Chapitre 2 – Les luttes politiques de l’indépendance : des échanges de coups dans un espace de jeu non délimité (1956-1975)
p. 81-115
Texte intégral
1L’accueil réservé à Mohammed V à son retour d’exil, le 16 novembre 1955, laisse transparaître les ambiguïtés qui caractérisent les relations entre le Palais et l’Istiqlal à l’aube de l’indépendance. Lorsque le roi débarque à Rabat, près de 200 000 personnes en provenance de différents endroits du Maroc l’acclament. Ce nombre est impressionnant lorsqu’on le rapporte aux 10,5 millions de Marocains. En même temps, une telle affluence n’a rien de surprenant au vu de la sanctification du sultan par les nationalistes. Une première ambivalence réside dans le fait que cette grande cérémonie, qui a pour maître d’œuvre Mehdi Ben Barka, met en scène les capacités organisationnelles du parti (Monjib, 1992, p. 25). Une seconde équivoque s’esquisse lorsque le regard se déplace vers une autre scène, à Tétouan, où Abderrahman Youssoufi passe en revue les détachements de l’Armée de libération (ALN) qui se préparent à poursuivre le combat « jusqu’à la fin ».
2Les luttes de pouvoir des premières décennies de l’indépendance sont au cœur de plusieurs ouvrages de référence. La « victoire » du Palais et l’« échec » des partis du Mouvement national en constituent la principale énigme. Toutefois, les grilles de lecture sont plurielles : une culture politique qui favorise la segmentation (Waterbury, 1975) ; l’alliance stratégique de la monarchie avec les élites rurales pour contrer la bourgeoisie urbaine et le prolétariat naissant (Leveau, 1985) ; une expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles dans une société à plus de 70 % rurale (Monjib, 1992) ; une fragmentation territoriale et sociale, et des capacités de mobilisation électorale asymétriques qui auraient entravé la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie (Angrist, 2006).
3Cette séquence est aussi fondatrice que fluide. Les désaccords portent non seulement sur la délimitation des pouvoirs de la monarchie, mais également sur l’espace et les règles du jeu. Aux yeux des protagonistes, le champ des possibles est d’autant plus ouvert qu’ils n’ont pas une idée claire des rapports de force en présence. La configuration des alliés et des adversaires est labile. Les collectifs sont hétérogènes, dynamiques, travaillés par les conflits internes. Quant aux individus, ils sont animés par l’indécision, le tâtonnement, et une instabilité dans les positionnements et les allégeances. À nouveau, rappelons que c’est par commodité que nous employons les termes de « monarchie », « Palais », « Mouvement national », « aile gauche ».
4Les challengers mobilisent sur tous les fronts : leurs ressources partisanes, leurs organisations annexes, leurs connexions avec les groupes de la Résistance et de l’Armée de libération, leurs réseaux sur la scène régionale et internationale. À titre individuel ou collectif, ils recourent simultanément à plusieurs registres : participer au gouvernement, au Parlement, aux élections ou boycotter les institutions ; protester en recourant à la grève et aux manifestations de rue ; torturer, emprisonner, supprimer physiquement ses adversaires politiques, comploter ou envisager l’option révolutionnaire ; s’exiler. Relevons d’ores et déjà que la centralité des partis issus de la matrice nationaliste est telle que leurs rivaux ressentent rapidement le besoin de se doter d’un appareil partisan pour participer pleinement à ce qui se joue.
5Quant à Mohammed V, son fils aîné le prince héritier Moulay Hassan (1929-1999) – qui assume un rôle très actif bien avant son intronisation après la mort soudaine de son père1, le 26 février 1961 – et ceux qui les soutiennent, leurs actions sont hésitantes et contradictoires. Elles rencontrent de très fortes résistances. Dans l’ensemble, le régime naissant met en place ou renforce des dispositifs institutionnels et symboliques en sa faveur, cherche à diviser ses rivaux, construit des alliances avec des groupes sociaux et puise dans le registre cooptatif. Bien davantage, il accapare progressivement l’appareil administratif et les ressources qui se dégagent de la décolonisation. Grâce au soutien des anciennes puissances tutélaires, il développe un arsenal répressif décisif. Ce faisant, l’asymétrie croissante entre les capacités du régime et celles de ses challengers affecte les stratégies de mobilisation et, plus globalement, la forme que prennent les conflits. Pour autant, la monarchie n’en reste pas moins exposée à des menaces externes et internes.
6Bien que les interactions entre les acteurs en présence se déploient simultanément dans un espace de jeu non délimité, par souci de clarté, nous aborderons ces dynamiques sous trois angles en particulier : la gestation conflictualisée des institutions jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965, les caractéristiques des organisations politiques qui animent la scène partisane pendant les élections de 1960 et de 1963, la place de la violence dans le façonnement des règles et de l’espace du jeu politique entre 1955 et 1975.
La gestation conflictualisée des institutions politiques du Maroc indépendant
7Indubitablement, les modalités de décolonisation du Maroc pèsent sur la gestation de la politique instituée au lendemain de l’indépendance. Le royaume ne sort pas exsangue d’une guerre de libération, à l’instar de l’Algérie. Les colons ne quittent pas précipitamment le pays ; bien au contraire, la marocanisation des terres et des entreprises se poursuivra jusqu’en 1973. La phase de transition ne met pas sur le devant de la scène un interlocuteur principal, comme le Néo-Destour tunisien, mais des acteurs aux profils et aux positionnements politiques hétérogènes. D’une part, les délégations marocaines qui négocient l’indépendance comprennent essentiellement des représentants du sultan et de composantes du Mouvement national, autant d’acteurs qui prétendent à la légitimité nationaliste. D’autre part, elles réunissent des profils politiques − et non des chefs de la Résistance ou de l’Armée de libération − pour la plupart imprégnés de la culture politique et juridique française. Cette configuration semble préfigurer la manière dont ces acteurs vont recourir au registre institutionnel pour assurer leur coexistence ou codifier leur hégémonie.
8Dans leurs modulations mêmes, les échanges de coups dans la sphère politique en cours d’institution reflètent des perceptions fluctuantes des rapports de force. À l’aube de l’indépendance, tout en bénéficiant d’une immense popularité, le roi est loin d’avoir tous les atouts en main. L’ALN est plus que jamais active. L’Istiqlal, qui se perçoit comme l’artisan de l’indépendance et le représentant du peuple marocain, concentre les cadres de la nation. Il observe une affluence de nouveaux adhérents, tout en s’arrimant aux forces syndicales, toutes d’obédience istiqlalienne. À ce stade, face à ce parti dominant, il n’est pas envisageable pour Mohammed V de gouverner seul. Selon ses dires, « la France m’a laissé 122 officiers de valeur mais pas un seul fonctionnaire » (Clément, 1974, p. 98). Peu à peu, les rapports de force se transforment et les alliances se renversent, ce qui transparaît au niveau des discours royaux, de la composition des gouvernements, de la gestion des premières élections et de l’élaboration de la constitution.
9Au fur et à mesure que la monarchie assoit ses bases, la tonalité des discours royaux change. À l’occasion de la fête du trône du 18 novembre 1955, le roi promet la « création d’institutions démocratiques issues d’élections libres, fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle reconnaissant aux Marocains de toutes confessions les droits du citoyen et l’exercice des libertés publiques et syndicales » (cité dans Palazzoli, 1974, p. 61). Un an plus tard, dans son discours d’ouverture de l’Assemblée nationale consultative (ANC) du 12 novembre 1956 (encadré 5), il est désormais question d’une démocratie « conforme aux préceptes du Coran » et aux « traditions nationales » (cité dans Monjib, 1992, p. 55). Entre-temps, en mai 1956, les Forces armées royales (FAR) ont été constituées sous l’égide du prince Moulay Hassan.
Encadré 5 : L’Assemblée nationale consultative
Nommés et démis par le roi, les 76 membres de l’ANC sont supposés représenter les forces de la nation, délimitées en trois catégories. La « représentation politique » est assurée par l’Istiqlal (10 sièges), le Parti démocratique de l’indépendance (6), et les « indépendants » – notion utilisée par le Palais pour désigner les acteurs non affiliés à des partis politiques – qui sont des proches du roi (6). La « représentation professionnelle » revient à l’Union marocaine du travail (UMT), créée le 20 mars 1955 sur les ruines de l’UGSCM (10), à l’Union marocaine du commerce, de l’industrie et de l’artisanat (UMCIA), créée le 8 mars 1956 (9), et aux représentants des agriculteurs (18). Le « divers » (17) regroupent les représentants des professions libérales, des organisations culturelles et de jeunesse, quatre oulémas et un rabbin (Ebrard, 1962). Le caractère purement consultatif de l’ANC n’empêche pas son président, Mehdi Ben Barka, de la considérer comme une constituante. Cette tribune devient vite une arène d’affrontement. Mais, profitant de la scission de l’Istiqlal, le roi la dissout en mai 1959, soit trente mois après sa création.
10Le jeu d’équilibriste dans lequel s’engage la monarchie transparaît dans la composition des premiers gouvernements. Bien que la filière partisane soit largement prédominante jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965 (El Messaoudi, 2001), le roi joue la carte des « indépendants » en nommant ses fidèles, confie les ministères stratégiques à ses hommes de confiance, qu’ils soient affiliés ou non à l’Istiqlal. Mais, d’une crise gouvernementale à l’autre, les tensions s’exacerbent entre le Palais et une partie de l’Istiqlal, et au sein même de ce parti, dont la scission en janvier 1959 aboutit à la création de l’Union nationale des forces populaires (al-ittihad al-watani lil quwwat ach-cha‘biyya – UNFP). De plus en plus intransigeante, l’aile gauche de l’Istiqlal revendique une définition et une limitation des pouvoirs royaux, réprouve l’attribution par le roi de portefeuilles stratégiques (Intérieur, Défense) sans concertation avec les principaux dirigeants du parti et réclame la mise en place d’une assemblée législative exerçant la totalité du pouvoir législatif. Cette fermeté est partagée par Allal El Fassi. À son retour d’un voyage dans la Tunisie de Bourguiba, il aurait déclaré en se référant au roi : « Je vous donne ma parole que nous ne lui laisserons que les inaugurations de mosquées et que nous ne lui abandonnerons même pas les imams et les muezzins, dont nous ferons d’ailleurs un parti » (Basri et Najmi, 2002, p. 90). Exaspéré par cet état d’esprit, Mohammed V aurait fait le parallèle entre les ultimatums de certains dirigeants de l’Istiqlal et ceux des résidents généraux du Protectorat. Toutefois, dans une conjoncture marquée par la révolte du Rif (voir infra) et par des pressions urbaines, le Palais se résout à confier la présidence du conseil, le 24 décembre 1958, à Abdallah Ibrahim, leader de la tendance syndicale. Dans les faits, l’aile gauche de l’Istiqlal ne détient qu’une partie des portefeuilles, pour l’essentiel dans les domaines économique et social. Comme dans les gouvernements précédents, c’est le roi qui établit les grandes lignes. Et même lorsqu’une partie des terres dites de colonisation officielle est récupérée (Bouderbala, Chraïbi et Pascon, 1974), il en assure personnellement la redistribution. Ce gouvernement est renvoyé peu avant les élections communales du 29 mai 1960. La gauche aurait fait de « faux calculs : se servir des facilités et des commodités du pouvoir, s’emparer de l’appareil du parti, gagner les élections grâce à ces deux derniers acquis et ensuite imposer au Palais les changements socio-économiques et institutionnels » (Monjib, 1992, p. 139).
11Les premières élections communales constituent effectivement un enjeu de taille pour tous les protagonistes (Chambergeat, 1961). Tandis que l’aile gauche de l’Istiqlal aspire à casser le cadre tribal et préconise le scrutin de liste pour politiser l’élection, le Palais impose le scrutin uninominal majoritaire à un tour (Leveau, 1985, p. 26-28). Et bien que les communales soient emportées par l’Istiqlal (40 % des sièges) et l’UNFP (23 %), elles se seraient inscrites dans un dispositif permettant à la monarchie de renverser ses alliances, de reprendre le contrôle du monde rural, aussi bien sur le plan administratif qu’à travers une partie des élus locaux. En effet, dans le sillage des révoltes rurales (voir infra), les militants de l’Istiqlal cèdent peu à peu la place aux interprètes et aux commis de l’ancienne administration, ainsi qu’à d’anciens militaires. Quant aux élites locales rurales du Protectorat, elles gardent leur statut économique et « les péchés des pères ne sont pas retombés sur leurs fils » (Waterbury, 1975, p. 137).
12Le souci de contenir l’hégémonisme de l’Istiqlal se trahit également dans deux textes fondamentaux. Le dahir du 15 novembre 1958, qui réglemente le droit d’association, les rassemblements publics et la presse, constitue la première codification des libertés publiques et du pluripartisme. L’interdiction du parti unique sera explicitée dans l’article 3 de la constitution de 1962 : « Les partis politiques contribuent à l’organisation et à la représentation des citoyens. Il ne peut y avoir de parti unique au Maroc. » La gestation de ce texte est particulièrement conflictuelle (Chambergeat, 1962). En 1960, Allal El Fassi se voit confier la présidence du Conseil constitutionnel, institué par le roi le 3 novembre 1960. Cette instance est boycottée par l’UNFP qui réclame une assemblée constituante élue au suffrage universel. Après la mort prématurée de Mohammed V le 26 février 1961, cette question n’est pas prioritaire aux yeux de son fils aîné, Hassan II. Mais, l’élection d’une constituante en Algérie (20 septembre 1962) relance les revendications de l’opposition. Quant au nouveau roi, il appréhende les conséquences de l’installation d’un pouvoir révolutionnaire aux confins du royaume. C’est dans ce contexte que Rémy Leveau et Maurice Duverger sont pressés de rédiger un texte constitutionnel. Inspirés par l’expérience hexagonale, les universitaires français proposent un projet relativement proche de celui de la Ve République. Ils parient que ce qui a été taillé sur mesure pour Charles de Gaulle peut, moyennant quelques ajustements, convenir au roi du Maroc. Le premier est élu au suffrage universel pour un mandat délimité dans le temps. Le second n’est responsable devant aucune instance, son règne est de durée indéterminée et il n’est nullement astreint à une séparation des pouvoirs. Par ailleurs, l’article 23 consacre la personne du roi comme « inviolable et sacrée ». Désarçonnés par l’absence de légitimation religieuse de l’institution monarchique, Allal El Fassi et Abdelkrim Khatib proposent d’introduire un titre symbolique pour afficher l’identité islamique du royaume et pèsent ainsi sur la formulation de l’article 19 de la constitution :
« Le Roi, “Amir Al Mouminine” (commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’État, veille au respect de l’Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l’indépendance de la nation et l’intégrité territoriale du royaume dans ses frontières authentiques. »
13Une autre figure invoque le registre religieux : Fqih Mohamed Belarbi Alaoui (1880-1964), le guide spirituel du Mouvement national sous le Protectorat, qui s’est rapproché de l’UNFP à l’indépendance. Pour sa part, ce savant religieux dénonce l’exclusion des oulémas du processus d’élaboration de la constitution, la non-conformité du référendum et de la constitution aux principes islamiques (Chambergeat, 1962, p. 182). Il réprouve aussi l’instauration de la succession héréditaire en ligne directe et par ordre de primogéniture, qui marginalise notamment le rôle des oulémas dans le choix du successeur du sultan décédé.
14Certes, le processus de monopolisation de la sphère religieuse au bénéfice de la monarchie est à l’œuvre (Tozy, 1999). Pourtant, selon R. Leveau2, Hassan II ne prend pas la mesure au début de son règne des usages potentiels du titre de « commandeur des croyants » dont il devient institutionnellement dépositaire, et cette notion ne semble pas centrale aux yeux des acteurs et des observateurs de la vie politique marocaine des années 1960. En effet, les dénonciations des opposants se focalisent sur la procédure et le « pouvoir personnel » du roi. D’ailleurs, l’UNFP décide de boycotter le référendum du 7 décembre 1962 avant même que le texte constitutionnel ne soit publié. Cependant, les résultats de cette consultation constituent un triomphe pour la monarchie (Chambergeat, 1962) : 97 % des votants se prononcent pour le « oui » auquel le roi a appelé. Bien plus, la participation est supérieure à celles des élections communales de 1960 (85 % contre 75 %). À partir de là, Hassan II perçoit tout l’intérêt de retourner le suffrage universel contre ses adversaires et d’ériger les consultations référendaires en instrument de plébiscite de la monarchie. Il sera vite déçu par les résultats des premières législatives.
15À l’issue des élections de la Chambre des représentants du 17 mai 1963, l’opposition l’emporte par 56,5 % des voix (dont 32 % pour l’Istiqlal et 24,5 % pour l’UNFP). Néanmoins, les partis politiques en tant que tels ne détiennent pas le monopole de la représentation dans ce parlement bicaméral. Outre le fait que des candidats sans affiliation partisane peuvent briguer la députation dans la Chambre des représentants, les membres de la Chambre des conseillers sont désignés au suffrage indirect par les syndicats, les chambres professionnelles et les collectivités locales (Marais, 1964a, p. 103). En dépit de leur rivalité, l’Istiqlal et l’UNFP se saisissent de la tribune parlementaire pour mener la vie dure au gouvernement. Reste à pointer un aspect majeur du scrutin de 1963 : les profils des élus trahissent l’émergence d’une ligne de partage entre partis de militants et partis de notables.
Partis de militants et partis de notables au lendemain de l’indépendance
16La distinction entre partis de militants et partis de notables se prête bien à la description d’une scène partisane naissante dans un contexte postcolonial fluide. À ce stade de l’analyse, elle ne se fonde pas sur une différence en matière de profils sociologiques prédominants. Elle se recoupe avec le contraste entre politique nationale et politique locale et patronnée. L’une et l’autre sont idéales typiques. Entre 1956 et 1974, l’Istiqlal, l’UNFP et le Parti communiste marocain (PCM), qui est très vite interdit, sont en affinité avec les partis de militants. Ils puisent leurs origines dans les luttes sous le Protectorat ou à l’aube de l’indépendance. Ils sont dotés d’une organisation avec un maillage territorial, d’un réservoir de militants (encadré 6) et de sympathisants, d’organisations annexes et, plus globalement, de « capitaux partisans collectifs » : une marque politique à l’échelle nationale, une idéologie, des emblèmes, etc. Inversement, les partis de notables traduisent des tentatives de canaliser les élites locales afin de contrebalancer les capacités de mobilisation électorale prêtées à l’Istiqlal et à l’UNFP. C’est le cas du Mouvement populaire (MP), créé officiellement en 1959, puis du Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC), impulsé en 1963 par Ahmed Réda Guédira, qui cumule à cette date le poste de directeur général du cabinet royal et celui de ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture. Dans l’ensemble, ces entreprises ont pour ressources les capitaux individuels de leurs membres, des réseaux de clientèle et le soutien de l’administration au fur et à mesure que le Palais se l’approprie. Leur appareil organisationnel et leur idéologie sont particulièrement faibles.
Encadré 6 : Nommer les « militants » et les « notables » dans le vocabulaire politique marocain
Dans le vocabulaire politique marocain contemporain, « militant » et « munadil » sont des équivalents stabilisés. Dans son acception générale contemporaine, le radical nidal renvoie à la compétition, la rivalité, la défense de quelqu’un ou d’une cause. Sous le Protectorat, les nationalistes, qui privilégient le générique watani (patriote, nationaliste) ou un dérivé du nom de leur parti (katlaoui, watani, istiqlali), ne font pas usage du mot munadil. Il faut attendre l’indépendance pour que les organisations qui se réclament de la gauche diffusent cette notion tout en se l’appropriant. Quant à ceux qui s’inscrivent à partir des années 1970 dans un système d’action islamiste, ils recourent notamment à la notion d’iltizam (engagement et obligation à caractère religieux), dont dérive le mot multazim. Toutefois, au cours des années 2000, l’usage du mot munadil se diffuse bien au-delà de la gauche, à tel point que des agents rémunérés dans le cadre de campagnes électorales n’hésitent pas à se présenter comme des munadilin (pluriel de munadil).
En revanche, il est plus difficile d’identifier un équivalent générique, stable dans le temps, pour désigner les « notables ». Dans la société urbaine précoloniale et coloniale, le terme arabe de a‘yan, pluriel de ‘ayn (œil) se réfère aux personnalités saillantes qui ont du poids et du pouvoir du fait de leurs assises économiques et sociales, de leur savoir ou de leur ascendance. En tamazight, ils sont appelés akhatar (étymologiquement « le grand ») dans le Moyen Atlas, aneflus (étymologiquement « de bon augure ») dans le Haut Atlas, ou encore amghar, celui qui est « grand par la taille, l’âge, la situation sociale, etc. » (Rachik H., 2016, p. 441-450).
17Les analyses électorales effectuées par R. Leveau durant les années 1960, sous différents pseudonymes, laissent apparaître un « système de partis dominants », des « blocs massifs de tendances opposées », reflétant des clivages géographiques, sociaux, culturels, structurés autour d’une ligne de partage principale, celle qui sépare mondes citadin et rural (Chambergeat, 1961, p. 117). Comparativement aux chiffres officiels des scrutins suivants, les données qu’il utilise – et qu’il a contribué à produire – présentent une plus grande fiabilité. En outre, les catégories qu’il a construites encoderont pendant très longtemps les travaux de sociologie électorale sur le Maroc (tableaux 1 et 23). Selon sa lecture, l’univers urbain, qui n’abrite alors que le quart de la population, est sensible aux discours de l’opposition, constituée par l’Istiqlal et l’UNFP. Inversement, le monde rural est davantage encadré par les élites locales, composées de propriétaires fonciers sensibles au statut de la terre et aspirants à préserver leurs positions sociales et économiques. C’est là que cherchent à s’implanter le MP et le FDIC. Cette opposition se manifeste sur plusieurs plans : les conceptions du régime politique à instituer, les représentations de l’État-nation à édifier, les systèmes d’action, les propriétés sociales des élus, les ancrages électoraux, et jusqu’aux dynamiques centrifuges.
Tableau 1 – Origines socioprofessionnelles des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage.

Tableau 2 – Niveau d’instruction des élus affiliés aux partis politiques dans la Chambre des représentants de 1963 en pourcentage.

L’Istiqlal : de l’indépendance à la scission
18Au début de l’indépendance, l’Istiqlal aurait compté près de deux millions d’adhérents (Radi, 2017, p. 127). Bien que ce chiffre ne soit pas vérifiable, il n’en demeure pas moins que des hommes et des femmes se sont massivement encartés entre 1955 et 1956, accentuant ainsi le caractère composite du parti. Celui-ci aurait été perçu comme « un dispositif efficace » pour avoir « sa part du gâteau » (Monjib, 1992, p. 75). Pour leur part, les dirigeants sont hétérogènes sociologiquement, politiquement. Leurs affinités idéologiques recouvrent un large éventail : « nationalisme islamisant », « radicalisme socialiste », « travaillisme » et « libéralisme pro-occidental » (ibid., p. 177). Ils partagent toutefois quelques crédos : une vision hégémonique du rôle du parti, une aspiration à construire un grand Maroc, à consolider l’indépendance et l’unité du pays, et à s’attaquer aux séquelles de la colonisation, un attachement à la « civilisation nationale arabo-musulmane » (ibid., p. 161).
19À l’aube de l’indépendance, le contrôle de l’appareil partisan constitue un enjeu de taille. Mehdi Ben Barka tente d’instaurer une discipline. Soucieux de bâtir un parti de masse, il prend des initiatives en vue de construire une « société nouvelle » (Ben Barka, 1999). Il supervise la création de la Jeunesse istiqlalienne, de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), de l’Association marocaine pour l’éducation et la jeunesse (AMEJ) et du Mouvement de l’enfance populaire (at-tufula ach-cha‘biyya). Il impulse entre autres l’opération de la Route de l’unité. Destiné à relier l’ancienne zone nord espagnole au reste du pays, ce chantier rassemble des jeunes de toutes les provinces durant l’été 1957 (Monjib, 1997).
20La volonté d’ériger un parti-nation est mise à mal par la scission de l’Istiqlal. Le 25 janvier 1959, une douzaine de congrès provinciaux se tiennent simultanément dans plusieurs villes du royaume. Les participants sont les délégués des sections autonomes de l’Istiqlal, des syndicalistes, des membres de la Résistance, de l’ALN et des organisations parallèles. Ils appellent à la « désobéissance organisationnelle » et proclament « l’autonomie des sections de la province » (Monjib, 1992, p. 161). À la suite de ces événements, les instances dirigeantes de l’Istiqlal, dont Ben Barka et ses amis sont « expulsés » par Allal El Fassi, dénoncent les congrès et leurs résultats.
21Ce schisme a fait l’objet de plusieurs lectures, au demeurant peu exclusives les unes des autres : « processus de segmentation spontané » (Waterbury, 1975, p. 195) ; traduction de distinctions socio-économiques (Monjib, 1992), générationnelles, socioculturelles, voire socioethniques (Marais, 1964b, Ashford, 1973 ; Dahbi, 2017) ; désaccords stratégiques entre les « vieux turbans » qui incitent à la modération et les « jeunes turcs » qui dénoncent les collusions ; réduction à néant des rêves de parti unique après la promulgation du dahir du 15 novembre 1958 (Vairel, 2014). Il importe aussi de souligner que la répression et l’exil ont contribué à distendre les liens partisans. Dans un tel cadre, les préparatifs du congrès de 1959 mettent au grand jour la marginalisation de l’ancienne garde du parti sur le plan organisationnel. Les ténors de l’aile gauche exigent que les délégués soient mandatés par la base, à l’inverse de l’ancienne garde qui réclame la désignation automatique d’une centaine de notabilités du parti.
22Les capitaux et les insertions différentielles des uns et des autres ont joué un rôle significatif. Les affinités personnelles et les fidélités du passé aidant, les moins dotés en capitaux organisationnels privilégient des relations verticales avec le Palais4. C’est le cas d’Ahmed Balafrej. Bien que secrétaire général du parti, l’architecte de la diplomatie marocaine reste un « homme sans troupes » (Dalle, 2004, p. 93). Il doit ses mandats à son investissement dans la lutte pour l’indépendance, à ses qualités de négociateur, à son réseau international et aux liens de confiance qu’il entretient avec le roi. En revanche, la combinaison de capitaux organisationnels et personnels aurait incité certains à s’engager dans un rapport de force avec la monarchie, à l’instar de Ben Barka. Dans l’entre-deux, Allal El Fassi dispose d’une aura symbolique, historique, religieuse susceptible de concurrencer celle de Mohammed V, ce qui entrave la construction d’une connexion verticale avec le Palais. Mais, après un long exil (1937-1946 au Gabon, 1947-1956 en Égypte), il peine à s’insérer au sein de l’appareil partisan. En fin de compte, la scission lui permet de prendre les commandes d’un parti expurgé de ses rivaux.
L’Istiqlal recomposé : un parti nationaliste composite mais centralisé
23À la tête de l’Istiqlal, Allal El Fassi construit un appareil centralisé et hiérarchisé, dont il devient le leader plénipotentiaire et le seul idéologue. Son maître mot est l’unité qui s’articule autour de cinq éléments : le Grand Maghreb ; un Maroc étendu jusqu’à la Mauritanie ; le socialisme islamique ; l’arabité contre le « berbérisme diviseur » ; la monarchie garante de l’unité nationale.
24La volonté de construire un parti-nation, adossé à des organisations syndicales et associatives à même d’encadrer et de mobiliser de larges pans de la société, est plus que jamais à l’ordre du jour. Un parti sans syndicat est si peu envisageable que l’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) est créée dès le 20 mars 1960. L’interpénétration entre les deux structures est telle que l’ensemble des membres du comité directeur de l’UGTM siègent au sein des instances dirigeantes du parti. Dans un premier temps, le syndicat istiqlalien se développe dans les secteurs où l’UMT est faible, notamment en milieu agricole et parmi les sans-emploi fixe en ville. 10 à 25 % de membres auraient quitté l’UMT pour adhérer à l’UGTM qui annonce 100 000 adhérents, tandis que son rival en déclare 650 000, des chiffres non vérifiés5 dont la proclamation participe de la guerre de communication entre l’Istiqlal et l’UNFP (Monjib, 1992, p. 166). L’année suivante, l’Istiqlal met sur pied l’Union générale des étudiants du Maroc (UGEM), qui ne parvient pas à s’enraciner dans un campus où prévalent des idées de gauche.
25Le parti demeure composite. Certes, la nouvelle direction est dominée par la « vieille garde » bourgeoise, nationaliste, citadine, issue des familles fortunées de Fès, Rabat, Salé, Meknès et Marrakech (Ashford, 1961 ; Chambergeat, 1961). Mais, l’Istiqlal n’est pas le bastion des « vieux turbans » de formation arabophone. Outre Ahmed Balafrej, diplômé de la Sorbonne, des cadres plus jeunes comme M’hamed Douiri, le premier polytechnicien du Maroc, et M’hamed Boucetta, un juriste, ont également étudié en France. À des niveaux hiérarchiques intermédiaires, le parti regroupe des commerçants, des fonctionnaires, de jeunes intellectuels d’origine modeste, des artisans et des ruraux. Le profil de ses députés reflète en partie cette hétérogénéité (tableaux 1 et 2), qui se répercute sur le niveau d’instruction moyen, plus bas que celui des élus de l’UNFP, mais plus haut que celui des représentants du FDIC. Dans l’ensemble, les commerçants sont surreprésentés, à l’inverse des agriculteurs et des fonctionnaires6. Il en est de même pour la catégorie fourre-tout des « divers » (8 élus, soit 20 %), qui comporte essentiellement des journalistes employés dans l’organe de presse de l’Istiqlal et un inspecteur régional du parti ; autrement dit, des personnes dont les carrières professionnelles et politiques sont intriquées.
26Quant à l’électorat de l’Istiqlal des années 1960, il porte autant l’empreinte de fidélités du passé que celle des transformations de l’indépendance. L’Istiqlal remporte les élections communales (Chambergeat, 1961). Il est principalement ancré dans les villes « traditionalistes » (Fès, Meknès, Salé, Larache, Taza, Essaouira), où il bénéficie de l’appui de la petite bourgeoisie, composée d’artisans et de commerçants, mobilisée par l’Union marocaine du commerce et de l’industrie (UMCI). Il s’étend aussi aux grandes plaines agricoles riches du Nord, à des cercles au Moyen Atlas et dans le Rif occidental, là où l’Istiqlal est soutenu par la bourgeoisie rurale regroupée dans l’Union marocaine de l’agriculture (UMA). Ces tendances se confirment à l’issue du scrutin de 1963, même si le parti arrive en seconde position avec 41 sièges et 21 % des voix des électeurs inscrits (Marais, 1964a, p. 98). Il devance les autres partis dans les centres autonomes et les villes moyennes, en récoltant des suffrages de la petite bourgeoisie « traditionaliste », des commerçants, des artisans et des « petits lettrés », mais il est supplanté par l’UNFP dans les grandes villes. En milieu rural, il subit la pression du FDIC. À l’occasion des scrutins électoraux, l’Istiqlal mobilise des capitaux autant partisans que personnels. Du fait même de son insertion dans l’appareil étatique, il entretient d’importants réseaux clientélaires. Mais ce parti sera peu à peu évincé de l’administration. En dépit de cela, il préservera d’autant plus ses capitaux collectifs7 que sa modération relative l’exposera moins à la répression.
27Alors même que l’Istiqlal recomposé devient une organisation centralisée et pyramidale, sous la férule d’un chef charismatique incontesté qui impose une discipline partisane y compris aux organisations annexes reconstituées, l’UNFP prend l’allure « d’une confédération polycéphale perpétuellement paralysée » (Monjib, 1992, p. 185).
L’Union nationale des forces populaires : un parti progressiste citadin divisé
28L’UNFP des années 1960 est un « parti de sympathisants » plutôt citadin, qui aurait compté près de 20 000 adhérents8. Ses dirigeants sont des intellectuels, des syndicalistes et des résistants, pour la plupart engagés dans l’Istiqlal après 1944. Comparativement à l’Istiqlal recomposé, ils sont davantage citadins, jeunes et en mobilité sociale (Marais, 1964b, p. 725). À cet égard, les professions libérales, les fonctionnaires, les commerçants et les diplômés de l’enseignement supérieur moderne sont surreprésentés parmi les 28 élus du parti dans la Chambre des représentants de 1963.
29L’électorat de l’UNFP se situe dans les grandes villes industrialisées du littoral atlantique et dans les campagnes du Sud du Maroc. Lors des communales du 29 mai 1960, le parti emporte 23 % des sièges à l’échelle nationale, mais 44 % dans les villes et les centres urbains, la majorité absolue à Casablanca, Rabat ou Kénitra. Son implantation est faible dans le monde rural, à l’exception du Souss. Dans cette zone berbérophone du Sud-Ouest, l’audience du parti est tributaire du prestige de l’Armée de libération-Sud, de la proximité partisane des commerçants soussis, de l’influence exercée par l’UMT dans les milieux ouvriers et amplifiée par les courants migratoires (Chambergeat, 1961, p. 112). Lors du scrutin de 1963, ces tendances se confirment, bien que les résultats soient affectés par les divisions internes. Avec 28 sièges et 16 % de voix des électeurs inscrits, l’UNFP se distingue essentiellement dans les villes « modernes » du littoral atlantique et leurs campagnes environnantes (Marais, 1964a, p. 102).
30Sur le plan idéologique, l’UNFP passe d’une orientation « ni à gauche ni à droite » au socialisme révolutionnaire (Monjib, 1992, p. 296). Mehdi Ben Barka en forge l’identité et les adversaires dans l’Option révolutionnaire (Ben Barka, 1966), un rapport interne soumis à la veille du 2e congrès du parti en 1962. Les « progressistes », adeptes du « socialisme scientifique » et de la « démocratie réelle », défendent les intérêts des « masses populaires » et promeuvent une réforme agraire. Dans le camp adverse, les « réactionnaires » et les « conservateurs » perpétuent le « capitalo-féodalisme » et le « néo-colonialisme », incarnés par « le régime du pouvoir absolu » et ses alliés « parasitaires » : « l’impérialisme », « la colonisation foncière », « la féodalité terrienne », « la bourgeoisie mercantile et compradore ». L’idéologue du parti admire l’Algérie révolutionnaire et l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, et exprime de la sympathie pour le Baas syrien (Camau, 1971, p. 127). Quant au régime monarchique, l’objectif proclamé en 1963 est de l’abolir (Ben Barka, 1966, p. 179).
31Pour mener la lutte, Ben Barka aspire plus que jamais à construire un appareil discipliné et structuré, mais « cet homme d’appareil sera le plus souvent sans appareil » (Daoud, 1997, p. 20). En 1960, son exil aurait été motivé aussi bien par des considérations d’ordre sécuritaire que par le sentiment d’être condamné à l’immobilisme, en raison des tensions entre plusieurs aspirants au leadership, à commencer par Mahjoub Ben Seddik (encadré 4), le patron de l’UMT (Radi, 2017, p. 170-171). L’aile politique de l’UNFP défend une conception « politique », puis « révolutionnaire » du syndicalisme qui est soutenue par l’UNEM (Menouni, 1970), mais combattue par les dirigeants de l’UMT. En janvier 1963, lors du 3e congrès de cette centrale, le divorce est consommé. La direction proclame l’indépendance du syndicat à l’égard de toutes les organisations politiques et son secrétaire général déclare que l’heure est à la « guerre contre la faim » et non aux conflits politiques (Monjib, 1992, p. 288). Ce faisant, elle s’attelle à purger le syndicat de ses éléments révolutionnaires, dissout la Fédération des télécommunications animée par Omar Benjelloun (encadré 79). La rupture se cristallisera en 1972 dans la scission entre l’UNFP-Rabat, menée par Abderrahim Bouabid, et l’UNFP-Casablanca, dirigée par Mahjoub Ben Seddik et Abdallah Ibrahim.
Encadré 7 : Omar Benjelloun, focus sur l’engagement syndical d’un polyengagé
Omar Benjelloun naît en 1936 dans la petite ville cosmopolite et multiconfessionnelle d’Aïn Beni Mathar, dans l’Oriental. La faillite de son grand-père, un propriétaire terrien originaire de Fès, se répercute sur le devenir de la famille. Le père d’Omar Benjelloun est ouvrier à l’Office national de l’électricité. Après l’expérience du déclassement, le futur leader de gauche réalise une forte mobilité sociale et géographique, à l’instar d’autres bénéficiaires de l’enseignement « moderne » de sa génération. À partir de 1957, il poursuit ses études à Paris au sein de la faculté de droit au Panthéon, puis de l’École supérieure des PTT, d’où il sort major en 1959. Parallèlement, il s’investit dans le syndicalisme estudiantin, devient l’un des dirigeants de l’UNEM, s’engage pour les causes algérienne et palestinienne. Le 25 janvier 1959, il compte parmi les principaux animateurs de l’assemblée générale qui soutient la formation des fédérations autonomes du Parti de l’Istiqlal, puis participe à la création de la section de l’UNFP à Paris.
De retour au Maroc en 1960, il est nommé sous-directeur régional des télécommunications à Casablanca et organise la fédération des PTT dans le cadre de l’UMT. À l’instar de Ben Barka, il attribue aux intellectuels le rôle de moteur et de boussole politique du parti et du syndicat. Après les grèves de mai et décembre 1961, il est en total désaccord avec les dirigeants de l’UMT. Convaincu qu’une grève générale de six mois paralyserait le régime, il prône une stratégie d’agitation permanente, irréaliste aux yeux des responsables du syndicat (Dalle, 2004, p. 255-256). Membre de la commission administrative de l’UNFP depuis 1962, il s’investit dans l’organisation du parti et dans une tentative de transformation du syndicat de l’intérieur.
À la fin de l’année 1962, pendant les préparatifs du 3e congrès de l’UMT, Omar Benjelloun accuse Mahjoub Ben Seddik de bloquer l’accès du congrès à ceux qui ne lui sont pas acquis. En retour, il est enlevé et battu par des syndicalistes proches de la direction de l’UMT. Dans le courrier qu’il envoie au secrétaire général du syndicat à la fin de décembre 1962, il compare l’épreuve subie à celle que lui a infligée une « brigade spéciale dépendant du pouvoir féodal » pendant la grève de décembre 1961. C’est l’occasion pour lui d’exposer ses divergences de fond :
« l’on a craint de voir exposé le point de vue de ces militants sincères sur :
– le rôle d’avant-garde que doit jouer la classe ouvrière dans le mouvement de libération,
– la nécessité de la démocratie intérieure pour maintenir et développer l’unité de la classe ouvrière sur une base révolutionnaire, – le danger de la dépolitisation de la classe ouvrière et de la cloison psychologique et politique que l’on essaie d’établir entre la classe ouvrière et le reste des masses populaires,
– le danger que courent l’unité et la force de l’Union Marocaine du Travail, danger qui résulte de certaines pratiques qui ont diminué considérablement la combativité des syndicats (devenus dans certains cas des organes d’interdiction systématique des grèves, ou même de simples titres formels au service de certains intérêts individuels) ».
Après son « exclusion » de l’UMT, Omar Benjelloun poursuit l’organisation d’un syndicalisme autonome, et ce en dépit des épisodes répressifs qui entravent ses entreprises. Arrêté lors du complot de 1963, il est condamné à mort pendant le procès de Rabat en 1964, puis gracié en avril 1965 à la suite des événements du 23 mars. À la veille de la première commémoration de ces événements, il est à nouveau arrêté pour incitation des élèves à la grève, condamné d’abord à six mois de prison, puis à un an de prison ferme et au paiement d’une amende. Cependant, lorsque les conditions de détention le permettent, il poursuit sa réflexion et ses analyses. Dès 1966, les secteurs des PTT et des fonctionnaires de l’éducation nationale se constituent en syndicat autonome. Douze ans plus tard, rejoints par les secteurs de la santé et des chemins de fer, ils fondent officiellement la Confédération démocratique du travail (CDT).
Parallèlement à ses engagements partisan et syndical, Omar Benjelloun a assuré la codirection effective de l’organe du parti, Al-Mouharrir, à partir de 1965, intégré le barreau de Casablanca, participé à la défense des putschistes de Skhirat et à de nombreux procès politiques.
Après avoir reçu un colis piégé et déjoué cette première tentative d’assassinat en janvier 1973, il est arrêté en mars de la même année. En prison, il contribue activement aux réflexions qui mènent au changement de ligne politique du parti et à la fondation de l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Le 18 décembre 1975, il est assassiné à la sortie de sa maison en plein jour (voir infra).
32En définitive, l’absence de discipline est de mise à tous les échelons de l’UNFP. L’activité des sections est marquée par l’irrégularité et l’absentéisme. Néanmoins, les cotisations permettent de payer le loyer des locaux. À l’échelle centrale, le parti bénéficie des revenus de sa presse, de son imprimerie, de donations et d’un « trésor » alimenté par les régimes « amis », à l’instar de l’Algérie, de la Syrie et de l’Irak10. Les témoins de cette époque expliquent les problèmes organisationnels par un défaut « congénital », par les crises internes et par la répression. Avec du recul, Abdelaziz Bennani11, secrétaire de la jeunesse de l’UNFP à partir de 1967, inverse les données du problème : les dirigeants auraient désinvesti l’organisation du parti parce qu’ils comptaient sur l’action clandestine, notamment après avoir perdu leurs canaux de mobilisation syndicale. La « collégialité quasi anarchique » a d’autant plus cédé la place à une « bataille fratricide » (Monjib, 1992, p. 163) qu’aucun chef n’est parvenu à s’imposer face à un agrégat de sous-groupes dotés de capitaux différents, et qui développent des stratégies sans concertation et dans une méfiance mutuelle. Alors que l’aile syndicale représentée par l’UMT opte pour les transactions collusives avec le Palais, d’autres empruntent diverses voies de radicalité : une posture tribunitienne à travers le Parlement, la presse d’opposition ou les procès politiques ; l’action protestataire estudiantine adossée à des relais horizontaux (UNEM) ; la construction d’un parti révolutionnaire de masse entravée par l’exil, la détention ou l’assassinat de ses plus grands défenseurs ; les tentations complotistes et insurrectionnelles, dénuées de potentiel de mobilisation, qui alimentent le cycle de la répression et aboutissent à la suspension de l’UNFP-Rabat en 1973.
Le Parti communiste marocain : un parti interdit mais « au service des autres »
33Le Parti communiste marocain (PCM) constitue la deuxième matrice en affinité avec les « partis de militants ». Sous le Protectorat, il est exclu de tout pacte entre les composantes du Mouvement national, bien qu’il se soit aligné sur les positions de l’Istiqlal à partir de 1951. Il était stigmatisé du fait de sa proximité avec l’URSS et de sa propension d’antan à privilégier les considérations sociales au détriment du politique, une vision internationaliste plutôt que nationaliste (Monjib, 1992, p. 97). À l’indépendance, c’est le seul parti à n’avoir aucune représentation ni au gouvernement, ni à l’ANC. Bien davantage, il est suspendu le 10 septembre 1959, puis officiellement interdit en 1960 et en 1964. Après sa reconstitution le 17 avril 1968 sous le nom du Parti de la libération et du socialisme (PLS), il est à nouveau banni le 19 septembre 1969.
34Son exclusion laisse transparaître la codification des premières règles du jeu de l’espace en cours d’institution et les ambivalences de l’aile gauche de l’Istiqlal. En effet, c’est Abdallah Ibrahim, président du conseil, qui décrète en 1959 la suspension du PCM, en invoquant l’article 3 du dahir du 15 novembre 1958 : « Toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national, ou à la forme monarchique de l’État, est nulle et de nul effet. » Dans son discours du trône du 18 novembre 1959, Mohammed V précise que l’athéisme et le matérialisme sont en contradiction avec les valeurs religieuses. Pourtant, à l’instar des autres communistes de la région, les militants du PCM-PLS ont affirmé leur ancrage national et identifié des convergences entre l’islam et le communisme (Camau, 1971, p. 126).
35À cette époque, les adhérents du PCM sont estimés à 10 000 membres (Monjib, 1992, p. 99). Ils sont principalement issus du prolétariat urbain et du milieu intellectuel de Casablanca, de Meknès et de Tadla. De plus, le parti dispose d’une base syndicale à l’UMT parmi les dockers, les cheminots et les enseignants. Il accroît peu à peu son influence parmi les étudiants de l’UNEM. Mais, en dépit de sa marginalisation, il tend à s’aligner sur les positions de l’Istiqlal, puis de son aile gauche. En définitive, ses actions et ses publications auraient plutôt bénéficié à d’autres forces politiques :
« On a l’impression d’avoir affaire à un parti qui se met toujours au service des autres. Avant l’indépendance, il forme et encadre la classe ouvrière puis l’offre en cadeau à l’Istiqlal. Depuis l’indépendance, ses publications […] sont prisées par la jeunesse étudiante acquise politiquement à l’aile radicale [du parti de l’Istiqlal]. Son influence idéologique est réelle mais son impact politique est presque nul. Il offre à l’aile radicale l’outillage conceptuel nécessaire dans sa lutte contre l’aile conservatrice qui se sert pleinement du discours coranique qui est d’une efficacité redoutable » (Monjib, 1992, p. 100-101).
36Peu après la suspension du PCM, des entreprises d’une autre nature participent à l’extension de la sphère partisane.
La genèse tâtonnante des « partis de notables »
37« Artificiels », « makhzéniens », « administratifs », « féodaux », « réactionnaires »… Les catégories employées par les adversaires des formations politiques qui soutiennent la monarchie et bénéficient de son appui stigmatisent tantôt la nature de l’entreprise et de sa relation avec le Palais, tantôt les positionnements sociopolitiques de ses initiateurs. Quant aux travaux de référence, ils divergent sur la nature de ces regroupements, de leur ancrage au sein de la société et de leur relation avec le Palais. Pour J. Waterbury, ces formations sont des « coalition[s] de groupes de clientèle rassemblés à grand-peine » et des « agents de segmentation » très dépendants du Palais, qui a tenté de favoriser la cristallisation politique de « la résistance de l’ancien bled siba à la pénétration istiqlalienne » (Waterbury, 1975, p. 286 et 266). En revanche, R. Leveau (1985) met l’accent sur les intérêts plus ou moins convergents des élites locales, soucieuses de préserver leurs statuts économique et politique, et de la monarchie qui les érige en « défenseurs du trône » face à la bourgeoisie citadine et au prolétariat.
38Reste à savoir jusqu’à quel point Mohammed V, puis Hassan II ont une vision stratégique claire durant cette conjoncture fluide et dans quelle mesure la proximité avec le Palais représente une ressource politique décisive. À l’heure où l’administration en construction fait l’objet de luttes de pouvoir, fait-il sens de parler en termes de « parti administratif » (hizb idari) ? Si des interventions du Palais ont bien eu lieu, elles se manifestent entre 1956 et 1963 sous quatre formes principales : 1) l’exploitation tâtonnante du ressentiment à l’égard de l’Istiqlal et le soutien plus ou moins discret de ses adversaires en vue de les maintenir dans le jeu politique (le Parti démocratique de l’indépendance), 2) ou de favoriser leur reconnaissance légale (le Mouvement populaire) ; 3) des initiatives lancées par des proches du roi pour organiser des réseaux de clientèle (le FDIC) ; 4) des faveurs accordées à leurs dirigeants et à leurs membres pour préserver, stabiliser ou renforcer leur statut social et leur pouvoir politique.
Le Parti démocratique de l’indépendance : un aspirant au leadership rural
39Au début de l’indépendance, des membres de l’élite administrative et politique énoncent le clivage entre le monde rural et l’univers citadin en des termes politiques. Loin d’être tous des ruraux, ils ont pour point commun leur hostilité à l’égard de l’Istiqlal qui « hérissait tout le monde par sa superbe, par sa prétention au monopole du sentiment et de l’action nationaliste et par sa manière de rappeler sans cesse à ceux qui n’avaient pas servi dans ses rangs qu’ils étaient indignes de partager les fruits de la victoire » (Waterbury, 1975, p. 300). S’ils occupent souvent des positions stratégiques à proximité du sérail royal, ils ne se réduisent pas à de simples exécutants d’une volonté royale ou princière.
40Bien qu’issus de l’élite citadine de Fès ou de Salé, les dirigeants du Parti démocratique de l’indépendance (PDI) se profilent rapidement comme des aspirants au leadership dans des régions rurales berbérophones, au Moyen Atlas, dans le Rif et au Tafilalet, notamment à l’occasion des incidents pendant lesquels s’expriment des sentiments anti-istiqlaliens, largement partagés par ce parti. L’Istiqlal accuse ce parti de compromission avec le Protectorat, désapprouve sa participation dans les pré-pourparlers d’Aix-les-Bains en 1955 et sa surreprésentation au sein du premier gouvernement. L’animosité est telle qu’elle entraîne des affrontements violents et l’assassinat de membres du PDI. Mais, à l’inverse de son rival, le parti de Mohamed Hassan Ouazzani dispose de très faibles assises populaires. Il bénéficie essentiellement du prestige de son fondateur et de ses réseaux dans les cercles de pouvoir français. Alors même qu’il ne s’est pas distingué sous le Protectorat par son monarchisme, il se retrouve à l’indépendance du côté du Palais. Pour se renforcer, il tente de percer dans les zones hostiles à l’Istiqlal, sans que l’appartenance de ses dirigeants à l’élite citadine intellectuelle ne constitue un handicap rédhibitoire, ce qui invite à ne pas essentialiser le clivage entre monde rural et univers urbain. Cependant, la prétention du PDI à représenter les ruraux est vite remise en cause par le Mouvement populaire (al-haraka ach-cha‘biyya – MP).
Le Mouvement populaire : un parti de notables ruraux et de Berbères ?
41La création officielle du MP en 1959 fait l’objet de trois lectures majeures : une tentative de cristalliser le mécontentement rural (Leveau, 1985), l’expression d’une contre-élite rurale berbère (Vermeren, 2001), une entreprise encouragée en privé par le Palais (Waterbury, 1975). Dès sa naissance, cette formation s’apparente bien à un parti de notables, majoritairement rural et berbérophone. Mais elle ne canalise pas l’ensemble des ruraux et des berbérophones, et sa gestation est irréductible à la proximité de ses fondateurs avec le sérail.
42Hormis leur appartenance à la même génération et leurs relations plus ou moins étroites avec l’ALN, les cofondateurs du MP ont des origines sociales et des parcours bien différents. Mahjoubi Aherdan voit le jour au début des années 1920 dans une famille de caïds berbères. Après des études au collège d’Azrou, puis à l’École militaire de Dar El Beïda de Meknès, il amorce une carrière militaire, puis administrative. En 1951, il succède à son père en tant que caïd des Aït Saïd à Oulmès. En 1953, il proteste officiellement contre la mobilisation du pacha Glaoui en faveur de la déposition du sultan (Aherdan, 2013, p. 108). À l’indépendance, le roi le nomme gouverneur de la province de Rabat. Quant à Abdelkrim Khatib, nous l’avons vu, il n’est ni berbérophone, ni d’origine rurale. Chirurgien de formation, il devient le chef d’état-major de l’Armée de libération. Comme d’autres dirigeants de l’ALN, ses divergences avec l’Istiqlal s’accroissent dès la fin du Protectorat. Mais, ses relations étroites avec la famille royale et d’autres micro-événements le dissuadent de se rallier aux résistants qui rejoignent l’UNFP. À l’instar de son ami Mahjoubi Aherdan, il attribue des assassinats comme celui d’Abbas Messadi, chef du commandement du Rif de l’ALN, à Mehdi Ben Barka, au Fqih Basri et à leurs « hommes de main » (Aherdan, 2013, p. 209-211).
43Mahjoubi Aherdan joue un rôle moteur dans la création du MP. Peu à peu, il acquiert une conviction : pour exister politiquement, il ne suffit pas d’avoir une position de pouvoir, d’être dans le gouvernement ou d’être proche du Palais, il faut avoir un parti politique (Aherdan, 2013, p. 159). Le 28 septembre 1957, dans le prolongement de la sédition d’Addi Ou Bihi, gouverneur du Tafilalet, des tracts annoncent la création du MP. Lorsque des fonctionnaires istiqlaliens retardent la reconnaissance du parti, l’ancien caïd s’érige en chantre de la « liberté d’association » (Waterbury, 1975, p. 269). Le 2 octobre 1958, à l’occasion du troisième anniversaire de l’insurrection armée, les cofondateurs du MP prennent l’initiative de transférer sans autorisation, vers Ajdir dans le Rif, le corps d’Abbas Messadi, enterré à Fès. Des incidents éclatent dans le Rif, mais échappent rapidement à leurs initiateurs. Les deux meneurs sont arrêtés pendant 58 jours à Fès, avant d’être libérés sans jugement le 3 décembre 1958, en pleine insurrection du Rif. Moins d’un an plus tard, en novembre 1959, le congrès constitutif du MP se tient à Rabat. Les mythes fondateurs du parti puisent largement dans ces événements, insistant sur les racines du parti dans l’Armée de libération, sur son aspiration à représenter le monde rural et à entraver la montée du « parti unique », et sur la répression subie. Dès le départ, Mahjoubi Aherdan contribue à forger un antagonisme politique entre ruraux berbérophones et élites citadines dominantes, voire à le raciser. Ce faisant, il constitue le « Fassi » comme une catégorie politique agonistique, quasi équivalente à l’Istiqlal, qui condense la citadinité, la domination culturelle, économique et politique, l’arrogance, une sorte de mépris de classe et de race (Aherdan, 2013, p. 269).
44À l’issue des communales de 1960, le MP se profile comme un parti de notables ruraux, dotés d’assises économiques (propriétés foncières, cheptel, etc.) et sociales (appartenance à des familles caïdales, voire de chorfa). Ses terres d’élection se trouvent pour l’essentiel dans les provinces d’Oujda, de Taza, de Nador et dans les zones montagneuses de Béni Mellal. Néanmoins, il n’a pas l’exclusivité des votes ruraux et berbérophones, également disputés par l’Istiqlal dans le Moyen Atlas et par l’UNFP dans le Souss (Chambergeat, 1961), ce qui constitue en soi l’indice d’une périphérie fragmentée12. Sur un autre plan, la relation partisane y est personnalisée, l’appareil organisationnel rudimentaire et centré sur ses dirigeants, l’idée même de cotisations rejetée et la production idéologique sommaire. Lors du congrès constitutif, les fondateurs du MP préconisent une monarchie dotée de fortes prérogatives et la défense du monde rural. Ils se réclament aussi du socialisme islamique, le registre du socialisme aurait été incontournable à cette époque (Waterbury, 1975, p. 276). À l’encontre de l’arabisme défendu par l’Istiqlal, Mahjoubi Aherdan revendique, dès 1959, la reconnaissance de l’identité amazighe et l’enseignement de « la langue berbère » (Pouessel, 2006). Son influence est perceptible dans le préambule de la constitution : ni le Maroc ni le Maghreb n’y sont qualifiés d’arabe (Aherdan, 2013, p. 270). En 1963, le MP intègre une coalition destinée à contrebalancer l’Istiqlal et l’UNFP.
Le Front de défense des institutions constitutionnelles : l’expérience éphémère du premier parti administratif
45Le Front de défense des institutions constitutionnelles (FDIC) est créé le 21 mars 1963, à la veille du premier scrutin législatif du Maroc indépendant. Son artisan n’est autre qu’Ahmed Réda Guédira, ami du roi, directeur général du cabinet royal, et ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture à cette date. Cette initiative prolonge les tentatives de l’homme fort du moment de convaincre le roi d’endosser la stature d’un « monarque-président » (Leveau, 1985, p. 74). Pour ce légiste, la mise en concurrence de groupes politiques rivaux est le meilleur moyen de sauvegarder la cohésion du Maroc sous l’égide de la monarchie. Pour faire contrepoids à l’Istiqlal et à l’UNFP, il décide donc de coaliser les réseaux proches de la monarchie au sein d’une même organisation.
46Cette coalition hétéroclite rassemble des personnalités indépendantes et trois partis politiques : le MP ; le Parti démocratique constitutionnel (PDC), nouvelle dénomination du PDI de Mohamed Hassan Ouazzani à la suite du départ de quelques-uns de ses dirigeants pour l’UNFP ; le Parti des libéraux indépendants (PLI) de Mohamed Mouline (1918-2001) et de Guédira, qui n’a jamais dépassé le stade de petit club. L’activisme du maître d’œuvre a suscité de très fortes réactions, y compris parmi les acteurs concernés (Monjib, 1992, p. 306). Tandis qu’Abdelkrim Khatib adhère pleinement à l’entreprise, Mahjoubi Aherdan se montre récalcitrant (Aherdan, 2014, p. 59-77). L’idée même d’un parti du roi suscite de fortes résistances. Lorsqu’une délégation d’officiers de l’armée demande à Hassan II d’intervenir pour empêcher Ahmed Réda Guédira de baptiser son parti « Front monarchique constitutionnel », celui-ci tranche en défaveur de son ami (Leveau, 1985, p. 78). Néanmoins, il cautionne la mobilisation des gouverneurs et des caïds en faveur du nouveau parti (Aherdan, 2014, p. 68).
47Bien que le mode de scrutin et de découpage ait favorisé le FDIC, qui remporte 69 sièges sur 144, cinq ministres sur les sept qui se sont présentés sous sa bannière sont battus. Ces résultats attisent les tensions internes. Des candidats malheureux comme Mahjoubi Aherdan accusent Ahmed Réda Guédira d’avoir utilisé les moyens de l’administration pour les contrer. Mais c’est le roi qui aurait été le plus dépité. Le FDIC n’a emporté qu’une courte victoire comparativement au succès que le souverain espérait après le plébiscite du référendum constitutionnel, ce qui trahit bien les limites du contrôle de ce processus par les agents de l’Intérieur. De plus, la majorité est dominée par une quarantaine de ruraux, peu ou pas instruits (tableaux 1 et 2), issus du MP, alors que l’opposition compte des tribuns aguerris au jeu politique. Au lendemain des législatives, les relations entre Hassan II et son ami d’antan se tendent ; celui-ci quitte le ministère de l’Intérieur. Très vite, le Parlement devient un lieu de bataille entre factions rivales au sein du même groupe, conduisant à un éclatement du FDIC, à la création du Parti socialiste démocrate (PSD) par Ahmed Réda Guédira le 14 avril 1964 et à la scission du MP.
48Le 7 juin 1965, le roi dissout le Parlement et proclame l’état d’exception à la suite du vote d’un amendement proposé par l’Istiqlal, grâce à l’abstention du groupe dissident d’Abdelkrim Khatib. Tandis que Mahjoubi Aherdan s’aligne sur les décisions royales, Abdelkrim Khatib dénonce « un coup de force » (Dalle, 2004, p. 322). Entre 1963 et 1966, les divergences entre les deux fondateurs du MP et leurs adeptes respectifs se sont exacerbées. Le 4 novembre 1966, l’ancien gouverneur expulse le chirurgien du parti13. En février 1967, celui-ci crée le Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC) qui restera une coquille vide, jusqu’à ce que son fondateur le réanime trente ans plus tard pour faciliter l’intégration contrôlée d’une fraction de l’islamisme marocain.
49La genèse du premier parti administratif du Maroc indépendant montre bien que Hassan II n’a pas hérité d’une « société de cour » similaire à celle de Louis XIV. Au début de son règne, il joue des contradictions de l’élite. Mais son pouvoir n’est pas stabilisé, et il ne parvient pas à faire en sorte que les tensions et les conflits « s’exercent conformément à ses intérêts » (Elias, 1985, p. 119). À cette époque, Mahjoubi Aherdan, Abdelkrim Khatib et Ahmed Réda Guédira ne sont ni de simples courtisans ni des exécutants. Les deux derniers n’hésitent pas à exprimer publiquement leurs désaccords avec le roi. Si celui-ci proclame l’état d’exception et dissout le Parlement, c’est justement parce qu’il peine à manier ceux qui sont supposés lui être acquis et qu’il ne peut pas compter sur une majorité au sein du Parlement. Un point mérite d’être relevé : l’échec du FDIC et la disgrâce de son fondateur marquent un tournant, préfiguré par la nomination en 1964 du colonel Mohamed Oufkir à la tête de l’Intérieur.
Un régime politique forgé dans la violence
50Dès le début de l’indépendance, le régime naissant amorce le « processus de concentration de la violence physique publique » (Bourdieu, 2012, p. 335). Le Palais construit rapidement un appareil coercitif, mate les révoltes rurales (1957-1959), amplifie la répression contre l’UNFP à partir de 1963, recourt à l’assassinat politique et mobilise l’armée pour écraser les révoltes urbaines en mars 1965. Après les tentatives de coups d’État militaires de 1971 et de 1972, il accentue son contrôle sur « les spécialistes de la violence » (l’armée, la police, etc.), tout en essayant de réanimer un jeu politique codifié et de renouer avec une partie de ses opposants. Cependant, une partie de l’UNFP privilégie l’option insurrectionnelle jusqu’en 1974, tandis que les mouvements d’inspiration marxiste, constitués dans la clandestinité à la suite des événements de 1965, grossissent les rangs des adversaires de la monarchie et des victimes de la répression.
51Dans le vocabulaire des militants des droits humains, les « années de plomb » désignent la phase la plus répressive du régime marocain, celle qui s’étend du début de l’indépendance aux années 1990. Au cours de ces décennies, la violence d’État s’exerce principalement contre des opposants organisés (résistants, militants de gauche, marxistes, indépendantistes sahraouis, islamistes, etc.), des militaires après les tentatives de coups d’État, des individus et des populations exposées pendant des événements protestataires. Elle fait également des victimes parmi les familles des acteurs directement ciblés. En 2004, l’Instance équité et réconciliation (IER) est créée en vue de tourner cette page sombre de l’histoire. Elle identifie quatre catégories de « violations graves » attestées dès le début de l’indépendance : « disparition forcée », « détention arbitraire », « torture et mauvais traitements », « atteinte au droit à la vie suite à l’usage excessif et disproportionné de la force publique » (Instance Équité et Réconciliation, 2009).
52Concernant la forme prise par la répression, les deux logiques identifiées par F. Vairel (2014, p. 61) sont repérables dès la fin des années 1950. Tandis que la répression des événements du Rif en 1958-1959 s’inscrit dans une « logique d’hostilité absolue » et se traduit par le massacre de villages entiers, le plus souvent, c’est la « logique de quadrillage » qui prévaut en vue de disperser et d’affaiblir l’opposition14. D’après notre analyse, la répression tend à être massive et indiscriminée lorsque l’appareil coercitif intervient pour stopper l’extension d’une insurrection ou d’une protestation. En revanche, elle est ciblée tout en étant étendue lorsque l’appareil coercitif intervient de manière préventive.
La construction de l’appareil coercitif
53Rétrospectivement, la survie de la monarchie semble largement tributaire de la mise en place rapide d’un appareil coercitif, grâce au soutien des occupants de la veille. Les autorités françaises, qui conservent leurs bases militaires et près de 60 000 hommes sur le sol marocain jusqu’en 1962, s’empressent de concrétiser les clauses militaires prévues par les accords d’indépendance, à savoir le reversement des hommes de la coloniale dans l’armée marocaine et une assistance militaire. Derrière cette sollicitude se dessine la convergence d’intérêts entre le Palais et l’ancienne puissance tutélaire, qui s’efforcent d’entraver la jonction de l’ALN, forte de 10 000 à 15 000 hommes (Régnier et Santucci, 1972), avec le Front de libération nationale (FLN) algérien. Dès le 14 mai 1956, les Forces armées royales (FAR) font leur premier défilé à Rabat, avec près de 15 000 hommes et 200 véhicules, sous la conduite de Mohamed Oufkir (1920-1972). Ce fils de pacha du Tafilalet est un ancien de la coloniale plusieurs fois décoré et aide de camp du résident général Guillaume entre 1951 et 1954. Les autorités françaises l’auraient immédiatement transféré au sultan à son retour d’exil (Smith, 1999, p. 186).
54La France apporte également son soutien à l’édification et à la professionnalisation des services de police et de renseignement marocains. Au lendemain du défilé des FAR, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) est officiellement créée sur la base des services de police de la Résidence et placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Elle s’étoffe avec la mise en place d’une « police politique parallèle » (les Cab 1, Cab 2, Cab 3, etc.), qui joue un rôle important dans l’élimination de membres de la Résistance urbaine (Boukhari, 2002, p. 24).
55Les services marocains bénéficient aussi de l’apport des États-Unis, qui disposent de bases militaires dans le royaume entre 1943 et le début des années 1960. Dès l’automne 1960, trois experts étatsuniens de la CIA acculturent les membres du Cab 1 à un répertoire de renseignement et de police politique expérimenté sous d’autres cieux. L’un d’entre eux a contribué à la création du Mossad en 1948, participé au renversement du gouvernement de Mohammad Mossadegh en Iran en 1953, exercé ses compétences en Corée du Sud et à Cuba, avant de prendre ses fonctions durant sept années au Maroc (ibid., p. 36-37).
L’écrasement des dissidences dans les périphéries
56Entre 1957 et 1959, le Palais vient à bout de plusieurs séditions. Le 17 janvier 1957, Addi Ou Bihi, gouverneur du Tafilalet, région du Sud-Est (figure 3), ferme le bureau de l’Istiqlal à Midelt, procède à des arrestations, n’épargne ni le commissaire de police, ni le juge de la ville, distribue près de 7 000 fusils à ses partisans et barre les voies d’accès à sa province15. Il justifie ses actes par la volonté de protéger le trône contre le gouvernement « istiqlalien ». Au final, le retour à l’ordre s’opère rapidement et sans effusion de sang. Premier incident majeur dans le monde rural, cette révolte a fait l’objet d’interprétations concurrentes : indicateur du clivage entre centre et périphérie, signal des tensions entre berbérophones des montagnes et élites citadines engagées dans la conquête de l’État, tentative de préserver des réseaux de clientèles menacés, résultat de « manipulations ». Quel que soit le rôle effectif joué par le Palais, il n’en demeure pas moins que cet événement lui permet de soustraire l’administration à la domination de l’Istiqlal, de reprendre en main les autorités locales, d’amorcer la construction d’un État centralisé, tout en sonnant le glas de l’ère des caïds et des pachas.
57Parachevé en 1960, le processus de désintégration de l’ALN sera marqué par deux épisodes en particulier. Si des résistants intègrent bien les FAR, la police ou l’administration en réponse à l’offre du Palais, d’autres refusent de rendre les armes. Des figures, issues du groupe de l’Institut Ibn Youssef de Marrakech, à l’instar de Fqih Basri et de Ben Saïd Aït Idder, fédèrent des membres de l’ALN et organisent deux bases armées : la première du côté d’Erfoud, la deuxième à Goulimine. Ces commandos de l’ALN-Sud apportent leur soutien à la révolution algérienne, exercent des pressions sur les postes militaires français dans le sud du Maroc. Avec le soutien de tribus locales, ils mènent des offensives dans les territoires toujours sous occupation espagnole et dont ils revendiquent la marocanité. En 1957, leur avancée est telle qu’ils atteignent la Mauritanie. Loin de constituer le bras armé de l’Istiqlal, leurs dirigeants ne se reconnaissent que dans les membres du Conseil de la Résistance proches de Mehdi Ben Barka, qu’ils rencontrent régulièrement en 1957 (Bennouna, 2002, p. 32). Perçus comme une menace sérieuse autant pour les positions françaises que pour la présence espagnole au Sahara, ils exacerbent l’inquiétude du Palais, après leur refus d’exécuter l’ordre du prince Moulay Hassan, chef d’état-major des FAR, de libérer des prisonniers espagnols. En février 1958, la France et l’Espagne mènent l’opération « Écouvillon » (Garnier, 1960). À cette occasion, le rôle des FAR se réduit au « rabattage » des maquisards. Ce sont les parachutistes, les bombardiers, les automitrailleuses, les armes lourdes et les mortiers des anciennes puissances tutélaires qui détruisent des villages et des cheptels, qui écrasent et pourchassent les membres de l’ALN-Sud, dont seuls quelques-uns parviennent à s’échapper. En guise de compensation, l’Espagne rétrocède la région de Tarfaya (Cap Juby) au Maroc en avril 1958.
58Quelques mois plus tard, à la suite du rassemblement organisé à Ajdir (Gueznaya) en octobre 1958 et de l’arrestation des fondateurs du Mouvement populaire, des incidents éclatent dans les zones rurales et montagneuses de l’ex-zone espagnole et gagnent des villes comme Taza et Casablanca. Des locaux de l’Istiqlal sont attaqués. Un mouvement de désobéissance civile prend forme (Nahhass, 2014, p. 91) : boycott de l’administration, arrêt de plusieurs activités (le marché, le labour). Durant l’automne 1958, des provinces sont successivement transformées en zones militaires : Rabat le 19 octobre, Taza le 3 novembre, Al Hoceïma le 26 novembre. Mais la gestion de la crise varie d’une région à une autre. Mohamed Medbouh16, gouverneur de Taza, parvient à désamorcer les tensions dans la région d’Aknoul dont il est originaire. En revanche, dans d’autres endroits, comme dans les environs d’Al Hoceïma, la police tire sur les manifestants (Smith, 1999, p. 196). Après une phase d’extension puis de reflux, la révolte s’intensifie en janvier 1959 dans les anciens bastions de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi : un mouvement se structure autour d’anciens membres de la Légion espagnole, de l’Armée de libération et de rescapés de la guerre du Rif (1921-1926). Dès le 26 décembre, les Forces armées royales sont mobilisées. Mais, à l’inverse de l’expédition contre Addi Ou Bihi, la « pacification » du Rif est sanguinaire. Le prince Moulay Hassan s’installe à Tétouan et Mohamed Oufkir prend la direction de troupes, désormais plus nombreuses, mieux formées et mieux armées17. Cette fois-ci, le soutien de Paris est plus discret mais non moins décisif : les bombardiers légers qui pilonnent les villages de la tribu des Beni Ouriaghel, celle de l’ancien émir du Rif, portent des emblèmes marocains fraîchement peints, mais sont pilotés par des Français. Le bilan de la répression varie selon les estimations entre 5 000 et 10 000 morts ; 244 membres des Beni Ouriaghel sont arrêtés, tandis que d’autres parviennent à s’enfuir vers les présides espagnols18, et la zone est soumise à un régime militaire. À la suite de cet épisode, Mohamed Oufkir gagne ses galons de colonel et le surnom de « boucher du Rif ».
59Indéniablement, la révolte du Rif s’est produite dans un contexte d’intégration laborieuse de l’ex-zone espagnole au sein du royaume19. D’après les conclusions de la commission royale dépêchée dans le Nord, les habitants du Rif se perçoivent comme des laissés-pour-compte de l’indépendance. Dans le programme pour le Rif présenté au roi par la délégation des Beni Ouriaghel en novembre 1958, les doléances, structurées en 18 points, recouvrent un large éventail (Hart, 2000, p. 91-93), par exemple : l’évacuation des troupes étrangères ; le retour au Maroc de Ben Abdelkrim El Khattabi, exilé en Égypte ; la libération de l’ensemble des prisonniers politiques ; le recrutement des fonctionnaires au sein de la population locale ; la nomination d’un Rifain au sein du gouvernement ; la réduction des taxes ; la mise en œuvre d’un programme contre le chômage ; la création d’écoles rurales et la réouverture d’un lycée à Al Hoceïma, l’offre de bourses à des étudiants rifains et l’accélération de l’arabisation de l’éducation (en réaction à l’usage du français par les fonctionnaires issus de l’ex-zone française).
60Ces événements restent au cœur des dynamiques mémorielles du présent (Nahhass, 2014). Dans l’immédiat, ils contribuent à briser les récalcitrants de l’ALN, à affaiblir l’Istiqlal, à exacerber l’animosité à son égard, à ternir l’aura du gouvernement Ibrahim, à accélérer la reconnaissance du Mouvement populaire, et à impulser une haine mutuelle entre les populations du Rif et le futur Hassan II. Bien davantage, ils mettent en scène la première action d’envergure des Forces armées royales. De facto se profile leur principale mission à l’intérieur des frontières : soumettre les voix dissonantes et assurer dans le sang l’intégration centripète des périphéries. Après l’écrasement des séditions rurales, le recours à la violence s’exacerbe dans la lutte que se livrent les protagonistes en présence. Le déséquilibre des forces ne cesse de s’accentuer en faveur de l’institution monarchique.
Figure 3 – Conflits et frontières entre 1957 et 1965.

Une répression à la fois ciblée et étendue
61Entre 1959 et 1964, la répression frappe tout particulièrement les insoumis parmi les anciens résistants, ceux qui ont survécu aux tentatives d’assassinats ciblées, à l’opération « Écouvillon » et à la répression de la révolte du Rif. En décembre 1959, Abderrahman Youssoufi et Mohamed Fqih Basri sont arrêtés, alors que leur parti est largement représenté dans le gouvernement d’Abdallah Ibrahim. Le 13 février 1960, c’est le tour de résistants proches de Fqih Basri, à l’instar de Mohamed Bensaïd Aït Idder, figure de l’ALN-Sud et cofondateur de l’UNFP. Le 16 juillet 1963, deux mois après les législatives, 130 responsables et militants de l’UNFP sont arrêtés pendant une réunion du parti à Casablanca. Parmi eux, 21 parlementaires récemment élus. Dans la foulée, les rafles au sein de l’UNFP et du PCM se traduisent par près de 5 000 gardes à vue. Comparativement à leurs expériences de 1959 et de 1960, des rescapés de cette époque témoignent d’épreuves plus humiliantes et d’un recours à la torture plus important, mais différencié selon les victimes. En mars 1964, à l’issue du procès, les verdicts sont variables. Mehdi Ben Barka est condamné à mort par contumace et Abderrahman Youssoufi, pourtant présenté comme l’un des cerveaux du complot, à deux ans avec sursis. Des figures comme Omar Benjelloun et Fqih Basri sont condamnées à la peine capitale.
62L’effectivité du complot a fait couler beaucoup d’encre. Selon Abderrahman Youssoufi, « il y avait toujours de la complotite dans l’air », mais il n’y aurait eu que des « intentions de complot » en 196320. D’un côté, Hassan II et Mohamed Oufkir tentent d’étouffer dans l’œuf tout projet menaçant le régime. De l’autre, les dirigeants de l’UNFP divergent dans leur conception de la violence politique. Pour les uns, brandir cette menace vise à inciter le Palais à la retenue. Pour d’autres encore, c’est une option par défaut. D’autres, enfin, ont l’intime conviction que le changement radical ne peut être obtenu que par la violence. Les adeptes de l’option révolutionnaire sont également divisés. Omar Benjelloun aspire à créer un parti révolutionnaire. Admirateur des baasistes, Fqih Basri espère remobiliser les cellules disséminées de la Résistance et s’infiltrer dans le palais avec le soutien de quelques officiers. D’autres comme Mehdi Ben Barka envisagent aussi de s’appuyer sur des cellules de l’ALN, mais pour déclencher une insurrection populaire. Tous prospectent en ordre dispersé et dans une méfiance mutuelle21.
63L’année 1963 est une date tout aussi importante dans les relations du Maroc avec son voisin immédiat. Entre fin septembre et début novembre, la guerre des Sables éclate dans les confins algéro-marocains. Sur les ondes de la Voix des Arabes, Mehdi Ben Barka condamne l’agression du frère voisin, exsangue après des années de lutte pour l’indépendance, et fustige le régime. Sa position est réprouvée par d’autres membres de la gauche, qui s’opposent à la perpétuation du tracé hérité de la période coloniale. Ce litige permet à Hassan II de mobiliser le registre nationaliste et aux FAR de s’acquitter victorieusement d’une mission de défense territoriale. Tandis que l’opération « Écouvillon » a eu pour effet de dessiner les frontières du Maroc dans le Sud et de donner un coup fatal à l’ALN, le conflit de 1963 permet à la monarchie d’établir des frontières avec l’Algérie dans l’Est (Smith, 1999, p. 227) tout en semant la division au sein de la gauche.
64Le 7 août 1964, l’élimination de Cheikh Al Arab, une figure de la Résistance urbaine populaire, symbolise l’anéantissement des rescapés de l’Armée de libération. Peu de temps après, le roi gracie des membres de l’UNFP. Pendant que des adversaires du régime sont éliminés, la voie de la réconciliation reste entrouverte avec d’autres.
Les événements du 23 mars 1965 : un révélateur d’autres figures de dissidence
65En 1965, la jeunesse urbaine se profile à nouveau comme le fer de lance des protestations, mais les origines sociales de ses avant-gardes lycéennes et estudiantines sont autrement diversifiées que celles des jeunes de 1930 ou de 1944.
66Les « événements du 23 mars » désignent les protestations qui se produisent entre le 21 et le 25 mars 1965, avec un point culminant le 23, à Casablanca et, dans une moindre mesure, à Rabat et à Fès, puis à Settat, Khouribga, Meknès et Kénitra (El Ayadi, 1999). L’élément déclencheur est la publication d’une circulaire du ministre de l’Éducation nationale interdisant aux plus de 17 ans l’accès au deuxième cycle secondaire, visant ainsi 60 % d’entre eux. Les lycéens de Casablanca initient le mouvement en se mettant en grève le 22 mars. Ils sont rapidement suivis par les lycéens de Rabat et de Fès, par le syndicat des enseignants et par l’UNEM. Le 23 mars, le mouvement se propage à partir des lycées vers la rue, prise d’assaut par les élèves et leurs parents, des étudiants, des enseignants, des ouvriers, des chômeurs et des bidonvillois. Bien que les revendications formulées à travers les slogans portent essentiellement sur les conditions de vie, le roi n’échappe pas à la vindicte populaire. Ses photos sont publiquement brûlées. À Casablanca, des vitrines sont brisées, des voitures, des autobus et une jeep de police sont incendiés. Dans leur affrontement avec la police, des protestataires érigent des barricades et lancent des pierres contre les forces de sécurité. Trois agents des forces auxiliaires sont éventrés. Pillages et destructions d’établissements publics se produisent dès que les troupes reçoivent l’ordre de tirer. En fin de journée, des dizaines de milliers de personnes sortent dans la rue. Comme en 1952, le commissariat des Carrières centrales est encerclé. Face à une police débordée, l’armée est appelée à la rescousse. Vers 18 h, une vingtaine de chars d’assaut et 400 camions entrent en scène. À cette date, le général Mohamed Oufkir est ministre de l’Intérieur, et continue à contrôler les FAR et la Sûreté nationale. Du haut d’un hélicoptère, il mitraille la foule, cherchant d’abord à dégager le commissariat dont il avait observé, « impuissant », l’attaque en 1952 (Clément, 1992, p. 402). La répression est sanglante. Les victimes sont furtivement entassées dans des charniers creusés pendant la nuit. Leur nombre n’a jamais été établi avec certitude.
67Lors de son discours du 30 mars, Hassan II reconnaît la gravité de la situation économique et sociale, tout en fustigeant la jeunesse instruite plus que jamais constituée en figure politique menaçante. Le 13 avril, il prononce l’amnistie générale de presque tous les détenus politiques et lance un appel aux exilés, en déclarant : « Le temps des complots et des troubles est révolu » (Le Tourneau, 1966, p. 184). En vue de constituer un gouvernement d’union nationale, il multiplie les tractations, qui seront interrompues par l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, le 29 octobre 1965, devant la brasserie Lipp à Paris (Buttin, 2015). Pendant de longues années, le « cadavre sans sépulture » du martyr est constitué comme une entrave majeure à toute réconciliation de l’UNFP avec Hassan II.
68Soulignons enfin que cet événement national est un jalon important dans la radicalisation d’une partie de la jeunesse lycéenne et estudiantine marocaine. Cette tendance s’exacerbe au fil des événements régionaux et internationaux : la guerre du Vietnam, la révolution culturelle chinoise, la guerre israélo-arabe, Mai 68, etc. Dans le cadre de l’UNEM, les cercles de discussion prolifèrent et favorisent l’expression des voix dissidentes de l’UNFP et du PLS (Menouni, 1970). Pendant le XIIIe congrès de l’UNEM en 1969, la naissance du Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM) est proclamée. L’année suivante, les noyaux issus du PLS se regroupent au sein de l’Organisation A, rebaptisée Ila al Amam (En avant) en 1972. Les réseaux émanant de l’UNFP se rassemblent, en 1970, dans l’Organisation B. Deux ans plus tard, celle-ci se divise en deux groupes : le Mouvement du 23 mars et Servir le peuple. Également dénommé « Nouvelle gauche » (al-yasar al-jadid) ou « Gauche révolutionnaire » (al-yasar ath-thawri), le MMLM joue un rôle important dans la fécondation et l’hybridation des systèmes d’action nationaliste, communiste, et de la révolution palestinienne.
L’élimination des « maquisards », des « putschistes » et des « révolutionnaires » (1971-1973)
69Loin d’être révolu, « le temps des complots et des troubles » s’étend. Entre 1965 et 1973, les aspirations régicides se multiplient. Au début des années 1970, la blague qui circule parmi les opposants à la monarchie illustre bien cet état d’esprit.
« Devant le palais royal de Rabat, de nombreuses personnes font la queue. Un homme veut forcer l’entrée sans attendre son tour. Lorsqu’il justifie son empressement par sa volonté de tuer le roi, on lui rétorque : “Nous sommes tous là pour la même raison, fais la queue comme tout le monde22.” »
70De manière préventive ou réactive, la répression s’abat essentiellement sur les membres de l’UNFP et de l’UNEM, les groupes marxistes-léninistes naissants et l’armée. Relevons deux ensembles d’initiatives en particulier.
71Une première tentative de coup d’État a lieu le 10 juillet 1971, pendant la fête d’anniversaire de Hassan II au Palais de Skhirat. Mohamed Oufkir ne semble pas impliqué. Après cet événement, le roi le nomme ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée marocaine, mais les relations se tendent entre les deux hommes. Avant la tentative de coup d’État du 16 août 1972, le général aurait établi des contacts avec des figures de l’opposition, celle-là même qu’il a réprimée. Dans ses mémoires, Raouf Oufkir (2003, p. 327), le fils du général, affirme qu’il existait une large « coalition », comprenant des hauts gradés de l’armée, des conseillers du roi, des membres de la famille royale, avec « Allal el-Fassi, Abderrahim Bouabid et Oufkir, [comme] principaux architectes de ce pacte de salut public ».
72De son côté, le Tanzim (organisation) tente des incursions, notamment en 1969 et en 1973 (Bennouna, 2002). Cette branche armée de l’UNFP est créée en 1963 par d’anciens résistants de l’ALN-Sud réfugiés en Algérie. Désormais exilé en France, Abderrahman Youssoufi rencontre régulièrement ses membres. À cette époque, Abderrahim Bouabid aurait été persuadé que seule la voie insurrectionnelle pouvait apporter le changement.
« Il disait que la révolution viendra d’Algérie et de Tripoli, hna hi tanqdiw [ici, on fait aller]. Et ceux d’Alger et de Tripoli disaient la même chose […], on va être accueilli par les masses. Ils ont tous vécu sur l’illusion… Or il n’y avait de parti ni à Alger ni au Maroc23. »
73Dans un parti profondément désorganisé depuis sa création, ces initiatives ne font l’objet ni d’une coordination centralisée, ni même d’une discussion avec les cadres du parti, dont plusieurs en ignorent l’existence. Au sein même du Tanzim, le « blanquisme » de Fqih Basri suscite des tensions et des défections, dont celle de Mohamed Ben Saïd Aït Idder24. Le 3 mars 1973, des membres de l’organisation sont infiltrés à partir de l’Algérie mais immédiatement réprimés. À la suite de ces événements, une importante vague de répression frappe l’UNFP et près de 300 personnes sont arrêtées. Le 3 avril, l’UNFP-Rabat est suspendue par décret et ses locaux scellés. Durant l’été 1973, 157 inculpés des événements de mars sont présentés devant le tribunal permanent des FAR. Peines de mort, détentions perpétuelles, peines de réclusion et sursis sont prononcés. Désormais, une partie de la gauche marocaine renonce à la lutte pour l’alternative. Ce faisant, elle contribue à la mise en place et à la délimitation d’une sphère politique instituée à partir du milieu des années 1970.
La fabrique concomitante des frontières de la nation et des règles du jeu politique officiel
74Au milieu des années 1970, une bifurcation se produit. En août 1974, l’Espagne annonce son intention d’organiser un référendum d’autodétermination dans le Sahara dit espagnol. Après avoir été en concurrence autour de la délimitation même des frontières de la nation, la royauté et les partis issus du Mouvement national adoptent des positions convergentes dans leur refus de toute consultation dans ce territoire contesté. Pour incarner le « consensus national », Hassan II organise la Marche verte. Le 6 novembre 1975, près de 350 000 civils se dirigent vers Saguia el Hamra, en brandissant le drapeau marocain et des exemplaires du Coran. Alors même que l’armée sera mobilisée dans des opérations militaires et physiquement éloignée de la capitale, elle est symboliquement exclue de ce que Hassan II promouvra comme sa révolution du roi et du peuple.
75Le façonnement des frontières internes et externes de la nation s’intrique avec la codification de « lignes rouges », qui délimitent symboliquement la sphère politique instituée émergente. Ce sont des règles du jeu ou des conventions, implicites et explicites, qui visent à cristalliser les nouveaux rapports de force, à imposer la reconnaissance de l’hégémonie de la monarchie et de sa centralité institutionnelle, et à disciplinariser les acteurs du jeu politique. Sur la base d’une réappropriation du triptyque « Dieu, la patrie, le roi » par Hassan II, trois critères permettent de dissocier « l’opposition de Sa Majesté » de « l’opposition à Sa Majesté » : l’acceptation de la nature monarchique du régime, l’adhésion à l’islam et la reconnaissance de la marocanité du Sahara. En d’autres termes, l’accès à la politique instituée est conditionné par le renoncement à lutter pour l’alternative politique, à recourir à la violence politique, et à disputer à la monarchie les sources de légitimité nationaliste et religieuse.
76Outre les indépendantistes sahraouis, proches du Front Polisario créé en 1973, cette configuration exclut principalement les marxistes-léninistes, victimes d’une lourde répression (disparition forcée, torture, longues peines de prison). Ils sont toujours animés par les utopies révolutionnaires et une partie d’entre eux est favorable à un référendum d’autodétermination au Sahara.
77Les expressions islamistes naissantes sont également écartées. En effet, le Mouvement de la jeunesse islamique (jam‘iyat ach-chabiba al-islamiyya – MJI) est constitué en 1972. Ses fondateurs sont deux enseignants, socialisés dans le salafisme istiqlalien, devenus cadres de l’UNFP, avant de s’y sentir en décalage : Abdelkrim Mouti, né en 1935 dans un village près de Ben Ahmed, et Kamal Ibrahim, né en 1933 à Casablanca dans une famille du Souss (Burgat, 1988). Ils recrutent pour l’essentiel dans leur univers professionnel : des enseignants de collège et de lycée, des élèves, puis des étudiants. Parallèlement aux structures associatives, le mouvement se dote d’une aile paramilitaire ; les unes et l’autre perpétuent de manière contrastée les héritages du Mouvement national. Dans le cadre de cellules comportant sept à huit personnes, des enseignants du mouvement se chargent d’« éduquer » les élèves en se basant sur les livres de savants religieux comme Allal El Fassi, de même que sur les écrits des Frères musulmans égyptiens et des figures du salafisme médiéval. Par ailleurs, des camps de vacances sont organisés selon le modèle scout, expérimenté par Abdelkrim Mouti. Parallèlement à ces structures, le président du MJI constitue une cellule clandestine chargée de mener des actions contre les « athées » de la gauche. Dirigée par Abdelaziz Noumani, un étudiant de la faculté de droit de Rabat, celle-ci regroupe des profils très différents des précédents : des jeunes hommes âgés d’une vingtaine d’années entre 1973 et 1975, des petits artisans, des vendeurs de légumes et des personnes sans emploi, qui puisent dans un registre de violence imprégné par la « culture de rue et de semi-délinquance » (Belal, 2011, p. 117). Le 27 octobre 1975, l’existence de ce groupe se manifeste publiquement à la suite de l’agression à l’arme blanche d’Abderrahim Meniaoui, professeur de littérature arabe dans un lycée de Casablanca et membre de la direction du Parti du progrès et du socialisme (ex-PLS), puis comme nous le verrons moins de deux mois plus tard.
78La voix d’un autre enseignant contribue à la pluralisation de l’islamisme marocain naissant, celle d’Abdessalam Yassine (1928-2012). Ce natif de Marrakech fréquente l’Institut Ibn Youssef, ce centre d’enseignement religieux où se sont croisées des figures de la résistance anticoloniale comme Fqih Basri et Ben Saïd Aït Idder. Mais, pour sa part, il reste à l’écart des tumultes nationalistes pendant le Protectorat. Après une formation initiale centrée sur la langue arabe et sur les études islamiques, il se cultive en autodidacte. Il deviendra inspecteur de l’enseignement, à l’instar d’Abdelkrim Mouti, puis expert pédagogique auprès du ministère25. En 1965, dans le prolongement d’une crise spirituelle, il rencontre le maître de la confrérie soufie Boutchichia, dont il deviendra le plus proche disciple jusqu’à sa disparition en 1972. Contrairement à ses espérances, il ne succède pas à son maître ; il ne tardera pas à quitter la confrérie. Relevons un point majeur : à l’inverse des dirigeants du MJI, qui rejettent les pratiques confrériques et qui n’excluent pas le passage à l’action directe, Abdessalam Yassine proposera une articulation des pratiques mystiques et politiques tout en condamnant la violence politique26. En 1974, il ose défier Hassan II. Invoquant sa propre descendance chérifienne, il lui adresse une lettre d’admonestation intitulée « L’islam ou le déluge ». Cette offense lui vaut un internement en asile psychiatre pendant trois ans et demi.
79En revanche, dans le sillage de leur adhésion au « consensus national », les anciens du PCM-PLS sont autorisés à fonder le Parti du progrès et du socialisme (hizb at-taqaddum wa al-ichtirakiyya – PPS) en 1974. Quant aux membres de l’UNFP-Rabat, ils organisent en 1975 le congrès extraordinaire de l’Union socialiste des forces populaires (al-ittihad al-ichtiraki li al-quwwat ach-cha‘biyya – USFP) et adoptent dans l’ambivalence l’option de la « démocratie politique ». D’après deux témoignages, un tournant est adopté par le haut, sans que le passé ne soit explicitement répudié. Rapporteur de la commission politique du congrès, Abdelaziz Bennani insiste pour dénoncer « l’action putschiste et blanquiste ». La parole lui est refusée en plénière, alors qu’un autre militant est ovationné lorsqu’il déclare : « il n’est pas question d’amputer l’un des deux bras du parti », c’est-à-dire Fqih Basri. À partir de cet épisode, cet avocat s’éloigne progressivement du parti et se consacre à la cause des droits humains27. À la même époque, Mohamed Sassi est âgé de 23 ans et participe à la fondation de la jeunesse de l’USFP. En 2001, il quittera ce parti avant de cofonder l’association Fidélité à la démocratie, l’une des composantes du Parti socialiste unifié (PSU), créé en 2005. Selon ce professeur de droit privé, les sources des dissensions internes remontent à ce congrès :
« Il n’y a pas eu des états généraux comme le PS avec Épinay […]. Avant 1975 […], le parti était à l’affût des occasions : révolte populaire, grand soir, coup d’État, offre du régime, etc. […] Après 1975, on n’allait pas dire à un jeune que le parti a changé de nature. […] Le leadership pensait que la base allait peu à peu intégrer ces nouveautés [gradualisme, pacifisme, transformation du régime de l’intérieur…]. Dans les faits, cette stratégie n’a pas été comprise28. »
80En contrepartie de la renonciation tacite de l’USFP au « blanquisme », certains des inculpés de 1973 bénéficient d’une mise en liberté provisoire, et d’autres d’un allègement ou d’une commutation de peine. Reste à relever un événement crucial. Libéré en août 1974, Omar Benjelloun est assassiné le 18 décembre 1975, soit peu de temps après l’organisation de la Marche verte. Dans les décennies suivantes, la version privilégiée par les tribuns de l’USFP variera selon les circonstances politiques du moment. L’assassinat est tantôt attribué au Palais, tantôt présenté comme le résultat d’une collusion entre le régime de Hassan II et le Mouvement de la jeunesse islamique (MJI), tantôt assimilé au premier acte de « terrorisme islamiste » au Maroc (encadré 8). Selon notre hypothèse, tandis que l’enlèvement de Mehdi Ben Barka en 1965 interrompt les négociations entre la monarchie et l’aile politique de l’UNFP, l’élimination d’Omar Benjelloun trahit la volonté de supprimer l’une des rares figures susceptibles de constituer un obstacle dans la voie de « la réconciliation » entre Hassan II et l’USFP. Celui-ci était non seulement perçu comme un leader charismatique, visionnaire et intransigeant, mais aussi comme un homme d’action doté de fortes dispositions organisationnelles. Il était d’ailleurs en train de doter l’USFP d’une formation syndicale susceptible de constituer un moyen de pression redoutable.
Encadré 8 : Qui a tué Omar Benjelloun ?
Pendant le procès qui démarre en décembre 1979, les inculpés dans l’affaire Abderrahim Meniaoui et dans l’assassinat d’Omar Benjelloun reconnaissent leur appartenance à une « organisation religieuse dirigée par le dénommé Abdelaziz Noumani » et leur connexion avec les dirigeants du Mouvement de la jeunesse islamique (Belal, 2011, p. 116-117). En outre, la déposition de Kamal Ibrahim au service de police judiciaire, retirée du dossier, corrobore les étroites relations entretenues par les responsables du MJI avec Abdelkrim Khatib et avec un ancien frère musulman syrien qui a travaillé pour les services secrets syriens avant d’être recruté par le cabinet royal (ibid., p. 118). Noumani aurait d’ailleurs trouvé refuge dans l’une des fermes du fondateur du Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC).
À distance, Abdelkrim Mouti se disculpe et ses fidèles essaient de démontrer qu’Abdelaziz Noumani était de connivence avec les services sécurité. D’après lui, le régime aurait commandité l’assassinat en faisant « d’une pierre deux coups » : se débarrasser de l’opposant de gauche et le sanctionner pour avoir refusé de participer à la Marche verte. Dans un entretien traduit par F. Burgat, il déclare : « Le cerveau qui a planifié l’assassinat du militant Benjelloun est celui qui a planifié et exécuté l’opération d’enlèvement de Mehdi Ben Barka et son assassinat au cœur de Paris » (Burgat, 1988, p. 190).
À la fin des années 1990, Abdelkrim Khatib, qui s’est presque toujours distingué par son dévouement au Palais, assure l’intégration de la composante de l’islamisme issue du MJI dans la sphère politique instituée, dans le cadre du MPDC, rebaptisé en 1998 le Parti de la justice et du développement (PJD). Dans ce nouveau contexte politique, des articles de presse évoquent son implication dans l’assassinat du leader de gauche. Il s’en défend et n’hésite pas à porter plainte contre ceux qui diffusent de telles informations.
Dans le cadre de l’Instance équité et réconciliation (2004-2006), Abdelaziz Bennani se charge personnellement de ce dossier (entretien réalisé par l’autrice, à Lausanne, en août 2013). Dans son rapport final, l’IER souligne que « l’enquête judiciaire instruite à ce propos, tout autant que le procès qui s’en est suivi, manquaient de l’impartialité et de l’objectivité nécessaires », et que ces faits « constituent en soi autant d’éléments complémentaires et cohérents, confirmant la thèse d’une intervention qui aurait influencé le cours de la justice et rendu impossible l’élucidation de cette affaire » (Instance Équité et Réconciliation, 2009). Pendant son enquête, l’avocat recueille des témoignages d’acteurs qui requièrent l’anonymat et qui incriminent Abdelkrim Khatib. D’après l’un d’entre eux, ce proche du Palais aurait rendu visite à la mère de Hassan II et lui aurait confié : « L’un des ennemis notoires de ton fils a été éliminé, tu peux dormir tranquille. » Par ailleurs, d’après le militant des droits humains, il existe de fortes présomptions que le processus d’élimination d’Omar Benjelloun ait été supervisé par l’homme fort des services de sécurité de l’époque, le général Ahmed Dlimi (1931-1983).
Conclusion
81Ce retour sur les deux premières décennies de l’indépendance montre bien que la survie de la monarchie marocaine n’était pas inscrite dans son ADN. Son histoire contemporaine est irréductible à la saga triomphale de rois « subtils », « charismatiques », dotés d’une légitimité historique, constitutionnelle ou religieuse, et de grandes capacités de manipulation. Certes, la monarchie a bénéficié de dispositifs matériels et symboliques coproduits par le Protectorat et par les nationalistes. Pourtant, elle n’hérite pas d’une position centrale, elle doit lutter pour la conquérir. Dès l’aube de l’indépendance, d’intenses confrontations se produisent entre des protagonistes dont la perception des rapports de force en présence est aussi fluctuante qu’imprécise. Les échanges de coups se déploient sur une pluralité de scènes et de coulisses. La violence politique, multiforme, fait partie des horizons du pensable et du faisable. Cependant, le recours aux institutions constitue à la fois un enjeu et une carte parmi d’autres dans le jeu des acteurs en concurrence.
82Dans un environnement marqué par la guerre d’Algérie, puis par le début de la guerre froide arabe entre les Républiques socialistes et les monarchies dites conservatrices, tous mobilisent des soutiens externes, mais de manière inégale. En se rangeant derrière la France, l’Espagne et les États-Unis, le régime monarchique naissant bénéficie d’importantes ressources, qui lui permettent de construire rapidement un appareil coercitif, d’éliminer ou d’affaiblir ses adversaires, et d’imposer peu à peu sa prétention à monopoliser l’exercice de la contrainte physique publique. Durant ce processus laborieux et tâtonnant, il rencontre de très fortes résistances et reste en permanence exposé à des menaces externes et internes.
83Forgée par différentes formes de violence, la scène partisane n’est que l’une des arènes où se déploient les luttes politiques. Toutefois, jusqu’à la proclamation de l’état d’exception en 1965, la centralité des partis issus de la matrice nationaliste est telle qu’une partie de leurs rivaux ressentent le besoin de se doter d’un appareil partisan pour canaliser les élites rurales. La sphère partisane est alors traversée par une ligne de partage idéale typique entre politique nationale et politique locale et patronnée, qui ne se cristallise pas pour autant sous forme d’un conflit entre centre et périphérie. Tandis que l’UNFP et, dans une certaine mesure, l’Istiqlal sont en affinité avec la politique nationale et le monde citadin, le MP, puis le FDIC le sont essentiellement avec la politique patronnée et locale, et avec l’univers rural.
84A posteriori, un déphasage s’observe entre d’une part l’aspiration des dirigeants de l’Istiqlal et de l’UNFP à construire un parti-nation comme le FLN ou le Néo-Destour, et d’autre part une concurrence entre des leaders dont aucun ne parvient à l’emporter ou à dissoudre ses potentiels challengers, à l’instar des dirigeants algériens et tunisiens. Ce processus ne s’explique pas uniquement par une propension à la segmentation, par une expérience coloniale qui consolide les élites traditionnelles et la fragmentation sociale et territoriale, ou par l’alliance stratégique du régime avec les élites rurales. Il est largement tributaire de l’asymétrie croissante entre les capacités organisationnelles de ces partis, et les ressources qu’accumule le régime politique naissant dans le prolongement de choix stratégiques mais non moins hésitants.
85À partir de la fin des années 1960, la pluralisation politique se poursuit, pour l’essentiel dans le milieu des citadins éduqués (figure 4). Dans le prolongement des matrices nationaliste et communiste, de nouvelles ramifications se développent dans les lieux du politique animés par les étudiants, les lycéens et les enseignants. Face à l’affirmation des idéologies d’inspiration marxiste, une nouvelle ligne de partage s’esquisse. Jusqu’à la fin des années 1960, aucun acteur ne monopolise avec succès le registre de l’islam, qui est constitutif de l’idéologie nationaliste. En partie affiliés à la matrice nationaliste, les embryons de l’islamisme marocain laissent entrevoir des appropriations agonistiques de ce langage politique.
86Au début des années 1970, Hassan II échappe de justesse à deux tentatives de coup d’État militaire. La constitution de l’affaire du Sahara en priorité nationale – par le Palais et les partis issus des matrices nationaliste et communiste – accompagne la reconfiguration des frontières internes et externes de la nation, en intrication avec la codification de lignes rouges qui délimitent symboliquement la politique instituée émergente. Ce processus n’a rien de mécanique. Ce n’est qu’après l’échec des stratégies insurrectionnelles que les dirigeants de l’UNFP prennent acte de leur incapacité à produire une alternative « révolutionnaire ». La répression à géométrie variable a contribué à façonner les contours de la sphère politique officielle renaissante. Des irréductibles sont supprimés, d’autres exilés ou emprisonnés pour une longue durée, notamment au sein du MMLM. Toutefois, leur mémoire n’est pas effacée. Quant aux opposants agréés dans le jeu politique officiel, la répression a contribué à entraver leur développement organisationnel et les a affaiblis, sans détruire toutes leurs ressources.
Figure 4 – La pluralisation politique entre 1959 et 1975.

L’arborescence signale des scissions, la relation sous forme de tirets noirs renvoie à la formation d’une coalition, tandis que celle en pointillé gris indique des circulations d’individus d’un collectif à un autre.
Notes de bas de page
1 Sur cette disparition inattendue à la suite d’une intervention chirurgicale a priori anodine, voir I. Dalle (2004, p. 221-229).
2 Échange avec l’autrice en 1994.
3 Ces tableaux sont réalisés à partir des données produites par O. Marais (1964a), sur les 138 élus des trois partis, mais non sur les 6 divers. La catégorie « fonctionnaires » comprend en très grande majorité des « enseignants ». La catégorie « professions libérales » réunit pour l’essentiel des avocats, mais aussi des médecins. Nous avons coloré en gris les pourcentages indiquant une surreprésentation d’une catégorie dans un parti. Ces données seront analysées au fur et à mesure dans ce qui suit.
4 Pour rappel, ce sont là des extrapolations inspirées de la typologie d’Oberschall (1973). L’existence de connexions verticales avec les autorités combinée à la faiblesse des liens horizontaux (relations distendues ou peu organisées au sein du groupe) constituerait un terrain propice au développement de stratégies individuelles ou de relations clientélaires. La situation est inverse lorsque les liaisons avec les autorités sont faibles ou entrecoupées et que le groupe est doté de capacités de mobilisation.
5 D’après Ayache (1993, p. 201), ce chiffre est à rapporter à l’enthousiasme de l’indépendance : il « était de loin supérieur à celui des salariés dans les entreprises modernes urbaines ou rurales et qui devait comprendre des petites gens, boutiquiers, artisans ou fellahs que l’UMT recrutait, comme avait fait avant elle l’Union générale tunisienne du travail ».
6 Ce mandat rémunéré aurait été créé en 1956 par Mehdi Ben Barka dans le but de doter le comité exécutif de l’Istiqlal d’un moyen efficient pour encadrer et contrôler les structures partisanes à l’échelle du Maroc.
7 Pour rappel, selon M. Offerlé (2002, p. 46), ces capitaux comportent des dimensions symbolique (une « marque politique », un sigle, des emblèmes, un programme), organisationnelle (une forte structuration, des militants, des permanents) et matérielle (des ressources provenant de cotisations, des locaux, etc.).
8 Entretien réalisé par l’autrice avec Abderrahman Youssoufi, à Casablanca, en janvier 2006.
9 Le courrier cité dans l’encadré figure dans : « Pour mémoire. Lettre d’Omar Benjelloun à Mahjoub Ben Seddik : “Avec tout mon dévouement à la cause de la classe ouvrière et de toutes les forces progressistes” », Libération.ma, 19 décembre 2012. Disponible sur [http://www.libe.ma/_a33238.html?print=1], consulté le 27 décembre 2020.
10 Entretien réalisé par l’autrice à Casablanca, en janvier 2015, avec le journaliste Hamid Barrada, ex-UNFP, ancien condamné à mort.
11 Entretien réalisé à Lausanne, en mai 2013, avec cet avocat, militant des droits humains et père de l’autrice. Né en 1939 dans une famille d’artisans de Fès, il contribue à forger les organes de l’UNEM pendant ses études de droit à Rabat, puis devient l’un des cadres de l’UNFP-Rabat, avant d’être arrêté en mars 1973.
12 Pour rappel, selon M. P. Angrist (2006), une fragmentation territoriale et sociale, et des capacités de mobilisation électorale asymétriques entravent la cristallisation des luttes autour d’un conflit central entre centre et périphérie.
13 Pour une analyse de cette scission, voir M. Bennani-Chraïbi (2019, p. 209-211).
14 Catégories empruntées à D. Hermant (1994, p. 90).
15 Sur cet épisode, voir D. Hart (2000, p. 87), R. Leveau (1985, p. 23-24), J. Waterbury (1975, p. 266-267).
16 Né en 1927 à Aknoul, c’est le fils d’un caïd qui avait combattu, au sein des troupes françaises, Ben Abdelkrim El Khattabi. Il est formé à l’École militaire de Dar Beïda et devient capitaine après sa participation à la guerre d’Indochine entre 1949 et 1952. À l’indépendance, il est nommé gouverneur de Ouarzazate, puis de Taza. En décembre 1958, il devient ministre des Postes et des Télécommunications dans le gouvernement d’Abdallah Ibrahim, nomination censée répondre à l’une des doléances des insurgés : accorder à un Rifain un portefeuille ministériel important. En 1971, c’est l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État militaire.
17 En 1958, les FAR disposent désormais de 40 000 hommes et de 30 % du budget de l’État (Smith, 1999, p. 196).
18 Ils seront graciés, le 18 novembre 1960, à l’occasion de la Fête du trône et, en septembre 1962, les exilés seront autorisés à retourner au pays (Hart, 2000, p. 95).
19 Outre une analyse en termes de crise de pénétration de l’État, cette révolte a fait l’objet de lectures anthropologiques concurrentes : réaménagement du système tribal segmentaire (Gellner, 1962) ; dépassement des divisions inhérentes au monde tribal dans le cadre d’une résistance aux intrusions externes, coloniales dans les années 1920 et du pouvoir central en 1958-1959 (Hart, 2000). Pour sa part, Waterbury (1975, p. 274) considère que la première phase de ces événements est convergente avec la thèse de Gellner, et la seconde, en janvier 1959, avec celle de Hart.
20 Entretien réalisé par l’autrice avec Abderrahman Youssoufi, à Casablanca, en janvier 2006.
21 Entretien réalisé par l’autrice avec Hamid Barrada, à Casablanca, en janvier 2015.
22 Blague consignée par l’autrice pendant ses enquêtes du début des années 1990.
23 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en août 2008, avec l’avocat Mohamed El Haloui (1938-2020), président de l’UNEM de 1964 à 1965, cadre de l’UNFP, dirigeant de l’USFP. Il a subi la répression en 1964, en 1965, et à la suite des événements de mars 1973.
24 Entretiens réalisés par l’autrice à Casablanca avec Bensaïd Aït Idder, en janvier 2006, et avec Hamid Barrada, en janvier 2015.
25 D’après le site de son organisation, il est démis de ses fonctions en 1968. Il sera mis à la retraite en 1987.
26 Son parcours fait l’objet de nombreuses analyses (Belal, 2011 ; Tozy, 1999 ; Zeghal, 2005).
27 Entretien accordé à l’autrice, à Lausanne, en mai 2013.
28 Entretiens accordés à l’autrice, à Rabat, en juillet et en août 2008.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009