Chapitre 1 – Genèse du pluralisme partisan en contexte colonial
p. 57-79
Texte intégral
1Le fait partisan se développe au Maroc sous la double contrainte d’un régime colonial d’état de siège et d’un projet nationaliste unanimiste1 : des élites citadines masculines lettrées élaborent une vision nationale du politique et recourent à la forme partisane pour mobiliser la nation et pour l’édifier. Sa gestation ne résulte ni de la formation d’une sphère politique nationale2 en relation avec l’instauration et l’extension du suffrage, ni d’un lent processus de spécialisation de l’activité politique. Elle se produit en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et avec un vivier d’instances qui constituent d’abord des incubatrices, puis un bassin de recrutement. Quant à la pluralisation de la scène partisane naissante, elle ne traduit ni la rémanence d’une société segmentaire3, ni la cristallisation de clivages sociaux4. Elle porte l’empreinte du cadre institutionnel colonial, des stratégies mises en œuvre par les autorités coloniales et des ressources différentielles accumulées par les dirigeants des premières entreprises partisanes. Pour esquisser cette genèse, nous mobilisons la riche littérature sur le nationalisme marocain5, l’ouvrage très documenté de R. Rézette (1955) sur les partis politiques sous le Protectorat, ainsi que des mémoires et les entretiens que nous avons réalisés avec des témoins de cette époque.
Un régime d’état de siège qui cristallise la segmentation et stabilise les positions d’influence
2Le fait partisan marocain se développe dans une configuration coloniale marquée par trois particularités : une fragmentation en trois zones territoriales régies par des statuts différents ; une dualité des structures politiques et la stabilisation de positions d’influence autrefois temporaires (Marais, 1964b) ; un régime d’état de siège quasi permanent et une absence d’enjeux électoraux.
3Le traité de Fès établit le Protectorat français sur le Maroc le 30 mars 1912. Dans son prolongement, deux accords sont conclus. Le 27 novembre 1912, la Convention de Madrid délimite deux zones d’influence espagnole : au nord, de l’embouchure de la Moulouya sur la Méditerranée à celle du Loukkos sur l’Atlantique, hormis l’enclave réservée à la future zone de Tanger ; au sud, du Drâa à la colonie du Rio de Oro (figure 1). L’autorité civile et religieuse du sultan est confiée à un délégué, le khalifa* (d’où l’appellation de zone khalifale), et un Haut-Commissariat espagnol est installé à Tétouan (Marchat, 1971). Le 18 décembre 1923, la Convention de Paris dote la zone de Tanger d’un statut international, sous souveraineté du sultan, qui entre en vigueur de 1925 à 1958. Elle deviendra ainsi un lieu de repli des nationalistes pendant les phases de répression. Cette situation durera jusqu’à la reconnaissance officielle de l’indépendance du Maroc, dans le sillage de la Déclaration de La Celle-Saint-Cloud du 6 novembre 1955, de la Déclaration commune franco-marocaine du 2 mars 1956 et de la Déclaration commune hispano-marocaine du 7 avril.
4D’après le traité de Fès, le Protectorat vise à « préserver l’intégrité du royaume », sauvegarder « la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses », « prêter un constant appui à Sa Majesté Chérifienne contre tout danger […] » et « réformer » le pays. Dans les faits, la Résidence procède à la réorganisation du Makhzen, parallèlement à la mise en place d’une administration de plus en plus directe (Rivet, 1988). Cette politique est indissociable de la figure du maréchal Hubert Lyautey (1854-1934) qui a constitué le Protectorat en gardien de « l’islam marocain », une innovation de l’orientalisme français, et d’une monarchie érigée en institution intemporelle. Un siècle après sa désignation en tant que premier résident général (1912-1925), celui qui est à l’origine du transfert de la capitale de Fès à Rabat, en 1913, et du nouveau drapeau de « l’empire chérifien », en 1915, continue à être associé au démiurge du Maroc contemporain. Avec la colonisation de l’Algérie en contre-exemple, l’architecte de « l’exception marocaine » s’est inspiré des « multiples “répertoires” des empires6 », et tout particulièrement du « gospel colonial7 » sur le Maroc. Au fil des enquêtes, des inventaires et des récits, des dichotomies se sont forgées, à l’instar de l’opposition entre bled makhzen et bled siba (encadré 1). « Instrument de gouvernementalité », ce métarécit confie au Protectorat la mission d’« introduire une modernité sans changement » et d’apprendre à se gouverner à un peuple « attardé » et insoumis (Burke, 2014, p. 9). Il imprègne la stratégie de « pacification » impulsée par Lyautey, dont la mise en œuvre ne sera parachevée qu’en 1934. Les tribus rebelles sont soumises au nom du sultan et selon un rythme intentionnellement lent, combinant la menace des armes avec une politique de persuasion (Mun et Lyautey, 2011, p. 188). La « politique des grands caïds », l’un des volets de la « politique berbère », consiste à « fabriquer des notables » (Waterbury, 1975, p. 132). Outre des promesses d’autonomie locale, ceux qui ont soutenu la France bénéficient au sein du Makhzen de positions non plus éphémères, mais permanentes. Ils se constituent des fiefs stables et gagnent en prestige au fur et à mesure qu’ils s’enrichissent ; ils acquièrent ainsi une puissance inédite. Cette politique est couronnée par la promulgation du dahir* du 16 mai 1930, surnommé par ses opposants « Dahir berbère ». Ce document officialise la soumission des zones récemment conquises au droit coutumier. Pour le pénal, il substitue aux tribunaux marocains les juridictions françaises, désormais « compétentes pour la répression des crimes commis en pays berbère quelle que soit la condition de l’auteur du crime » (article 6). Bien que le dahir ait été signé par le jeune sultan Mohammed Ben Youssef (1909-1961)8, les nationalistes marocains y perçoivent un empiètement sur les prérogatives de celui-ci, et une atteinte à l’islam et à l’unité du pays.
5Comparativement à la situation algérienne (Fromage, 2012 ; Rahal, 2017) et tunisienne (Arfaoui, 2011), l’état de siège quasi permanent et l’absence d’enjeu électoral constituent une autre particularité de la gestation des premiers partis politiques marocains. Alors même que le dahir du 24 mai 1914 légifère sur les associations déclarées, l’ordre du 2 août 1914, renouvelé en 1939, instaure le régime d’état de siège (Rézette, 1955, p. 31-47). Il donne ainsi les moyens aux agents de la Résidence d’alterner des phases de tolérance avec des moments de répression. Néanmoins, les activités nationalistes sont exercées dans la zone française, de manière ouverte, de 1934 à 1937 et de 1946 à 1952. Quant au principe électif, ce n’est qu’en 1947 qu’il est introduit pour les Marocains dans les chambres consultatives, et ce de manière très restreinte et corporative (ibid.). À cette date, la principale organisation nationaliste a déjà fait preuve de grandes capacités de mobilisation au sein de la société. En effet, le fait partisan marocain s’est développé en connexion étroite avec des dynamiques protestataires et un vivier d’instances, en affinité avec les propriétés de l’élite citadine qui les a impulsés.
Encadré 1 : Le « Makhzen » et la « siba » d’après la littérature
S’il y a bien une dichotomie structurante dans l’imaginaire politique marocain, c’est bien celle de « Makhzen »/« siba », conceptualisée par les ethnographes et les historiens de la colonisation, en lien avec d’autres oppositions : « ordre »/« désordre », « arabes »/« berbères », « cités »/« tribus », etc.
Dérivé du verbe « khazana » (cacher, préserver, engranger), le sens premier du mot « makhzan » renvoie à une réserve ; le terme « magasin » y puise son étymologie. Par extension, cette notion désigne les lieux où sont entreposées les collectes de l’impôt. D’après l’historien marocain A. Laroui (1977), elle est d’abord associée au « trésor » du pouvoir central, avant d’englober l’armée et la bureaucratie dont les missions premières consistent à collecter l’impôt. Elle se réfère ainsi à « une institution politique, saisie dans ses dimensions économiques et sociales » (Catusse, 2008, p. 19).
Selon les conceptualisations des intellectuels de la colonisation, le bled makhzen se rapporte aux territoires soumis à l’autorité centrale, celui des cités et des tribus arabisées des plaines. Inversement, le bled siba recouvre les zones montagneuses et désertiques, peuplées par des tribus berbérophones, « insoumises », qui refusent notamment de s’acquitter de l’impôt à chaque fois que l’autorité centrale est affaiblie. Dans une perspective critique, A. Laroui souligne que la siba « faisait partie intégrante du système », qu’il existait des « degrés dans le défi à l’autorité centrale ou à son représentant local », que la durée de la contestation variait dans le temps, et que le « penchant » à la « transaction » tendait à l’emporter (Laroui, 1997, p. 164-181).
Au cœur de ces classifications, « la tribu » (arabe : qabila ; berbère : taqbilt, taqbicht) aurait été utilisée par les ethnologues coloniaux pour classer des « peuples en état d’infériorité », et pour désigner « pêle-mêle, tout ce qui se situe entre le lignage et l’ethnie, sans que les raisons d’une différenciation nette entre ces trois “couches” soient toujours précisées dans le mode d’emploi » (Vatin, 2001, p. 11). Tandis que A. Laroui (1997, p. 178) considère qu’il est inutile de chercher à définir « une forme par le contenu », H. Rachik (2016, p. 309-321) propose une conception opératoire d’une « identité tribale […] relative et contextuelle », dont le fondement est avant tout politique : « on peut l’acquérir comme on peut la perdre » selon les contextes. En milieu rural, elle « est essentiellement un ensemble de principes et de règles selon lequel des statuts et des rôles politiques sont définis et attribués », une personne appartenant « souvent à plusieurs groupes emboîtés (par exemple, le lignage, le village, la tribu). Chaque niveau de groupement correspond à l’appropriation de biens communs et la défense d’intérêts communs ». De ce point de vue, « appartenir à un groupe, porter ou revendiquer son identité, implique des droits (accès aux biens collectifs, aux équipements hydrauliques, aux parcours) et des obligations politiques (participation dans le financement et la gestion de ces biens) ».
Dans le prolongement de ces controverses, la nature de la relation entre le Makhzen et les populations pendant le xixe siècle a fait l’objet de lectures concurrentes. À l’encontre des thèses qui ont « surestimé l’opposition tribu/Makhzen », ou qui ont mis l’accent sur le fait que le Makhzen entretenait la division et le désordre pour asseoir son pouvoir (approche segmentariste), A. Laroui soutient que le « Makhzen ne nie pas le fait tribal, il l’affirme et même l’exhibe » (ibid., p. 157).
Dans l’ensemble, il est convenu qu’au cours du xixe siècle les hommes du Makhzen bénéficient d’une délégation du pouvoir, délimitée dans le temps, consistant pour l’essentiel à prélever l’impôt, et à jouer un rôle d’arbitrage et de régulation. Dans un pays peuplé à 90 % par des ruraux, les caïds* constituent un maillon administratif central. Ils sont recrutés dans les tribus qu’ils ont pour charge d’administrer, et puisent leur influence sociale et politique de leur poids économique, tributaire de la taille de leur propriété foncière. Lorsque le pouvoir central est fort, ils représentent le sultan et prélèvent des taxes en son nom. Lorsque les tribus échappent au contrôle du Makhzen, tout en reconnaissant l’autorité spirituelle du sultan, des chefs sont désignés et contrôlés par la jma‘a – l’assemblée des chefs de famille et des hommes en âge de porter des armes – pour une durée limitée (Rachik, 2012, p. 122), avec une « délégation de pouvoir temporaire et spécifique : distribution des droits d’eau et de pâturage, conduite de la guerre » (Waterbury, 1975, p. 133). Autrement dit, dans le Maroc du xixe siècle, la puissance des chefs tribaux est éphémère. D’une part, la régulation de la propriété foncière par les agents du Makhzen tend à entraver un enrichissement susceptible d’être mis au service d’une contestation du pouvoir central. D’autre part, après « un temps plus ou moins long, la tribu se débarrassait [des chefs] et faisait passer leurs biens et leur pouvoir entre les mains d’autres lignages » (Marais, 1964b, p. 711). Cependant, à la veille du Protectorat, des caïds parviennent à se tailler des petits fiefs.
Figure 1 – La configuration coloniale en 1955.

Un « grand retournement » incarné par une élite jeune, citadine et réformiste
6À partir des années 1930, l’épicentre de la résistance au Protectorat se déplace des zones montagneuses vers les grandes cités. Les protestations contre le Dahir berbère constituent un « puissant catalyseur » du nationalisme en gestation dans les cités (Rézette, 1955, p. 59). Quelques années plus tôt, l’épopée de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi (1882-1963), qui a infligé la première grande défaite à une armée coloniale le 21 juillet 1921 à Anoual, et l’insurrection du Rif, écrasée en 1926 au prix d’un largage de gaz moutarde, ont contribué à l’éveil du sentiment national parmi les jeunes citadins.
7À l’avant-garde des mobilisations de 1930 se trouvent des jeunes gens de Salé qui impulsent le mouvement en détournant un rituel religieux. En 1930, Boubker Kadiri (1913-2012) est âgé de 16 ans. Quatre ans plus tard, il comptera parmi les dix signataires du Plan de réformes. En attendant, il étudie les sciences religieuses et participe aux rassemblements dans les mosquées. D’après son témoignage, c’est Abdelkrim Hajji (1909-2003), cofondateur du Club littéraire de Salé en 1927, qui suggère à ses camarades l’idée du latif (le sauveur), une prière qui se récite collectivement en période de calamité. Au terme d’une discussion, la décision est prise de revêtir la protestation d’un caractère « religieux » et non « politique »9. Du point de vue de ces jeunes lettrés, un combat formulé dans des termes « politiques » exposerait à la répression et inciterait moins à la mobilisation. En revanche, les autorités du Protectorat ne peuvent pas empêcher la population d’implorer la miséricorde de Dieu.
« [Abdelkrim Hajji] se rend chez un fqih, qui a une école coranique. Il lui donne deux à trois dirhams et lui demande : “récitez la Fatiha pour nous les Marocains, pour notre pays, ils veulent nous christianiser, récitez le latif”. Les enfants ont récité la Fatiha et ont commencé à dire ya latif, ya latif. […] Le latif va être formulé dans les termes suivants : “Dieu le bienfaiteur, nous implorons ta miséricorde pour nous sauver des mauvais traitements du destin et éviter de nous séparer de nos frères les Berbères” (allahumma ya latif nsa’lek al-lutfa fima jarat bihi al-maqadir wa la tu farriq baynana wa bayna ikhwanunua al-barabira). […] Les autorités françaises ont vent de ce latif […]. Quand le groupe de jeunes réalise qu’il leur fait peur, il décide de le réciter le vendredi suivant dans la mosquée […]. L’information se diffuse. […] Les jeunes nationalistes de Rabat le font le vendredi d’après. […] Le troisième vendredi, le latif se produit à Fès » (entretien réalisé par l’autrice avec Boubker Kadiri, à Salé, en janvier 2006).
8D’après ce récit, les initiateurs du mouvement procèdent par tâtonnements, et anticipent sur les réactions de la population et des autorités. Et c’est parce que leur innovation remporte du succès que d’autres jeunes « nationalistes » s’en emparent. La protestation se propage dans les cités et à travers les mosquées : la menace d’une christianisation du pays est agitée, la volonté des Français de diviser le pays entre Arabes et Berbères dénoncée, l’unité du pays défendue. De futurs leaders nationalistes sont emprisonnés et bastonnés, d’autres exilés. Une campagne de presse est orchestrée en France, mais aussi au Moyen-Orient sous l’impulsion de Chekib Arslan (1869-1946), le « directeur de conscience des nationalistes arabes » établi à Genève (Bessis, 1978).
9Quatre ans plus tard, les figures qui ont émergé pendant ces événements aspirent à « se faire prendre au sérieux » par les autorités qui les assimilent à « un groupe de perturbateurs sans programme »10. Une synergie se produit entre les petits groupes nationalistes des principales cités marocaines. L’acte inaugural du Comité d’action marocaine (CAM), considéré comme l’embryon du fait partisan dans le royaume, est la présentation du Plan de réformes marocaines au résident général Henri Ponsot (1933-1936) et au sultan, le 1er décembre 1934.
10À cette date, les dix signataires du Plan de réformes marocaines sont âgés de 20 à 35 ans. Ils proviennent de Fès, Rabat, Meknès et Salé. Ils sont presque tous issus de familles comportant des savants religieux, des magistrats, des grands propriétaires, des commerçants, voire des chorfa* dont le prestige social dérive de leur inscription dans une généalogie prophétique. En ce sens, ils constituent un fragment de l’élite « formée par tous ceux qui détiennent un pouvoir exclusif, naturel ou acquis : baraka, savoir religieux, savoir profane, savoir-faire », et dont « la richesse […] découle inégalement de chacun de ces dons » (Laroui, 1977, p. 104). Leur plus petit dénominateur commun réside dans leur capital culturel aussi élevé que rare, dérivé sauf exception de leur statut social. Les uns sont formés dans les grandes universités musulmanes, à la Qarawiyyin11 à Fès, en Égypte ou ailleurs en Orient. D’autres ont fréquenté le système d’enseignement, malthusien et hiérarchisé, créé par le Protectorat. Ils ont poursuivi leurs études en France ou en Espagne. Quelques-uns se distinguent par un parcours hybride. Tous sont exposés aussi bien à l’univers culturel et politique des occupants qu’aux courants de pensée prédominants en Orient. Le syncrétisme de leurs références transparaît dans leur appropriation des idées de la Salafiyya, un mouvement réformiste théologique et une vision du monde qui gagne du terrain au Maroc à partir de la fin du xixe siècle dans le sillage des courants qui émergent en Arabie et en Égypte. Cette affiliation aurait entravé le développement des idéologies sécularistes en vogue en Turquie et en Égypte (Halstead, 1967, p. 134), tout en favorisant la diffusion de concepts généraux : « gouvernement consultatif », « souveraineté populaire », réforme de l’éducation, compatibilité de l’islam avec un gouvernement fondé sur une constitution et avec la démocratie, production d’un droit positif pour certaines sections de la loi et préservation d’une partie du droit fondé sur les interprétations de la loi religieuse. De manière fondatrice, une élite masculine, juvénile, citadine, intellectuelle, réformiste se constitue ainsi en avant-garde de la lutte nationaliste et de tout changement politique. Incarnation vivante d’un « grand retournement » (Berque, 1962, p. 396), elle codifie l’excellence politique en lien étroit avec ses propres capitaux culturels et symboliques. C’est à cette époque, au Maroc et ailleurs dans la région, que l’archétype de l’acteur politique émerge comme un passeur, plutôt jeune, ayant pour mission d’éduquer et de conscientiser les masses illettrées en vue de libérer la nation, de la construire, de la réformer ou de la développer.
11Face aux autorités du Protectorat, qui s’érigent en gardiennes de la monarchie et de l’islam marocain, les nationalistes s’investissent dans une nationalisation de l’une et de l’autre. Ils opposent un islam réformiste, rationaliste, universaliste aux « archaïsmes » des confréries mobilisées par le Protectorat. Ils construisent l’arabité et l’islam en ciment de la nation et comme alternative au métarécit colonial qui réifie les clivages entre bled makhzen et bled siba, mais aussi entre Arabes et Berbères. Peu à peu, ils transforment « le sultan des Français » en « roi des Marocains ». Ils élaborent les mythes (re)fondateurs d’une monarchie gardienne de l’islam marocain et multiséculaire. Ils matérialisent l’imaginaire national au travers du costume « national », du tarbouche « national », de la fête « nationale » (Rachik, 2003, p. 84). Ce faisant, ils diffusent un nouveau lexique, en partie importé d’Orient : peuple (cha‘b), masses (jamahir), nationalisme (qawmiyya, wataniyya), etc. Dans le même mouvement, ils sécularisent des notions religieuses à l’instar de la umma (communauté des croyants), qui prend le sens de « nation » lorsqu’elle est qualifiée d’« arabe » ou de « marocaine ».
12Pendant ce moment d’invention politique intense, un nouveau répertoire d’action se constitue par tâtonnements, à coups d’anticipations et d’ajustements aux réactions des autorités et des secteurs de la population à mobiliser, sur la base d’innovations par détournement, par mimétisme et par hybridation, dans le croisement entre le local, le national, le régional et le transnational. À l’échelle régionale, de nouvelles formes d’action se développent : manifestations (encadré 2), campagnes de boycott, grèves, occupations d’usine. Elles se tissent en lien avec le renforcement des capacités répressives des pouvoirs centraux et la montée des nationalismes (Burke, 1988). Elles mettent en scène des populations urbaines et de nouveaux acteurs politiques, tout en articulant le combat nationaliste, la lutte islamique pour la justice et les luttes ouvrières.
Encadré 2 : Le point de départ des manifestations en 1936 et en 1944
En dépit d’une interdiction vague du dahir du 26 mars 1914, les manifestations publiques sont tellement courantes que le dahir du 29 juin 1935 les sanctionne en tant qu’atteintes à l’ordre public et « au respect dû à l’autorité » par des peines de prison et des amendes (Rézette, 1955).
Au cours des années 1930, la mosquée, qui échappe au contrôle des autorités du Protectorat, demeure le point de départ des cortèges nationalistes, avec des banderoles affichant des revendications profanes. Et même lorsque les instigateurs des protestations sont des oulémas, ceux-ci mobilisent et se mobilisent avant tout en tant que leaders nationalistes. Leurs actions et leurs interactions s’inscrivent dans le cadre ou dans l’horizon de l’État-nation en construction. À la suite de l’arrestation de dirigeants nationalistes, des manifestations se produisent à Fès les 16 et 17 novembre 1936. Le message de l’une des banderoles est évocateur : « Nous voulons la liberté, nous voulons des journaux, nous voulons la libération des prisonniers » (Rézette, 1955, p. 9). Abdelkrim Ghallab (1919-2017), l’un des futurs dirigeants historiques du Parti de l’Istiqlal, participe à ces événements. À cette époque, il est âgé de 17 ans. Il suit les cours du jeune leader, Allal El Fassi, à la Qarawiyyin et fréquente une cellule secrète nationaliste. Selon le témoignage de celui qui deviendra également un homme de presse et un romancier : « Le mot manifestation (mudhahara) existait déjà. […] C’était contre les autorités françaises. […] Nous n’avions revendiqué l’indépendance qu’en 1944. […] En 1936, les gens […] disaient : “À bas la colonisation”, “Vive la justice” […]. C’est à cette époque qu’on a commencé à revendiquer les libertés publiques […], la libération des leaders. […] C’est ce qu’on appelait les revendications urgentes (al-matalib al-musta‘jala), [à savoir] les libertés publiques d’une manière générale : liberté de presse, liberté de réunion, liberté de rassemblement […]. L’essentiel était de diffuser nos idées […]. Cela commençait toujours à la Qarawiyyin pour finir [400 mètres plus loin] à la mosquée de Rsif. [En 1936], à l’intérieur de la mosquée de Rsif, il y a eu une bataille : les gardiens, les moqaddemin* [agents de base de l’autorité centrale] nous sont tombés dessus à l’intérieur. Ils avaient fermé toutes les portes pour nous enfermer. Ils nous ont battus avec des bâtons. […] Ils nous ont arrêtés. […] L’idée de rassembler un grand nombre existait. […] On passait par les quartiers les plus denses, les souks. […] On aimait rassembler les gens et leur annoncer notre message (nbecheru) » (entretien réalisé par l’autrice, à Rabat, en décembre 2005).
Le 11 janvier 1944, le Manifeste de l’indépendance est présenté au sultan et aux représentants des puissances alliées. Il annonce la création du parti de l’Istiqlal (indépendance) et provoque l’arrestation de dirigeants nationalistes. Cette fois-ci, à Rabat du moins, les protestations ne se déclenchent pas à partir des mosquées. C’est du collège Moulay Youssef qu’Abderrahman Youssoufi, alors âgé de 20 ans, et ses camarades démarrent leur manifestation en direction du Mechouar (parvis devant la grande porte d’entrée du palais royal). Après avoir participé pour la première fois à une manifestation, ce natif de Tanger est exclu du collège et de l’internat, tout en perdant sa bourse. Pris en charge par des dirigeants encore en liberté, il se met au service du parti. Dès cette période, les principaux points de départ des protestations et des révoltes deviennent peu à peu les établissements scolaires, les usines et, à partir de 1952, les quartiers périphériques, comme nous le verrons.
13Au Maroc, à partir des années 1920, un vivier de structures se développe. Les nationalistes produisent des dispositifs pour faire groupe, éduquer, cultiver, socialiser, informer, discipliner les corps, mobiliser et se faire les porte-parole de la nation dans différentes instances : les écoles dites libres, les clubs littéraires, les groupes de théâtre, les associations, la presse, etc. Ces instances sont les incubatrices de l’action partisane nationaliste.
La pluralisation de la scène partisane sous le Protectorat
14La fabrique du Comité d’action marocaine (kutlat al-‘amal al-watani – CAM) porte l’empreinte du système d’action en gestation. Elle donne à voir la coalescence et la cristallisation de réseaux tissés à travers un ensemble d’expériences (Aït Mous, 2013) : sociétés secrètes, protestations contre le Dahir berbère, comités de rédaction d’un organe de presse, etc. Elle manifeste la perception d’un contexte particulier et la « croyance dans l’efficacité performative de l’acte de constitution partisan » (Aït-Aoudia et Dézé, 2011, p. 641). Ce processus est matriciel sous plusieurs angles. C’est la première expérience qui se donne une forme partisane. Elle s’érige en étalon pour les expériences qui lui sont contemporaines comme pour celles qui lui succèdent. C’est la cellule mère des partis associés au « Mouvement national » et, de ce point de vue, elle est à l’origine de la matrice nationaliste (figure 2), dont seront issues d’autres matrices à l’indépendance. Sous le Protectorat, la pluralisation partisane est le produit de quatre facteurs principaux : des scissions internes, la marocanisation d’un parti aux origines européennes pour ce qui est du Parti communiste, la subdivision du Maroc en plusieurs zones, les tentatives des autorités espagnoles et même françaises d’affaiblir les partis existants par la création de partis politiques concurrents.
Figure 2 – La matrice nationaliste sous le Protectorat (1912-1956).

15Après l’interdiction du CAM en 1937, deux nouveaux partis sont créés. Le Parti des réformes nationales (al-hizb al-watani li tahqiq al-matalib – PRN) s’inscrit dans la continuité du CAM et reste sous la férule d’Allal El Fassi (1910-1974). Figure emblématique et idéologue du Mouvement national, celui-ci est originaire d’une famille andalouse de Fès, de savants religieux et de jurisconsultes. Il suit la voie paternelle en étudiant à la Qarawiyyin, puis en devenant le plus jeune professeur de cette université en 1933. Ses cours « révolutionnaires » attirent un public de plus en plus étendu. Quant au Mouvement populaire (al-haraka al-qawmiyya – MP), il est fondé par Mohamed Hassan Ouazzani (1910-1978) après le retrait de celui-ci du CAM. Né à Fès, issu d’une famille de chorfa et de grands propriétaires, c’est le premier diplômé marocain de la section générale de l’École libre de sciences politiques de Paris en 1930. Il a également étudié à l’École des langues orientales et à l’École de journalisme. En 1929, il est secrétaire général de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA). Après son arrestation dans le cadre des protestations contre le Dahir berbère en 1930, il devient secrétaire personnel de la grande figure du nationalisme arabe Chekib Arslan. En 1932, il participe à la fondation de la revue Maghreb à Paris, puis lance le journal L’Action du peuple au Maroc en 1933.
16A priori, la première scission au sein du Mouvement national aurait été sous-tendue par une rivalité personnelle entre Allal El Fassi et Mohamed Hassan Ouazzani, et par des désaccords stratégiques. Selon notre analyse, ce sont les capitaux différentiels accumulés – non sans lien avec les types de formation et d’insertion – qui conduisent l’un et l’autre à privilégier des orientations distinctes. Pendant que Ouazzani cultive des amitiés politiques au service de la cause nationale à Paris et à Genève, son rival mobilise ses talents de tribun pour accroître l’audience du parti au sein de la population marocaine. À son retour au pays en 1936, il ne retrouve plus le petit club qu’il a laissé, mais un parti hiérarchisé qui s’ouvre aux masses, où il peine à trouver sa place. Sur un autre plan, le résident général Charles Noguès conduit au début de son mandat (1936-1943) une politique d’ouverture qui se traduit, d’abord, par la libération des détenus et par le retour des exilés et, ensuite, par l’autorisation d’organes de presse nationalistes. Ce contexte semble favoriser l’expression des divergences.
17Dans le sillage de la répression des manifestations qui se produisent à Meknès contre le détournement des eaux de l’oued Boufekrane en 1937, les deux partis sont interdits en octobre de la même année, et la plupart des dirigeants nationalistes exilés ou arrêtés. Entre 1937 et 1946, Allal El Fassi est exilé au Gabon, et Mohamed Hassan Ouazzani placé en résidence surveillée au Maroc. Quant à Ahmed Balafrej (1908-1990), l’un des fondateurs du CAM et du Parti national, il se réfugie à Tanger jusqu’en 1943. Issu d’une famille de notables de Rabat, il a fréquenté le Collège musulman et passé son baccalauréat au lycée Henri IV à Paris. Il a ensuite étudié pendant un an à l’université Fouad Ier au Caire, avant de préparer une licence en lettres et un diplôme en science politique à la Sorbonne entre 1928 et 1932. Il succède à Ouazzani à la tête de l’AEMNA en 1930. Il participe activement à la mobilisation contre le Dahir berbère et à la rédaction du Plan de réformes, bien que son nom n’apparaisse pas parmi les signataires.
18Au tournant de la Seconde Guerre mondiale, la vie partisane reprend peu à peu dans la zone française. En 1944, Ahmed Balafrej compte parmi les fondateurs du parti de l’Indépendance (hizb al-istiqlal), dont il devient le secrétaire général jusqu’en 1959. L’acte inaugural de cette organisation est la remise du Manifeste de l’indépendance au sultan et aux représentants des puissances alliées, le 11 janvier 1944. Pour sa part, dès sa libération en 1946, Ouazzani crée le Parti démocratique de l’indépendance (hizb ach-chura wal istiqlal – PDI). Un an plus tôt, le Parti communiste marocain (al-hizb ach-chuyu‘i al-maghribi – PCM) était créé. Il est issu du Parti communiste français (PCF), représenté par un comité régional au Maroc et interdit en 1939. Sa marocanisation se traduit par une autonomie organisationnelle, le comité central de Casablanca constituant l’organe supérieur, et par une forte marocanisation des cadres.
19Dans la zone espagnole, le Parti des réformes nationales (hizb al-islah al-watani – PRN) voit le jour, dès 1936, avec des revendications et un référentiel similaires à ceux du CAM (encadré 3). Il reste cependant centré autour de la figure de son dirigeant, Abdelkhalek Torrès (1910-1970), qui contrôle des organes de presse, un cercle, une imprimerie et une école libre. Cette figure du nationalisme marocain est issue d’une famille d’origine andalouse. Son père est un ancien pacha* de Tétouan et son grand-père, Haj Ahmed Torrès, était délégué du sultan à Tanger, plénipotentiaire du Maroc à la Conférence d’Algésiras en 1906 et délégué du sultan pendant les négociations avec les puissances étrangères. Après un passage par la Qarawiyyin en 1927, Abdelkhalek Torrès poursuit ses études au Caire à Al Azhar, puis à la faculté des lettres de l’université Fouad Ier, avant d’étudier à la Sorbonne entre 1931 et 1932. En 1937, Mohamed Mekki Naciri (1904-1994), l’un des dix signataires du Plan de réformes et membre du PRN, rompt avec Torrès et fonde le Parti de l’unité marocaine (hizb al-wahda al-maghribiyya – PUM), en 1937. Né à Rabat, il appartient à une famille de lettrés et de magistrats, dont l’un des ancêtres a fondé la confrérie Nasiriyya. Il compte parmi les rares Marocains qui ont poursuivi des études supérieures au Caire dans la deuxième moitié des années 1920. Expulsé du Maroc suite aux protestations contre le Dahir berbère, il séjourne à Paris, au Caire, puis à Genève chez Chekib Arslan.
20Reste à souligner que la perspective de présenter des revendications à des gouvernements français et espagnol, qui évoluent l’un et l’autre dans un contexte républicain et démocratique, a contribué à l’unité du Mouvement national jusqu’en 1936. Mais, peu après, la recherche de l’appui du Front populaire, par le CAM dans la zone française, et celui des franquistes, par le PRN en zone espagnole, aurait mis à mal le maintien d’un front nationaliste marocain unitaire. Sur un autre plan, la gestion différenciée des nationalistes par les autorités franquistes et par la Résidence française produit des effets distincts. Dans la zone espagnole, les connexions entre les autorités et les partis nationalistes embryonnaires sont tangibles. Dès 1936, le Haut-Commissariat d’Espagne à Tétouan initie un mode de gestion du fait partisan, que Hassan II cultivera durant son règne (1961-1999) : encourager la scission du PRN en deux partis, puis prodiguer des faveurs (financements, nominations) tantôt à l’un tantôt à l’autre. Dans cette configuration, l’existence de connexions verticales avec les autorités combinée à la faiblesse des liens horizontaux et à l’absence d’une base constitue un terrain fertile pour le développement de relations clientélaires (Oberschall, 197312), ce qui n’exclut pas des fâcheries, des répressions ponctuelles et sélectives. Parallèlement aux stratégies cooptatives, les autorités espagnoles créent un nouveau parti à chaque fois qu’elles perçoivent une menace, en faisant souvent appel à la même personne : le pacha de Larache, qui se voit doter presque à chaque occasion d’un organe de presse, voire d’une organisation scoute (Rézette, 1955). En revanche, dans la zone française, les partis de la matrice CAM-Parti national-Istiqlal n’ont pas de telles connexions avec les autorités du Protectorat. Le régime d’état de siège alterne des phases de tolérance et des vagues de répression, entraînant la dissolution de partis sans existence légale, l’exil de leurs dirigeants, l’arrestation pour de courtes durées de militants et de sympathisants, et enfin l’interdiction de leurs journaux. Dans ce contexte, les viviers du Mouvement national font preuve d’un potentiel d’action collective dont les composantes communautaires et associatives varient dans le temps et dans l’espace. Celui-ci se traduit par des mobilisations rapides et énergiques face à des menaces perçues ou à l’appel d’organisations : le Dahir berbère en 1930, le détournement des eaux de l’oued Boufekrane à Meknès en 1937, les vagues d’arrestations des dirigeants en 1936 ou en 1944, les événements des Carrières centrales en 1952 (voir infra), etc.
Encadré 3 : Le nom des partis
Les noms que se donnent les premiers partis politiques marocains trahissent les représentations que leurs initiateurs se font d’une telle entreprise et leurs aspirations à s’y conformer. Ils comportent des indications sur la forme organisationnelle, leur référentiel, leurs objectifs, voire leur nationalité. La première formation se qualifie « kutla », en référence au comité de rédaction constitué pour rédiger le Plan des réformes. Mais, très vite, le terme de hizb s’impose en tant qu’équivalent du mot « parti ». Il renvoie à deux champs sémantiques : d’une part, rassembler, se compter parmi les compagnons de quelqu’un, et d’autre part partager en sections ; c’est d’ailleurs le même vocable qui est utilisé pour désigner les 60 sections du Coran. Certes, des appellations comme « mouvement » (haraka) ou « union » (ittihad) tendent à masquer ou à incarner la « tension entre l’unité et la pluralité du nationalisme » (Rahal, 2017). Pour autant, l’adoption du label hizb ne traduit pas nécessairement une adhésion au pluralisme partisan. Dans l’imaginaire politique des nationalistes, le parti politique se profile avant tout comme un cadre pour construire l’unanimisme. Ces visées unitaires sont souvent précisées dans les attributs que se donnent les partis marocains : « national », « nationaliste », « populaire », ou dans les objectifs qu’ils se fixent : l’action marocaine en référence au Plan de réformes en 1934 ; la réalisation du Plan de réformes en 1937 ; l’indépendance (istiqlal), horizon d’attente qui s’impose à partir 1944. L’influence de nationalistes précurseurs est patente : la dénomination Parti national (al-hizb al-watani) est adoptée en Égypte dès 1879, puis en 1893. Le nationalisme est si prédominant au Maroc sous le Protectorat que la référence à des valeurs (démocratiques) ou à une idéologie (communiste) demeure isolée.
Relevons en outre les variations qui s’observent lors du passage d’une langue à l’autre et qui manifestent la prise en compte de publics différents, à l’instar du CAM. Pour ce qui est de la forme organisationnelle, c’est la notion de « comité » qui prévaut en français et celle de « bloc » en arabe. Quant à la qualification de l’« action », celle-ci est « marocaine » en français, et « nationale » ou « nationaliste » en arabe, le mot watani renvoyant aux deux registres. Plus tard, pour le Parti national, il sera question de réalisation du « Plan de réformes » en français et de « revendications » (matalib) en arabe. Concernant les entreprises impulsées par Mohamed Hassan Ouazzani, la traduction s’accompagne d’un changement de référentiel. En 1937, le Mouvement est « populaire » en français – en écho à l’avènement des fronts populaires en France et en Espagne – et « qawmi » en arabe, terme utilisé au Proche-Orient pour désigner le nationalisme. Dans le même esprit, en 1946, « démocratique » et « chura » sont employés comme des équivalents, ce qui est évocateur des stratégies syncrétiques mises en œuvre par Ouazzani et de sa familiarité avec l’univers des réformistes musulmans. Pour rappel, depuis le xixe siècle, l’invention d’un âge d’or islamique s’accompagne d’une réélaboration d’un ensemble de concepts islamiques : à titre d’exemple, les incitations coraniques à la consultation mutuelle (chura) sont réinterprétées comme un attachement aux valeurs et aux pratiques démocratiques.
La matrice CAM-Parti national-Istiqlal : du club au parti de masse
21La ramification Comité d’action marocaine (CAM)-Parti national-Istiqlal mérite une attention particulière en raison même de son caractère matriciel. Entre 1934 et 1952, les partis qui la constituent, successivement, partagent pour l’essentiel les mêmes dirigeants et le même référentiel. Mais, d’un changement de nom à l’autre, les options se radicalisent, la stratégie d’appel aux masses s’amplifie. Alors que l’embryon de départ s’apparente à un club, très vite, les nationalistes cherchent à le transformer en organisation de masse, tout en maintenant des liens étroits avec le vivier d’instances où l’entreprise partisane a germé. Ce processus transparaît dans la matérialisation de l’engagement, le financement et l’organisation.
22Dans le cadre du CAM, l’adhésion se codifie à partir du moment où celui-ci projette de lancer des campagnes de recrutement et d’inaugurer des centres locaux. Pour obtenir une carte d’adhérent, il faut prêter le serment de fidélité (al-qasam). Selon le témoignage Abdelkrim Ghallab, ce rituel s’imprègne à la fois des pratiques religieuses et des exemples observés dans des partis français13. C’est d’ailleurs ce dispositif qui attire l’attention des autorités françaises, et sur lequel elles se basent pour dissoudre « l’association » le 18 mars 1937.
23Outre les cotisations, les dons versés par les notables fortunés du CAM, puis du Parti national permettent de subventionner toutes sortes d’activités, et notamment les voyages des dirigeants à l’étranger. Dans le cadre de l’Istiqlal, les dépenses s’accroissent en raison des frais de fonctionnement de la presse, des bureaux d’information et de propagande de Paris et New York. Pour Rézette (1955, p. 303), le financement est à la fois « capitaliste et populaire ». Aux subventions des nantis du parti s’ajoutent celles plus occasionnelles de personnalités, de gouvernements arabes et de sociétés privées étrangères. Les cotisations n’en sont pas moins importantes. Si les adhérents les plus désargentés en sont exonérés, des « impôts » sont prélevés auprès des commerçants du parti. À l’occasion de la fête du sacrifice, les familles doivent remettre la dépouille du mouton sacrifié ou sa valeur en espèces. Et dans les quartiers où le parti est bien implanté, les commerçants non adhérents sont astreints à verser des fonds au parti sous peine d’être boycottés. Au lendemain de l’indépendance, aucun parti de la matrice nationaliste ne sera en mesure de déployer une telle capacité d’extraction.
24En relation avec sa genèse, le CAM se caractérise par une organisation décentralisée et par une faible hiérarchie entre ses membres. Cette structure se complexifie pendant la courte existence du Parti national : le comité directeur est subdivisé en un comité exécutif et un conseil supérieur. Avec la clandestinité, les « liaisons verticales » prennent le dessus sur les « liaisons horizontales » (ibid., p. 273). Le processus de centralisation connaît son apogée, dans le cadre de l’Istiqlal, entre 1945 et 1952 : un conseil supérieur de 25 membres, un comité exécutif beaucoup plus réduit, des commissions consultatives sectorielles, des comités régionaux chargés de superviser l’action des cellules regroupées en sections.
25La cellule demeure la structure de base du CAM et des partis qui en sont issus. Selon les témoignages recueillis, elle est désignée par le terme jma‘a (groupe, assemblée), avant l’adoption du mot khaliya, dont l’une des étymologies renvoie au fait de s’isoler avec des personnes pour s’entretenir. D’après Abdelkrim Ghallab, c’est une forme hybride du modèle des partis politiques français et des pratiques confrériques. Autrement dit, dénoncer celles-ci sur les plans doctrinal, spirituel et politique n’excluait pas les emprunts lexicaux et organisationnels.
26Très tôt, la structuration de la cellule tend à épouser les catégories pertinentes aux yeux des nationalistes : par ruelle ou par quartier, par corps de métier, par classe ou par établissement scolaire sous la direction d’un enseignant, par entreprise avec l’ouvriérisation du parti, ou encore par type de mission. Dès le départ, l’activité articule les dimensions pédagogiques et politiques. Il s’agit aussi bien de former, voire d’alphabétiser, que d’informer, de faire l’éducation politique de « l’élite » (nukhba) dans un premier temps, puis des masses dans le cadre de l’Istiqlal. Du fait de sa mission et vu que les réunions se tiennent souvent dans les domiciles, une cellule compte en moyenne sept à vingt personnes.
27En raison de la clandestinité, la direction de ces partis comporte une face visible, du moins aux yeux des adhérents, et des cellules secrètes dont les dénominations s’inspirent de l’univers confrérique : la Zaouïa et la Taïfa. La première désigne la loge confrérique où se réunit la seconde, à savoir la communauté constituée par les membres de la confrérie. D’après Abdelkrim Ghallab et Boubker Kadiri, ces structures embryonnaires pendant la genèse du CAM perdurent, assurant ainsi la continuité entre celui-ci, le Parti national et l’Istiqlal.
28Dans l’ensemble de ces organisations, « les dirigeants s’imposent au parti plus qu’ils ne sont choisis par lui » (Rézette, 1955, p. 285). Ils en sont à la fois les fondateurs et les charpentiers. Ils y investissent de manière totale leurs capitaux personnels et, pour certains, un capital « héroïque ou prophétique », « produit d’une action inaugurale, accomplie en situation de crise » (Bourdieu, 1981, p. 19). La détention ou l’exil constituent alors de véritables rituels d’investiture. Pendant son bannissement, Allal El Fassi fait l’objet d’une construction symbolique, qui est au cœur de la mobilisation du sentiment national. Ce n’est pas un hasard que la notion de za‘im (leader), déjà en vogue au Moyen-Orient, se popularise au Maroc à cette époque : produit historique du moment nationaliste, le za‘im s’érige en « passerelle entre un ordre ancien en voie de destruction et un ordre nouveau à promouvoir » (Camau, 2008, p. 74).
29Peu à peu, de jeunes cadres, qui représenteront par la suite l’aile gauche de l’Istiqlal, consolident leurs positions au sein de la direction du parti et contribuent à amplifier la stratégie d’ouverture de celui-ci. L’une de ces figures est Mehdi Ben Barka (1920-1965). Celui qui va devenir le héros d’une énigme insoluble, celle de son enlèvement le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp, est le fils d’un petit commerçant de Rabat. Il fréquente d’abord une école libre, avant d’accéder à l’école des notables, puis au collège Moulay Youssef de Rabat. Après avoir brillamment obtenu son baccalauréat en 1938, il étudie les mathématiques au lycée Lyautey à Casablanca, puis à la faculté des sciences d’Alger. À partir de 1942, il est professeur de mathématiques au lycée Gouraud et au Collège impérial à Rabat : l’un de ses élèves n’est autre que le prince Moulay Hassan. Après avoir cofondé le parti de l’Istiqlal, il est placé en résidence surveillée de 1944 à 1946. Il sera à nouveau détenu entre 1951 et 1954. À la fin des années 1930, son chemin croise celui d’un autre futur dirigeant de la gauche marocaine. Issu d’une famille d’artisans de Salé, Abderrahim Bouabid (1922-1992) fréquente l’école des fils de notables de sa ville natale, avant de poursuivre ses études au collège de Moulay Youssef, puis à l’école des élèves maîtres. En 1939, il est affecté en tant qu’instituteur à Fès et en profite pour préparer son baccalauréat. Peu à peu, il s’engage dans les cellules du Parti national. En 1944, il compte parmi les plus jeunes signataires du Manifeste de l’indépendance et subit la vague de répression. À sa libération en 1945, il se dirige vers Paris. Après des études en droit, il s’inscrit à l’Institut d’études politiques de Paris (1946-1949). En France, il poursuit son engagement parmi les étudiants et les ouvriers, tout en s’investissant dans l’internationalisation de la question marocaine. De retour à Rabat en 1949, il s’inscrit au barreau et contribue à l’organisation du parti jusqu’à sa détention de 1952 à 1954.
30Entre 1947 et 1951, l’Istiqlal ressemble de plus en plus à un parti de masses. À son retour d’exil, Allal El Fassi aurait déclaré : « Le parti est entre les mains de gens qu’on ne connaît pas. » Ces propos nous ont été rapportés par Abderrahman Youssoufi qui a contribué à l’ouvriérisation du parti14. Entre 1945 et 1949, il est responsable local du parti dans le quartier industriel de Casablanca, principal pôle industriel d’Afrique du Nord. Sa mission consiste à organiser la classe ouvrière. Alors même que le syndicalisme se développe dans le giron communiste et en dehors des partis nationalistes, une partie des dirigeants de l’Istiqlal le perçoit dès la fin des années 1940 comme un moyen pour étendre l’influence du parti parmi les ouvriers et comme un levier pour démontrer son potentiel de mobilisation dans l’arène protestataire.
Des partis politiques aux frontières poreuses
31Nous l’avons vu, le premier embryon partisan s’est constitué dans le prolongement de dynamiques protestataires, et sa gestation est indissociable d’un vivier d’instances (clubs, sociétés, associations, écoles libres, groupes scouts, comité de rédaction, etc.). Pendant la phase fondatrice, le multipositionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet nationaliste unanimiste. Au fur et à mesure qu’une entreprise comme celle du Parti national et de l’Istiqlal devient un instrument de centralisation et d’homogénéisation, le vivier d’origine se transforme en bassin de recrutement et d’encadrement des sympathisants, ou en réseau dormant. Avec l’extension de la scène partisane, les logiques concurrentielles et hégémonistes se répercutent sur les viviers de chaque parti politique. En revanche, les articulations entre les registres d’action partisan, syndical, protestataire d’une part, et les relations entre les partis politiques et les groupes de résistance qui se développent à partir de 1953, d’autre part, laissent transparaître plus d’ambivalence.
La marocanisation des syndicats
32À ses origines, le syndicalisme au Maroc est le prolongement du mouvement syndical français, qui inclut des travailleurs européens, et bien plus tard les Marocains. En 1919, la population active marocaine est constituée à plus de 90 % de paysans et de pasteurs, et pour le reste de marchands et d’artisans (Ayache, 1982). Peu à peu, le nombre de Marocains employés dans des « activités modernes » (les mines, le transport, les travaux publics, l’industrie, l’agriculture et l’administration) augmente, passant approximativement de 50 000 en 1926 à 450 000 en 1952 (Ayache, 1982 ; 1993). En dépit d’un droit syndical restrictif, les travailleurs marocains commencent à intégrer les syndicats français à partir de 1934 et participent aux grèves de 1936 et de 1937. En 1936, les Français sont autorisés à se syndiquer dans une union filiale de la Confédération générale du travail (CGT). La syndicalisation de Marocains devient à tel point visible que le dahir du 24 juin 1938 l’interdit explicitement. Après sa disparition pendant la période de Vichy, la vie syndicale reprend en 1943 et le recrutement des Marocains est toléré. Dès 1945, ceux-ci sont majoritaires. Leur nombre est évalué à 20 000 en 1944 et à 50 000 en 1947 (Ayache, 1993).
33Les premiers partis marocains ne prêtent pas d’intérêt aux questions syndicales, du fait même du profil des élites qui les constituent, pour l’essentiel des intellectuels éloignés du monde ouvrier. Par contre, dès sa constitution en 1943, le PCM s’investit dans la régénération du syndicalisme, à travers l’Union générale des syndicats confédérés du Maroc (UGSCM), une organisation subordonnée à la CGT. Au sein de l’Istiqlal, les positions sont contrastées et fluctuantes. Tandis que l’aile gauche du parti tente de coordonner l’action des syndicalistes istiqlaliens, les dirigeants comme Allal El Fassi se méfient d’un changement impulsé par les catégories populaires et appréhendent la diffusion du communisme. Cependant, dès 1949, le parti s’engage pleinement sur le plan syndical sous l’impulsion de l’aile gauche qui se renforce au sein du comité directeur, après le retour de France de militants à la fin de leurs études supérieures, à l’instar d’Abderrahim Bouabid. Ces Istiqlaliens vont conforter une conception nationaliste et anticommuniste du syndicalisme (encadré 4). En 1952, le bureau de l’UGSCM comporte des membres du PCM et de l’Istiqlal en nombre à peu près égal. Quant aux adhérents, ils sont dans leur écrasante majorité istiqlaliens (Ayache, 1993).
Encadré 4 : Une conception du syndicalisme nationaliste et anticommuniste
Mahjoub Ben Seddik (1922-2010) incarne bien la conception du syndicalisme, intriquée à la lutte nationale, qui se développe à partir de la fin des années 1940. Ce natif de Meknès fréquente l’école des notables et obtient le certificat d’études primaires. Il est arrêté dans le cadre des événements de 1937. En 1938, il devient cheminot, puis chef de gare. Il aurait pris sa carte d’adhérent syndical en 1943. En 1947, il dénonce l’interdiction faite aux Marocains de se syndiquer, d’avoir leurs propres organisations, et critique le « paternalisme » des syndicats cégétistes. Dès cette époque, il développe sa vision du syndicalisme : « En pays musulman, il ne saurait y avoir lutte des classes et les doctrines étrangères ne sauraient y avoir cours. Le travail, patronal ou ouvrier, est également respecté et rémunéré. En pays colonial de surcroît, ouvriers, agriculteurs, artisans, industriels sont naturellement solidaires et doivent être au service de la nation dans la lutte pour la liberté et contre l’impérialisme et ses valets » (cité dans Ayache, 1993, p. 26). De telles positions sont en phase avec celles des dirigeants istiqlaliens et font écho à l’« Appel aux travailleurs de l’Afrique du Nord », lancé en mars 1947 par le syndicaliste tunisien Farhat Hached (1914-1952), contre « l’impérialisme » de la CGT et incitant les travailleurs algériens et marocains à s’organiser en syndicats autonomes, puis en centrales nationales et en fédération nord-africaine. En 1948, Ben Seddkik est approché par des cadres de l’aile gauche de l’Istiqlal qui aspirent à développer et à structurer un syndicalisme nationaliste : il s’agit de Mehdi Ben Barka, d’Abderrahim Bouabid et d’Abdallah Ibrahim (1918-2005). Issu d’une famille de petits commerçants et de chorfa de Marrakech, ce dernier a rejoint le Mouvement national au cours de ses études à l’Institut Ibn Youssef, l’un des principaux centres d’enseignement religieux du pays, et avant de fréquenter la Sorbonne au milieu des années 1940.
En mars 1951, pendant le congrès de l’UGTT à Tunis, Ben Seddkik projette, en concertation avec Farhat Hached, de faire adhérer la future centrale marocaine à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), plutôt qu’à la Fédération syndicale mondiale (FSM) dont font partie les cégétistes et les communistes (Ayache, 1993). Arrêté dans le cadre des événements de 1952, il reprend contact avec la CISL à Paris dès sa libération en 1954. Fort du patronage de la CISL, il constitue, en janvier 1955, le Comité d’organisation et de développement du syndicalisme libre au Maroc avec des anciens de l’UGSCM à l’instar de Taïeb Ben Bouazza (1923-2015). Originaire de Berkane, ville de l’Oriental, ce dernier adhère en 1944 à l’Istiqlal alors qu’il est âgé de 18 ans. Il devient secrétaire général de la Fédération du sous-sol à la fin des années 1940 et, à la veille de la dislocation de l’UGSCM en 1952, c’est l’un de ses principaux dirigeants.
En septembre 1955, le droit syndical des Marocains est reconnu, alors que les négociations pour l’indépendance ont commencé. Le 20 mars 1955, une centrale syndicale nationale voit le jour : l’Union marocaine du travail (UMT). Elle se constitue sur les ruines de l’UGSCM et, plus globalement, du syndicalisme français au Maroc, dont elle récupère les locaux, les cadres et les adhérents marocains. Alors même que le congrès constitutif de l’UMT vote majoritairement en faveur de Taïeb Ben Bouazza pour le poste de secrétaire général, Ben Seddik s’impose à la tête de la centrale au sens propre du terme : il rejette les résultats du vote, menace de créer une autre centrale syndicale, mobilise des appuis en dehors du congrès et finit par obtenir d’importants soutiens, dont ceux de Mehdi Ben Barka et d’Abdallah Ibrahim. Pour éviter la scission, Ben Bouazza accepte de se désister et se contente du poste de secrétaire adjoint. En lien avec les circonstances de sa création par le haut, l’UMT se caractérise dès le départ par une très forte personnalisation et centralisation du pouvoir, qui se traduit par la marginalisation de la base syndicale, l’occultation des résultats du vote et la mobilisation de soutiens politiques externes au congrès constitutif au bénéfice d’une ambition personnelle.
34Le 5 décembre 1952, Farhat Hached, le dirigeant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), est assassiné. Les responsables syndicalistes et partisans de l’Istiqlal appellent à une grève générale15, manifestant ainsi les liens de solidarité tissés à l’échelle du Maghreb et bien au-delà. À la suite de cet appel, un soulèvement et des affrontements se déclenchent à Casablanca.
Les transformations de l’arène protestataire entre 1952 et 1954
35Au cours des dernières années du Protectorat, des événements révèlent les transformations de l’arène protestataire, tout en provoquant des bifurcations au croisement de dynamiques nationales, régionales et transnationales.
36Du 6 au 8 décembre 1952, ce qui est considéré comme « la première émeute proprement bidonvillienne » (Clément, 1992, p. 399) se déclenche dans les Carrières centrales, à proximité des quartiers industriels. Cette mobilisation constitue une bifurcation sous plusieurs angles. Elle se produit à la suite d’un appel à la grève générale lancé par des cadres partisans et syndicaux. Elle confirme que l’épicentre de la protestation se déplace de Fès vers Casablanca, principale ville ouvrière. Le point de départ est justement ce qui commence à être appelé « bidonville » (Cattedra, 2006).
37Une répression massive aurait fait une centaine de morts. Elle met en scène le renforcement des capacités coercitives du Protectorat. Elle signale aussi les conceptions du maintien de l’ordre en vogue et qui persisteront au-delà de l’indépendance : « L’idée sera répandue qu’une ville fortement réprimée restera calme pendant une vingtaine d’années, soit la mémoire d’une génération » (Clément, 1992, p. 400). Par ailleurs, cette « pacification radicale » disloque l’ensemble des appareils partisans et syndicaux, mettant en veille l’activité partisane de près des quatre cinquièmes des adhérents de l’Istiqlal, qui en aurait compté à cette date entre 80 000 et 100 000, selon Rézette (1955, p. 306), 2 millions d’après Allal El Fassi, en grande majorité des citadins.
38En dépit de cela, les autorités françaises continuent à percevoir le danger de l’alliance entre le sultan Mohammed Ben Youssef, qui fait la « grève du sceau » depuis 1951, et les nationalistes qui sont parvenus à créer un mouvement transclassiste urbain, qui déborde peu à peu dans les zones rurales. Pour l’un des intellectuels du Protectorat, cette coalition rassemble « la jeunesse » et bénéficie de l’« appui d’une partie de la bourgeoisie, du petit peuple et du prolétariat des cités » (Montagne, 1953, p. 242). Face à cette menace, la Résidence fait appel à ce qu’elle associe à l’ancien bled siba. Le 21 mai 1953, le puissant pacha Glaoui de Marrakech présente à la Résidence une pétition, signée par 250 pachas ou caïds, 6 « chefs religieux » et 31 « notables », condamnant le sultan pour « manquement à ses devoirs religieux », pour « inféodation “aux partis extrémistes illégaux” » et demandant sa déposition (Julien, 1978, p. 281-282). Dix jours plus tôt, la Résidence avait organisé le rassemblement d’une centaine de milliers de montagnards berbères pour intimider le sultan. Pour sa part, Abdelhay Kettani, chef d’une grande confrérie et ancien enseignant à la Qarawiyyin, mobilise les confréries et cautionne le pacha Glaoui en émettant une fatwa*. Le 20 août 1953, le futur Mohammed V est déposé.
39À la veille et le jour même du deuxième anniversaire de cette destitution, des révoltes se produisent dans plusieurs villes : le 19 août 1955 à Khénifra, le 20 août à Mogador (Essaouira), Azemmour, Mazagan (El Jadida), Rabat, Petitjean (Sidi Kacem), Casablanca, Safi, et surtout à Bejaâd et Oued Zem. Simultanément, des événements éclatent à Philippeville, en Algérie (Julien, 1978, p. 434). Cette synchronicité est inédite. Outre des conditions matérielles favorables, à savoir le développement du réseau d’information (Clément, 1992, p. 400), elle témoigne d’une nationalisation accrue de la protestation, concomitante à sa régionalisation. Au lendemain de ces événements qui auraient fait 710 morts parmi les Marocains et 49 parmi les Français, Edgar Faure, président du conseil, se hâte de convier les représentants des Français du Maroc, des représentants du sultan, ainsi que des figures de l’Istiqlal et du PDI. Un an plus tôt, une bifurcation s’est produite dans l’histoire coloniale française avec la défaite de Diên Biên Phu, qui se concrétise par la perte de l’Indochine, les négociations de l’autonomie interne de la Régence en Tunisie et le début de l’insurrection en Algérie. Toutefois, le lancement des pré-pourparlers d’Aix-les-Bains en août 1955 est loin de donner un coup d’arrêt aux groupes de résistance qui s’organisent à partir de 1953. Simultanément avec l’Armée de libération algérienne, le 1er octobre 1955, l’Armée de libération nationale (ALN) lance ses commandos dans les régions montagneuses du Rif, du Moyen Atlas et du Haut Atlas.
La Résistance et les partis politiques marocains : des relations ambivalentes
40D’après le dahir du 11 mars 1959, la Résistance rassemble tous ceux qui se sont engagés dans des activités de résistance ou qui ont combattu dans le cadre de l’ALN entre le 20 août 1953 et le 6 avril 1956, veille de la « réunification » du Maroc. Entre ces deux dates, 4 520 attaques armées sont comptabilisées en zone urbaine (Zade, 2006). À première vue, la grande majorité des acteurs qui se sont engagés à un moment ou à un autre dans la Résistance ont été socialisés dans le Parti de l’Istiqlal, le PDI ou le PCM. Les groupes urbains et les commandos de l’ALN ont un recrutement relativement similaire : des ouvriers, des petits commerçants, des agriculteurs (Ayache, 1993, p. 168). Pour leur part, les dirigeants de la Résistance se subdivisent en deux équipes avec des fonctions différentes : « les intellectuels de la bourgeoisie citadine » et les « émigrés ruraux » (Waterbury, 1975, p. 232).
41Les premiers mobilisent les soutiens extérieurs et collectent les fonds et les armes pour assurer le ravitaillement. Abderrahman Youssoufi, désormais inscrit au barreau de Tanger, compte parmi les huit « éléments les plus actifs ». C’est également le cas d’Abdelkrim Khatib (1921-2008), natif d’El Jadida, petit-fils d’un ancien commis d’État, de père algérien et de mère marocaine. Au cours de ses études de médecine à Alger, puis à Paris, il s’investit dans des activités associatives. À partir de 1951, il exerce en tant que chirurgien à Casablanca. C’est là qu’il s’engage dans les cellules de la Résistance, avant de devenir le commandant suprême de l’Armée de libération.
42Quant aux membres du deuxième groupe, pour la plupart originaires du sud du pays, ils assurent l’entraînement et dirigent les opérations sur le terrain, à l’instar de Mohamed Ben Saïd Aït Idder. Celui qui deviendra l’un des chefs de l’ALN est né en 1925, à Chtouk Aït Baha, dans une famille rurale et berbérophone, « au-dessus du besoin16 ». À partir de 1947, il poursuit ses études à l’Institut Ibn Youssef, à Marrakech. C’est dans ce cadre qu’il adhère à l’Istiqlal et qu’il rencontre des personnes, comme Fqih Mohamed Basri (1930-2003), dont il partagera le destin politique bien des années après l’indépendance. Ce dernier, un Amazigh originaire de Demnate (Haut Atlas), participe à l’organisation de la résistance urbaine. Arrêté en 1954, il est détenu à la prison centrale de Kénitra où il orchestre une évasion collective avec 37 autres résistants en septembre 1955.
43La nature des liens entre la Résistance et les partis marocains fait l’objet de récits concurrents. D’après les témoignages imprégnés par le mythe de la « Révolution du roi et du peuple », la Résistance est l’une des composantes du Mouvement national, un mouvement unitaire qui englobe toutes les organisations tendues vers le même objectif : l’indépendance du pays et le retour du roi Mohammed Ben Youssef. Selon eux, les acteurs se divisaient les tâches ou recouraient simultanément à un large éventail de modes d’action allant de l’action directe à la diplomatie étrangère, en passant par les actes de résistance ordinaire, par les appels au boycott ou à la grève. Inversement, d’après d’autres récits nationalistes, la Résistance se serait constituée face au constat d’échec des dirigeants partisans ; le fait que ses membres soient en très grande majorité issus des partis du Mouvement national ne signifie pas nécessairement qu’il y ait eu un lien organique entre les groupes de la Résistance et les organisations partisanes.
44D’après nos analyses, les vagues de répression des années 1930, voire celle de 1944, s’abattent sur des organisations à la fois embryonnaires et élitistes, alors que celle de 1952 frappe un mouvement de masse, avec des ramifications associatives, syndicales, dans l’enseignement, dans la presse, et des extensions y compris dans le monde rural. Dès 1951, des opinions favorables à l’action directe commencent à s’exprimer au sein de cellules de l’Istiqlal, mais les dirigeants s’y opposent fermement (Ashford, 1961, p. 157). Une fois les dirigeants exilés, emprisonnés ou envoyés en résidence surveillée, de nouveaux leaderships émergent (Julien, 1978, p. 336-337). La répression et la déposition du sultan favorisent le passage de certains groupes à l’action directe, pour autant le recours à la violence n’est ni mécanique ni systématique.
45Dans un premier temps, des groupes se forment indépendamment les uns des autres sur la base de liens d’interconnaissance et de confiance, de manière localisée et décentralisée (Ashford, 1961, p. 158). Peu à peu, certains se regroupent et organisent des sections dans les principales villes : La Main noire (al-yad as-sawda), créée en 1953, la première à être démantelée ; le Croissant noir (al-hilal al-aswad), créé en mars 1954 par des rescapés de l’organisation précédente et des communistes, rejoints par des militants du PDI ; l’Organisation secrète (al-munadhdhama as-sirriyya), constituée entre autres par Fqih Basri sur la base de cellules populaires issues de l’Istiqlal. La police et la justice ne parviennent pas à établir des liens organiques entre l’Istiqlal et les partisans de l’action directe, pas plus qu’elles ne décèlent le rôle joué par les communistes et les membres du PDI dans le Croissant noir. Bien davantage, face à ces actions, la direction en exil de l’Istiqlal est partagée. À partir du Caire, Allal El Fassi fait des déclarations perçues comme un « aveu de terrorisme dirigé par l’Istiqlal » (Julien, 1978, p. 338), tandis qu’Ahmed Balafrej, installé à New York, désavoue les actes de violence. En somme, la déstructuration des organisations partisanes et syndicales a ouvert la voie à une « violence compétitive » entre groupes nationalistes, voire au sein de ces groupes17. L’intensification de la répression et le recours à un répertoire de torture policière, imprégné par les méthodes de la Gestapo, ne parviennent pas stopper le phénomène.
Conclusion
46En 1934, le fait partisan émerge dans le prolongement des protestations contre le Dahir berbère. En 1952, les partis politiques marocains sont décapités après avoir déployé leur capacité de mobilisation. Alors même que les vagues répressives successives font les héros et défont les appareils partisans, un système d’action nationaliste se développe au cours de cet intervalle. Il innervera les initiatives partisanes, associatives, syndicales et protestataires de l’indépendance.
47À partir de 1944, l’Istiqlal s’érige en parti-nation, microcosme de la nation à unifier, à homogénéiser, à libérer et à construire. Pendant cette phase, le multipositionnement des acteurs est consubstantiel à la mise en œuvre d’un projet unanimiste. Il se traduit par la mutualisation des ressources, par la circulation de modes d’action et de fonctionnement, et par une forte porosité entre les registres protestataires, associatifs, partisans, puis syndicaux.
48À l’échelle de la société, le fait partisan s’étend en contexte urbain à travers la popularisation de l’Istiqlal, mais superficiellement dans les zones rurales et montagneuses. Si les acteurs de la Résistance sont parvenus pour un temps à brouiller les frontières politiques entre l’univers urbain et le monde rural, il n’en demeure pas moins que la mobilisation réactive de l’ancien « bled siba » au profit du Protectorat s’est enracinée dans la défense de véritables intérêts matériels et symboliques, mis en péril par les élites nationalistes. Dès les premières années de l’indépendance, une ligne de partage s’esquisse entre partis de militants et notables sans partis politiques. Elle tend à recouper une autre, entre politique nationale et politique locale patronnée. La première est essentiellement en affinité avec l’univers citadin, tandis que la seconde s’associe davantage avec le monde rural qui représente alors plus de 70 % de la population. Reste à souligner à quel point ces clivages sont idéaux typiques ; les alliances et les antagonismes sont fluides et les clientèles mouvantes. Il importe aussi de garder à l’esprit tout ce que la catégorie de notable et l’opposition citadin/rural doivent au gospel colonial et aux politiques du Protectorat qui ont consolidé les assises des anciennes élites, et donné un effet de réalité à l’opposition entre « Maroc utile » et « Maroc inutile » (Naciri, 1984). Ces cadrages encoderont durablement les luttes politiques.
49À l’échelle de la sphère partisane restreinte, l’hégémonisme du Parti national, puis de l’Istiqlal bute contre une scissiparité précoce, favorisée entre autres par un fait important : dans un régime d’état de siège quasi permanent et en l’absence d’enjeux électoraux, un parti politique n’est pas contraint de constituer et d’entretenir une base militante ou un électorat (Bourdieu, 1981) dont dépendraient son fonctionnement et sa survie. Le projet unanimiste est mis à mal y compris au sein du parti. La répression de 1952 a réduit à néant tout le travail organisationnel réalisé depuis 1946, favorisé le passage de certains groupes à l’action directe et à une violence compétitive qui a perduré au-delà de l’indépendance. À l’extérieur du Maroc, l’Istiqlal est avant tout une tribune diplomatique et, à la veille des pré-pourparlers d’Aix-les-Bains, il est loin d’avoir les dispositions et les ressources suffisantes pour se transformer en Léviathan, rôle que jouera par exemple le Front de libération nationale (FLN) en Algérie à partir de 1958. En effet, à Aix-les-Bains, les représentants de l’Istiqlal ne monopolisent pas le champ de la représentation. Ils doivent non seulement le partager avec le PDI, mais également avec des pachas, des caïds et des représentants du sultan. Sortis de prison pour négocier, ils prennent des positions qui ne suscitent pas l’unanimité au sein d’une direction éparpillée dans différentes terres d’exil, et qui sont rejetées par des groupes de résistance déterminés à poursuivre le combat jusqu’au bout. En dépit de tentations isolées et éphémères, ils revendiquent le retour du roi de l’exil comme préalable à toute négociation. Il aurait été difficile de faire autrement après avoir érigé Mohammed Ben Youssef en figure quasi mystique.
50Selon le roman national, l’indépendance est le fruit de « la Révolution du roi et du peuple » ; « peuple » dont le parti de l’Istiqlal revendique le monopole de la représentation. Dans les faits, l’alliance stratégique entre les élites citadines du Mouvement national et la royauté n’a rien d’inéluctable. Située dans le temps, elle comporte des brèches et ne tarde pas à se fissurer.
Notes de bas de page
1 Le contexte colonial et l’unanimisme contraignent l’essor des partis politiques dans d’autres colonies (Rahal et Soriano, 2007).
2 De manière idéale typique, cela se réfère à un rapport au politique imprégné par des représentations, des énonciations, des identités plus ou moins conflictualisées, plus ou moins institutionnalisées, et qui transcendent ainsi la fragmentation qui caractérise « la politique très localisée et territorialisée » (Caramani, 2004).
3 Pour rappel, cela renvoie à l’approche de J. Waterbury (1975), qui s’inspire de celle d’E. Gellner (2003). Pour celui-ci, en l’absence de toute centralisation et de toute institution politique spécialisée, l’« équilibre structural » du monde tribal s’explique notamment par la concurrence entre tribus et entre chacun de leurs segments, et par la fonction d’arbitrage des saints.
4 Voir en introduction les analyses qui appréhendent le fait partisan sous cet angle.
5 Parmi les grands classiques, évoquons entre autres les travaux de J. Berque (1962), J. Halstead (1967), Ch.-A. Julien (1978), et des perspectives critiques comme celles d’A. Ayache (1956), A. Laroui (1977). Plus récemment, H. Rachik (2003) et ses étudiants ont porté un nouveau regard sur cette période, à l’instar de F. Aït Mous (2013).
6 Pour J. Burbank et F. Cooper (2009, p. 15), cette notion permet d’appréhender « l’entrecroisement des différentes stratégies de gouvernance et de domination, le mélange des pratiques mises en œuvre, transformées, abandonnées à travers le temps et l’espace ».
7 Pour E. Burke (2014), cela renvoie au discours colonial qu’il analyse, à travers un ensemble d’écrits produits sur le Maroc en langue française entre 1880 et 1930, pour retracer l’histoire de l’invention de « l’islam marocain » et de la monarchie marocaine sous le Protectorat.
8 Après le décès de Moulay Youssef, le 17 novembre 1927, les autorités du Protectorat écartent de la succession le fils aîné du sultan, au profit de son troisième fils, Sidi Mohammed, alors âgé de 18 ans.
9 Cette version est confirmée par le neveu d’Abldekrim Hajji (Hajji, 2014).
10 Entretien réalisé par l’autrice avec Boubker Kadiri, à Salé, en janvier 2006.
11 À la veille du Protectorat, cette université-mosquée fondée au ixe siècle se consacre essentiellement à la transmission du savoir religieux et aux Belles Lettres. Grâce à l’introduction de l’imprimerie à la fin du xixe siècle, aux voyages effectués par les commerçants, par les pèlerins et par ceux qui sont en quête de savoir, « une ouverture réelle sur le monde extérieur coexiste avec un indéniable isolement mental » (Laroui, 1977, p. 228). Dès les années 1920, l’agitation gagne la mosquée-université de Fès ; l’aspiration à la réforme en acte s’exprime à travers des mouvements de grève et des manifestations. Néanmoins, les tentatives de réforme restent timides (Sraïeb, 1984).
12 Voir nos développements à ce sujet en introduction.
13 Entretien réalisé par l’autrice, à Rabat, en décembre 2005.
14 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006.
15 Selon Abderrahman Youssoufi, c’est Abderrahim Bouabid qui a proposé cette idée au comité directeur du parti (entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006).
16 Entretien réalisé par l’autrice, à Casablanca, en janvier 2006.
17 Pour A. S. Lawrence (2010), la compétition pour le leadership accroît le recours à la violence. Un tel moyen permettrait aux protagonistes de prouver leur engagement dans la surenchère, de gagner rapidement en notoriété, de consolider leur contrôle sur des localités et d’éliminer des rivaux.

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