Chapitre 7 – Le Mouvement du 20 février, un analyseur des transformations des articulations entre politique instituée et action protestataire
p. 241-275
Texte intégral
1Le dimanche 20 février 2011, des protestations se produisent dans plus d’une cinquantaine de localités, mobilisant 37 000 manifestants d’après la police et 238 000 d’après les organisateurs. À l’inverse des événements de 1981 ou de 1990, ce ne sont pas les principales forces de l’opposition parlementaire et leurs syndicats qui les initient et, contrairement à ceux de 1965 et de 1984, les actions ne démarrent pas des collèges et des lycées. Dans le prolongement d’appels lancés sur Facebook par des acteurs à la marge de la politique instituée, le Mouvement du 20 février (M20) se constitue autour d’une plateforme de revendications, d’un esprit pacifique et d’un agenda d’actions protestataires. Multisitué, il se présente sous la forme d’une coordination nationale décentralisée, caractérisée par des « liens faibles1 ». Il regroupe des coordinations fortement imprégnées par les configurations locales dans lesquelles elles s’inscrivent2. Dans son sillage, les actions se démultiplient sur Internet et dans l’espace physique de la rue. Au cours de la première séquence de la protestation du moins, les frontières politiques et sociales habituelles sont brouillées entre différentes composantes idéologiques, entre des acteurs ancrés dans la sphère politique instituée et ceux qui en sont plus ou moins exclus, et même des partis gouvernementaux sont secoués de l’intérieur. Bien davantage, le régime peine à mettre fin à une mobilisation qui ne montre des signes de faiblesse que dix mois après son commencement.
2À l’épreuve de l’année 2011, le récit de l’« exceptionnalité » de la monarchie marocaine s’enrichit de nouvelles déclinaisons. « Circulez, il n’y a rien à voir ? Encore une fois, le paradoxe de Lampedusa (“tout changer pour que rien ne change”) serait-il à l’œuvre dans le royaume ? » (Catusse, 2013a, p. 41-42.) Dans une tout autre perspective, F. Vairel conclut également au « désamorçage » de la révolution dans le royaume : l’institutionnalisation de l’espace protestataire refléterait avant tout la transformation de l’économie de la répression, les apprentissages accumulés par les protestataires, les autorités et les forces de sécurité, et plus globalement « la consolidation des capacités de mobilisation de ses différents acteurs » (Vairel, 2014, p. 331-332). L’autolimitation des uns et des autres en serait le « signal paradoxal ».
3Dans l’ensemble, plusieurs grilles de lecture ont été remobilisées3, séparément ou de manière combinée, pour expliquer les causes macrostructurelles des soulèvements de 2011 : la crise du capitalisme mondial et les effets des politiques néolibérales (Bogaert, 2015), les problèmes d’insertion sociale d’une jeunesse de plus en plus éduquée et connectée au « village global », l’impact des nouvelles technologies d’information et des télévisions satellitaires, etc. Cependant, le fait que le « Printemps arabe » ne se soit pas diffusé dans l’ensemble de la région, que des variations importantes aient été observées au niveau de l’intensité des mobilisations, de leur durée et de leurs issues a favorisé les analyses qui surdéterminent l’impact du type de régime politique (Korotayev et al., 2014 ; Menaldo, 2012).
4Par opposition aux autoritarismes « exclusifs », « interventionnistes », « répressifs » (Parsa, 2000), des régimes à pluralisme limité présenteraient des caractéristiques structurelles peu propices aux soubresauts révolutionnaires. Le renouvellement continuel des réseaux de clientèle et l’organisation d’élections régulières et relativement compétitives contribueraient à diluer les responsabilités et les griefs, et à produire une désaffection des citoyens vis-à-vis de « la classe politique ». L’existence de sphères politiques, associatives et syndicales denses, et le fait même que le recours à la répression soit ponctuel et sélectif permettraient de diviser les challengers. Tout élan révolutionnaire serait brisé dès lors qu’une partie de l’opposition peut espérer des bénéfices découlant de son accès même partiel aux institutions étatiques et de ses transactions plus ou moins collusives avec le régime. En outre, la présence de challengers fortement idéologisés et trop organisés susciterait de telles craintes, notamment au sein des classes supérieures, qu’elle empêcherait la formation de coalitions transclassistes. Or, dans le cas marocain, d’une part, le Palais canalise régulièrement une partie des opposants vers la politique instituée et, d’autre part, il existe une perception vivace parmi les protestataires d’une polarisation idéologique et d’un déséquilibre organisationnel entre des islamistes puissants et une gauche non gouvernementale faiblement enracinée.
5Nous proposons, ici, d’inverser la perspective. Dans un contexte aussi dissuasif, comment des acteurs sont-ils parvenus à converger dans leur lutte contre le « despotisme » et la « corruption » ? Par-delà les causes et les issues des mobilisations du Mouvement du 20 février, il s’agit de resserrer la focale sur les articulations entre politique instituée et action protestataire, avec une attention particulière aux processus de formation, de reconfiguration et de désagrégation des coalitions pendant les crises politiques (Staggenborg, 1986). Dans le prolongement de l’approche configurationnelle privilégiée, nous examinerons les interactions entre les acteurs en présence quel que soit leur degré d’organisation ou d’accès à la politique instituée, ainsi que les (re)compositions des réseaux d’alliances et de conflits d’un moment à l’autre de la protestation.
6Sur la base de l’observation ethnographique de la coordination du M20 de Casablanca de février 2011 à février 20124, nous émettons deux hypothèses. En premier lieu, c’est la perception d’une « conjoncture fluide » (Dobry, 2009) qui conduit des acteurs à renoncer provisoirement à l’expression de leurs clivages au profit de revendications communes désidéologisées et faiblement hiérarchisées, et à se concentrer sur la mise en œuvre d’une « coordination sur le terrain » (tansiq maydani). Deuxièmement, en lien avec les perceptions croisées de ce qui se joue à l’échelle régionale et internationale, les tensions entre arène protestataire et politique instituée contribuent à reconfigurer aussi bien la coalition du M20 que la dynamique protestataire. En partant de ces hypothèses, nous décrirons d’abord le cadre dans lequel se forme une coalition improbable. Nous montrerons que le déclenchement de ce large mouvement de protestation ne résulte ni d’un effet domino, ni de l’avènement d’une génération spontanée. Bien au contraire, l’observation de la genèse du M20 laisse entrevoir la diversité des lieux de gestation, l’intrication des médiations « non relationnelles5 » (à travers les réseaux sociaux), informelles et organisées, la réactivation de réseaux plus ou moins « dormants » (Taylor, 2005), de même que des synergies entre nouveaux acteurs et militants aguerris. Enfin, nous nous pencherons sur deux processus : celui qui sous-tend l’enracinement de la coalition du M20 et l’extension de la protestation au sein d’un réseau d’alliances et de conflits ; celui qui amorce la reconfiguration, puis la désagrégation de la coalition. Pour autant, les deux processus ne se succèdent pas mécaniquement, mais s’interpénètrent dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational.
Le M20 : une coalescence inédite
7Les mobilisations du M20 constituent un seuil inédit dans l’histoire protestataire du Maroc indépendant. Elles rassemblent de nouveaux entrants et des témoins de conflits qui remontent aux « années de plomb », des acteurs associatifs, des adhérents de partis gouvernementaux, de l’opposition parlementaire, et des militants d’organisations privées de reconnaissance légale. On y retrouve les animateurs des arènes protestataires des années 2000, qui sont aussi denses que fragmentées. En effet, les enjeux liés au statut personnel, aux mœurs, aux droits culturels amazighs et à la violence politique ont polarisé des groupes fortement idéologisés, bénéficiant d’accès différenciés aux institutions et de capacités de mobilisation inégales. Inversement, les grandes mobilisations en soutien à la Palestine, à l’Irak ou au Liban (1991, 2002, 2003, 2004, 2006, etc.) ont donné lieu à des coalescences par-delà les clivages idéologiques. Cette tendance se retrouve en partie dans des mobilisations à caractère économique et social. En 1991, comme nous l’avons vu, des diplômés chômeurs construisent une cause commune autour du droit au travail, enclenchant ainsi un long cycle de mobilisations qui a perduré tout en se recomposant (Emperador Badimon, 2020). Des actions comme celles de la Coordination nationale de lutte contre la vie chère et la détérioration des services publics (2007-2009) se sont diffusées dans plusieurs villes moyennes (Bouarfa, Sidi Ifni, Sefrou, Errachidia, Guercif, Khénifra, Tata, Missour, etc.), non sans déboucher sur des incidents entraînant des blessés et des arrestations (Bennafla et Emperador, 2010 ; Catusse et Vairel, 2010). Outre le rôle central de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et de l’Association pour la taxation des transactions et pour l’action citoyenne au Maroc (ATTAC), ces protestations réunissent un ensemble d’acteurs associatifs (tableau 17) et syndicaux, de militants de gauche, mais excluent l’organisation islamiste Al Adl wal ihsane (AWI). En 2011, la tentative de dépasser la fragmentation de la sphère politique marocaine s’inscrit pour la première fois dans un registre de politique nationale. Cela n’exclut ni l’imbrication avec des revendications qualifiées de sociales, ni les articulations entre les échelles du transnational, du national et du local.
Une convergence d’acteurs hétéroclites
8Impulsé par la marge, le Mouvement du 20 février s’étend rapidement, faisant émerger une jonction a priori improbable entre des réseaux politiques pour le moins distincts. Au sein et aux abords mêmes de ces réseaux, protester ensemble conduit à mettre en sourdine, ne serait-ce que provisoirement, des animosités qui se recoupent avec plusieurs lignes de fractures : entre des acteurs idéologiquement polarisés (d’inspiration islamiste – représentés en vert dans les figures 14 et 17 –, ou de gauche – indiqués en rouge), entre ceux qui sont intégrés au sein de la sphère politique instituée (représentés par des carrés avec des traits continus dans les figures mentionnées) et ceux qui en sont exclus ou qui y occupent une position marginale (représentés par des carrés avec des traits discontinus), entre « organisés » et « indépendants », sans compter les tensions qui secouent des partis tiraillés entre leur passé et leur présent.
Tableau 16 – Les organisations politiques secouées ou impliquées dans le M20.

9La gauche non gouvernementale s’engage dans le mouvement dès la première heure, suivie par les islamistes d’AWI. Ensuite, comme nous allons le voir, la principale force au sein de l’opposition parlementaire (les islamistes du PJD) et les partis de la gauche gouvernementale (USFP, PPS) sont en proie à des tensions internes (tableau 16). La médiatisation de figures inconnues jusque-là amplifie la diffusion de l’image d’un mouvement « jeune » qui va au-delà des clivages idéologiques. La pluralité des revendications des plateformes du M20, leur caractère flou et non hiérarchisé renforcent la dimension fédératrice du mouvement et favorisent la jonction avec une multiplicité d’entrepreneurs de cause, porteurs de demandes sociales et politiques plus ou moins préexistantes, des plus « universelles » aux plus sectorielles. Le soutien public de quelques intellectuels, artistes, journalistes et hommes d’affaires contribue à renvoyer une impression de diversité sociale. Celle-ci est confortée par la participation d’« indépendants » (encadré 20). Au sein du M20, cette autolabellisation est revendiquée par des cyberactivistes, des citoyens plus ou moins ordinaires, des membres d’organisations de plaidoyer, d’associations constituées autour d’une cause identitaire (les Amazighs), d’intérêts d’un secteur ou d’une catégorie de l’espace social (diplômés chômeurs, habitants des bidonvilles, quartiers, etc.). Les frontières entre sphères associative, syndicale et politique n’étant pas étanches, nombreux sont les multipositionnés qui mettent en veille leur appartenance passée ou présente à une organisation politique pour exprimer à leur tour de la défiance à l’égard de la politique des « organisations ». Selon les propos des militants les plus aguerris, la principale ligne de partage oppose, d’une part, la « culture politique traditionnelle » fondée sur l’hégémonisme, la valorisation du leadership, de la hiérarchie et de la centralisation et, d’autre part, une culture inspirée par l’éducation populaire et les forums sociaux, privilégiant l’horizontalité, l’absence de leaders et de porte-parole, la décentralisation.
Encadré 20 : Retour sur la notion d’« indépendant »
Tout au long de l’histoire contemporaine marocaine, les registres de l’« indépendance », du « non organisé » ou du « non partisan » servent d’énonciation à diverses luttes politiques. Comme nous l’avons vu, au lendemain du Protectorat, le Palais s’approprie ce répertoire pour contrebalancer le poids des partis du Mouvement national. Ensuite, certains de ses relais mobilisent ce registre pendant les élections avant d’adopter la forme partisane. À la fin des années 1980, ce label est investi par les associations de plaidoyer qui cherchent à recruter des « indépendants » en vue de rassembler au-delà du cercle des militants des organisations politiques. Mais les tensions internes ne tardent pas à se cristalliser autour d’une opposition entre « indépendants » et « partisans ». Peu à peu, l’énoncé « indépendant » finit par condenser le malaise diffus à l’égard d’un magma informe et à géométrie variable : la « “classe politique”, “souillée”, “corrompue”, “divisée” » (Bennani-Chraïbi, 2011, p. 59) ou « makhzénisée » ; le secteur associatif « clientélisé » à travers la redistribution particulariste de la manne financière émanant de l’INDH ; les organisations politiques en marge de la politique instituée. Inversement, il arrive que les opposants politiques se méfient des « indépendants » et les assimilent à de potentiels « infiltrés ».
La genèse du M20
10D’après les entretiens réalisés, la chute de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, puis celle de Hosni Moubarak le 11 février 2011 brouillent les grilles d’intelligibilité du jeu politique et élargissent les horizons du possible et du faisable. Dans un processus d’« attribution de similarité » (Strang et Meyer, 1993), les initiateurs du M20 établissent une identité entre les problèmes qui se posent en Tunisie, en Égypte et au Maroc : crise économique et sociale, chômage des diplômés du supérieur, discrédit de la « mascarade politique », monopolisation du pouvoir et des richesses par le roi et par « son premier cercle ». À partir de là, ils anticipent des chances plus ou moins similaires de succès de la protestation6. Ne serait-ce que dans un premier temps, ils attribuent les succès tunisiens et égyptiens à quatre facteurs principaux : la mise en avant de « jeunes dépolitisés », l’absence de leadership, de hiérarchie et de centralisation, l’importance de la spontanéité et de l’innovation et, surtout, la dissolution des identités (organisationnelles, idéologiques, ethniques, etc.). Ce cadrage sous-tend la construction de l’image d’un mouvement « jeune » qui va au-delà des clivages idéologiques et d’une inversion des rôles entre militants aguerris et nouveaux entrants : les leaders d’antan apparaissent comme de simples suiveurs.
11Si les médias et les réseaux sociaux jouent un rôle primordial dans les processus d’identification, ils ne suffisent pas à faire descendre les protestataires dans la rue le 20 février. En effet, c’est à la jonction entre une pluralité de réseaux et de lieux que se font les connexions entre cyberactivistes – et parmi eux ceux qui militent dans des structures organisées –, militants associatifs (tableau 17) et acteurs multipositionnés (figure 14).
Tableau 17 – Principales appartenances associatives des pionniers de « gauche » du M20-Casablanca.

12Pendant les derniers jours de l’année 2010, un ensemble d’acteurs marocains suivent avec attention les mobilisations qui se produisent chez leurs voisins. Les autorités sont à l’affût. Le 13 janvier 2011, la Coordination marocaine de soutien aux démocrates tunisiens (CoMaSoDeT)7 organise un sit-in devant l’ambassade de Tunisie, qui est violemment dispersé. Pourtant, les actions de solidarité avec la Palestine, l’Irak ou le Liban sont quasi routinières au Maroc. À partir de la chute de Ben Ali, les manifestations qui fêtent la révolution tunisienne sont toutefois tolérées. Parallèlement, des communiqués et des déclarations sont publiés par des associations, des syndicats et des partis, dans la presse écrite et sur leurs sites Internet, d’abord pour soutenir le peuple tunisien et ensuite pour le féliciter.
13Pendant ce temps, la fièvre gagne les Facebookers marocains et la médiatisation de l’impact révolutionnaire de ce réseau social suscite la curiosité des néophytes. Dès le 14 janvier, trois jeunes cyberactivistes originaires de Meknès créent sur Facebook le groupe « Des Marocains dialoguent avec le Roi ». H. A., âgé de 22 ans en 2011, est l’un d’entre eux. Jusque-là, cet étudiant en ingénierie n’a jamais adhéré à quelque organisation que ce soit et son père, un enseignant, évoque peu ses sympathies de jeunesse pour l’extrême gauche8. C’est dans les groupes de discussion « progressistes » sur Internet qu’il débat de la chose publique depuis trois ans. Le 25 janvier, il regarde Al Jazeera au café avec un ami et ressent une énorme frustration. Tous les soirs, il furète sur la toile espérant dénicher un appel à manifester lancé par l’une ou l’autre des organisations de la gauche non gouvernementale. Exaspéré, il décide de passer à l’action avec ses deux amis. Le 27 janvier, les trois jeunes rebaptisent leur groupe « Mouvement liberté et démocratie maintenant » et lancent un appel à manifester le 27 février sur les grandes places publiques, devant les sites des préfectures et des gouvernorats. Le groupe compte 3 000 membres le 27 janvier, 6 000 le 3 février. L’appel comporte six revendications à vocation fédératrice allant de l’abrogation de la constitution et la « désignation d’une commission constituante parmi des personnalités les plus qualifiées et les plus intègres, chargée de rédiger une nouvelle constitution qui donne à la monarchie sa taille naturelle », à la création d’une caisse d’indemnisation du chômage. D’après H. A., l’option implicite pour une monarchie parlementaire relève d’un choix « rationnel », d’un projet « réalisable » en affinité avec le rejet par les signataires de la violence, de l’« anarchie » et du « blanquisme9 ». Le choix de la date prête le flanc aux attaques des autorités : le 27 février coïncide avec l’anniversaire de la proclamation, en 1976, de la République arabe sahraouie démocratique par le front Polisario. Dès lors, la date est avancée au 20 février. Le 28 janvier, le Jour de la colère en Égypte s’accompagne de fébrilité sur le réseau Internet marocain. Un ex-affilié de la jeunesse de l’USFP de Salé poste une vidéo sur YouTube où il lit l’appel du Mouvement liberté et démocratie maintenant. Désormais, l’appel du 20 février est incarné, il devient une référence pour les groupes qui se multiplient sur Facebook, faisant des émules d’une région à l’autre du Maroc. Le 3 février, Al Massae (littéralement « Le soir »), le quotidien arabophone le plus lu au Maroc, attaque les jeunes qui ont lancé l’appel et les accuse de collusion avec les Algériens et le Polisario. La campagne de disqualification animée par des ministres et des médias officiels provoque un mouvement de solidarité avec « les jeunes », tout en médiatisant la date du 20 février, devenue l’événement politique du moment.
14À Rabat, les manifestations de soutien au peuple égyptien offrent l’occasion à un groupe de jeunes de se réunir régulièrement. Pour la plupart, ils sont enfants de militants, sympathisants ou membres des réseaux de gauche (Hivert, 2015). Dès le départ, le soutien de l’AMDH est fondamental. Forte de son rôle pionnier au sein de plusieurs réseaux, elle constitue à la fois une courroie de transmission et un réservoir en ressources humaines et logistiques (Hivert et Marchetti, 2015). Elle contribue par ailleurs à la socialisation et au renouvellement générationnel de la gauche non gouvernementale. Ce n’est donc pas surprenant que son siège devienne le QG des jeunes de Rabat. C’est là qu’ils réalisent la vidéo appelant à « sortir » le 20 février et postée sur YouTube le 12 février. À visage découvert, ils commencent par s’identifier sans révéler leur affiliation : « je suis marocain », « je suis marocaine ». La diffusion de cette vidéo donne des visages au mouvement, qui cesse d’être une rumeur virtuelle. La campagne de dénigrement et d’intimidation se précise : les membres du M20 sont assimilés à des « traîtres » qui remettent en cause les « fondements sacrés » de la nation (Dieu, la patrie, le roi), à des « marginaux » qui transgressent ses valeurs (des convertis au christianisme, des « athées », des « rompeurs du jeûne », des « homosexuels »). Les « services » commencent à agir : des coups de téléphone anonymes, des visites plus ou moins « courtoises » et des pressions sur les familles.
15Par ailleurs, ces rassemblements de solidarité favorisent les échanges entre jeunes et moins jeunes, militants de gauche et islamistes d’AWI, à tel point que le sit-in du samedi 12 février devant le parlement se transforme en un forum de débat où un objectif commun s’impose : « descendre dans la rue et marcher ensemble, le 20, partout au Maroc ». Ce samedi même, le groupe de jeunes de Rabat se réunit au siège de l’AMDH pour réécrire la plateforme du M20, ajouter de nouvelles revendications, en puisant cette fois-ci dans le vocabulaire politique de l’opposition de gauche. La monarchie n’est plus mentionnée et le seuil politique privilégié est désormais : « une constitution démocratique représentant la vraie volonté du peuple rédigée par une assemblée constituante élue ».
16Pendant ce temps, à Casablanca, une rencontre réunit les représentants nationaux des jeunesses des partis de la gauche non gouvernementale (RGD). Ils publient la première déclaration de soutien à l’appel du 20 février, émanant d’organisations politiques. Le lendemain, leurs positions sont reprises par les instances nationales de leurs partis, le 14 février par dix-sept associations de droits humains10. Entre-temps, des acteurs marocains lancent l’Appel de Dakar pendant le Forum social mondial (6-12 février) où ils ont l’occasion d’échanger avec des Tunisiens, des Égyptiens et des ressortissants d’autres pays en effervescence.
17Les organisations islamistes ne tardent pas à prendre le relais : la jeunesse d’AWI déclare son intention de participer aux manifestations du M20 le 16 février. Celle du PJD publie une déclaration de soutien le 17, puis la retire à la suite des pressions exercées par sa hiérarchie, en pourparlers avec les autorités11. Mais des jeunes de ce parti finissent par se rallier à un parlementaire du PJD pour constituer le groupe Baraka12. Désespérés par la réserve de leur leadership à l’égard du M20, des membres de l’USFP publient le 18 une déclaration signée par les « Usfpistes du 20 février », une initiative « indissociable des conflits d’appareil traversant l’institution partisane » (Smaoui et Wazif, 2013, p. 72). Après son scepticisme de départ, un parlementaire de l’USFP se rallie publiquement. Il a le sentiment que le mouvement fait l’objet d’une « attaque concertée » de ministres, de partis et de l’agence de presse officielle : « Quand ils prennent ces positions, cela veut dire pour moi que je dois être de l’autre côté13. »
18Tout au long de la dynamique qui précède le 20 février, les autorités envoient des signaux ambivalents qui accentuent le sentiment qu’une brèche est ouverte. En effet, dès la chute de Ben Ali, différentes mesures sont prises : accélération des négociations avec les diplômés chômeurs (Emperador Badimon, 2020) et avec les syndicats en vue d’interrompre les protestations sectorielles antérieures ; doublement du budget de la caisse de compensation ; recommandation aux prédicateurs du vendredi de mettre en garde contre le chaos, etc. D’une part, les autorités essaient d’anticiper, de gagner du temps, de disqualifier les jeunes qui appellent à manifester le 20 février et de décourager l’établissement de jonctions entre les jeunes de Facebook, les acteurs de la sphère politique instituée, les syndicats, les organisations islamistes et les mouvements des diplômés chômeurs. D’autre part, elles se mobilisent pour véhiculer l’idée de « l’exception marocaine ». Des annonces laissent entendre qu’il n’y aura pas de répression le 20 février : à l’inverse de ses voisins, le Maroc serait un pays démocratique où les mouvements sociaux seraient routiniers.
19En dépit de ces discours publics qui se veulent rassurants, le dimanche 20 février 2011 est un moment d’incertitude pour les organisateurs, les manifestants, les autorités, et plus globalement pour la population. À Casablanca, l’atmosphère générale rappelle l’ambiance suscitée par la mort de Hassan II en 1999 : des supermarchés et des stations d’essence dévalisés par des consommateurs inquiets, des bourgeois qui s’interrogent en privé s’il faut plier bagage, des agents des forces de sécurité qui déplacent leurs familles et des médias internationaux sur le qui-vive.
Figure 14 – La configuration du M20 en février 2011.

Ce schéma croise deux axes : le degré d’opposition au régime et le degré d’institutionnalisation. Les cercles concentriques renvoient à différents niveaux de coalition et de coalescence. L’arène protestataire est délimitée par un trait discontinu rouge. Les pionniers du M20 se sont efforcés, au début de la mobilisation du moins, d’occulter leurs (non-)affiliations politiques respectives pour unifier le mouvement. Parmi les participants, nombreux sont les multipositionnés. Pour autant, nous avons choisi de représenter les adhésions prédominantes au sein de la coordination de Casablanca et d’entourer celle-ci avec un trait discontinu orange. Par ailleurs, les appartenances syndicales et associatives sont signalées respectivement par des triangles et des ovales, et les adhésions à des organisations politiques par des carrés. Les couleurs indiquent le référentiel au sens large (d’inspiration islamiste en vert, de gauche en rouge) ou les partis de notables classiques (en bleu). Les affiliations partisanes sont représentées par des carrés avec des traits continus, les organisations exclues de la sphère politique instituée par des carrés avec des traits discontinus. Les réseaux informels renvoient aux regroupements reposant sur des liens d’interconnaissance (par exemple des relations de voisinage), et les réseaux sociaux aux « voies non relationnelles de diffusion », non fondées sur des liens directs. Bien entendu, cette figure ne prétend pas restituer le très grand nombre d’organisations qui existent au Maroc.
La genèse de la coordination du M20 à Casablanca
20À Casablanca, dès le départ, l’initiative est prise par des acteurs « organisés ». Dans l’effervescence de ce mois de février, l’embryon du M20-Casablanca se constitue dans la jonction entre deux réseaux sociopolitiques structurants.
21Le premier correspond à la nébuleuse de gauche dans toutes ses gradations. L’un de ses noyaux est l’Espace Casablanca pour le dialogue de la gauche (ECDG), une plateforme initiée en avril 2008 par des militants multipositionnés et plutôt en marge de leurs partis (le PSU et l’USFP). Après les échecs électoraux des partis de la gauche gouvernementale et radicale en 2007, leur objectif est de créer un lieu de réflexion en vue d’unifier la gauche. C’est l’ECDG qui appelle à la rencontre de l’Espoir, le 12 février, au siège du PSU, situé dans le centre-ville, suffisamment accueillant pour abriter les réunions de toutes sortes d’acteurs associatifs et protestataires. La plupart des participants se connaissent déjà, ayant partagé des expériences associatives. Certains se sont côtoyés au cours des cinq dernières années dans le cadre de la Coordination contre la cherté de la vie jusqu’en 2009, puis dans les Comités de jeunes pour la libération des détenus politiques (2008-2009) et dans le Comité de l’habitat mobilisé jusqu’en janvier 2011 auprès des bidonvillois. Le deuxième pôle structurant, celui d’Al Adl wal ihsane (AWI), est plus fermé. Pour rappel, l’entrée au sein de cette organisation est encadrée par des règles strictes. Sa discipline militante constitue en soi un filtre sélectif. Un programme éducatif individuel et collectif régit la vie spirituelle et mondaine des adhérents qui sont par ailleurs incités à se surpasser dans toutes leurs sphères de vie et à consentir des efforts matériels au bénéfice de l’organisation (Darif, 1999, p. 67-76).
22Les frontières ne sont pas totalement étanches entre ces deux réseaux qui s’enracinent dans le même univers citadin des éduqués, plus ou moins jeunes, issus des catégories populaires ou de la classe moyenne. Les lignes de partage les plus visibles transparaissent autour de questions politiques (laïcité versus État islamique), morales et religieuses (degré de respect des prescriptions religieuses, degré de promotion des valeurs individuelles, etc.). Les stigmatisations mutuelles sont véhiculées par les médias et les écrits politiques, ou à travers des expériences directes dans le campus et dans le quartier. Il existe une mémoire de la confrontation, y compris à l’occasion des marches de solidarité avec la Palestine pendant lesquelles il arrive que des gens de gauche et des islamistes s’arrachent les micros pour scander « Palestine arabe » ou « Palestine islamique » (Bennani-Chraïbi, 2008a). Toutefois, le sentiment de proximité n’est pas exclu entre ceux qui rejettent la politique instituée et l’hégémonie monarchique, qu’ils soient d’extrême gauche ou islamistes. Enfin, signalons la présence dans notre échantillon de fratries idéologiquement composites, ou encore de jeunes socialisés dans un milieu islamiste qui deviennent « gauchistes », et vice versa.
23Étant donné le caractère très centralisé et hiérarchisé d’AWI, la participation de sa jeunesse au M20 est décidée en haut lieu. Et ce n’est qu’à la suite de la publicisation de cette décision, le 16 février, que les pionniers du milieu de gauche à Casablanca établissent le contact avec les responsables de la jeunesse d’AWI à l’échelle locale. Cependant, le profil de ceux qui assurent concrètement la connexion n’est pas anodin. Il s’agit de deux trotskystes d’ATTAC-CADTM Casablanca qui ont d’abord milité dans des groupuscules estudiantins, avant de s’investir dans les dynamiques protestataires qui ont animé Casablanca au cours des années précédentes. D’après eux, révolutionner la société nécessite l’évitement du conflit avec les autres forces sociales et politiques. Adeptes du slogan « marcher séparément et frapper ensemble », ils défendent déjà l’idée d’intégrer les membres d’AWI – surnommés les adlistes – dans la Coordination contre la cherté de la vie. Mais les autres composantes de gauche s’y opposent farouchement. L’un d’entre eux revient du Caire où il séjourne à l’occasion d’une formation CADTM jusqu’au 30 janvier 2011. Il a vécu l’expérience de la Place Tahrir et observé l’entraide entre révolutionnaires égyptiens de toutes tendances. Pendant les mois à venir, les deux militants sont perçus comme fédérateurs et appréciés pour leur abnégation et leur caractère conciliant. Comme les autres chevilles ouvrières du M20, ils sont plus ou moins disponibles biographiquement : l’un est sans emploi, l’autre est enseignant.
24Très vite, les pionniers du M20-Casablanca mettent en place des dispositifs visant à organiser une action commune dans le cadre d’une coalition hétéroclite. Imprégnés par les expérimentations et les échecs du passé autant que par ce qu’ils retiennent du « modèle » de la Place Tahrir, ils anticipent et tentent de se donner les moyens de résister aussi bien à la répression qu’à la cooptation par le régime. Leurs mots d’ordre plus ou moins explicites sont : fédérer, invisibiliser les identités particulières, éviter le détournement de l’action par une composante politique en particulier, et décourager toute vocation au leadership individuel ou collectif. L’accent est également mis sur la nécessité de s’ouvrir suffisamment pour rallier de nouveaux entrants et favoriser l’innovation.
25Entre le 15 et le 18 février, les réunions préparatoires puisent dans les savoir-faire estudiantins en instaurant deux règles : toute intégration à un comité doit être validée par l’AG ; la seule instance décisionnelle du mouvement est l’AG. Les participants à l’AG du 18 février signent une liste de présence : dans la colonne réservée à l’affiliation, tous s’identifient en tant que membres du M20. Au cours des AG qui se déroulent pendant les mois suivants, toute personne qui cite le nom d’une organisation est rappelée à l’ordre. Par ailleurs, lors de la constitution des premiers comités (logistique, slogans, mobilisation, communication), le choix des coordinateurs (des membres d’ATTAC, de l’ANDCM, de MALI), approuvé par l’AG, semble obéir à des critères implicites : éviter à la fois les acteurs non organisés et les membres des partis. L’enjeu est de mettre en avant des personnes de confiance, dotées de compétences militantes, tout en garantissant l’indépendance de la coordination à l’égard des partis. Les membres des organisations politiques sont toutefois incités à adhérer au comité de la logistique afin de le faire bénéficier de leur carnet d’adresses et de mobiliser les soutiens matériels nécessaires à l’impression des tracts, à la réalisation de banderoles et à l’accès à un dispositif de sonorisation.
26Avant le dimanche 20 février, l’absence des « jeunes de Facebook » inquiète les pionniers du M20 à Casablanca. Imprégnés par le modèle des internautes révolutionnaires tunisiens et égyptiens, ils décident de diffuser les conclusions de l’AG du 18 février sur le réseau social et d’inviter les jeunes Facebookers à se joindre à eux le dimanche 20 février à 10 h sur la place Lahmam14. La centralité de cette place, située dans le cœur administratif de Casablanca, son caractère spacieux et sa proximité avec la préfecture en font l’un des lieux privilégiés des sit-in qui se déroulent dans la capitale économique. Dans le tract diffusé, l’action n’est pas nommée : il n’est question ni de « sit-in » (weqfa) ni de « marche » (masira). D’après un militant d’ATTAC, lancer un appel sur Facebook laissait présager la participation de personnes « différentes » ; il fallait donc « laisser la liberté » aux nouveaux venus de « faire quelque chose de différent »15.
27Le 20 février est vécu comme un succès par les pionniers du M20 à Casablanca pour trois raisons principales : le nombre des participants, leur diversité, l’atmosphère qui prévaut jusqu’à l’appel à la dispersion lancé par les organisateurs vers 16 h. En effet, au pic de la mobilisation, la place réunit près de 6 000 personnes selon la presse. De grands entrepreneurs, des artistes célèbres, des acteurs associatifs, d’anciens détenus et même quelques parlementaires se font remarquer. Des jeunes qui n’ont jamais pris part à aucune élection, à aucune action protestataire, qui n’ont jamais adhéré à aucune organisation ont répondu à l’appel ; ils sont venus en famille, avec des voisins ou encore avec leur « bande de copains ». Les préparatifs des jours précédents et le travail de négociation mené in situ par les membres des comités du M20 favorisent « l’unification » de l’action : à quelques exceptions près, « les slogans et les banderoles se sont unifiés, les identités se sont dissoutes comme en Tunisie et à Place Tahrir […], l’atmosphère est bon enfant »16.
28Toutefois, à la suite de l’appel à la dispersion, des personnes viennent de la Médina, un quartier populaire limitrophe, après la fin d’un match de football. Ils tentent de prolonger l’événement par une marche dans une ambiance de sortie de stade, « chaotique » selon les militants chevronnés qui les observent. Des jeunes présents depuis 10 h du matin appellent alors à un sit-in illimité (i‘tisam) ; ils ont ramené des tentes dans l’espoir de reconstituer la Place Tahrir au centre de Casablanca. Les membres du M20 qui ne se sont pas encore dispersés improvisent un cordon de sécurité, mais se sentent dépassés. Lorsque l’action organisée par le M20 prend fin à 16 h, ce sont les forces de sécurité, discrètes jusque-là, qui interviennent de manière autolimitée. L’évacuation ne s’achève qu’après 22 h.
29Après ce dimanche, le M20 s’inscrit dans la durée sur les plans national et local, avec des phases de flux et de reflux. Dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational, un entrelacement d’actions, d’interactions et d’événements contribue – synchroniquement et diachroniquement – autant à la consolidation qu’à la reconfiguration de la coalition du M20, autant à l’extension du mouvement qu’à son essoufflement. Mais, pour en faciliter la lisibilité, nous dissocierons la présentation de ces deux processus si intriqués.
Le processus d’enracinement de la coalition du M20 et d’extension de la protestation
30Alors même que les germes de la dissension transparaissent rapidement, une conjonction d’éléments favorise la consolidation du M20 à Casablanca et la poursuite de l’extension de la protestation : certains sont liés aux interactions avec les autorités et à la perception de ce qui se joue aux échelles nationale, régionale et transnationale, d’autres à la dynamique interne au sein de la coordination.
Des interactions qui amplifient la fluidité
31Après le 20 février, les autorités continuent à diffuser le message de « l’exception marocaine » : hormis des troubles présentés comme marginaux17, l’accent est mis sur le déroulement pacifique des actions protestataires, ce qui attesterait de la « maturité » du pays et de son caractère « démocratique ». Le discours royal du 9 mars 2011 est à la fois perçu comme une reconnaissance du M20 et comme une tentative de lui couper l’herbe sous le pied en présentant une offre de réforme susceptible de séduire. En effet, il annonce l’accélération de « la dynamique réformatrice » et du processus de régionalisation, une « réforme constitutionnelle globale », un référendum constitutionnel, etc. Il est précédé et suivi par la mise en place d’un dispositif institutionnel d’ouverture : Conseil économique et social (CES) le 21 février ; transformation du Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) en Conseil national des droits de l’homme (CNDH) le 4 mars, avec la nomination comme secrétaire général d’un ancien détenu de la gauche non gouvernementale et ancien président du Forum marocain vérité et justice ; création de la Commission consultative pour la révision de la constitution (CCRC) le 10 mars, de l’institution du « Médiateur » le 17 mars, etc. Les réactions internationales ne tardent pas : le roi est cité en exemple par les puissances occidentales et l’Union européenne exprime sa satisfaction par une augmentation tangible de l’aide apportée annuellement au Maroc.
32Pendant cette séquence, le discours médiatique et politique dominant adopte un ton enthousiaste : « le M20 [les vingt-févriéristes], ce sont nos enfants », « nous sommes tous des M20 », « le M20 a arraché ce que des années de lutte politique n’ont pas permis de réaliser ». La dynamique du M20 continue à s’étendre dans un ensemble d’arènes allant des médias officiels aux conseils communaux. La gauche gouvernementale connaît une exacerbation des tensions internes entre « ceux qui ont pris l’habitude de n’avoir pour vis-à-vis que la monarchie » et ceux qui aspirent à une rupture avec la logique cooptative qui, d’après eux, a conduit au blocage de la politique instituée. Ces conflits s’expriment dans les médias classiques, mais surtout à travers les échanges sur Facebook. Le discours royal va au-delà des attentes des premiers sans pour autant satisfaire les seconds. Quant à la gauche non gouvernementale qui soutient le M20, et plus précisément le PSU, c’est le refus de jouer un rôle de médiation entre le mouvement et les autorités qui l’emporte au sein d’une direction qui « se laisse entraîner par le M20 »18.
33Le mouvement est alors confronté à deux défis : comment répondre au discours royal sur le plan idéologique et sur le terrain ? Comment imposer la poursuite du mouvement ? À Casablanca, la répression du 13 mars permet à la coordination de sortir de ce dilemme. La confrontation avec les forces de sécurité s’étend jusqu’à l’entrée du siège du PSU où se tient le Conseil national du parti. Cet épisode sera perçu par les vingt-févriéristes comme un message des autorités : le discours royal du 9 mars est un signal de clôture ; les revendications doivent désormais s’exprimer au sein des dispositifs de réforme annoncés. Dans l’immédiat, les dirigeants du PSU se joignent aux vingt-févriéristes qui proclament « un sit-in illimité » jusqu’à la libération de la centaine de militants arrêtés. À la suite de cet événement, des organisations internationales publient des communiqués de soutien au M20.
34Sur un autre plan, ce moment intense génère un sentiment de cohésion au sein du groupe. Pour les uns et les autres, « le gauchiste a pris le coup à la place de l’islamiste », « on a mis en pratique la leçon donnée par les Égyptiens à Place Tahrir »19. Avant cette date, les adlistes n’apparaissent pas au-devant de la scène. Les militants d’ATTAC continuent à jouer leur rôle fédérateur. C’est d’ailleurs l’un des leurs qui aurait proposé qu’un adliste prononce le discours de clôture du sit-in du 6 mars et appelle à celui du 8 mars, organisé à l’occasion de la Journée internationale de la femme, dans l’espoir de lever les inquiétudes des sécularistes et des féministes. À ce stade, aucune composante ne s’aventure à prendre la responsabilité d’un éventuel échec. En outre, la réussite est plus que jamais associée au fait de masquer les identités particulières.
Lorsque le M20 gagne la bataille : 20 mars – 24 avril
35Les marches nationales du 20 mars et du 24 avril sont une consécration pour le mouvement20. À l’échelle du Maroc, plus de cent coordinations organisent des actions protestataires le 24 avril (figure 15). Pendant plus d’un mois, le mouvement donne le sentiment d’avoir « gagné la bataille » contre le Makhzen.
36À Casablanca, la coordination du M20 se mobilise intensément aussi bien pour arracher le droit de manifester sans demander d’autorisation21 que pour démontrer sa capacité à faire nombre, et à tenir la rue et les rangs. En effet, à partir du 20 mars, elle appelle à des « marches populaires » (masirat cha‘biyya) quasi hebdomadaires tandis que d’autres coordinations du M20 continuent à organiser des sit-in. Le summum de la discipline manifestante du M20-Casablanca est atteint le dimanche 24 avril, pendant une marche qui aurait rassemblé entre 10 000 et 35 000 manifestants. Ce jour-là, le collectif manifestant est plus diversifié que jamais. Il comporte non seulement les pionniers du M20, les membres des organisations qui soutiennent le mouvement, mais également des figures de la gauche gouvernementale, le mouvement Baraka conduit par Mustafa Ramid22, figure de proue du PJD au sein du Parlement, ainsi que des hommes d’affaires et des artistes. Les porteurs de demandes sectorielles sont particulièrement présents : des vendeurs ambulants, des bidonvillois condamnés à l’expulsion, des retraités des Forces auxiliaires, des marchands de fruits et légumes regroupés derrière une banderole revendiquant que le directeur du marché de gros « dégage », etc.
37Pendant la séquence allant du 20 mars au 24 avril, les forces de sécurité se tiennent à distance des cortèges manifestants. Les acteurs en présence ont conscience que les autorités veulent faire bonne figure à la veille d’un rendez-vous important. En effet, la réunion du Conseil de sécurité doit se prononcer avant fin avril au sujet de la prorogation du mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO). Pendant ce temps, les tentatives d’achat de la paix sociale se poursuivent et 190 détenus sont libérés le 14 avril23.
38Jusqu’au 24 avril, les membres du M20 les plus investis dans l’organisation de la protestation croient en la capacité du mouvement à exercer une pression sur le Makhzen. Les batailles menées sont interprétées comme des succès et tendent à souder le collectif. Nombreux sont ceux qui ont le sentiment de vivre une occasion historique à ne pas rater. L’entente entre adlistes et militants de sensibilité de gauche est à son apogée. Les filles en décolleté et en jeans moulants fraternisent avec les voilées. Une observatrice constate que des adlistes consentent désormais à serrer la main des filles24. Par ailleurs, le calendrier dense des activités militantes produit un « effet surgénérateur de l’engagement » (Gaxie, 1977) : marches hebdomadaires, AG, réunions des comités, campagnes de distribution des tracts, actions ponctuelles pour dénoncer telle administration ou se mobiliser pour la libération de militants arrêtés. Sans compter que l’atmosphère d’effervescence des marches crée une quasi-addiction. Enfin, la vitalité de la coordination du M20 est tributaire des sociabilités réactivées ou nouvelles. Sous l’égide des plus expérimentés, les néophytes – jeunes et moins jeunes – se socialisent à de nouveaux univers de sens et de pratiques (militants, artistiques, etc.). Parmi eux, certains franchissent le pas d’adhérer à l’une des organisations qui soutiennent le M20, d’autres ont le sentiment d’appartenir à une nouvelle famille, d’autres encore vivent des histoires d’amour. Lorsque l’une d’entre elles se concrétise par une cérémonie de mariage, les slogans vingt-févriéristes accompagnent les youyous.
Figure 15 – Cartographie participative et interactive des marches prévues le 24 avril 2011.

Cartographie participative et interactive diffusée le 23 avril 2011 par mamfakinch.com, le portail d’information sur le Mouvement du 20 février. Dans l’archive du site figurent les indications suivantes : « Ci-dessous une cartographie des différentes marches prévues à travers le royaume et dans le monde, ce dimanche 24 avril, en soutien aux revendications du mouvement du 20 février. Vous trouverez sur cette même carte les lieux et dates des manifestations prévues en Europe et en Amérique du Nord. En zoomant sur Rabat et Essaouira vous aurez le parcours de la manif dans ces deux villes. Par ailleurs vous trouvez la liste d’autres villes sur ce lien. » La différence de couleur des localisations est liée au caractère participatif de cette cartographie. Les téléviseurs indiquent la possibilité d’accéder à des photos et à des vidéos des marches qui ont effectivement eu lieu le 24.
Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20110426225737/http://www.mamfakinch.com/%D8%AE%D8%A7%D8%B1%D8%B7%D8%A9-%D9%85%D8%B3%D9%8A%D8%B1%D8%A7%D8%AA-24-%D8%A7%D8%A8%D8%B1%D9%8A%D9%84-mapping-des-marches-du-24-avril#more-1410].
Quant à la carte interactive, elle est consultable sur : [https://www.google.com/maps/d/u/0/viewer?ie=UTF8&hl=en&msa=0&ll=30.738456356360157%2C-9.300154508581425&spn=22.953626%2C21.928711&z=6&source=embed&mid=1Tg7rVgY-cl4i4UWQKN92K6vvmqI].
Les slogans « officiels » du M20-Casablanca
39Le 20 mars et le 24 avril 2011, les tentatives d’unification du mouvement transparaissent dans les slogans scandés et dans le recours à un dispositif innové, puis rodé pendant les grandes marches de solidarité avec les causes « arabes » pour les uns, « islamiques » pour les autres, au cours desquelles les organisateurs tentaient en vain de trouver un terrain d’entente en matière de slogans25. Les « Honda Suzuki » constituent la pièce maîtresse de ce dispositif. Initialement loués pour transporter des personnes et des marchandises, ces petits véhicules sont détournés pour structurer et unifier les marches. Le 24 avril à Casablanca, le cortège est minutieusement encadré : quatre Honda sonorisées, une par kilomètre ; une grande banderole du M20 (6 mètres sur 1,20 mètre) tous les 600 mètres ; un membre du service d’ordre muni d’un mégaphone toutes les dix rangées ; au moins un membre du service d’ordre toutes les cinq rangées (figure 16).
Figure 16 – Marche du 24 avril 2011 dans le centre-ville de Casablanca.

Photographie mise à disposition par un membre du comité de communication du M20-Casablanca.
40Dès la genèse du mouvement, l’adéquation des slogans avec la plateforme fondatrice est la principale règle de la coordination de Casablanca. Aussi le comité de la logistique veille-t-il à limiter l’accès des Honda aux seuls membres du comité des slogans, en préservant l’équilibre entre militants de la gauche et d’AWI, jusqu’au retrait de ces derniers en décembre 2011. Les slogans du M20 puisent dans plusieurs registres, le plus souvent dans un arabe marocain imagé. Inversion, transgression, jeux de mots crus manifestent l’irruption dans l’espace public d’un répertoire discursif qui se terre habituellement dans les coulisses (Scott, 1990). Les emprunts externes sont signalés par l’usage des parlers du Machrek. Les fondamentaux des révolutions tunisienne, égyptienne et syrienne sont réappropriés. Ainsi, le rappeur Mouad Belgouat El Haqed26 produit-il sa propre version du poème tunisien (encadré 2227), « La volonté de vivre », composé par Abou Qacem Chabbi (1909-1934) pendant la lutte contre le Protectorat, devenu l’hymne national tunisien, puis le chant symbolique de la révolution tunisienne. Ce poème nationaliste, traditionnellement investi par les « opprimés » arabophones, figurait depuis l’indépendance dans le programme scolaire des élèves marocains. D’autres chants et slogans de la résistance palestinienne28 sont empruntés par la gauche non gouvernementale pendant les années 1970 ; ils connaissent de nouvelles adjonctions à l’occasion des marches de solidarité avec la Palestine au cours des années 2000 et lors des mobilisations contre la vie chère. C’est le cas du chant « Nous avons prêté serment pour la libération… » (tableau 1829). Tandis que la première et la troisième strophe sont des classiques de la résistance palestinienne, la deuxième et la quatrième strophe (en gras dans le tableau) ont été rajoutées à partir de 2002 par des membres de la gauche marocaine pendant les manifestations de soutien à la Palestine. Certaines strophes (soulignées dans le tableau) sont plutôt scandées lors des assemblées générales, sauf lorsque les membres du comité des slogans décident de monter le ton.
Tableau 18 – Les slogans du M20 entre innovation et hybridation.

41L’empreinte des héritages protestataires des générations militantes précédentes reste indélébile : écho ou réemploi des slogans de la lutte pour l’indépendance et de la gauche transmis de génération en génération à travers l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), réinventés par le mouvement des droits humains, enrichis par les mouvements des diplômés chômeurs depuis 1991, puis par la Coordination nationale de lutte contre la cherté de la vie et les autres mouvements sociaux de la dernière décennie.
42À travers les chemins de traverse, à froid ou du haut d’une Honda, les innovations se diffusent via Facebook et YouTube, ou à l’occasion de rencontres militantes nationales et internationales. Elles sont aussi bien le fruit de l’inspiration de poètes, de rappeurs du mouvement, membres ou non du comité des slogans, que de manifestants « ordinaires » qui envoient leur production par SMS, à travers les réseaux sociaux, de la main à la main ou de bouche à oreille. Des slogans scandés pour la première fois à Tanger, à Casablanca ou ailleurs au Maroc se diffusent dans le reste du pays.
43Les slogans « officiels » du M20 ne constituent pas pour autant un simple patchwork d’identités composites. Leur « désidéologisation » exprime la volonté de « dissoudre les identités » politiques, religieuses et culturelles30. Jusqu’au retrait d’AWI, les slogans dits islamistes ne sont jamais scandés du haut des véhicules sonorisés et, lorsqu’ils s’élèvent à la marge de la manifestation « officielle », ils font l’objet de polémiques pendant les assemblées générales. Ce registre est identifiable par le takbir – qui consiste à déclamer « Allahu akbar » (Dieu est grand) –, par des énoncés destinés à rétablir le « bon usage » des attributs divins, et ce faisant à délégitimer leur détournement par la royauté – Allahu ta‘ala, sahib al-jalala (Dieu tout-puissant, Sa Majesté) –, mais aussi par des slogans à caractère antisémite diffusés par le Hezbollah libanais. Quant aux classiques de la gauche, ils sont réadaptés. À titre d’exemple, « Femmes, hommes, unissez-vous dans le militantisme pour abattre le capitalisme, le socialisme est notre objectif » est réajusté avec le remplacement de « capitalisme » par « despotisme » et de « socialisme » par « liberté »31. À travers une trame plus ou moins variable, les slogans visent à tisser une identité « vingt-févriériste » (‘achriniyya) : le Mouvement du 20 février se raconte, s’identifie, se solidarise et interpelle ceux qu’il désigne comme responsables des maux dénoncés.
44Une partie des slogans est un appel au ralliement des « Marocains », du « peuple », des « enfants du peuple » qui subissent l’injustice et l’humiliation (madhlumin, mahgurin), des « masses », des « résidents du quartier » où se déroule la marche, des « artistes » ou des « intellectuels ». Selon les occasions, ils sont invités à renforcer les rangs de la manifestation, à prendre conscience, à « se réveiller32 », à « élever la voix », à revendiquer leurs droits, à boycotter le référendum, à se révolter, à prendre l’exemple des Tunisiens, des Égyptiens, etc. Sous forme de questions et de réponses tantôt courtes, tantôt narratives, un deuxième volet identifie les membres du M20 (« qui sommes-nous ? »), désigne ses adversaires (« qui sont-ils ? »). Il s’agit aussi bien de resserrer les rangs que de réagir face à la campagne de disqualification, orchestrée sur les réseaux sociaux et dans les médias officiels, et qui accuse le M20 d’être à la solde du Front Polisario et de ceux qui veulent porter atteinte aux intérêts de la nation. Dans ce contexte, les « vingt-févriéristes » (al-‘achriniyyin) sont présentés comme des « Marocains » animés par « l’amour du peuple » et « l’aspiration au changement », en lutte pour la « chute du despotisme et de la prévarication », pour « la dignité, la liberté, la justice sociale33 ». Ils sont solidaires avec les révolutionnaires et les détenus politiques, fidèles aux martyrs du mouvement et à tous ceux qui se sont sacrifiés pour le peuple. Ils gardent « la tête haute ». Ils « ne baisent pas les mains », « ne se prosternent pas » et « ne s’achètent pas ». Ils sont déterminés à poursuivre le combat : « ni concession ni réconciliation » (mamfakkinch34, mamsalhinch). Les adversaires dénoncés, voire menacés au pas de course (ha hna jayyin – « [attention] nous arrivons »), comprennent des institutions telles que le Makhzen, le gouvernement, le Parlement (qui abrite « les analphabètes », « les dormeurs », « les voleurs », les candidats qui distribuent des billets de 100 dirhams), mais aussi les médias officiels, des personnes physiques (les amis et les conseillers du roi, le roi), et plus généralement les « baltajis » qui aspirent à « vivre dans l’humiliation », « les prédateurs » qui « détournent l’argent des enfants du peuple », « pillent les richesses du pays », « vivent dans les palais », « circulent en Mercedes », « envoient leurs enfants étudier à Washington ou à Rome », ou « baisent les mains et se prosternent ». Dans un argot imagé, les slogans livrent un cadrage des maux sociaux et politiques du Maroc et désignent des responsables, à l’instar de celui qui était déjà scandé pendant les actions protestataires de la Coordination contre la cherté de la vie :
« Pourquoi sommes-nous pauvres ? Parce qu’eux sont des voleurs »
« Du phosphate et deux mers et le pays vit dans la misère
Notre pays est agricole et les légumes sont trop chers pour nous
Notre pays est maritime et les sardines sont trop chères pour nous […]
Les deux mers vous les avez distribuées
Les agréments [de taxi] vous les avez distribués
Les deux mers vous les avez pillées
Penses-tu que ce soit la ferme de ton père ?
C’est ma terre et celle de mes aïeux
De même que ses richesses, son phosphate, ses mers »
« Vos enfants, vous les avez éduqués
Et les enfants du peuple, vous les avez expulsés
Vos enfants, vous les avez engraissés
Et les enfants du peuple, vous les avez affamés
Vos enfants, vous les avez employés
Et les enfants du peuple, vous les avez poussés à griller les frontières
Mais les enfants du peuple se sont réveillés
Les enfants du peuple ne sont plus vos dupes
Les enfants du peuple vous crient :
Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient)
Et que Himma se tienne à carreau
Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient)
Et qu’El Majidi se tienne à carreau
Ceci est le Maroc et nous sommes ses gens (et il nous appartient). »
45Depuis les manifestations de soutien à l’Irak pendant la guerre du Golfe de 1991, au cours desquelles le tabou du roi est furtivement transgressé35, le mouvement des diplômés chômeurs a initié un mode protestataire qui tend à préserver la figure royale, tout en déplaçant les responsabilités des dysfonctionnements vers « son entourage », le gouvernement, le parlement, etc. Au cours des mobilisations observées en 2011, le monarque n’est pas épargné. De manière plus ou moins tacite, il est érigé au sommet d’une « mafia » accumulant pouvoir économique et politique (encadré 21), et constituée de son entourage incarné par deux personnes en particulier (Ali El Himma et El Majidi36) et par des acteurs établis de la politique instituée, accusés de collusion ou de servilité. La volonté première de se focaliser sur les amis du roi n’exclut pas l’apostrophe de celui-ci. Dès le démarrage du mouvement, des slogans revendiquent : « un roi qui règne, mais qui ne gouverne pas » ; « ni patronage (ra‘aya) ni sacralité, notre peuple choisit ses gouvernants ». L’exercice périlleux vise, d’une part, à « garder la tête tout en lui coupant les mains », alors qu’il serait « plus facile de faire tomber une tête » (selon les propos d’un militant du PSU), et, d’autre part, à sauvegarder un compromis ambivalent au sein du mouvement qui a conduit à la cohabitation entre républicains, partisans de la monarchie parlementaire et adeptes du « califat ». À partir de la fin avril 2011, des signaux laissent transparaître la perturbation cet équilibre fragile.
Encadré 21 : L’empire économique de la famille royale
La position centrale de la famille royale dans le secteur économique marocain est d’abord incarnée par l’Omnium nord-africain (ONA), une holding dont les origines remontent au début du Protectorat et qui regroupe plusieurs secteurs : agroalimentaire, finance, transit maritime, importation de véhicules, immobilier, chimie, textile, mines, etc. En 1980, dans le cadre de la marocanisation, la famille royale marocaine en devient le principal actionnaire. Entre 1981 et 1985, alors que le Maroc traverse une grave crise économique, la holding observe un essor fulgurant ; elle aurait multiplié son chiffre d’affaires par sept (Diouri, 1992). Sous le règne de Mohammed VI, le Palais consolide sa centralité économique. Il recourt aussi bien aux procédés de contrôle des élites économiques expérimentés jusque-là qu’à des dispositifs inédits en matière d’ingénierie financière et de gouvernance des entreprises (Oubenal et Zeroual, 2017). En 1999, à la suite de la privatisation la plus importante que le Maroc ait connue, l’ONA prend le contrôle de la Société nationale d’investissement (SNI). Cette holding regroupe des cimenteries, des industries textiles, des usines automobiles, des brasseries, etc. En 2010, l’ONA est dissous après fusion avec la SNI. Celle-ci monopolise alors tous les secteurs stratégiques de l’économie du royaume, et abrite l’ensemble des entreprises et des participations financières de Mohammed VI, qui la contrôlera à hauteur de 60 % (Brousky, 2014, p. 84). En 2018, la SNI se donnera un nouveau nom, Al Mada, une nouvelle signature, « Positive Impact », et se présentera comme l’un des plus grands fonds d’investissement en Afrique.
Le processus de reconfiguration et de désagrégation de la coalition du M20
46Les phases de reconfiguration et d’affaiblissement de la coalition du M20 ne succèdent pas mécaniquement aux séquences d’enracinement de la coordination et d’extension de la protestation. Dans le faisceau des occurrences perçues comme décisives ou des micro-événements à peine perceptibles, il arrive que des interactions favorisent à court terme le déploiement du mouvement, en même temps qu’elles charrient dans leur sillage les germes mêmes qui contribuent à sa désagrégation. Cependant, en nous en tenant à une séquentialisation en lien avec les principales défections que connaît le M20 en 2011, nous retenons deux points d’inflexion. À la suite de la marche du 24 avril, le mouvement enregistre des retraits, plus ou moins définitifs, d’acteurs affiliés à des organisations ancrées dans la sphère politique instituée. Le 18 décembre 2011, après l’annonce des résultats des législatives de novembre 2011, c’est AWI, une organisation puissante et totalement à la marge de la politique instituée, qui annonce son retrait du M20.
Des interactions qui affaiblissent le M20
47Alors même que le M20 a associé les conditions de son succès à sa capacité à dissoudre les identités particulières de ses composantes et à construire un « nous » vingt-févriériste face à un « eux » makhzénien, l’offre de réforme et les pressions exercées sur le M20 contribuent à décomposer ce « nous ». Outre les défections, les membres de la coalition se sentent assaillis autant par le Makhzen officiel que par ce qu’ils perçoivent comme un « Makhzen intérieur » à géométrie variable, composé de « cooptés » et d’« infiltrés ».
48Vécus comme une reconnaissance du M20, les dispositifs mobilisés par les autorités pour faire sortir le débat de la rue et l’acheminer vers les lieux de la politique instituée contribuent à étendre la protestation. Mais, dans la mesure où ils favorisent l’expression des divergences à un niveau plus horizontal (au sujet de la question de la commanderie des croyants et de l’islamité de l’État, du statut de la langue amazighe, du statut de la femme, etc.), ils mettent à l’épreuve la tentative du M20 de construire un face-à-face « gouvernants »/« gouvernés ». À un premier niveau, la Commission consultative pour la révision de la constitution (CCRC) est boycottée par les coordinations du M20, par l’AMDH, par ATTAC et par deux partis très actifs au sein du M20 (le PSU et Annahj). En revanche, ses invitations sont acceptées par une trentaine de partis, cinq grandes centrales syndicales et une douzaine d’ONG. Bien davantage, au moment même où le M20 connaît son heure de gloire, des partis participent aux consultations du CCRC, tout en relâchant la pression sur leurs jeunesses qui continuent à défiler pendant les marches du M20. Certains y voient le commencement de l’inversion du processus de départ. Plutôt que de révolutionner leurs partis de l’intérieur, les vingt-févriéristes de ces organisations seraient devenus les instruments de leurs partis qui chercheraient ainsi à renforcer leur position dans la sphère politique instituée, tout en donnant à voir leur capacité de nuisance dans l’arène protestataire. Le mouvement Baraka du PJD pour commencer et des Usfpistes du M20, après le discours royal du 17 juin (annonciateur du référendum constitutionnel), seront parmi les premiers à faire défection du M20, tout en brandissant la menace de le rejoindre à nouveau si le processus de réforme n’est pas conforme à leurs attentes. Soulignons au passage que les leaders de ces partis pensent être les mieux placés pour peser sur le processus de révision constitutionnelle et, à terme, contribuer à recomposer la sphère politique instituée en leur faveur. Quant aux syndicats, ils conservent une attitude d’entre-deux. Des vingt-févriéristes en concluent que, depuis leur engagement dans la politique de « dialogue social » initiée en 199637, ces centrales ne sont plus disposées à mobiliser les masses ouvrières en appelant à des grèves générales comme en 1981 ou en 1990, et encore moins à bloquer le système de production et de distribution.
49Parallèlement et de manière inédite, des « royalistes » se manifestent à travers les réseaux sociaux et les contre-manifestations non comme une incarnation fusionnelle du « peuple », mais comme une composante en antagonisme avec un mouvement qui s’attaque aux prérogatives royales : le « Mouvement de la jeunesse du 9 mars » (en référence au discours royal), les « jeunes royalistes », etc. Aux yeux des membres du M20, ce sont des « ‘ayyachin38 », des « baltajis39 », des sous-traitants du Makhzen. Pourtant, comme le relèvent S. Smaoui et M. Wazif, les « logiques d’investissement » sont tout aussi disparates qu’au sein du M20. Certains d’entre eux font partie de la clientèle habituelle des élus locaux et des agents administratifs :
« la participation à la contre-manifestation s’assimile à un “blanchiment” d’actes politiques […], contre lesquels les exécutants escomptent des rétributions matérielles. Individus avec des antécédents criminels, travailleurs en attente d’agréments, supporters de football… cette large palette d’individus est ponctuellement recrutée par des “baltajis en chef” (relais électoraux, agents administratifs etc.) qui entretiennent des liens avec des membres des autorités communales lesquels redistribuent à leur tour des prébendes pour grossir les rangs des contre-manifestants » (Smaoui et Wazif, 2013, p. 75).
50Mais d’autres sont des femmes et des hommes de la classe moyenne qui investissent les réseaux sociaux ou sortent dans la rue pour défendre le trône, pour exprimer leur amour pour le roi, « seul garant de la stabilité du pays » et de leur mode de vie, puis pour faire campagne en faveur de la constitution. Face à la richesse iconographique du M20, ces petits groupes sont aisément identifiables : ils arborent le drapeau marocain et des banderoles où l’effigie de Mohammed VI voisine avec la carte du Maroc « de Tanger à Lagouira ».
51Quant aux services de sécurité, outre l’investissement des réseaux sociaux pour disqualifier les membres du M20 ou diffuser des « fake news », ils continuent à recourir à des techniques rodées. « Profiler » les acteurs du M20 doit permettre de les connaître intimement, de « monter des dossiers » en vue d’infiltrer, d’acheter, d’intimider, de jouer sur les contradictions internes du mouvement pour briser le front et ternir l’image extérieure de celui-ci. La suspicion ne tarde pas à s’instiller en son sein ; elle se traduit par la méfiance à l’égard de personnes « trop bien sapées », dotées d’appareil photo trop sophistiqué ou encore prenant des photos à la manière des « flics ».
52Les forces centrifuges sont vite perçues comme des « manœuvres policières ». Dès le mois de mars, elles s’expriment à travers la création du « Collectif des indépendants du Mouvement du 20 février ». À l’origine de cette initiative, le président d’une association de quartier accuse les « organisations » (hay’at) d’avoir constitué un « noyau dur » afin de se concerter dans les coulisses et d’exercer leur emprise sur le M20. Cet « enfant du quartier » (weld ad-derb) raconte qu’à chacune de ses expériences partisane, électorale ou associative, des personnes ont « exploité sa popularité » locale pour « grimper »40. À nouveau, il a le sentiment d’être dépossédé.
53Plus que les défections et la répression, ce sont les « nuisances » des membres de ce collectif qui perturbent le mouvement et qui exacerbent la méfiance à l’égard du « Makhzen intérieur ». Ceux qui sont désormais surnommés les « baltajis de l’intérieur » sont publiquement accusés d’être des agents des « services », du ministère de l’Intérieur ou des élus locaux. Les AG se prolongent de plus en plus tard dans un climat d’affrontement verbal, voire physique. De manière quasi rituelle, à chaque fois que les tensions montent au sein de l’AG, les participants lancent deux slogans en particulier. L’un s’accompagne d’un geste désignant l’adversaire intérieur : « Makhzen dégage » (wa al-makhzen ytle‘ barra). Le second tente de rétablir le calme : « Unis et solidaires, nous obtiendrons ce que nous voulons. » Rétrospectivement, des militants réalisent que ces « perturbations » ont canalisé toutes les énergies41.
Les effets internes des batailles contre le Makhzen
54Selon notre hypothèse, les batailles menées par le M20-Casablanca contre le Makhzen officiel et le « Makhzen intérieur », de même que les réorientations imaginées pour compenser les défections contribuent peu à peu à modifier les équilibres initiaux au sein de la coalition, à consolider la position de ceux qui sont le plus dotés en capitaux militants et, à moyen terme, à attiser les feux de la discorde.
55Tout d’abord, des militants « organisés » du M20, surnommés le « noyau dur », prennent l’habitude de se concerter en dehors des AG pour « fortifier » et « protéger » le mouvement. La volonté même de « réussir la marche du 20 mars » conduit à la mobilisation intensive des compétences militantes, des ressources humaines et logistiques des organisations les plus aguerries. Celles-ci sont indispensables pour mener les campagnes de diffusion de tracts, pour assurer le jour de la marche un service d’ordre comptant près de huit cents personnes et pour mettre en place un dispositif sonore et organisationnel d’unification du cortège. Là où les uns et les autres s’émerveillent devant l’organisation de cette fameuse marche, une vidéaste éprouve le sentiment que les « jeunes du M20 sont dépossédés ». Dans l’ensemble, ce jour-là, se dégage l’impression que les militants d’AWI ont « montré leurs muscles ». Rétrospectivement, des membres du M20 relèvent qu’à l’exception d’ATTAC les composantes de gauche leur auraient délégué « par paresse » de plus en plus de tâches liées à la logistique à partir de cette date. Au cours des mois à venir, en particulier pendant l’été 2011, le malaise qu’éprouvent surtout des « indépendants » du M20, face à une « organisation quasi paramilitaire » des sorties du M20, va en s’amplifiant.
56Ensuite, pour compenser les premières défections et mener la « guerre du nombre » avant le référendum constitutionnel, l’AG du 3 mai décide de déplacer les marches du centre-ville vers les quartiers populaires. D’autres considérations justifient un tel changement aux yeux de la plupart des militants du « noyau dur » : sortir hebdomadairement au centre-ville devient « monotone » et ne crée plus de surprise ; il importe de faire entendre la voix du mouvement dans tous les quartiers pour atteindre ceux qui n’ont jamais entendu parler de Facebook ; la mobilisation peut être plus « efficace » dans des quartiers denses. Certains d’entre eux réajustent leurs perceptions des similarités avec l’Égypte et considèrent désormais que le M20 se trouve dans la même position que le mouvement égyptien Kifaya en 2004. Descendre dans les quartiers est une occasion rêvée pour « s’enraciner au sein du peuple » et élargir ses bases populaires afin de mieux préparer les luttes à venir. Un tel choix suscite des tensions internes, notamment après la répression du 22 et du 29 mai42. Des membres « non organisés », de la gauche gouvernementale, voire du PSU, y voient une « provocation du Makhzen » par les militants d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernementale qui menaceraient ainsi d’allumer le feu au sein des quartiers ; ce qui aurait pour conséquence de démobiliser les hommes d’affaires et les « classes moyennes » impliqués dans le M20. Ils accusent précisément AWI d’organiser des marches dans ses bastions et par là même d’accroître sa mainmise sur le M20. Plus globalement, des militants interprètent la répression du mois de mai comme une réaction des autorités effrayées de voir le M20 manifester dans des lieux « difficiles à contrôler » ; le spectre des émeutes de 1981 est brandi. Ils y perçoivent aussi la volonté de mettre fin à la mobilisation avant le référendum constitutionnel et les vacances d’été. Mais dès le mois de juin, face aux réactions internationales suscitées par la répression du mois de mai, les autorités semblent privilégier la « sous-traitance de la répression43 ».
57Sur un autre plan, les phases répressives du mois de mai affectent les performances du groupe. Elles le désorganisent, favorisent l’expression de la « spontanéité » et le surgissement de nouvelles hiérarchies. Des militants ne manquent pas de souligner : « Dès que les coups font reculer les caméras, ceux qui aiment se pavaner se mettent en retrait. » Comme pendant la répression du 13 mars, la tonalité des slogans se radicalise.
58Défections, lutte contre le Makhzen « extérieur » et « intérieur » et répression alimentent deux dynamiques. D’une part, les options privilégiées par le M20 sont interprétées par un ensemble d’acteurs au sein et en dehors du mouvement comme des signes de « radicalisation », et ces perceptions engendrent à leur tour de nouvelles sources de tensions internes. D’autre part, les positions des plus dotés en capitaux militants, de même que leurs relations de complicité, se consolident au sein de la coalition au détriment des « indépendants ». Adlistes et militants d’une partie de la gauche non gouvernementale se perçoivent mutuellement comme des « personnes sûres », appartenant à des organisations « qui ont payé, qui paient et qui paieront le prix » de leur engagement au sein du M2044. Mais c’est surtout en lien avec d’autres processus que les conflits internes atteignent leur paroxysme.
« Désassurance », contre « bandwagon effect » et démoralisation
59Pendant les séquences allant de février à avril 2011, nous avons observé les effets du « jeu d’assurance » et du « bandwagon effect » : le processus lancé par les pionniers du M20 et, préalablement, par les pionniers du « Printemps arabe » se renforce grâce au ralliement d’acteurs qui participent au mouvement après avoir observé ou anticipé ses succès. Inversement, les séquences suivantes se traduisent par le phénomène opposé : le sentiment que les chances de succès du mouvement se sont amenuisées contribue peu à peu à détacher des wagons du train en marche.
60En premier lieu, l’adoption de la nouvelle constitution, après le référendum du 1er juillet 2011, constitue un coup très dur pour les vingt-févriéristes. À partir de cette date, certains reconnaissent que « le mouvement a perdu sa capacité à orienter le débat du fait de la machine de guerre mise en place par le Makhzen, dont nous avons sous-estimé la sophistication45 ». Quand les médias nationaux ne boudent pas le M20, ils annoncent sa mort imminente, alors même qu’il organise à Casablanca des marches estivales plus mobilisatrices que jamais (près de 80 000 manifestants selon les organisateurs).
61Sur un autre plan, les vingt-févriéristes ont l’impression que ce qui se passe à l’échelle régionale et internationale les dessert. Les discours internationaux prédominants érigent les voies de la réforme empruntées par la monarchie en alternative aux options révolutionnaires. L’Union européenne et le G8 soulignent la nécessité de soutenir les « progrès encourageants » réalisés dans des pays comme le Maroc. Des proches du Palais sont invités à représenter le Maroc dans des universités d’été européennes consacrées aux révolutions arabes. Par ailleurs, des interviewés ont le sentiment que les images de guerre civile et de répression sanglante en Libye et en Syrie, de même que les difficultés de la reconstruction en Tunisie et en Égypte exercent des effets dissuasifs sur la population marocaine.
62Peu à peu, la démoralisation gagne du terrain parmi les vingt-févriéristes, et ce en dépit des tentatives pour redynamiser le mouvement et des batailles qui lui donnent un nouveau souffle : les marches imposantes des soirées estivales du ramadan, la campagne de mobilisation pour libérer le rappeur du M20, la campagne de boycott des législatives de novembre 2011. L’épuisement s’installe d’autant plus que les succès tangibles tardent à venir, que le sentiment de vivre un moment historique s’émousse, que certains ont l’impression que les pratiques « fossiles » des organisations ont brisé l’élan novateur du M20 et, surtout, que les combats menés par le mouvement bénéficient à des composantes en particulier.
63En effet, après le référendum du 1er juillet, les conflits internes s’exacerbent au sein de la coordination du M20 à Casablanca. Ils se publicisent essentiellement pendant les AG et à travers les échanges sur Facebook ; les médias ne manquent pas de les répercuter à leur manière. Ils s’expriment dans des registres aussi variés que l’argumentation, la disqualification, l’insulte et la violence physique, pourtant condamnée par le mouvement, avec une constante de l’histoire protestataire marocaine : quelle que soit son identité politique, l’ennemi intérieur est systématiquement accusé d’être un agent du Makhzen. Si le ton n’est plus à l’atténuation des différences « culturelles » entre « gauchistes46 » et « islamistes », la principale ligne de partage est autre. Les militants du PSU et des « indépendants » réclament un débat d’idées ; ils attendent d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernementale qu’ils « rassurent les classes moyennes » en exprimant clairement leur adhésion à la monarchie parlementaire (Abdelmoumni, 2013). En revanche, les principaux membres du « noyau dur » – des militants d’AWI et des autres composantes de la gauche non gouvernementale – refusent de fixer un « seuil » au mouvement. Ils considèrent que le débat idéologique provoque des dissensions et qu’il faut se concentrer sur ce qui unit le mouvement, c’est-à-dire l’action sur le terrain. Sur un autre plan, en été, tous ceux qui prônent une culture politique alternative reprochent au « noyau dur » de continuer à nouer des accords en « coulisse » et à contourner l’AG, principal rouage des pratiques de démocratie participative, alors même que les « baltajis de l’intérieur » sont neutralisés. Plus que jamais, ils accusent les adlistes de recevoir des ordres de leur hiérarchie et d’imposer leur hégémonie sur le plan organisationnel, avec la complicité d’une partie des militants de la gauche non gouvernementale. Ils perçoivent les signes de cette prise en main à travers des détails et des incidents : des absences remarquées pendant les ateliers de discussion impulsés par des « indépendants », le choix du calendrier des marches pendant le ramadan, le fait que des adlistes empêchent des jeunes filles dont ils n’apprécient pas le « look » de monter dans le véhicule sonorisé qui permet d’organiser le cortège, etc. Certains vont jusqu’à déceler une « prise de pouvoir » dans la manière de déambuler de leur responsable pendant les marches : « On dirait le maître de céans pendant une cérémonie de mariage (mul al-‘ars). » Bien plus, les variations que connaît le nombre des manifestants sont interprétées tantôt comme « une descente » d’AWI, tantôt comme « un retrait », avec le même but à chaque fois : démontrer la centralité de l’organisation à ses adversaires au sein du M20. L’ensemble de ces accusations sont rejetées par les membres du « noyau dur », qui se sont réapproprié cette exolabellisation. D’après un adliste, « les accusations d’hégémonie [lancées par certains vingt-févriéristes de gauche] ne sont que le reflet de leur peur : ils voient les islamistes l’emporter en Libye, en Tunisie, puis en Égypte… »
64Peu après la victoire du PJD aux législatives du 25 novembre 2011, AWI annonce son retrait du M20 à l’échelle nationale. Certains y voient une main tendue aux « frères islamistes ». D’autres y perçoivent le refus d’AWI de continuer de s’investir dans une coalition où des composantes veulent fixer un seuil au mouvement. Mais par-delà le communiqué officiel, les entretiens réalisés montrent plutôt que les responsables d’AWI ont le sentiment que leurs « sacrifices » ont bénéficié au PJD et que le peuple n’est pas encore « mûr ». La défection de cette puissante organisation produit des effets tant sur les performances de ce qui reste du M20 à Casablanca que sur la recomposition de la coalition (figure 17).
Figure 17 – La configuration du M20 en décembre 2011.

Les indications données pour la figure 14 restent valables pour ce schéma.
65Les marches hebdomadaires continuent à être organisées et à attirer des porteurs de demandes sociales. Elles ramènent ponctuellement dans le giron du M20 des militants qui l’ont quitté pour sanctionner « sa radicalisation sous l’égide d’AWI ». Toutefois, le nombre des participants se réduit comme une peau de chagrin. Par ailleurs, si le dispositif organisationnel initialement mis en place permettait d’unifier la marche, de contenir les forces centrifuges et de privilégier des slogans à faible teneur idéologique, à partir du 25 décembre 2011, les identités idéologiques surgissent au grand jour, se disputant l’espace sonore et visuel. C’est particulièrement visible lors de la marche du 1er janvier 2012. Au sein du cortège officiel du M20, slogans et pancartes prennent une tonalité de gauche et les photos des martyrs de la gauche des années de plomb pullulent. Dans les marges, les familles des détenus salafistes47, encadrées par des membres du Collectif des indépendants, se permettent de manière inédite de scander des slogans à caractère religieux et de brandir une banderole sur laquelle est calligraphié : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète. » Enfin, le 1er janvier 2012, le slogan « Le peuple veut la chute du régime » commence à être scandé du haut du véhicule sonore officiel de la coordination du M20-Casablanca. La radicalisation des slogans depuis le mois de mai 2011 permet d’illustrer ces dynamiques.
La radicalisation des slogans du M20
66La dynamique propre de l’action protestataire face à la répression policière impulse un changement de tonalité. En effet, l’absence de dispositif de sonorisation sophistiqué accentue le caractère réactif des slogans scandés par des militants hissés sur les épaules des plus costauds. Par ailleurs, elle est liée à la nouvelle configuration de la coalition du M20. Un membre du comité des slogans de la gauche non gouvernementale explique qu’il a cessé de s’autocensurer dès que l’USFP a annoncé sa participation au référendum constitutionnel : « C’est pour les épargner qu’on évitait certains slogans48. » Bien que la « radicalisation » des slogans suscite des tensions durant les assemblées générales de la coordination de Casablanca, la tonalité transgressive à l’égard du roi ne cesse de s’amplifier à partir du mois de mai, avec la bénédiction du « noyau dur ».
67L’argot cru est privilégié dans les slogans qui listent et tournent en dérision les prérogatives officielles et officieuses du roi, qui vont de la réforme constitutionnelle à la prière de la pluie en passant par les inaugurations de toutes sortes49. Sans être nommé, Mohammed VI est tutoyé, désigné par la troisième personne du singulier, par un nom commun – « le gouvernant » – ou encore par la formule sarcastique de l’argot casablancais « notre frère » (khuna). Il est explicitement accusé d’orchestrer le système de prédation des richesses du pays en répartissant selon son bon vouloir le patrimoine maritime, les phosphates, les passe-droits, etc.
« Qui préside la justice ? C’est lui.
Qui préside les ministres ? C’est lui.
Qui désigne les ministres ? C’est lui.
Qui désigne Himma ? C’est lui.
Qui distribue les deux mers ? C’est lui.
Qui inaugure les hôpitaux ? C’est lui.
Qui désigne les conseillers ? C’est lui.
Qui distribue les agréments [de taxi] ? C’est lui.
Qui distribue la soupe ? C’est lui.
C’est trop, c’est trop. C’est trop, c’est trop. »
68Certes, le slogan « Vive le peuple » est emprunté aux Tunisiens dès le mois de mars. La version produite et chantée par le rappeur Mouad El Haqed (encadré 22), puis par le chanteur islamiste Rachid Gholam, préfigure le processus d’inversion qui s’attaque à l’ensemble du protocole royal. Paradoxalement, c’est la création du Mouvement du 9 mars (ou encore les Jeunes Mouvement du 9 mars), en référence au discours royal, puis les attaques physiques des « baltajis » à partir du mois de juin qui exacerbent la polarisation et la mise en équation de la monarchie. Lorsque de petits groupes de « militants du roi » scandent « Vive le roi » ou « Dieu, la patrie, le roi » en hissant le drapeau marocain, l’effigie du roi et la carte du Maroc « de Tanger à Lagouira », les manifestants du 20 février leur rétorquent : « Vive le peuple », « Dieu, la patrie, la liberté ». Après le discours royal du 17 juin, un nouveau seuil est atteint, et les manifestants commencent à tutoyer le roi : « Arrête de discourir, écoute la voix du peuple50. »
Encadré 22 : « Si le peuple aspire un jour à la vie », version de Mouad El Haqed
« Si le peuple aspire à vivre / Lorsqu’un jour le peuple veut vivre
Qu’il se lève, qu’il le crie
Se taire jusqu’à quand
Ils nous volent nos richesses et nous jettent les miettes
Ô combien de militant(e)s se sacrifièrent pour nous
À tous les Marocains, libres
Réveillez-vous
Regardez le peuple en Égypte et le peuple en Tunisie
Ils vous mentent ceux qui disent que le Maroc fait l’exception
Même si ici la misère sévit
Et leur politique de décervelage est calculée
Et pour nous distraire diversions et téléréalités
Lève-toi et revendique ton droit
Qu’est-ce que nous avons à perdre
Le silence ne nous sert à rien
Je suis un enfant du peuple et je fais peur
Le peuple subit les coups et souffre en silence
Son école est la rue et les pauvres errent sans but
Et lui, qu’est-ce qu’il fait ?
Notre frère a réuni son équipe pour raccommoder la constitution
Si ce n’est pas la folie
Ils veulent qu’on prenne les armes pour arracher nos droits ?
C’est à moi de choisir celui que je veux vénérer
Et si tu veux nous comprendre, viens vivre avec nous
Dieu, la patrie, la liberté
Si le peuple aspire à vivre,
Qu’il se lève, qu’il le crie
Se taire jusqu’à quand
Ils nous volent nos richesses et nous jettent les miettes
Ô combien de militant(e)s se sacrifièrent pour nous
Quel problème, quel problème,
Faut refaire l’équation
On veut un responsable à qui on peut demander des comptes
Et non pas une créature qu’on ne fait que vénérer
Attention, si tu critiques on te fera disparaître
Et pourtant je critiquerai, qu’ils me fassent disparaître
Donnez-moi mes droits ou tuez-moi
Tous les jours vous surenchérissez un peu plus et encore plus
Vous vous le partagez à coup de baise-main
Que vive mon père qui se décarcasse pour moi
Quant à notre frère, lui, il a bouffé le pays
Et tant que je serai en vie, son fils n’en héritera jamais
Vous avez enterré notre histoire et vous voulez nous enterrer avec
Vous nous avez passé du rouge à lèvres sur la morve
Notre roi est beau et s’occupe bien de nous
Mais nous nous occupons bien de lui nous aussi
Le plus gros budget, c’est le palais
Et c’est le contribuable qui s’y met. »
69Le 31 juillet 2011, au lendemain de la cérémonie d’allégeance, les manifestants du M20 de Casablanca mettent en scène une cérémonie d’allégeance inversée substituant le peuple au roi. Ce processus atteint son apogée pendant la campagne de boycott des législatives au mois de novembre 2011. Dans une marche de quartier, un groupe de manifestants tire un âne protégé par une ombrelle, puis parodie la cérémonie d’allégeance en se prosternant devant lui. Interrogé, le conducteur de l’âne explique qu’il s’agit d’un animal « cherif51 ». Soulignons aussi que, pendant l’été et l’automne 2011, les membres du comité des slogans se contentent d’un slogan menaçant : « Le slogan que vous appréhendez, nous n’allons pas tarder à le scander » (ach-chi‘ar lli tkhafuh, qrrebna nkherrjuh). Après le retrait d’AWI, le slogan en question, « le peuple veut la chute du régime52 », est scandé pour la première fois à Casablanca, le jour de l’an, du haut d’un véhicule sonorisé, sous l’impulsion des manifestants au moment de passer devant une préfecture de police. Ce serait une nouvelle recrue de la gauche radicale qui aurait transgressé « le seuil » des revendications du M20.
70Le « dérapage » fait l’objet de discussions houleuses au cours de l’assemblée générale qui suit. Y compris pour des « républicains », avant de scander un tel slogan, il faut se concerter à l’échelle nationale et en mesurer les conséquences. Dans ce qui est perçu comme une « radicalisation », qui se traduit également par le lancement de slogans religieux du haut d’un véhicule sonorisé loué par des « indépendants », certains militants décèlent le rôle joué en sous-main par les services de renseignement qui infiltrent le mouvement. D’après eux, alors que le retrait d’AWI était censé réconcilier les « classes moyennes » avec le M20, de tels slogans ne peuvent que les en écarter davantage. Dès que le slogan « le peuple veut la chute du régime » est scandé, des militants de l’USFP – qui sont revenus après que leur parti ait choisi de rejoindre l’opposition – quittent précipitamment la manifestation, et le comité organisationnel interrompt prématurément la marche. Cela provoque la colère de manifestants « indépendants » qui accusent les « organisations » de freiner la radicalisation du mouvement, d’instrumentaliser le peuple et le mouvement, et de négocier en douce avec le pouvoir.
71En définitive, au niveau de la coalition du M20-Casablanca, la défection d’AWI ne conduit ni à inverser le rapport de force entre « indépendants » et « organisés », ni à « modérer » le mouvement. D’une part, elle constitue une inflexion décisive dans le processus de reconfiguration du M20 qui observe un rétrécissement du collectif autour des noyaux de la gauche non gouvernementale. D’autre part, elle anéantit les efforts d’autolimitation visant à préserver l’unité de la coalition et à maintenir un seuil de revendications en phase avec l’appréciation de la conjoncture et des rapports de force. En effet, grâce à leur discipline et à leurs capacités organisationnelles et mobilisatrices, les militants d’AWI parvenaient à tenir aussi bien la rue que la ligne du « noyau dur », ainsi que cela transparaissait dans le contenu des slogans. Autrement dit, ils contribuaient à canaliser le mouvement et, d’une certaine manière, à le « modérer ».
Conclusion
72Le 21 février 2012, dans un post sur Facebook, H. A., qui a rédigé le premier appel du M20, invite à interrompre l’expérience : « Les dinosaures ont transformé le M20 en quelque chose qui ne diffère que par le nom des mouvements qui ont échoué dans le passé. Sous de nouvelles formes, ils ont commis les mêmes erreurs, produit les mêmes illusions. Ceux qui disent que le mouvement perdure ne parlent que de la continuité du label… »
73Après un an d’échanges de coups avec les autorités et au sein de l’arène protestataire, le M20 ressort affaibli. Loin d’être le produit d’un effet domino, il est tributaire d’un processus d’identification et d’attribution de similarité, de la réactivation de relais organisationnels et de réseaux plus ou moins dormants. Une large coalition regroupe néophytes et militants aguerris au sein d’un réseau d’alliances et de conflits. Elle transcende les clivages entre réseaux de gauche et islamistes, entre acteurs ancrés dans la sphère politique instituée et ceux qui en sont plus ou moins exclus. Dans un jeu d’échelles entre le local, le national, le régional et le transnational, un faisceau d’actions, d’interactions et d’événements contribue autant à l’enracinement de la coalition qu’à sa désagrégation. La protestation se déploie et se régénère en puisant dans plusieurs registres : la réactivité du régime, le souci de celui-ci de préserver sa position de premier de la classe de la région, la croyance des protestataires en leur capacité à gagner le Makhzen, leur sentiment que l’occasion est historique et que le succès est à portée de main, les gratifications et les effets surgénérateurs de l’engagement, les dispositifs mis en place pour maintenir la coalition et masquer les identités particularistes.
74Quant à la désagrégation progressive de la coalition, elle chemine de manière visible ou souterraine, en lien avec des interactions intentionnelles et non intentionnelles. Les premières défections sont le fait d’acteurs suffisamment bien positionnés dans la sphère politique instituée pour espérer peser sur sa recomposition et bénéficier des réformes amorcées. Sur un autre plan, l’infiltration et l’exacerbation de la suspicion à l’égard d’un « Makhzen intérieur » brouillent les frontières entre « nous » et « eux », enrayant ainsi le processus de polarisation. Bien davantage, la répression, les batailles menées contre le Makhzen « intérieur » et « extérieur », et les tentatives de compenser les défections favorisent, au sein de la coalition reconfigurée, l’hégémonie des acteurs les plus dotés en capitaux militants au détriment de ceux qui aspirent à faire de la politique autrement. Le coup de grâce est donné par la deuxième grande série de défections, marquée par le retrait de l’organisation islamiste, considérée comme la plus puissante dans l’arène protestataire. Il se produit dans une atmosphère de démoralisation ponctuée par les perceptions suivantes : l’impression d’avoir « perdu la bataille » dans une conjoncture régionale dissuasive, la perception d’une décélération de l’histoire, l’érosion du sentiment de constituer un « nous » soudé dans l’adversité, la croyance que les fruits de l’engagement sont récoltés par des composantes au détriment d’autres. À chaque fois que les défections privent la coalition du M20 de segments qui contribuent à la « modérer » ou à la « tenir », le processus de radicalisation monte d’un cran au sein d’un collectif où ne restent plus que ceux qui ne perçoivent pas d’autre alternative à l’occupation de la rue. Dans le cas observé, « l’incertitude structurelle » intrinsèque aux conjonctures fluides est rapidement compensée par l’autolimitation qui prévaut aussi bien chez les autorités publiques que dans un mouvement protestataire dominé par des acteurs « organisés », rétifs aux débordements et aux dérapages, fiers de leur capacité à tenir la rue et attentifs à la portée de chacun de leurs coups. Aussi, la radicalisation se nourrit-elle davantage de l’affaiblissement du mouvement que de sa force ou du dépassement des pionniers par des suiveurs imprévisibles.
75En février 2012, les foyers de protestation se développent au-delà du M20 tout en prenant d’autres formes : une poursuite des mobilisations sectorielles, une banalisation du slogan « Dégage », des explosions de violence montrant à quel point l’autolimitation est une option précaire, un « empiétement silencieux du quotidien » (Bayat, 1997) à travers la conquête des espaces urbains par les vendeurs ambulants et l’expansion de la construction d’habitats irréguliers. Au moment même où la coordination du M20 commence à s’affaiblir, ses chevilles ouvrières prennent conscience qu’elles ont ouvert une boîte de pandore et un responsable des forces de sécurité va jusqu’à nous confier : « Plus jamais ce ne sera pareil, les citoyens n’ont plus le même rapport à l’autorité53. » Dans l’immédiat, le Mouvement du 20 février contribue à reconfigurer la sphère politique instituée.
76Dès 2012-2013, le gouvernement Benkirane s’efforce de démontrer sa capacité à restaurer l’ordre public, à faire prévaloir la « légalité » et la légitimité des urnes sur la voix de la rue54. D’après les chiffres officiels, le nombre de protestations baisse de 40 % à partir de 201455. Mais, par-delà ces chiffres, des protestations comme celles du Rif à partir de 2016, de Jerada en 2018 et bien d’autres donnent le sentiment que le recours à l’action protestataire s’est étendu socialement et géographiquement en faisant écho aux mutations à l’œuvre : l’érosion continue de la peur des autorités, le desserrement accéléré de l’emprise des intermédiaires classiques, le renforcement des capacités de coordination d’actions collectives durables et plutôt pacifiques qui semblent réduire ou refléter la réduction des marges de manœuvre d’ordre clientélaire. Ces protestations portent l’empreinte des apprentissages accumulés avant, pendant et après le Mouvement du 20 février, tout en trahissant une autonomisation de plus en plus grande vis-à-vis des partis politiques, des syndicats et des associations.
Notes de bas de page
1 Pour Granovetter (1973), « la force d’un lien » est tributaire de l’ancienneté de la relation, de son « intensité émotionnelle », de « l’intimité » et de la réciprocité des services rendus. Les réseaux composés de liens faibles (de simples connaissances) tiendraient leur force de leur caractère diversifié. Ils seraient propices à la circulation d’informations ou d’idées, y compris dans des réseaux constitués par des liens forts.
2 Pour une perspective localisée sur les conflits en « périphérie », voir par exemple A. Allal et K. Bennafla (2011) ; K. Bennafla et M. Emperador Badimon (2010).
3 Pour un état de la littérature, voir M. Bennani-Chraïbi et Fillieule (2012).
4 Ce chapitre est issu d’une recherche menée avec M. Jeghllaly et une autre version en a été publiée (Bennani-Chraïbi et Jeghllaly, 2012). Pendant une année, la première autrice a réalisé sept épisodes d’immersion (avril, juillet, septembre, novembre, décembre 2011, janvier, février 2012), conduit une centaine d’entretiens enregistrés, collecté des tracts, enregistré les slogans, pris des photos et suivi des échanges entre les membres de la coordination sur Facebook.
5 Sur les « voies non relationnelles de diffusion », non fondées sur des liens directs et qui favorisent un processus d’« attribution de similarité », voir l’approche psychosociologique de D. Strang et J. W. Meyer (1993).
6 Sur les notions de « jeux d’assurance » et de « bandwagon effect », des processus qui conduisent à participer à un mouvement après avoir observé et évalué ses chances de succès, voir D. Chong (2014).
7 Créée en 2005 en solidarité avec les militants tunisiens en grève de la faim, elle rassemble plus d’une vingtaine d’associations, de syndicats, de partis – notamment de l’opposition de gauche, mais également la jeunesse de l’USFP – et le Groupe national de soutien à l’Irak et à la Palestine.
8 Entretien réalisé par l’autrice, à Bouznika, en décembre 2011.
9 Alors même qu’il affirme ne pas avoir été imprégné par l’expérience politique de son père, il recourt au vocabulaire des générations militantes précédentes.
10 Créé entre le 20 et le 23 février, le Conseil national d’appui au M20 (CNAM20) regroupe des organisations politiques (tableau 16), ainsi que des grandes centrales syndicales et une centaine d’associations.
11 Le 17 février, le secrétaire général du PJD annonce le boycott du M20 par son parti. Dès le lendemain, le procureur relâche un membre du secrétariat général du PJD arrêté pour corruption. Bien davantage, le 21 février, ce dernier est nommé au Conseil économique et social (CES).
12 Selon son fondateur, ce synonyme de Kifaya (« ça suffit ») fait référence au mot d’ordre lancé en 2004, en Égypte, par le mouvement du même nom.
13 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en juillet 2011.
14 Dénomination donnée par de nombreux Casablancais à la place Mohammed V et faisant référence à la communauté de pigeons (lahmam) qui l’occupent.
15 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.
16 Entretien réalisé par l’autrice avec un militant d’ATTAC, à Casablanca, en novembre 2011.
17 Des incendies, des destructions de biens matériels, 120 arrestations, 128 blessés, dont 115 policiers, et 6 morts selon le ministère de l’Intérieur.
18 Entretien réalisé par l’autrice avec un membre du PSU, à Casablanca, en décembre 2011.
19 Entretien réalisé par l’autrice avec un adliste, à Casablanca, en avril 2011.
20 Les actions protestataires mensuelles ont un caractère national, les autres relèvent de l’initiative des coordinations.
21 La manifestation est régie par le Dahir des libertés publiques et obéit en principe au régime déclaratif.
22 Né en 1959 dans la région d’El Jadida, cet avocat socialisé dans la MJI devient député (1997-2011), président du groupe du PJD jusqu’en 2003, ministre de la Justice et des Libertés (2012-2017), puis ministre d’État chargé des Droits de l’homme en 2017.
23 Parmi eux, des militants sahraouis et des personnes arrêtées suite aux attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, dont des membres présumés de la Salafiyya jihadiyya (Hmimnat, 2020).
24 Pratiques réprouvées par les codes diffusés par la mouvance islamiste au-delà des militants.
25 Entretien réalisé par l’autrice à Rabat, en septembre 2011, avec l’un des cadres dirigeants d’Annahj, également membre de l’AMDH et du comité de solidarité.
26 Né en 1988 dans un quartier populaire de Casablanca, il devient l’icône du M20 après son arrestation en septembre 2011, qui suscite une large campagne de solidarité. Condamné à quatre mois de prison pour « coup et blessures », il est relâché à l’issue de son procès en janvier 2012. En mars de la même année, il est arrêté pour « outrage à un officier public dans le cadre de ses fonctions et à un corps constitué » et condamné pour une année ferme. Selon ses soutiens, il paie en réalité la dénonciation de la corruption de la police dans l’une de ses chansons.
27 Clip avec sous-titres en français. Enragés Rebels, 2012, « Si le peuple aspire un jour à la vie », Dailymotion. Vidéo disponible sur : [http://www.dailymotion.com/video/xl46l2_si-le-peuple-aspire-un-jour-a-la-vie_news], consulté le 27 décembre 2021.
28 Pendant les années 1970, Aghani Al-Ashiqeen, une troupe palestinienne pionnière, contribue à diffuser des chants nationalistes palestiniens. Dès le milieu des années 1970, Marcel Khalifa, chanteur-compositeur libanais né en 1950, met en musique les poèmes de Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète palestinien.
29 Ces slogans ont été collectés par l’autrice pendant l’observation des marches ou à travers d’autres supports (blogs, vidéos, entretiens avec des membres du M20 de Casablanca). Des entretiens approfondis ont ensuite été menés avec des membres du comité des slogans et d’anciens militants (septembre 2011).
30 Bien que l’une des revendications du mouvement soit la constitutionnalisation du tamazight, la démultiplication de drapeaux amazighs a souvent fait l’objet de débat houleux en assemblée générale.
31 Les membres du comité des slogans, membres de partis de gauche, scandent le slogan dans sa version désidéologisée pendant les marches jusqu’au retrait d’AWI. Ensuite, ils le reprennent dans sa version originale. C’était également le cas pendant les moments de sociabilité durant le congrès national du PSU, en décembre 2011.
32 Voir l’extrait du chant de Mouad El Haqed « l-mgharba ‘iqu, l-mgharba fiqu » (Marocains prenez conscience [registre familier], Marocains réveillez-vous) ; voir aussi l’imitation de la plaque de signalisation « stop » (qif), transformée avec les modifications des points diacritiques en « réveille-toi » (fiq).
33 Principal slogan de la révolution tunisienne.
34 Mamfakkinch, l’un des principaux slogans du M20, renvoie à l’expression lancée par Mohamed Bougrine, surnommé le « prisonnier des trois rois », lors de la création du Forum vérité et justice, en guise de rejet des compensations financières prévues par l’Instance Équité et Réconciliation (IER). Pour rappel, c’est aussi le nom du portail d’information sur le Mouvement du 20 février, mamfakinch.com, créé le 17 février 2011 (Aït Mous et Ksikes, 2018), qui a joué un rôle important dans la coordination de la mobilisation et dont certains fondateurs ont croisé l’un des initiateurs du site tunisien Nawaat.org au sein de Global Voices, un réseau mondial de blogueurs.
35 Pendant la guerre du Golfe, Hassan II est traité de « valet des Américains et des Français » et sa virilité est remise en cause (voir le chapitre 3).
36 Aux yeux des protestataires, Mohamed Mounir El Majidi, né en 1965 à Rabat, homme d’affaires et secrétaire particulier du roi depuis 2000, incarne la mainmise de la monarchie sur l’économie marocaine.
37 En 1996, le ministère de l’Intérieur, la CGEM et les deux principaux syndicats (CDT, UGTM) signent une déclaration commune. Par la suite, d’autres syndicats sont intégrés dans les négociations avec les autorités et le patronat. D’après A. Rachik (2016, p. 108-110), ce dispositif permet d’éviter des grèves (1 108 en 1995 et 945 en 1999). Néanmoins, sous le gouvernement Youssoufi, le nombre de grévistes augmente de 22 544 en 1995 à 40 000 en 1999 ; le nombre de grèves passe de 287 en 1996 à 439 en 2000, avant de diminuer (170 en 2006).
38 En référence à ceux qui déclament : ‘acha al-malik (vive le roi).
39 Depuis janvier 2011, ce mot désigne en Égypte les « fiers-à-bras » et les « voyous » recrutés par les services de sécurité pour intimider les manifestants et les opposants.
40 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en novembre 2011.
41 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.
42 Pendant ces épisodes, les forces de sécurité évitent de faire des morts. Pour la période allant du 20 février au 27 octobre 2011, l’AMDH dénombre dix « martyrs du Mouvement du 20 février ».
43 Cette formulation employée par les militants du M20 désigne les attaques (jets de pierre, arme blanche) perpétrées par des « voyous » qu’ils accusent d’être recrutés par les autorités ou des élus locaux.
44 Entretien réalisé par l’autrice avec un adliste, à Casablanca, en juillet 2011.
45 Entretien réalisé par l’autrice avec un blogueur, à Casablanca, en juillet 2011.
46 Qualification revendiquée par quelques « indépendants ».
47 Sur cette mouvance pendant les années 2000, voir S. Hmimnat (2020).
48 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en septembre 2011.
49 Voir les exemples collectés et traduits par le blogueur Larbi, 2009, « Les slogans du 20 février » (page web), 11 juillet. Disponible sur : [https://web.archive.org/web/20110726211321/http://www.larbi.org/post/2011/07/Les-slogans-20f%C3%A9vrier], capture du 26 juillet 2011.
50 D’après les témoignages recueillis, une version épurée du slogan « écoute la voix du peuple » est d’abord scandée dans les manifestations de soutien à la Palestine, puis dans celles des Coordinations contre la cherté de la vie.
51 Mot à double sens : « honorable » (loyal, noble, respectable) et « descendant du prophète » à l’instar des rois alaouites.
52 Le slogan habituel est : « le peuple veut la chute de l’absolutisme et de la prévarication » ou encore « la chute du Makhzen ». Dans l’histoire protestataire de la gauche, le « régime » vise explicitement la monarchie.
53 Échange informel avec l’autrice, à Casablanca, en février 2012.
54 Les jours de grèves commencent à être systématiquement prélevés sur les salaires des fonctionnaires grévistes, les manifestations sans autorisation sont réprimées, le chef du gouvernement tente d’imposer le principe selon lequel « l’accès à la fonction publique ne passe pas par la protestation, mais par un concours » (Rachik A., 2016, p. 150-151).
55 Selon les sources du ministère de l’Intérieur, les protestations sont au nombre de 5 091 en 2008, 6 438 en 2009, 17 186 en 2012 et près de 20 000 en 2013 (Rachik A., 2016, p. 114-115, p. 264).

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