zones comme un seul pays.
7 Nous remercions Sigrid Giffon, cartographe à l’université d’Angers (ESO-Angers UMR 6590, université d’Angers-CNRS), qui a réalisé l’ensemble des cartes présentées dans cet article.
8 Voir la Figure 1.
9 Voir la Figure 2.
10 Düring, M., « From Russian ‘Swifttovedenie’ to the Soviet School of Swift Criticism: The Dean’s fate in Russia », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit., p. 210.
11 Krake, A., Real, H. J., Spieckermann, M.-L., « The Dean’s Voyages into Germany », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit., p. 108.
12 Voir notamment Goulding, S., Swift en France, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque de la revue de littérature comparée », 1924, p. 67.
13 Swift, J., Voyages de Gulliver tome I, trad. Guyot Desfontaines, P.-F., Paris, J. Guérin, 1727, préface p. xvj-xviij, [en ligne], URL : https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark :/12148/bpt6k1018066, consulté le 18 février 2020.
14 Goulding, S., Swift en France, op. cit., p. 63-64.
15 Wilhelm Graeber évoque quant à lui l’inclination du public français du début du xviiie siècle pour ces traductions distanciées du texte original, comptant sur leur soumission implicite à l’hégémonie culturelle française. (« The French-speaking public of the early eighteenth century, however, expected such distancing, and its implicit bowing to French cultural hegemony, before deigning to read foreign works. ») Graeber, W., « Swift’s First Voyages to Europe: His Impact on Eighteenth-Century France », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit, p. 14. "Le public francophone du début du dix-huitième siècle, cependant, s’attendait à de telles transformations, et à la soumission implicite à l’hégémonie culturelle française qu’elles impliquent, avant de daigner lire une oeuvre étrangère." Traduction par nos soins.
16 Voyages de Gulliver à Lilliput, à Brobdingnag et au pays des Houyhnhnms, par Swift. Adaptation pour la jeunesse, Paris, Hachette, coll. « Bibliothèque rose illustrée », 1948.
17 Le lieu d’édition pour 1741 est incertain : les sources indiquent Copenhague ou Leipzig. La Bibliothèque Nationale de France retient Copenhague dans son catalogage ; nous faisons de même pour notre cartographie. Voir https://catalogue.bnf.fr/ark :/12148/cb306116862, consulté le 18 février 2020.
18 Voir la figure 4 dans la liste des illustrations.
19 Voir https://www.bl.uk/collection-items/the-adventures-of-captain-gulliver, consulté le 9 février 2020.
20 Traduction par nos soins.
21 Chamosa Gonzalez, J.-L., « Swift’s Horses in the Land of the caballeros », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit., p. 59.
22 Traduction par nos soins.
23 Retif De La Bretonne, N.E., La Découverte australe : tome 1 et tome 2, Genève, Slatkine reprints, 1988 [1781].
24 Swift, J., Travels into Several Remote Nations of the world, etc., Glasgow, James Nox, 1759 [1751], p. 157. En français : « Au centre de l’île il y a un puits de quarante yards environ de diamètre, qui permet aux astronomes de descendre dans une vaste excavation, appelée […] Grotte des astronomes. » Swift, J., Les Voyages de Gulliver, Œuvres, éd. Émile Pons, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1965, p. 177.
25 Swift, J., Travels into Several Remote Nations of the world, etc., op. cit., p. 158. En français : « une pierre magnétique, d’une grosseur prodigieuse […]. Cet aimant est porté par un axe très robuste en diamant, qui le traverse de part en part en son milieu, lui permettant de tourner sur lui-même […]. » Swift, J., Les Voyages de Gulliver, Œuvres, op. cit., p. 177.
26 Ibid., p. 29 : Gulliver rencontre un marin nommé Peter Williams : le narrateur de Paltock se nomme Peter Wilkins.
27 Paltock, R, The Life and Adventures of Peter Wilkins, édition Christopher Bentley, New York, Oxford University Press, 1990 [1751], p. 67. En français : « Tout cela […] me fit penser que [le rocher] contenoit une grande quantité d’aimant, ou qu’il étoit même tout d’aimant, et que la charge de fer avoit été cause de la course violente du vaisseau […]. » Paltock, R., Les Hommes volans ou Les aventures de Pierre Wilkins, op. cit., p. 125-126.
28 Voir Gregori, F., « The Italian Reception of Swift », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit., p. 17.
29 Le poète et traducteur vénitien Antonio Conti découvre les écrits de Swift antérieurs aux Voyages de Gulliver durant un séjour en Angleterre en 1716-1717. Dans une lettre du 13 décembre 1727 à Madame de Caylus, Conti mentionne avec enthousiasme sa lecture – dans une édition française – des Voyages de Gulliver. Voir Gregori, F., « The Italian Reception of Swift », The Reception of Jonathan Swift in Europe, op. cit., p. 18.
30 Swift, J., Travels into Several Remote nations of the world, etc., op. cit., p. 293. « Je sais que les auteurs de Voyages [...] finissent par être ensevelis sous le poids et la masse de ceux qui, venant après eux, occupent tout naturellement le dessus de la pile. Et il est fort à prévoir que d’autres voyageurs, qui s’en iront après moi visiter les pays décrits dans cet ouvrage, sauront, en signalant mes erreurs – s’il y en a – et en découvrant bien des choses qui m’ont échappé, me faire passer de mode et s’installer à ma place, de sorte que le monde oubliera même que j’ai écrit un livre. », Swift, J., Les Voyages de Gulliver, Œuvres, op. cit., p. 302.
Auteurs
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