Introduction de la seconde partie
p. 157-159
Texte intégral
1À l’aube du second millénaire, la formation d’un gouvernement d’« alternance consensuelle » en 1998 sous l’égide d’Abderrahman Youssoufi, premier secrétaire de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), puis l’avènement de Mohammed VI en 1999 sont perçus comme de « nouveaux départs ». L’accession d’un ancien exilé à la primature contribue, ne serait-ce que dans un premier temps, à revaloriser la fonction qu’il occupe et, par extension, la filière partisane1.
2Les « perceptions du possible des militants » (Vairel, 2014, p. 83) sont modifiées : développement d’une presse au ton libre (Benchenna, Ksikes et Marchetti, 2017), amendement des législations répressives des années de plomb, création de l’Instance équité et réconciliation (2004-2006), promulgation d’un nouveau code de la famille en 2005, etc. Symboliquement, la nomination d’anciens opposants au gouvernement, ou dans des instances telle que l’IER, ne constitue pas une simple mise en scène des « récompenses constamment données par l’État aux carrières militantes oppositionnelles » comme le suggère A. Saaf (2015, p. 401). Elle médiatise de nouveaux rapports à la monarchie : dans leur écrasante majorité, ces figures ont bousculé un protocole séculier, notamment en refusant de se plier au baisemain.
3Peu à peu, les sphères associatives se densifient. Les actions protestataires se multiplient ; leurs localisations s’étendent au-delà des grandes villes ; les profils sociaux de leurs initiateurs se diversifient. La situation est telle qu’Abderrahman Youssoufi déclare durant son mandat : « le Maroc vit un Mai 68 permanent » (Garçon, 2001). D’après le sociologue A. Rachik (2016, p. 106) :
« La manifestation et le sit-in ne sont plus l’apanage des partis politiques de gauche, des syndicats, de la mouvance islamiste, des mouvements des diplômés chômeurs, des fonctionnaires. Cette forme de protestation commence à faire partie du comportement collectif de la population marocaine. »
4Par ailleurs, pendant que d’anciens partis d’opposition se transforment en partis de gouvernement, le Parti de la justice et du développement (PJD), l’une des principales composantes de l’islamisme marocain, succède à l’USFP dans la tribune de l’opposition parlementaire. Toutefois, la « guerre contre le terrorisme » ne tarde pas à marginaliser les politiques internationales de promotion de la démocratie. La répression revêt de nouveaux habits et cible tout particulièrement les milieux suspectés de « jihadisme », une notion sécuritaire aussi confuse que malléable. Après les attentats de Casablanca du 16 mai 20032, une loi contre le terrorisme est promulguée. Plus que jamais, « le coût des mobilisations varie selon les groupes mobilisés ou les enjeux qui les mettent en mouvement » (Vairel, 2014, p. 83).
5Sur un autre plan, les dispositifs institutionnels et l’ingénierie électorale prennent le relais du bourrage des urnes et, parallèlement à une revalorisation ambivalente de la filière partisane, les luttes autour de la codification de l’excellence politique s’intensifient. En 2008, dans un contexte caractérisé par l’abstention électorale et par la progression contrôlée du PJD, le Parti authenticité et modernité (PAM) est créé. Ses adversaires le considèrent comme un nouveau parti administratif. Pendant que celui-ci se lance dans la restructuration de réseaux clientélaires, une bifurcation se produit. Dans le sillage des dynamiques révolutionnaires de 2011, un large mouvement de protestation se déclenche à l’échelle du pays et constitue un véritable défi pour les autorités pendant plus de huit mois. Une nouvelle vague de réformes est supposée crédibiliser la voie des urnes et faire taire la voix de la rue. À l’issue des législatives anticipées de novembre 2011, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, devient le chef du gouvernement. Mais, en avril 2017, à l’heure des consolidations autoritaires et des contre-révolutions, un gouvernement est formé de manière déliée avec les résultats des législatives, et ce au moment même où de nouvelles arènes protestataires se constituent.
6Dans l’ensemble, la vie politique marocaine des années 2000 fait l’objet de lectures continuistes. Toute promesse de changement est assimilée à un « nouvel avatar marocain du paradoxe de Lampedusa » (Ferrié, 2003). À chaque fois qu’il est exposé à une menace, le régime emprunterait la voie de la libéralisation. Dès que l’étau se desserre, il s’engagerait dans la « délibéralisation ». En quelque sorte, le roi est souvent « présenté comme maître absolu du jeu politique […] qui déploierait constamment une machine de machiavélisme d’autant plus ancrée qu’historique […] l’institution monarchique, posée comme acteur sinon exclusif du moins principal, ne réformerait pas, mais ne ferait que désamorcer ou anticiper » (Saaf, 2015, p. 394).
7Dans cette partie, nous montrerons que les processus de libéralisation et de délibéralisation ne s’alternent pas selon un rythme pendulaire, mais tendent à s’intriquer. Toute ouverture s’accompagne d’un dispositif visant à l’atténuer ou à la garder sous contrôle, sans pour autant produire les effets escomptés. Indubitablement, l’institution monarchique est hégémonique : elle règne et gouverne. Néanmoins, la pluralisation des intervenants laisse entrevoir une coproduction du jeu politique, qui n’a rien de mécanique. Pour saisir ces ambivalences, nous examinerons les réajustements de la scène partisane marocaine à la jonction entre action politique instituée et action protestataire, et au croisement des dynamiques nationales, régionales et transnationales. La focale portera d’une part sur le façonnement de la scène partisane par les institutions et par les urnes, et d’autre part sur les articulations et les reconfigurations qui transparaissent au travers d’une dynamique protestataire, celle du Mouvement du 20 février en 2011.
Notes de bas de page
1 Il en sera de même quelques années plus tard lors de la désignation d’Abdelilah Benkirane (2011-2017) à la tête du gouvernement.
2 Des attentats suicides se produisent simultanément dans plusieurs endroits de Casablanca. Ils font 45 morts (dont 12 kamikazes) et une centaine de blessés. 2 000 personnes sont arrêtées, 1 500 présentées devant la justice, 700 condamnées, dont 17 à la peine capitale. Les arrestations se poursuivent en 2004 dans plusieurs villes du Maroc (Rachik, 2016, p. 101 et s.).

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