Pouvoir local ou “intérêt local” ?
p. 463-470
Texte intégral
1En 1837, une loi définissant pour la première fois les attributions des municipalités, les limite à “l'intérêt local”, leur refusant toute prétention politique. “Le conseil municipal peut exprimer son vœu sur tous les objets d'intérêt local. Il ne peut faire ni publier aucune protestation, proclamation ou adresse”, stipule l'article 24 du texte législatif. Depuis 1789, le fait et le droit s'entrechoquent pour en arriver à cette exclusion.
2A la veille de la révolution, les libéraux persuadés que seuls les propriétaires aisés dirigeraient, sont partisans d'un pouvoir décentralisé. Le mouvement populaire de l'été 1789 vient troubler cette vision des choses. Pour l'apaiser, les constituants concèdent en novembre une municipalité élue par communauté, soit 44 000. Sieyès qui avait songé au nombre parfait de 720 circonscriptions est farouchement opposé à cette dispersion du pouvoir mais reconnaît qu'elle existe non “par l'effet d'un système philosophique mais comme une suite inévitable de l'insurrection générale”1. L'idéal d'un État en harmonie avec la société réduite à une de ses couches se révèle fallacieux. Sous l'Empire, l'État domine toute la société. Une hiérarchie administrative double la hiérarchie sociale. L'empereur délègue des pouvoirs au préfet qui les délègue au maire tout en le contrôlant. La Restauration ne change rien à cet ordre. Les libéraux, dans l'opposition, continuent à défendre le principe de l'élection de la municipalité, mais la poussée républicaine, après 1830, les amène à un compromis en mars 1831. Après les émeutes républicaines de 1834 et après le procès de 1835, on revient à la loi sur l'administration municipale déjà abordée en 1833 puis mise de côté. C'est alors que l'intérêt local est clairement opposé à l'intérêt général réservé, dans une certaine mesure, aux conseillers généraux mais surtout aux députés. La commune a une représentation mais elle n'a pas de pouvoir. Cette contradiction perdurera au-delà de la fameuse loi de 1884.
3A travers l'étude des maires du département du Var de 1789 à 1855, on comprend que les lois municipales correspondent à des situations sociales et politiques qu'il faut conjurer2. Région de grandes communes, de villages urbanisés à la population composite, pays de fortes traditions municipales et de sociabilité développée, le Var peut être un bon observatoire politique.
1789-1799 : UNE ILLUSION LIBÉRA LE : L'HARMONIE ENTRE LA SOCIÉTÉ ET L'ÉTAT
4Les hommes, élus en 1790 à la tête des départements et des districts, ont la même appartenance sociale que les constituants et l'article 12 du décret du 14 décembre 1789 sur la constitution des municipalités stipule que les conditions d'éligibilité, à ce niveau, seront les mêmes que pour les élus des départements et des districts. Originaire de Fréjus, Sieyès a délaissé depuis longtemps son bourg natal, mais l'un de ses frères est député du Tiers et sera maire de 1796 à 1798, tandis qu'un autre sera le premier maire élu à Fréjus en 1790. Les maires, élus dans le Var en 1790, sont le plus souvent pris dans les anciennes familles consulaires.
5Ces fonctions, à tous les niveaux, sont gratuites et seule une partie des citoyens vote. On a pu dire que Sieyès s'était inspiré du système discriminatoire des communautés provençales pour distinguer citoyens actifs et passifs3. L'article 49 de ce même décret précise que le corps municipal, dans lequel le maire n'est alors qu'une sorte de président, a deux types de fonctions, les unes propres à la gestion communale les autres “propres à l'administration générale de l'État, déléguées par celle-ci aux municipalités”. De la même façon, l'article 9 de la Constitution de 1791 déclare qu'“il pourra être délégué aux officiers municipaux quelques fonctions relatives à l'intérêt général de l'État”. Ils ont en particulier la responsabilité de répartir et de collecter les impôts. Avec le décret des 14-16 frimaire an II (4-6 décembre 1793), les conventionnels montagnards veulent contourner les notables des départements et traiter avec les districts après épuration. Un agent national nommé par le gouvernement les contrôle. Cette présence gouvernementale ne disparaîtra jamais plus. Le préfet la continuera.
6L'idée d'un pouvoir local – nous nous attachons ici surtout au pouvoir municipal – relève d'une conception bourgeoise libérale de la politique. Ainsi n'est-elle pas présente dans la constitution de 1793 qui affirme que la souveraineté appartient au peuple français réuni dans les assemblées de canton et que, par conséquent, les administrateurs et les officiers municipaux n'ont aucun caractère de représentation politique. La démocratie directe rend inutile la représentation et la délégation partielle du pouvoir à l'échelle communale.
1800-1830 : L'ÉTAT SEUL
7Nous passons sur la municipalité cantonale de l'an III significative du désir d'en finir avec la représentativité des communes rurales.
8Bonaparte accapare la souveraineté et la délègue à une hiérarchie de fonctionnaires nommés, préfets, sous-préfets, maires. La représentation subsiste mais très anémiée. En 1801, lors des dernières élections générales, environ cinq mille notables communaux sont élus dans le Var4 qui constitueront le corps électoral du département sous l'Empire. Tout a été conduit pour éliminer les républicains. L'année suivante, ils élisent les conseillers municipaux dans les communes de moins de 5 000 habitants et, dans celles-ci, proposent parmi les cent plus imposés des candidats au choix du maire et des adjoints par le gouvernement. Un arrêté du 2 pluviose an IX (22 janvier 1801) reprend pour le maire la formule utilisée pour le préfet dans la loi du 28 pluviose an VIII : “Le maire sera chargé seul de l'administratiion…”.
9Le Premier consul pense d'abord, comme ses prédécesseurs, à regrouper les communes dans trois arrondissements par département, puis il laisse subsister 38 000 municipalités. 38 000 maires terrorisés par le préfet, terrorisant à leur tour les citoyens ont dû lui paraître, à l'usage, plus efficaces. Dès novembre 1799, il enlève aux municipalités la répartition de l'impôt. En juillet 1802, il établit les règles strictes du budget municipal entièrement contrôlé par le préfet. Les maires choisis par celui-ci doivent avoir des capacités administratives. Ce sont le plus souvent des notaires ou de petits propriétaires instruits, acquéreurs de biens nationaux. Les effets pervers de ce système centralisé se font sentir assez vite. En 1806, un préfet royaliste est nommé à Draguignan qui nomme des fournées de maires de son opinion. La première Restauration est accueillie calmement dans le Var.
10Le régime de Louis XVIII et de Charles X s'accommode bien du système napoléonien et rejette même le simulacre de l'élection puisque les conseillers municipaux sont désignés. A la préfecture, au bureau des communes, règne un émigré qui désigne maires et adjoints selon les recommandations de ses amis. Ce sont souvent des ménagers obéissants qui laissent le notable propriétaire accaparer les communaux et détourner les rivières. L'exaspération de l'opinion est aussi forte en 1827 qu'elle le fut en 1814 et qu'elle le sera en 1846.
1830-1848 : LE COMPROMIS LIBÉRAL : UNE REPRÉSENTATION SANS POUVOIR
11François Guizot, chef de bureau de l'abbé de Montesquiou, ministre de l'Intérieur de la première Restauration, fut à l'origine d'un rapport sur l'État de la France en 1814, concluant à la nécessité de redonner vie aux communes pour relancer l'activité de l'ensemble5. Le 6 janvier 1819, le duc Decazes étant arrivé au pouvoir, il devient directeur de l'administration communale et départementale. La réforme municipale préoccupe les libéraux. Des travaux sont publiés entre 1818 et 1821 qui pèsent avantages et inconvénients de l'élection du maire6. C'est alors que prend naissance l'idée d'une instance locale représentative mais sans pouvoir politique. En 1818, l'un de ces spécialistes constate : “Si les fonctions des officiers municipaux étaient renfermées dans le cercle des intérêts locaux des communes, il semble qu'il ne serait pas convenable de retirer aux communes le droit d'élection qui alors n'aurait aucun danger”7. Un autre précise en 1821 : “Il s'agit donc de faire en sorte que les citoyens puissent exprimer leur opinion sur ce qui est resté dans le domaine des intérêts locaux. Et pour cela, les seuls moyens admissibles sont les mêmes que pour les intérêts généraux, c'est-à-dire l'élection libre et la délibération indépendante”8. Prosper de Barante qui émet cet avis pense que l'influence des notables leur assurera au niveau cantonal la représentation qu'il conçoit, dans l'union avec les royalistes fidèles aux Bourbons. Ce point de vue est diffusé puisque, dès 1818, un commissaire de police de Toulon le mentionne dans un rapport sur l'opinion. En août 1822, la Charbonnerie prend position pour l'élection du maire. En 1828, des pétitionnaires du bourg du Beausset, en colère contre leur maire, jugent que “le temps n'est pas bin où les habitants pourront choisir les officiers municipaux chargés de la défense de leurs intérêts communaux”.
12En février 1829, le ministre Martignac présente un projet de réforme qui sera repoussé mais dont les attendus sont explicites : “N'êtes-vous pas occupés de cette foule d'hommes instruits, laborieux, actif (…) que le sentiment de leur capacité, l'exemple de tant d'élévations tout aussi imprévues que le serait la leur, poussent vers les affaires publiques par tant de chemins différents ? Quelle part voulez-vous leur donner dans la direction des grands travaux de l'État ? Ouvrez-leur, près d'eux, une carrière nouvelle. Leur commune, leur département ont aussi des intérêts à défendre (…) et tracez autour d'eux un cercle honorable au milieu duquel il y ait quelque profit et quelque gloire à rester”9. Ceux-là d'ailleurs ne sont pas dupes. “Depuis longtemps, nous autres, boutiquiers, avocats, paysans, voulions nous occuper de ce qu'on appelle la politique (…) et tous ceux qui veulent l'absolutisme nous renvoyaient fort impoliment à nos affaires”, lit-on dans Le Contribuable de Lyon” en mars 183010.
13Après la révolution de 1830, le gouvernement hésite jusqu'en mars 1831 pour édicter une loi municipale. C'est que le danger républicain apparaît bien réel. Pour le préfet des Bouches-du-Rhône, Joseph Thomas, ami de Thiers, “il n'y a pas de villages où il n'y ait de républicains à guillotine et à partage des biens”11.
14Mais Thiers, qui sera toujours attentif à la question municipale, se lance. Des élections municipales selon un suffrage censitaire bas se déroulent en octobre 1831. Le gouvernement choisit les maires parmi les élus. Ce n'est qu'en 1837 que la loi sur l'administration municipale qui porte bien son nom sera promulguée. C'est la première. Alexandre Vivien, son rapporteur, encore un ami de Thiers, explique : “L'administration communale (…) doit être réglée sans préoccupation politique en considérant exclusivement la nature des intérêts qu'elle embrasse et des besoins qu'elle doit satisfaire (…) en considérant les attributions politiques du pouvoir central comme placés en dehors de l'administration communale”12. Le “pouvoir local” est né et, avec lui, la théorie de son apolitisme obligé. Louis Blanc analyse ces deux lois de 1831 et 1837 comme “l'anéantissement de la commune”13.
15Le grand nombre des communes qui paraissait jusque là un handicap devient un avantage. Dans chacune, le maire, recruté dans des milieux modestes, se transforme en agent de régulation sociale. Très occupé par l'entretien de la garde nationale, de l'école et des routes que des lois nouvelles lui imposent, il est, de fait, un auxiliaire du gouvernement.
1848-1855 : LE RÊVE BRISÉ DE L'AUTONOMIE MUNICIPALE
16Après la révolution de février 1848, il faut attendre juillet pour qu'un décret décide du renouvellement des conseils municipaux, des conseils d'arrondissements et de département. La république devra statuer plus tard par une loi organique. Comme en 1789 et en 1831, il faut répondre à une aspiration démocratique locale sous peine de troubles. En 1848, grâce à la proclamation du suffrage universel, les électeurs politiques et les électeurs municipaux sont les mêmes et le conseil municipal choisit le maire et les adjoints, sauf dans les chefs-lieux d'arrondissement et de département, ainsi que dans les villes de plus de 6 000 habitants. Bien que les élections se déroulent dans le reflux des libertés qui suit les journées de juin, 43 maires républicains sont élus dans le Var. Il est clair que pour la plupart d'entre eux, républicains de la veille, le régime signifie la reconquête locale de la politique. Pendant l'insurrection de 1851, l'un d'eux prendra un arrêté “au nom du peuple souverain et du citoyen maire”. En décembre 1848, le Var vote Cavaignac. C'est un “mauvais département”. La répression exercée par les préfets envoyés pour le mater – parmi lesquels Georges Haussmann – pousse les républicains au complot puis à l'insurrection. Un régime d'exception s'installe.
17La loi municipale prévue en 1848 ne sera publiée que le 5 mai 1855. Elle accroît le rôle des conseils municipaux qui restent élus au suffrage universel mais le maire, nommé par le gouvernement, continue à administrer seul. La tutelle préfectorale est toujours aussi lourde.
18Antérieure à l'État féodal et monarchique, la commune pose un problème aux législateurs de l'État libéral. La reconnaissance de sa représentation à l'époque révolutionnaire grâce à la municipalité contribue à l'exceptionnalité démocratique française mais gêne les notables. Après avoir essayé de diminuer le nombre des municipalités et de transformer le maire en fonctionnaire, ceux-ci trouvent le compromis instable de 1831 et 1837. Les conseillers municipaux sont élus mais non le maire quoique choisi parmi eux, les attributions des municipalités sont strictement administratives et contrôlées. Le pouvoir politique est concentré au sommet de l'État. La distinction entre l'intérêt local et l'intérêt général n'allait pas de soi. Nous l'avons vue se former à travers pratique et théorie de 1789 à 1855. La loi de 1884 n'y changera pas grand chose. Si le conseil municipal élit le maire, la municipalité reste sous tutelle.
Notes de bas de page
1 Paul Bastid, Sieyès et sa pensée, Genève, Slatkine, 1939, reprints 1978, p. 90.
2 Jocelyne George, Les maires du département du Var de 1800 à 1940. Thèse d'État, Paris I, 1987.
3 Jacques Godechot, Préface au numéro spécial des Annales du Midi sur les municipalités méridionales, octobre-décembre 1972, p. 364.
4 Arrondissement de Grasse non compris.
5 Ch.-H. Pouthas, Guizot pendant la Restauration, Paris, Plon Nourrit. 1923.
6 Jean-Marie Duvergier de Hauranne, Réflexions sur l'organisation municipale, les conseils généraux et les conseils d'arrondissement, Paris, chez Delaunay, 1818.
– Prosper Brugière de Barante, Des communes et de l'aristocratie, Ladvocat, 1821.
– Pierre Henrion de Pansey, Du pouvoir municipal et de la police intérieure des communes, Paris, sans nom d'éditeur, 1821.
7 Jean-Marie Duvergier de Hauranne, op. cit., p. 33.
8 Prosper Brugiere de Barante, op. cit., p. 11.
9 Cité par Maurice Bourjol, La réforme municipale, Berger-Levrault, 1975, p. 64.
10 Cité par Maurice Moissonnier, La France ouvrière, Éditions sociales, 1993, p. 93.
11 Jean Vidalenc, Lettres de Joseph Thomas à Thiers. 1831-1836, Publications des Annales de la faculté des lettres d'Aix-en-Provence, Gap, Ophrys, 1953, p. 53. Lettre du 26-1-1834.
12 Cité par Maurice Bourjel, op. cit., p. 63.
13 Louis Blanc, Histoire de dix ans, Germer Baillère, 1877, 5 volurnes, T.2, p. 262.
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