Conclusion générale
p. 277-297
Texte intégral
1Au terme de cette enquête qui a duré plusieurs années, qu’advient-il du récit d’une monarchie « experte en survie » qui serait venue à bout de toutes les aspirations révolutionnaires et qui serait sortie consolidée des tourmentes du « Printemps arabe » ? Qu’en est-il, aussi, des conceptions qui réduisent la sphère politique à un face-à-face entre la monarchie et les élites, et la scène partisane à une arène dont la principale fonction serait de permettre à des monarques, érigés en marionnettistes tous puissants, de convertir de manière cyclique et quasi mécanique des « opposants à Sa Majesté » en « opposants de Sa Majesté » ? Qu’advient-il enfin des analyses qui assimilent le Maroc à un royaume en dehors du temps où tout change pour ne rien changer ?
2Après plus de deux décennies de règne de Mohammed VI, le discours officiel selon lequel « la classe politique » est à l’origine de tous les maux semble perdre de son efficacité. Pendant les mobilisations qui agitent le Maroc entre 2016 et 2018, il arrive certes aux protestataires de comparer les partis politiques à des « boutiques politiques ». Mais, désormais, ils affirment haut et fort que l’essentiel du pouvoir est entre les mains du roi. Dès l’été 2017, la mise à nu du roi est si menaçante que l’urgence de restaurer la formule « le roi est bon, la classe politique est mauvaise » transparaît dans le discours du trône du 29 juillet 2017, dont la tonalité offensive à l’égard des partis politiques est plus forte que jamais. Bien que la plupart des dirigeants des partis établis se soient précipités pour assumer leur rôle en accréditant le diagnostic royal, les voix dissonantes ont repris de plus belle.
3Bien davantage, au cours de l’automne 2018, des événements diffusés à travers les médias électroniques et les réseaux sociaux révèlent l’exacerbation d’une tendance observée pendant les mobilisations du Mouvement du 20 février, qui consiste à ébrécher un autre mythe du royaume. En effet, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la marocanité fait l’objet d’une lutte de définition de plus en plus acharnée. Cela se traduit par une remise en cause de la confiscation de sa définition légitime par la monarchie, et par l’association explicite du « Makhzen » à de nouveaux colons. En 2011, des manifestants scandent : « Que le Makhzen s’en aille. Et que le Maroc reste une terre libre. » Sur un autre plan, des acteurs ne se contentent pas d’exprimer leur mécontentement en optant pour l’une des trois conduites identifiées par Albert O. Hirschman (1995) en cas de désaccord ou d’insatisfaction : la prise de parole (voice), la défection (exit) ou la loyauté (loyaulty). Des processus de politisation imbriquent à la fois la protestation ouverte et l’exil, ou la menace de s’exiler. Ce faisant, l’appartenance nationale est conditionnée par l’acquisition d’une citoyenneté pleine garantissant des droits sociaux et politiques. Plus globalement, ces épisodes portent l’empreinte de la modularisation1 du répertoire protestataire en gestation sous le Protectorat, ce qui n’exclut pas sa fécondation par un ensemble d’innovations. Dans le même mouvement, ils donnent à voir la diffusion par les marges d’une politique nationale2 fondée sur la contestation frontale des mythes diffusés par la monarchie, sur l’appropriation des héritages protestataires des oppositions d’antan, mais aussi sur le rejet des partis politiques, pour la plupart considérés comme une extension du Makhzen.
Intermèdes
Le Hirak du Rif : « nous ne sommes pas de la racaille »
4Le 11 avril 2017, un rassemblement est organisé à Al Hoceïma. Ici et là, des portraits de l’émir Abdelkrim et quelques drapeaux de la République du Rif et amazigh sont brandis. Face à la foule, microphone en main, une jeune femme scande avec virulence des slogans que les manifestants répètent après elle. Certains énoncés sont le fruit des innovations des protestations de 2011 et du Mouvement du 20 février : « Vive le peuple » (‘acha acha‘b), « Sa Majesté, le peuple » (jalalat acha‘b), « Son excellence, le peuple » (fakhamat acha‘b), « Liberté, dignité, justice sociale ». Un autre se réfère directement aux événements de 1984 (encadré 11) : « Nous ne sommes pas de la racaille » (hna machi awbach), faisant référence au discours royal du 22 janvier 1984 au cours duquel Hassan II qualifiait les protestataires d’« awbach ». Portraits, drapeaux et slogans relient ainsi des symboles et des pièces du répertoire protestataire qui se rapportent à trois moments historiques : les années 1920, 1984, 2011.
5Cet épisode est l’un des 700 événements protestataires que le Rif a connus en sept mois, depuis le décès de Mouhcine Fikri le 28 octobre 2016 (Masbah, 2017). Ce vendeur de poisson âgé de 31 ans est mort broyé dans une benne à ordures à Al Hoceïma en essayant de sauver de la destruction sa marchandise saisie par les autorités portuaires. L’événement est filmé par un smartphone. La vidéo postée sur les réseaux sociaux suscite une large indignation. Deux jours plus tard, le cortège funéraire de la victime emprunte la route qui va d’Al Hoceïma à Imzouren, sa ville natale. Des milliers de personnes parcourent à pied les 17 km en brandissant les portraits de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi3. Le soir même, des rassemblements ont lieu à Casablanca, Rabat, Tanger, Tétouan, Larache, Meknès et Marrakech. En mars 2017, le Hirak (littéralement « le mouvement ») du Rif présente une liste de revendications économiques, sociales, culturelles, judiciaires et symboliques. En dépit de l’arrestation des présumés coupables du décès de Mouhcine Fikri, du limogeage de hauts responsables, de visites ministérielles, etc., des protestations plutôt pacifiques se prolongent dans plusieurs localités de la région. Les harangues de Nasser Zefzafi4, qui devient le principal porte-parole du mouvement, sont largement diffusées sur les réseaux sociaux. Entremêlant des registres hybrides, cette figure du Hirak interpelle le roi, refuse toute intermédiation, et dénonce « les corrompus au sein des autorités locales, des élus, des responsables gouvernementaux et des boutiques politiques », de même que la « mafia » (‘isaba) qui gouverne le Maroc. Le 26 mai, il interrompt le prêche d’un imam qui accuse les protestataires de vouloir semer le désordre et le chaos (fitna), et se demande si les mosquées sont faites « pour Dieu ou pour le Makhzen ». Trois jours plus tard, il est arrêté. À partir de cette date, après une phase de « gestion erratique » du conflit – marquée par un blocage au niveau de la formation du gouvernement et par de longues absences du roi (Desrues, 2018) –, la répression s’intensifie. Le bilan est conséquent : deux morts, des dizaines de blessés graves, des centaines d’arrestations, de lourdes peines de prison, dont 20 ans pour les figures du mouvement. Bien que les autorités aient cherché à disqualifier le Hirak et à accuser ses instigateurs d’être des sécessionnistes ou des « traîtres » à la solde de l’étranger, des comités de soutien s’organisent et des manifestations de solidarité se produisent dans plusieurs villes du pays en juin et en juillet 2017.
6Les analyses de ces mobilisations insistent tantôt sur des facteurs observables ailleurs dans le pays, tantôt sur des spécificités locales. Selon des cadrages diversifiés, plusieurs lectures mettent l’accent sur le conflit centre/périphérie et sur les inégalités entre « Maroc utile » et « Maroc inutile »5. Par extrapolation, le Hirak s’inscrirait dans le prolongement des « résistances contre le développement capitaliste au Maroc », dont la géographie se superposerait à celle d’un développement inégal (Bogaert, 2015). Les « printemps arabes » auraient donné « une légitimité nouvelle à l’impératif d’équité territoriale » et favorisé la « production de nouveaux territoires du politique » (Bras et Signoles, 2017). Depuis la création en 2008 du Parti authenticité et modernité (PAM) sous l’impulsion d’un conseiller du roi, les nouvelles élites rifaines occupent des positions influentes, y compris à l’échelle nationale. Cependant, le Hirak montre qu’une grande partie de la population est restée à l’écart des « réseaux de dépendance » que celles-ci ont développés en recourant aux courroies associatives (Surárez-Collado, 2018). Sur un autre plan, certains aspects auraient exacerbé les frustrations : les espérances suscitées par le programme de développement territorial « Al-Hoceima, Manarat Al-Moutawassit » (phare de la Méditerranée) lancé par le roi en 2015 ; les retards dans la mise en œuvre de celui-ci ; le décalage entre ces projets et « les besoins spécifiques d’une région enclavée » ; des investissements qui creusent les inégalités au sein de la région même6. Plus globalement, ces événements trahiraient une profonde crise de la représentation, confortée par de très forts taux d’abstention aux élections (Goeury, 2014). Il arrive aussi que des spécificités du Rif soient mises en évidence : la persistance de la mémoire de la violence d’État et du sentiment de marginalisation en dépit des tentatives de réconciliation (Jebnoun, 2020) ; une politisation accrue de l’identité rifaine par les associations amazighes (Surárez-Collado, 2018) ; la capacité de mobiliser cette identité commune dans le cadre d’une action organisée autour d’un leadership, en mettant à distance des structures partisanes et associatives (Masbah, 2017) et en innovant pour contourner la répression (Chapi, 2021).
7De notre point de vue, la modularisation du répertoire protestataire marocain n’exclut ni sa fécondation par un ensemble d’innovations, ni son ancrage dans une configuration locale. Par ailleurs, en se réclamant du combat des Rifains contre l’occupation espagnole et française et en revendiquant la reconnaissance de leur identité culturelle, les protestataires du Hirak participent à la lutte de définition acharnée dont la marocanité fait l’objet. D’une certaine manière, ils font écho aux slogans diffusés par le M20, qui prônent une marocanité libérée de l’héritage du Protectorat et de la division qu’il a impulsée entre « Maroc utile » et « Maroc inutile », ou qui dénoncent les « colons » et les « prédateurs » qui ont accaparé les ressources du pays.
Septembre 2018. « La mort plutôt que l’humiliation »
8Dans les semaines qui suivent la grâce royale accordée le 22 août 2018 à 188 détenus du Hirak du Rif, mais qui ne bénéficie pas à ceux qui ont écopé des peines les plus lourdes, un média en ligne rapporte :
« Des centaines de Rifains, en majorité des militants ou des sympathisants du Hirak, ont fui au cours des dernières semaines à bord de pateras du Maroc vers la côte espagnole, où une partie a demandé l’asile politique […] dans l’une des nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux […] des Rifains se sont enregistrés au milieu de la mer d’Alboran, en scandant des slogans politiques du Hirak, tels que “Mort avec dignité, plutôt que de vivre humilié !” et “changement ou martyre !” » (El Yadari, 2018).
9Si le « hrig7 » n’a rien de nouveau dans l’histoire contemporaine du Maroc, l’augmentation drastique de ce phénomène et la teneur protestataire qu’il revêt frappent les observateurs. Entre fin août 2017 et fin août 2018, les tentatives d’émigration avortées de Marocains se seraient accrues de 189,7 % (Kabbadj, 2018). Désormais, ce sont les candidats au hrig qui politisent explicitement leur acte. À l’instar d’anciens détenus du Hirak du Rif qui scandent des slogans pendant leur traversée, ils se filment et diffusent leurs vidéos, au point d’alerter le ministère de l’Intérieur qui s’efforce en vain de mettre fin à l’« apologie du Hrig [qui] inonde le web » (Savage et Kabbadj, 2018).
30 septembre 2018. Un douar demande l’« asile humanitaire » et « renonce à la nationalité »
10À la même période de l’année, près de 4 000 habitants d’un douar de Casablanca proclament symboliquement leur volonté de se diriger vers Ceuta, l’enclave espagnole, et de demander l’asile humanitaire (al-luju’ al-insani) pour protester contre la démolition de leurs logements. L’une de leurs actions protestataires est filmée et diffusée par un youtubeur8. Situé dans la zone industrielle et maritime d’Ain Sebaa à Casablanca, le douar Hsibou, qui compte près de mille ménages, est considéré comme un habitat insalubre (Hallaoui, 2018b). Pour le Conseil de la ville de Casablanca, l’opération de démolition et de relogement s’inscrit dans le cadre du « combat » contre « la précarité à travers la lutte contre l’habitat insalubre », et deux options ont été proposées aux habitants : bénéficier d’un logement social pour le prix de 100 000 dirhams, ou d’un lot à 22 000 dirhams pour construire un logement en binôme à Sidi Hajjaj (Hallaoui, 2018a), une zone rurale située à 25 km de douar Hsibou et limitrophe de la plus grande décharge de la métropole. Quant aux habitants du douar, ils ont présenté un « dossier revendicatif » (mileff matlabi) qui préconise la réhabilitation de leur habitat à Ain Sebaa même. Outre le coût prohibitif du relogement, ils développent plusieurs arguments : leur « exil » (tahjir) à Sidi Hajjaj les éloignera de leur lieu de subsistance, la mer et les usines d’Ain Sebaa ; il n’existe pas de moyen de transport adéquat entre les deux sites ; le lieu d’accueil ne dispose pas d’infrastructures de base (eau, électricité, écoles, dispensaires, etc.) ; « le dossier du logement n’a pas été pensé en lien avec le dossier de l’emploi et le dossier de l’enseignement » ; dès lors, en prétendant combattre la précarité et le chômage, les autorités ne feront que les amplifier. À cet égard, l’un des résidents reproche aux décideurs de lutter contre le logement dit non réglementaire (‘achwa’i) en recourant à des procédés « irréguliers » (‘achwa’iyya) et illégaux, rappelant que le tribunal s’est déclaré non compétent et n’a pas émis d’avis d’éviction9. Dans l’épisode filmé et diffusé, deux dimensions méritent une attention particulière : d’une part, les justifications qui articulent les sacrifices du douar pour la patrie, la renonciation à la nationalité et la demande de l’asile humanitaire ; d’autre part, les pièces du répertoire protestataire mobilisé.
11« Le douar demande l’asile humanitaire », « le peuple veut la renonciation à la nationalité » (ach-cha‘b yurid isqat al-jansiyya), etc. Au-delà de ces slogans, les témoignages mettent l’accent sur les « qualités » des habitants du douar : l’absence de criminalité, les « compétences » qu’il abrite, mais surtout son passé dans la lutte pour l’indépendance. L’un des intervenants explique que le douar « a une histoire », qu’il regroupe « des fils et des veuves de résistants ». Un autre présente devant la caméra une carte de résistant, d’autres encore rappellent la participation de membres du douar aux événements des Carrières centrales, en 1952, ou encore à l’Armée de libération10. À travers ces récits, la visite au lendemain de l’indépendance de Mohammed V au douar, attestée par une photo, est constituée en pièce centrale de la mémoire collective locale. À l’aune de cet épisode, des résidents de Sidi Hsibou dénoncent la menace qui pèse sur eux : « Aujourd’hui, on nous détruit nos logements, nous ne comptons plus dans ce pays, nous n’avons plus rien à y faire. Nous avons décidé de renoncer à notre nationalité. »
12Sur un autre plan, l’acculturation au registre du droit est plus manifeste que jamais. Les protestataires présentent leur mobilisation comme « pacifique » et l’inscrivent dans « le cadre du droit ». Il n’est pas question de détruire des biens publics ou de nuire à la « chère patrie ». Dès lors, la seule option consiste à quitter un pays où les « droits » des citoyens ne sont pas respectés. Il existe aussi plusieurs traces d’appropriation du savoir protestataire que le Mouvement du 20 février a contribué à cristalliser : la présence de haut-parleurs qui permettent d’unifier l’action protestataire ; la distribution de pancartes blanches, plastifiées, en format standardisé A3 imprimées en rouge, mais sans logo ; les gilets orange revêtus par les hommes qui assurent le service d’ordre. De même, le vocabulaire employé et les slogans scandés attestent de la routinisation de l’héritage des mouvements de gauche. Les prises de parole sont ponctuées par le mot « militant » (munadil) et par le « salut militant » (tahiyya nidaliyya). Il est question de « lutte militante continuelle » (an-nidal al-mustamirr), de « marcher de l’avant » (ila al-amam) « jusqu’au triomphe », et l’expression « nous résistons » (samidun) est peinte en rouge sur les murs. Des chants protestataires sont complétés par des strophes en adéquation avec la situation du douar. Pour finir, la foule scande le slogan phare du Hirak du Rif : « la mort plutôt que l’humiliation » (al-mawt wala al-madalla). Puis, un porte-parole du douar dénonce « la tyrannie », fait appel aux « masses populaires » et alerte le « peuple marocain » :
« Je dis au peuple marocain, je le dis et je le répète : vous avez été dévoré le jour où le taureau blanc11 a été dévoré. Je leur rappelle un point : vous avez laissé tomber le Rif et ses enfants ont été exposés à la prison et à l’exil. Aujourd’hui, ce sont les habitants de Casablanca qui font appel à vous. […] Rejoignez les enfants du peuple (wlad acha‘b) […]. L’histoire demandera des comptes aux lâches. […] Non à la hogra, non à la hogra12. »
13Parallèlement à ce registre, des habitants puisent également dans le répertoire religieux pour dénoncer l’injustice. Des femmes répètent en chœur une citation coranique, habituellement déclamée pour solliciter un bienfait ou dénoncer une nuisance, et souvent scandée pendant les manifestations d’Al Adl wal ihsane pour dénoncer l’injustice ou la répression : « Dieu nous suffit, il est notre meilleur garant » (hasbuna allah wa ni‘ma al-wakil)13.
14En somme, les paroles et les actions filmées dans cette vidéo trahissent des processus qui vont au-delà d’une « politisation de la contrainte » (Vairel et Zaki, 2011). Si la désingularisation et la conflictualisation sont repérables (identification d’une injustice, d’un « nous », d’un « eux », désignation de responsables et de solutions), les habitants du douar manifestent également leur capacité à décrypter et à détourner les discours politiques officiels. De même, témoignent-ils d’une forte acculturation au registre du droit et au répertoire protestataire dont la diffusion s’est amplifiée à travers les réseaux sociaux. À cet égard, un militant de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) confirme que les habitants de ces douars ont organisé leurs protestations de manière autonome14. Selon lui, bien que ces zones aient pendant longtemps constitué des réservoirs électoraux pour « les partis du Makhzen », l’imminence du délogement et l’inefficience des relations clientélaires semblent avoir incité leurs habitants à changer de stratégie, voire à reconnaître au Hirak du Rif une légitimité qu’ils ne lui auraient pas toujours concédée. Comme dans d’autres cas, le rapport à la patrie est au cœur de la protestation et l’appartenance nationale est conditionnée par l’exercice d’une citoyenneté pleine. Dans l’exemple qui suit, ces phénomènes se manifestent autrement.
28 septembre 2018. L’hymne national sifflé dans un stade de football
15De plus en plus d’indices trahissent une association entre le « drapeau de Lyautey15 », l’hymne national et le « Makhzen ». Les protestations qui suivent la mort par balles de Hayat Belkacem au large de la Méditerranée en donnent une nouvelle illustration. Le 25 septembre 2018, la marine royale marocaine a tiré sur un bateau pneumatique qui transportait des candidats à la migration clandestine. Selon les témoignages de ses proches, la jeune femme tuée était âgée de 20 ans, native de Tétouan, étudiante en 2e année de droit, et cherchait à « sortir de la misère » (Savage et Kabbadj, 2018). À la suite de ce décès, les interrogations et les protestations ne tardent pas à s’exprimer. Des internautes créent un hashtag « qui a donné l’ordre16 » et, à Tétouan, les ultras du club de football de la ville organisent une marche en direction du stade deux heures avant le début du match. Le mot d’ordre est de se vêtir en noir « en signe de protestation contre la politique d’oppression adoptée par l’État makhzénien contre son peuple, et dont Hayat a été victime » (Kabbadj, 2018). Pendant le cortège, ils scandent : « Avec l’âme, le sang, nous te vengerons Hayat », « le peuple veut celui qui a tué Hayat », « Viva España » (Kabbadj, 2018), « le peuple veut la renonciation à la nationalité » (Alyaoum24.com, 2018).
Lorsque le mouvement s’étend aux cadres et aux PDG
16Les catégories de la population les plus aisées ne sont pas en reste. Fin juillet 2018, un article de presse alerte sur « L’inquiétante fuite des cerveaux marocains » et rapporte un « turnover “jamais vu” » (Mazellier, 2018). Le 7 octobre 2018, le PDG d’une entreprise marocaine publie sur sa page Facebook une lettre ouverte au ministre de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Économie numérique qui aurait été largement diffusée à travers les listes des fédérations professionnelles17. Celui qui signe « Citoyen lambda, loin de toutes tendances idéologiques, politiques ou religieuses » produit en français une analyse du « problème du Maroc » centrée sur « l’effondrement de l’espoir » du fait d’un ensemble de dysfonctionnements politiques. Et ses propos semblent avoir trouvé un écho auprès d’autres dirigeants d’entreprises.
« La régression soudaine qui a été faite en 2016/2017 en démocratie et en libertés d’expression a tué l’espoir dans un avenir meilleur. […] Le vrai problème aujourd’hui est que malheureusement le makhzen a cru que le développement était la seule chose à laquelle aspirent les gens. Il s’est complètement trompé. […] Nous avons besoin d’espoir que nos libertés de base seront assurées, espoir en une justice propre et indépendante du makhzen, espoir que les grandes décisions de notre pays ne seront plus imposées par les lobbies ou par des personnalités aux bras longs, mais se feront plutôt dans un équilibre sain entre la volonté du peuple et les intérêts de différentes parties prenantes, espoir que l’argent de nos impôts sera utilisé pour les projets prioritaires et pour les populations les plus défavorisées, espoir que nos impôts ne serviront pas au makhzen pour récompenser et fidéliser une certaine catégorie de businessmen, espoir que pour réussir dans le business on ne soit pas obligés de devenir des voyous ou de s’associer à des personnes influentes, espoir que ceux qui montent dans la hiérarchie (dans le public et dans le privé) ne soient plus majoritairement des voyous, espoir de ne plus voir les fonctionnaires propres se faire écarter des postes de responsabilité pour ne pas gêner le business sale des gros poissons. »
17À travers ces exemples, les candidatures à l’exit au sein de différentes catégories de la société sont explicitement politisées et se combinent avec une concentration des griefs autour du Makhzen et de ses extensions.
La figure royale, objet d’attaques inédites
18Au début du règne de Mohammed VI, on entendait souvent : « Avant, on avait peur du roi, aujourd’hui, on a peur pour lui. » Or, dès 2018, la critique de la figure royale atteint un seuil inédit dans l’histoire contemporaine.
19Pendant les manifestations de la guerre du Golfe de 1991, nous avions relevé la diffusion de rumeurs au sujet de désertions dans l’armée, le resurgissement et la réadaptation de blagues qui circulaient au lendemain des tentatives de coups d’État militaires de 1971 et 1972, ainsi que des slogans qui transgressent le tabou du roi. Comme nous l’avons vu, vingt ans plus tard, dans une autre arène protestataire, celle du Mouvement du 20 février à Casablanca, c’est son successeur qui est tourné en ridicule.
20À partir de 2018, la disqualification de la figure royale prend plusieurs formes. Lorsqu’elle s’exprime ouvertement, elle n’est pas l’apanage des exilés. À titre d’exemple, au cours de l’émission « 1 dîner 2 cons », tournée au Maroc et diffusée sur YouTube en août 201818, des journalistes, des militants et un artiste commentent le discours du trône du 30 juillet 2018 ; ils brouillent explicitement les frontières entre les énoncés habituellement confinés aux coulisses et ceux qui peuvent être publicisés19. Elle n’est pas non plus réservée aux élites intellectuelles, comme cela ressort dans une vidéo filmant une jeune femme, originaire d’un douar proche de celui de Hsibou, qui dénonce les « mafias foncières » qui vont bénéficier des opérations de délogement et qui invective ouvertement le roi :
« Ça suffit (baraka), ô roi des pauvres, ça suffit, nous en avons assez, nous n’avons plus peur, vous savez vous pouvez m’arrêter20 […], plus rien ne m’importe, mes enfants sont jetés à la rue (tcherredu), mon père qui a 75 ans est jeté à la rue […]. Ô Mohammed VI, ô Sa Majesté, ô roi des pauvres, ça suffit, nous ne sommes plus dupes (‘eqna) […]. Écoute-moi […]. Nous nous sommes aperçus que tu vends le pays, lot par lot, qu’un jour tu vas emporter tes enfants, prendre la fuite et laisser le pays dans la guerre […]. Mohammed V était un homme, Hassan II était un homme21 […]. »
21Lorsque les transgressions sont anonymes, elles se manifestent par des clics sur le bouton « dislike », à l’exemple du phénomène observé au lendemain du même discours royal : le nombre de pouces vers le bas aurait atteint un tel seuil que des chaînes télévisées auraient désactivé les options « like » sur leur site web (Maroc Leaks, 2018). Dans d’autres circonstances, les tabous sont violés sous le voile, comme pour ce soldat posté dans les frontières du Sud qui s’est filmé, le visage masqué, à l’aide d’un smartphone dans un baraquement délabré22. Tout en dénonçant les conditions de vie des conscrits et la « hogra » qui les frappe, celui-ci associe l’État marocain à une dictature, à une mafia de voleurs et de corrompus. Il s’attaque au « Chef suprême des Forces armées royales, appelé roi, qui ne se préoccupe pas des droits de son peuple ». Il revendique être un « soldat du peuple marocain et non de la mafia ». À l’instar de protestataires du Mouvement du 20 février, en 2011, il proclame à plusieurs reprises : « Dieu, la patrie, le peuple. » Pour finir, la transgression atteint son summum dans des montages vidéo qui conspuent des mœurs sexuelles prêtées au roi, jugées indignes d’un commandeur des croyants. Bien que le moindre écart fasse l’objet de sanctions aux formes multiples, tout ne change pas pour ne rien changer23.
Tout ne change pas pour ne rien changer
22L’objet principal de cet ouvrage consiste à appréhender les conditions d’émergence et de transformation de la sphère partisane au Maroc. Un tel projet s’est révélé d’autant plus ardu qu’il implique d’analyser les reconfigurations de cette scène sous les effets d’actions et d’événements protestataires, des modalités de leur répression, des politiques de concession, en relation avec les horizons du possible et du faisable qui se dessinent pour les acteurs en présence, et leurs représentations de ce qui joue à l’échelle nationale, régionale et transnationale. Il s’agit aussi d’examiner les aléas et les luttes qui ont sous-tendu l’institutionnalisation d’un régime à pluralisme limité, tout en prêtant attention aux cadrages qui encodent le jeu des acteurs.
23À partir de là, un questionnement central a sous-tendu notre réflexion : qu’est-ce qui structure la conflictualité politique dans un contexte autoritaire changeant comme celui du Maroc ? Autrement dit, quels sont les enjeux de lutte et de concurrence pour l’accès ou la préservation du pouvoir et pour le contrôle des ressources ? Selon quelles lignes de partage se (re)composent des configurations d’alliés et d’adversaires ? Quels sont les sites et les instruments de la lutte ? Pour ce faire, nous avons scruté les « transformations conflictuelles de la définition des acteurs habilités à participer à la compétition politique » (Aït-Aoudia, 2015, p. 14), tout en analysant de près les articulations mouvantes entre action politique instituée et action protestataire, entre politique nationale et politique locale patronnée.
24Au fil de cette enquête, un paradoxe a surgi. À partir des années 1930, les premiers partis politiques sont à l’avant-garde des luttes contre le Protectorat et de toute construction conflictualisée des intérêts de la nation (et donc de la politique nationale). Dans les années 2000, alors même que la filière partisane se renforce, la politique instituée cesse d’être le lieu de représentation et de construction des conflits politiques. Indubitablement, les modalités de libéralisation relative de la sphère politique au Maroc – dans leur versant cooptatif et dans leur économie de la répression – ont concouru à entraver le développement de partis politiques suffisamment dotés en capital collectif pour disposer de ressources autonomes. Cela a favorisé les transactions collusives, la marchandisation du politique et la dilution des marqueurs idéologiques. En revanche, ces mêmes modalités ont contribué une nationalisation du politique par la marge. Récapitulons.
Genèse d’un pluralisme partisan en contexte colonial
25Comme nous l’avons vu, le fait partisan se développe au Maroc sous la « double contrainte » d’un régime colonial d’état de siège et d’un projet nationaliste total : des élites citadines masculines lettrées élaborent une vision nationale du politique et recourent à la forme partisane pour mobiliser la nation et pour la construire en privilégiant un modèle de parti-nation de masse. Cette gestation se produit en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et un système d’action nationaliste ; le multipositionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet hégémonique et unanimiste. Ces entreprises se distinguent selon la nature des relations avec les autorités et les capacités de mobilisation. L’existence de relais verticaux et la faiblesse des liens horizontaux tendent à favoriser les relations clientélaires, notamment dans la zone d’influence espagnole. En revanche, de faibles connexions avec les autorités du Protectorat, combinées avec le développement de structures associatives, sont propices à la transformation de l’Istiqlal en parti de masse, jusqu’à ce que la répression de 1952 décapite l’ensemble des organisations du Mouvement national. Ce faisant, elle fraye la voie à une « violence compétitive » entre groupes nationalistes, voire au sein de ces groupes.
26À l’échelle de la société, le fait partisan s’étend en contexte urbain à travers la popularisation de l’Istiqlal, mais superficiellement dans les zones rurales et montagneuses. Si les acteurs de la Résistance sont parvenus pour un temps à brouiller les frontières politiques entre l’univers urbain et le monde rural, il n’en demeure pas moins que la mobilisation « réactive » de « l’ancien bled siba » au profit du Protectorat s’est enracinée dans la défense de véritables intérêts matériels et symboliques. Dès les premières années de l’indépendance, une ligne de partage s’esquisse entre partis de « militants » et « notables » sans partis politiques, entre politique nationale (en correspondance avec l’univers citadin) et politique locale patronnée (en affinité avec le monde rural qui représente alors 70 % de la population). Reste à souligner à quel point ce clivage est idéal typique ; les alliances et les antagonismes sont fluides et les clientèles mouvantes. Il importe aussi de garder à l’esprit tout ce que la catégorie de « notable » et l’opposition entre citadinité et ruralité doivent au gospel colonial et aux politiques du Protectorat qui ont consolidé les assises des anciennes élites et donné un effet de réalité à l’opposition entre « Maroc utile » et « Maroc inutile ». Ces cadrages encoderont durablement les luttes politiques.
Les luttes politiques de l’indépendance : d’une asymétrie à l’autre (1956-1975)
27Selon le roman national, l’indépendance est le fruit de « la Révolution du roi et du peuple », « peuple » dont le parti de l’Istiqlal revendique – sans succès – le monopole de la représentation. Dans les faits, l’« alliance » stratégique entre les élites citadines du Mouvement national et la royauté n’a rien d’inéluctable. Située dans le temps, elle comporte des brèches. Dès l’aube de l’indépendance, elle se fissure. D’intenses confrontations se produisent entre des protagonistes dont la perception des rapports de force en présence est aussi fluctuante qu’imprécise. Elles trahissent un ensemble de désaccords, notamment sur la délimitation des pouvoirs de la monarchie, l’espace et les règles du jeu. Les échanges de coups se déploient dans une pluralité de scènes et de coulisses, et la violence politique, qui est multiforme, fait partie des horizons du pensable et du faisable. Face au décalage entre le potentiel de mobilisation prêté au parti de l’Istiqlal et celui des autres forces organisées, une asymétrie d’un autre ordre se creuse en faveur du régime politique naissant.
28Jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965, la centralité des partis issus de la matrice nationaliste est telle que certains de leurs adversaires ressentent le besoin de se doter d’un appareil partisan (Mouvement populaire). Bien que l’idée d’un « parti du roi » soit tuée dans l’œuf en 1963, la raison d’être du Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC) est de développer un outil au service d’un exécutif monarchique prééminent, et de contrebalancer les capacités de mobilisation électorale de l’Istiqlal et de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), en coalisant des notables au sein d’un front partisan.
29A posteriori, un déphasage s’observe chez les dirigeants de l’Istiqlal et de l’UNFP. D’une part, ils aspirent à construire un parti-nation à l’instar du Front de libération nationale (FLN) algérien ou du Néo-Destour tunisien. D’autre part, lorsqu’ils sont en concurrence ou en désaccord, c’est la tendance à la scissiparité qui l’emporte. Ce phénomène est irréductible à des facteurs macro-structurels (segmentation de la société, taille réduite du monde urbain modernisé, expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles, fragmentation sociale et territoriale, etc.) qui auraient entravé la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie, ou de tout autre clivage à l’échelle nationale. En premier lieu, l’Istiqlal d’avant la scission de 1959 est loin d’avoir les moyens de se transformer en Léviathan comme d’autres partis dominants de la région. Bien que l’élimination physique des adversaires politiques soit monnaie courante à cette époque et au sein même de la Résistance, cette méthode ne s’impose pas dans le règlement des différends entre les leaders d’un même parti. Par ailleurs, sous le Protectorat déjà, les vagues répressives successives font les héros et défont les appareils partisans et syndicaux. Dès lors, même si ces partis disposent de capitaux collectifs partisans (un emblème, une identité politique, des locaux, des militants, etc.), leur fonctionnement, leurs ressources et leur survie ne dépendent pas totalement de l’entretien d’une base militante ou d’un électorat. Le capital symbolique personnalisé reste prééminent, les options envisageables pour accéder au pouvoir ou pour exercer une pression sur le régime sont multiples, et les sources de financement vont au-delà des cotisations des adhérents. Très vite, l’écart s’approfondit entre, d’une part, les capacités organisationnelles de ces partis et, d’autre part, les ressources qu’accumule le régime politique naissant dans le prolongement de choix stratégiques, mais non moins fluctuants.
30Certes, la monarchie jouit de dispositifs matériels et symboliques coproduits par le Protectorat et par les nationalistes. Pour autant, elle n’hérite pas d’une position centrale, mais la conquiert laborieusement. Dans un environnement marqué par la guerre d’Algérie (1954-1962), puis par le début de la guerre froide arabe entre les républiques socialistes et les monarchies « conservatrices », la compétition pour le pouvoir s’intrique avec le processus d’édification de l’État dans ses frontières externes et internes ; les protagonistes marocains en concurrence mobilisent tous des soutiens externes, mais de manière asymétrique. En se rangeant derrière les anciennes puissances tutélaires et les États-Unis, la monarchie bénéficie d’importantes ressources qui lui permettent de construire rapidement un appareil coercitif, d’éliminer ou d’affaiblir ses adversaires, et d’imposer peu à peu sa prétention à monopoliser l’exercice de la contrainte physique publique. Dans le même mouvement, elle prend le contrôle de l’appareil administratif, tente de canaliser les élites rurales pour contrer le Mouvement national, bloque les réformes structurelles sur le plan économique et social, et capte les principales ressources économiques et de patronage. Elle met à profit l’hétérogénéité sociale, culturelle, ethnique, confessionnelle du pays, tout en se réappropriant les mythes fondateurs de la nation. En retour, ses challengers organisés connaissent un processus de dépossession et de fragmentation. En outre, l’aile gauche du Mouvement national est de plus en plus concurrencée par le Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM), puis par des groupes qui idéologisent le religieux.
Un pluralisme limité façonné par la répression et par les politiques de concession (1976-1997)
31Au début des années 1970, Hassan II échappe de justesse à deux tentatives de coup d’État militaire et procède à la « relance du processus démocratique ». C’est communément admis : le pluralisme partisan est conçu par le Palais comme un moyen pour désamorcer les tensions, mener des politiques de concession et stabiliser le régime ; la constitution de l’affaire du Sahara en priorité nationale – par le Palais et les partis issus du Mouvement national – accompagne la reconfiguration des frontières internes et externes de la nation, en intrication avec la codification de « lignes rouges » qui délimitent symboliquement la politique instituée émergente. Pour autant, ce processus n’a rien de mécanique.
32Ce n’est qu’après l’échec des stratégies insurrectionnelles que les dirigeants de l’opposition partisane (notamment ceux de l’UNFP) prennent acte de leur incapacité à produire une alternative révolutionnaire. Une répression à géométrie variable a contribué à façonner les contours de la sphère politique officielle renaissante. Des irréductibles sont supprimés (assassinats politiques, disparitions forcées et exécutions), d’autres exilés ou emprisonnés pour une longue durée (principalement au sein du MMLM), voire enfermés dans un asile psychiatrique (Cheikh Yassine). Toutefois, leur mémoire n’est pas effacée. Et comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, les modalités de la répression, qui frappe des organisations aussi différentes qu’Al Adl wal Ihsane et le Mouvement unicité et réforme, n’affectent pas leurs capacités à engranger – de manière contrastée – d’importants capitaux collectifs. Quant aux opposants agréés dans le jeu politique officiel, la répression a contribué à entraver leur développement organisationnel et les a affaiblis sans détruire toutes leurs ressources.
33À partir du milieu des années 1970, le régime monarchique s’institutionnalise et consolide les bases coercitives, socio-économiques et symboliques de sa domination politique. Mais qu’il s’agisse de punir, de surveiller, de se ménager des clientèles en produisant des politiques publiques et en redistribuant des ressources rares, ou d’accaparer la production des significations légitimes de « Dieu, la Patrie, le roi », la monarchie marocaine ne suit pas une pente naturelle. Elle procède par tâtonnements, sur des terrains mouvants et de manière réactive aux dynamiques qui travaillent la société. Souvent contradictoires, ses actions ne sont pas systématiquement efficientes et gagnantes ; elles rencontrent de très fortes résistances. Même lorsque le régime réussit à concentrer d’importantes capacités répressives et administratives, il reste exposé à des menaces internes. Tout en intégrant une partie de ses opposants dans le jeu politique officiel, il ne parvient ni à les soumettre dans l’absolu, ni à faire taire la voix de la rue, ni à entraver le développement d’autres groupes d’opposition.
34Pour les dirigeants des partis d’opposition – qui ont fait le deuil d’une conquête du pouvoir à travers la voie révolutionnaire, insurrectionnelle, voire prétorienne –, la reconnaissance légale et la participation aux institutions permettent de desserrer l’étau de la répression, de bénéficier de tribunes, et d’avoir accès à un ensemble de ressources matérielles et symboliques. Ils dénoncent régulièrement le trucage des élections et la création de « partis administratifs » par le ministère de l’Intérieur. S’ils ont renoncé à la violence politique, ils jouent un rôle moteur dans l’arène protestataire jusqu’au début des années 1990. Grâce aux capacités de mobilisation syndicale qu’ils développent, ils exercent des pressions sur l’institution monarchique pour renégocier leur position et élargir leurs marges de manœuvre au sein de la sphère politique instituée. Cependant, la crainte d’être débordés par des challengers (les mouvements islamistes notamment), qui auraient plus à gagner d’une déstabilisation du régime, contribue à modérer leur recours à la voix de la rue, surtout lorsque la voie négociée des institutions s’avère plus opportune. En effet, des événements protestataires comme ceux de 1981, 1984 et 1990 sont loin d’être pacifiés ; ils favorisent l’entrée en scène d’acteurs faiblement organisés et sont presque systématiquement écrasés dans le sang.
35Les mobilisations contre la guerre du Golfe en 1991 constituent un seuil inédit dans l’histoire protestataire du Maroc contemporain, du fait de leur durée, de leur déploiement dans plusieurs localités, de leur caractère transclassiste, et de la formation d’une large coalescence qui va au-delà de la coalition entre des partis d’opposition, des syndicats, des associations, des ordres professionnels, et qui inclut des organisations islamistes. Bien qu’elles surgissent en relation avec un conflit qui se déroule en dehors des frontières du pays, elles donnent à voir une nationalisation de la protestation, de même que sa relative pacification. C’est le point de départ d’une nouvelle renégociation des règles du jeu politique.
36Entre 1992 et 1997, la vie politique marocaine est animée, d’une part, par une très forte continuité au niveau des élites politiques en présence et, d’autre part, par des horizons d’attente, des désenchantements et des autolimitations au croisement du temps mondial, du temps régional, du temps national et du temps biologique, celui du corps d’un roi vieillissant et malade. En octobre 1995, Hassan II présente le dernier rapport de la Banque mondiale devant les parlementaires et annonce que le Maroc est « au bord de la crise cardiaque ». Outre la gravité de la situation économique, se diffuse chez une partie des acteurs en présence la peur du chaos qui pourrait naître de la mort du roi, une crainte diffuse depuis que les promesses démocratiques algériennes se sont muées en guerre civile. La quête tâtonnante de l’« alternance » ouvre la voie à la création de nouvelles institutions, et connaît plusieurs faux départs avant une mise en œuvre « consensuelle » et sans grande incertitude électorale. La politique officielle est désormais structurée de manière à entraver toute asymétrie significative en faveur des partis issus du Mouvement national (la Koutla) ; d’autres « blocs » sont constitués pour les contrebalancer, sans compter la marge de correction des résultats que le régime s’est réservée.
37La formation du gouvernement d’« alternance consensuelle » de 1998 est mise en scène comme un rituel de clôture des luttes entre les héritiers du Mouvement national et la monarchie. Elle est sous-tendue par un enchaînement d’accords, plus ou moins ambivalents, entre des protagonistes fortement imprégnés par les cadrages transitologiques du moment. Par-delà les aspirations individuelles ou collectives à quitter l’opposition, les adeptes de l’alternance sont conscients que l’état de leurs capitaux collectifs ne leur permet pas d’obtenir de Hassan II plus que ce qu’il n’a consenti. C’est avec Mohammed VI qu’ils espèrent passer de « l’alternance consensuelle » à « l’alternance démocratique », faire fructifier leurs capitaux partisans, renforcer leur crédibilité politique, et renégocier la distribution du pouvoir entre la monarchie et l’exécutif issu des urnes.
Un processus de pluralisation sous contrôle ?
38Ce qui se joue en amont et en aval de la formation du « gouvernement d’alternance » en 1998 et de la succession monarchique en 1999 est irréductible aux intentionnalités des protagonistes en présence. Les processus de libéralisation et de délibéralisation ne s’alternent pas selon un rythme pendulaire mais tendent à s’intriquer ; toute ouverture s’accompagne d’un dispositif visant à l’atténuer ou à la garder sous contrôle, sans pour autant produire les effets escomptés.
39Les modifications des horizons du pensable et du faisable se manifestent entre autres par le développement d’une presse au ton libre et par la densification des arènes associatives et protestataires. Des dispositifs comme l’Instance équité et réconciliation (IER) symbolisent la volonté de tourner la page des « années de plomb ». Toutefois, la répression s’abat de manière variable selon les acteurs et les enjeux mis en exergue. Très vite, la « guerre contre le terrorisme » marginalise les politiques internationales de promotion de la démocratie et les signes de verrouillage politique se multiplient. Mais, dans le sillage des soulèvements de 2010-2011, des mobilisations de grande envergure se déploient. À cette occasion, les incantations sur l’« exceptionnalité » du royaume sont remises au goût du jour. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement du 20 février constitue une nouvelle bifurcation dans l’histoire protestataire marocaine : en témoignent son extension géographique, son inscription dans la durée, la nature de la coalescence qui l’anime, et les innovations et les apprentissages qu’il favorise. À court terme, il contribue à reconfigurer la politique instituée.
40Depuis le début des années 2000, la sphère partisane s’est étendue, mais des acteurs demeurent (auto-)exclus. Les partis exercent un quasi-monopole sur les mandats électifs et leur filière est revalorisée au niveau du recrutement ministériel. Parallèlement, la fragmentation s’accentue. Dans l’ensemble, le temps électoral se régularise et les urnes deviennent plus transparentes. Les activités électorales attirent de nouveaux profils, que ce soit au niveau des candidats, des intermédiaires ou des agents. Les figures de l’élection se féminisent et se rajeunissent. Les catégories populaires se mobilisent sous l’effet d’incitations « positives » (vote d’échange) plutôt que « négatives » (pressions des agents du ministère de l’Intérieur). Les mobilisations clientélaires et marchandes se complexifient et se diffusent, tout en trahissant le chevauchement croissant des processus d’accumulation économique et politique. Selon des configurations variables, ces entreprises semblent à la fois personnelles et anonymes ; leurs entrepreneurs disposent de façon prépondérante tantôt de « capitaux collectifs partisans », tantôt de « capitaux propres », tantôt d’une combinaison entre les différents types de capitaux. Leurs agents sont des militants, des clients et des intérimaires, ou un mixte de ces profils. Bien que souvent discontinues, elles nécessitent de plus en plus un entretien régulier. Alors même que leur réussite dépend de leur ancrage dans un territoire, elles se développent au croisement du local, du régional et du national.
41Certes, les succès électoraux du Parti de la justice et du développement (PJD), entre 2002 et 2016, invitent à nuancer la thèse d’une notabilisation systématique de tous les partis qui prédominent dans l’arène électorale, mais les modalités de libéralisation du marché électoral dissuadent le vote fondé sur une offre programmatique. Elles tendent à transformer la plupart des partis politiques en quémandeurs de voix et de mandats. Elles renforcent la cartellisation des partis et les transactions collusives, les mobilisations clientélaires et marchandes, la disqualification de la classe politique et la démobilisation électorale.
42Reste à souligner à quel point la manière dont le Palais affirme sa prééminence amplifie ces phénomènes. Outre ses compétences constitutionnelles peu écornées par la réforme de 2011, le roi usurpe les prérogatives du chef de gouvernement. L’institution monarchique a constitué tout ce qui relève du « bien collectif » en domaine réservé, s’octroyant la production des « grandes orientations » (en s’appuyant entre autres sur des commissions et des cabinets internationaux d’expertise). Les fondements idéologiques de cette suprématie s’étendent au-delà des répertoires de la commanderie des croyants et de l’unité nationale. Le « mythe d’une gouvernance dépolitisée » s’est diffusé avec la complicité et l’assentiment d’une partie des élites, qui appréhendent de voir leur mode de vie et leurs privilèges menacés par un personnel issu d’urnes totalement débridées. Dans un même mouvement, trois épouvantails sont agités : un Maroc plongé dans la faillite du fait d’« incompétents » ; la remise en cause du « modèle marocain » par les islamistes de tout poil ; la précipitation dans le chaos à l’instar d’autres pays de la région. Le décor est ainsi planté pour que Mohammed VI soit érigé en héros et en protecteur des « kiliminis » contre les « bouzebal » de toutes sortes24. D’une certaine manière, cette lutte de classes sous-tend une codification de l’excellence politique qui met en valeur la figure du « technocrate » surdiplômé et formé dans les grandes écoles étrangères, par opposition à des élus, qu’ils soient des « malin chekkara » (les hommes au portefeuille), fortunés mais illettrés, ou des militants du PJD, issus de l’enseignement de masse. Dans une telle configuration, le prince éclairé se distinguerait par sa capacité à sélectionner les « meilleurs ». Il n’aurait d’autre choix que de soustraire les secteurs stratégiques aux hommes de parti, de confier des portefeuilles ministériels à des technocrates (quitte à ce qu’ils passent par une adhésion « cocotte-minute » à un parti politique), et de déléguer des compétences gouvernementales à des commissions, des conseils et des fondations qui relèvent directement de lui.
43En somme, dans ce royaume, avoir d’importantes bases électorales et militantes a beaucoup moins de poids que l’adoubement du roi, et l’influence du Palais s’exerce y compris dans la vie des partis politiques établis. De plus, nous l’avons vu avec le cas du PJD, un parti n’a pas intérêt à ce que ses performances électorales creusent une trop forte asymétrie avec celle de ses compétiteurs. Il devient dangereux aux yeux du Palais. Il s’attire aussi les foudres des autres bénéficiaires de ce système de collusion mutuelle, dont l’enjeu principal est la préservation d’un équilibre relatif dans les modalités de partage du gâteau. Dès lors, les partis établis tendent à s’adapter aux effets intentionnels et non intentionnels de règles du jeu qu’ils ont coproduits et que la centralité de l’institution monarchique exacerbe : désormais, leur force réside dans leur faiblesse.
44À l’approche des élections prévues en 2021, l’amendement des lois électorales approuvé au Parlement (mais combattu en vain par le PJD) conforte cette tendance. Le quotient électoral est calculé sur la base de tous les électeurs inscrits (et non plus sur le nombre des suffrages exprimés et valides). Alors même que les observateurs s’attendent à ce que la démobilisation électorale enregistre de nouveaux records, deux effets principaux sont escomptés : d’une part, le parti qui a obtenu le plus de voix lors des dernières échéances (le PJD) devrait perdre un nombre significatif de sièges ; d’autre part, moins il y aurait de votants, moins le coût d’entrée à la chambre des Représentants serait élevé, ce qui favoriserait les petits partis. Autrement dit, cette innovation à l’échelle mondiale permet d’égaliser les résultats des partis politiques quels que soient les suffrages recueillis.
45Un tel contexte est plus que jamais propice aux discours dénonciateurs de la « classe politique » et de la « mafia » qui gouvernerait le Maroc. Mais, si les signes d’une « rupture entre gouvernants et gouvernés » sont probants, les dynamiques protestataires évoquées vont à l’encontre des lectures en termes d’apathie des citoyens en contexte autoritaire. Bien davantage, elles laissent entrevoir une homogénéisation des périphéries (autant sociales que géographiques), ainsi qu’une nationalisation et une modularisation du répertoire protestataire, qui puise ses origines et son développement dans les matrices des partis politiques actuels. Ces processus reconfigurent par la marge la notion même de politique nationale.
« Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens »
46Notre enquête sur la genèse et la reconfiguration du fait partisan nous amène à la conclusion suivante : par-delà les profondes mutations que le Maroc a connues, les modalités combinées de la libéralisation relative du régime et de gestion in situ et ex post des « années de plomb » ont produit des effets complexes, non anticipés, et propres à transformer et à étendre la politique nationale. Tout ne change pas pour ne rien changer.
47La « cooptation » a sans doute dépossédé des acteurs politiques de leur marque de fabrique, tout en ouvrant à certains d’entre eux des voies de forte mobilité sociale et de notabilisation. Une partie des militantismes d’antan est récompensée ; d’anciens opposants ont intégré des institutions et des commissions nationales, à l’instar de l’IER et du Conseil national des droits de l’homme (CNDH). Ce faisant, ce processus a donné lieu à un travail de réélaboration d’une partie des mémoires de la répression et favorisé une plus large diffusion du registre du droit, de même que son appropriation et son détournement par de plus larges catégories sociales.
48Les politiques néolibérales menées au Maroc ne sont pas moins exacerbées que dans la Tunisie de Ben Ali. Mais leur mise en œuvre concomitante avec la libéralisation du marché électoral, la mise à l’agenda de la « question sociale » (Catusse, 2013b) et la mise en place d’un ensemble de dispositifs (Initiative nationale pour le développement humain, Plan vert, etc.) transforme une partie du secteur associatif en courroie de privatisation du « welfare ». Ces mesures qui visent à désamorcer les conflits contribuent à leur tour à la diffusion de normes et de savoir-faire, et surtout au renforcement de réseaux horizontaux qu’il serait trop rapide d’attribuer à la seule démultiplication des smartphones et des connexions internet. À cet égard, les mêmes rouages mobilisés pendant les campagnes électorales clientélaires sont de plus en plus investis lorsqu’il s’agit d’exprimer le mécontentement. Comparativement aux marginalisés qui ont participé aux « émeutes » d’antan, ceux d’aujourd’hui n’ont plus besoin d’occasions impulsées par des acteurs politiques plus organisés. Désormais, ils sont capables de se coordonner de manière autonome, et d’inscrire leur mobilisation dans le cadre du droit et dans la durée.
49Dans une telle configuration, la « balance des tensions » s’épuise (Elias, 1985). Les « politiques de concession » habituelles atteignent leurs limites. Le royaume de Mohammed VI « reste le pays le plus inégalitaire du Nord de l’Afrique et se trouve dans la moitié la plus inégalitaire des pays de la planète » (Oxfam, 2019, p. 13). Le nombre des demandeurs d’emploi, de services publics et de logement continue à s’accroître parallèlement au niveau moyen d’instruction25. Quant aux cabinets de consulting international et aux commissions consultatives mandatées par le Palais, ils s’efforcent en vain de produire des propositions de réforme qui relanceraient l’investissement, la croissance et l’emploi. De même, il devient plus difficile pour les détenteurs du pouvoir de gérer les protestations en cooptant de nouvelles élites ou en renouvelant leurs réseaux de clientèle. Bien davantage, si ces stratégies ont pendant longtemps contribué à diviser les challengers organisés et à réduire leurs capacités de nuisance, elles ont également ouvert la voie à l’extension et à l’autonomisation d’autres formes d’opposition. Celles-ci ont gagné du terrain alors même que les canaux de médiation personnalisée ont révélé leurs carences et que les protestataires ont renforcé leurs capitaux collectifs. Ceux-ci se manifestent notamment par une capacité accrue à construire une identité et des intérêts collectifs, à se coordonner et à mobiliser le groupe. Au regard de ces dynamiques, il ressort clairement qu’une pièce du dispositif de légitimation de la monarchie est grippée. « Le roi est bon, la classe politique est mauvaise » est un mythe à bout de souffle.
50Bien au-delà, c’est le mythe même d’un jeu politique structuré autour d’un face-à-face entre le Palais et les élites partisanes qui s’effondre. Nous l’avons vu, le fait partisan embryonnaire s’intrique avec la gestation de la politique nationale. Dès l’indépendance, la scène partisane est sous-tendue par un clivage idéal typique entre politique nationale (en affinité avec le monde urbain) et politique patronnée locale (en correspondance avec un monde rural fragmenté). Depuis le début des années 2000, l’ouverture du marché électoral donne un nouvel élan à la seconde, qui se complexifie et se diffuse au sein d’une scène partisane qui peine à traduire le clivage central qui s’esquisse : un centre associé aux « privilégiés » et au « Maroc utile » versus des périphéries homogénéisées, assimilées aux dominés et incarnées par la figure des « wlad acha‘b » (les enfants du peuple), qui remettent en cause leur dépossession et leur assignation au « Maroc inutile ».
« Vos enfants, vous les avez éduqués, et les enfants du peuple, vous les avez expulsés
Vos enfants, vous les avez engraissés, et les enfants du peuple, vous les avez affamés
Vos enfants, vous les avez employés, et les enfants du peuple, vous les avez poussés à griller les frontières
Mais les enfants du peuple se sont réveillés
Les enfants du peuple ne sont plus vos dupes
Les enfants du peuple vous crient :
Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient)26. »
51Au début des années 2000, nous nous interrogions : « l’un des enjeux fondamentaux des tribulations de la scène électorale marocaine ne serait-il pas d’étendre, pour les uns, et de retarder, pour les autres, l’exercice effectif du suffrage à des catégories jusque-là exclues de la tribune de la représentation ? » (Bennani-Chraïbi, 2004a, p. 53.) Ce questionnement est toujours d’actualité, à une nuance près. Parallèlement à la coproduction d’une sphère politique instituée laissant de moins en moins de place à l’expression des conflits qui travaillent la société et marginalisant de fait le suffrage universel, les arènes protestataires marocaines se sont érigées en hauts lieux de cristallisation, voire de durcissement, d’une conflictualité politique à l’échelle nationale, mais par la marge.
52Dans le contexte international contre-révolutionnaire des années 2013-2020, le régime marocain réagit en déployant un arsenal répressif de grande ampleur, espérant rétablir le règne de la peur et accroître le coût de toute forme de protestation, comme s’il ne parvenait plus à concevoir d’autres moyens de survie. La situation est telle que de nombreuses voix proclament l’avènement de nouvelles années de plomb. Comme ailleurs, la pandémie du Covid 19 a conforté ces tentatives de verrouillage, qui se combinent avec la mise en scène d’une « bonne gestion » de la crise sanitaire, des politiques d’achat de la paix sociale, l’annonce de mesures sociales et la promesse d’un « nouveau modèle de développement ». Autrement dit, il existe un désajustement critique entre, d’une part, les stratégies qui visent à consolider l’autoritarisme et, d’autre part, un ensemble d’aspirations sociales et d’accumulations réalisées à l’échelle de la société. Si, à court terme, le dispositif répressif peut se révéler dissuasif, à moyen terme, il accélère un processus déjà bien amorcé, à savoir la concentration des griefs sur l’institution monarchique. Or, aussi « consolidé » soit-il, un régime autoritaire n’est jamais à l’abri d’une déstabilisation ou d’un effondrement, pour le meilleur ou pour le pire. Le Maroc des années 2020 n’est pas le royaume des années 1980. En l’absence de canaux effectifs pour acheminer les doléances et d’un dispositif qui assure la reddition de comptes par les véritables détenteurs du pouvoir, les conditions sont plus que jamais réunies pour des expressions disruptives du potentiel protestataire développé au cours des dernières décennies.
53Au terme de cette enquête, nous espérons avoir démontré que l’« exception marocaine » est un récit à analyser en tant que tel, y compris dans ses effets de réalité. Depuis la gestation de la sphère partisane sous le Protectorat, une histoire aux multiples possibles s’est déroulée, et les arènes du politique se sont reconfigurées à la jonction de dynamiques locales, nationales, régionales et transnationales. À supposer qu’il existe une dépendance au sentier historique, celle-ci n’exclut ni des bifurcations tonitruantes au gré de conjonctures fluides, ni des transformations en pointillé, mais non moins profondes.
Notes de bas de page
1 Ce processus s’observe lorsque « des formes similaires d’action collective » sont employées par « une grande diversité d’acteurs sociaux, poursuivant des objectifs qui peuvent être très différents mais qui s’adressent au même genre d’acteurs » (Tilly et Tarrow, 2015, p. 207-208).
2 Pour rappel, cette notion renvoie de manière idéale typique à un rapport au politique imprégné par des représentations, des énonciations et des identités politiques plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institutionnalisées, qui transcendent ainsi la fragmentation qui caractérise « la politique très localisée et territorialisée » (Caramani, 2004).
3 Voir le chapitre 1.
4 Né en 1979 à Al Hoceïma, c’est le fils d’un ancien militant de l’USFP. En 2011, il prend part aux protestations du M20.
5 Sur ces catégories produites par la « géographie coloniale, une “science appliquée” à la colonisation », voir M. Naciri (1984).
6 Selon les propos de K. Afsahi et K. Mouna (2017).
7 Terme désignant la « migration clandestine », qui renvoie en arabe au champ sémantique du feu, à l’idée de « griller ». D’autres l’associent au « mot amazigh ahrag signifiant “être en colère” » (Ancari, 2018).
8 Le 30 septembre 2018, « Moul chekkara », un youtubeur suivi par 872 000 personnes sur Facebook, filme en direct des habitants du Douar Hsibou, qui protestent contre l’imminence de la destruction de leurs logis. Vidéo disponible sur : [https://www.facebook.com/moul.chekara.officiel/videos/102914987322529/] (411 815 vues le 11 octobre 2018).
9 Au début des années 2000, L. Zaki (2005) identifie déjà des processus de politisation similaires à ceux que nous décrivons.
10 Voir le chapitre 1.
11 Référence à un conte qui circule selon différentes versions. Dans celle-ci, trois taureaux de couleur différente résistent à l’appétit vorace du lion tant qu’ils sont unis. Mais, dès que les taureaux rouge et noir se désolidarisent du taureau blanc, ils finissent par se faire dévorer l’un après l’autre. Dans son dernier souffle, le troisième ruminant murmure : « J’ai été mangé le jour où le taureau blanc a été mangé » (Zaireg, 2018).
12 Cette notion renvoie à la fois au mépris, à l’humiliation, à l’injustice et à l’oppression. Elle fait partie du langage politique des dominés dans les sociétés du Maghreb.
13 Formulation qui se retrouve partiellement dans plusieurs sourates du Coran ; voir par exemple « Al Imran », verset 173.
14 Échange téléphonique avec l’autrice, en octobre 2018.
15 Pour rappel, c’est le résident général Hubert Lyautey qui est à l’origine du drapeau marocain adopté en 1915 et qui a survécu au Protectorat.
16 [https://twitter.com/search?src=typd&q=%23quiadonnelordre], consulté le 30 septembre 2018.
17 Il s’agit de Farid Benjelloun, PDG de Fin-Flouss.com, une société spécialisée dans les métiers de recouvrement de créances commerciales et civiles, nationales et transnationales. Farid Benjelloun, 2018, post Facebook, 7 octobre. Disponible sur : [https://www.facebook.com/farid.benjelloun.7/posts/10157062633123570] consulté le 20 novembre 2020.
18 Vidéo disponible sur : [https://www.youtube.com/watch?v=v3saDv5cyf4&t=384s] (248 000 vues le 12 octobre 2018).
19 Depuis, les participants à cette émission ont été sanctionnés de différentes manières.
20 À la suite de cette vidéo, elle a bien fait l’objet d’une arrestation.
21 Vidéo disponible sur : [https://www.facebook.com/partagiPYM/videos/685520285151272/] (diffusée le 29 septembre 2018, 48 649 partages et 1,1 million de vues le 12 octobre 2018).
22 Vidéo diffusée le 24 septembre 2018 sur : [https://www.youtube.com/watch?v=XM44X1XXxbk&feature=youtu.be] (299 111 vues le 12 octobre 2018. Depuis, le compte a été fermé).
23 Par opposition aux approches continuistes selon lesquelles la tendance dominante au Maroc consiste à « tout changer pour que rien ne change ».
24 Kilimini, terme, tiré du français « qu’il est mignon », utilisé dans le dialecte marocain pour désigner ceux qui sont issus des milieux aisés. Bouzebal est un personnage des vidéos de Mohamed Nassib qui incarne le Marocain ordinaire.
25 D’une certaine manière, ce contexte présente des caractéristiques similaires à celles relevées par R. Chartier (1990) dans sa comparaison des origines culturelles des révolutions française et britannique : la transformation du rapport au religieux ; l’importance de la référence juridique ; un « idéal culturel » marqué par la disqualification de la cour et de la capitale ; un état d’esprit marqué par l’érosion de l’autorité de la famille, de l’État et de l’Église ; une frustration intellectuelle en lien avec un « développement excessif de l’instruction ».
26 Extrait d’un slogan largement diffusé depuis les mobilisations du Mouvement du 20 février.

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