Introduction. Amérique latine : la fin de l’« âge d’or » des gouvernements progressistes
p. 7-12
Texte intégral
1En ce début de xxie siècle, l’Amérique latine a concentré, pour partie, les espérances d’amples secteurs de la gauche de transformation sociale de par le monde. À partir de 1998, date de l’élection d’Hugo Chávez (Venezuela), plus d’une dizaine de gouvernements latino-américains basculent à « gauche », ou ce qu’il conviendrait de nommer plus exactement vers des formes diverses de centre gauche et d’expériences nationales-populaires (certains auteurs préférant parler de « moment postnéolibéral »). Ils succèdent à « une décennie perdue » selon la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations unies (CEPAL), une « décennie volée » pour les observateurs plus militants, marquée par les réformes néolibérales inspirées par le consensus de Washington et la croissance des inégalités sociales, ethniques et territoriales. Ces exécutifs que l’on appelle désormais plus communément « progressistes » (aussi bien dans le champ politique qu’universitaire) parviennent au pouvoir dans un contexte de mouvements sociaux puissants et émergences plébéiennes plurielles dans tout le continent : du Caracazo en février 1989 où les Vénézuéliens sortent spontanément dans la rue contre l’application d’un plan d’ajustement signé avec le Fonds monétaire international au « ¡Qué se vayan todos! » argentin de 2001 en passant par la révolte zapatiste au Chiapas en janvier 1994 contre l’entrée en vigueur du traité de libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Certains d’entre eux parviennent à être victorieux et empêchent la privatisation de certains services publics, ainsi lors d’épisodes connus comme la « guerre de l’eau » et la « guerre du gaz » en Bolivie. Cette dernière aboutit à la démission du président en exercice, Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003. Cette issue devient récurrente dans la première moitié des années 2000. Principalement dans la zone andine, la rue réussit à chasser du pouvoir le chef de l’État au Pérou, en 2000 ; en Équateur, en 2000 et 2005 ; en Argentine, en 2001, à deux reprises après la violente crise économique de décembre et en Bolivie, en 2003 et 2005. Après avoir été le laboratoire de l’expérimentation du néolibéralisme, l’Amérique latine paraissait devenir celui de la contestation du néolibéralisme1.
2Durant une décennie et demie, ces gouvernements progressistes vont remettre la question sociale au cœur de l’agenda politique, réhabilitant le rôle régulateur de l’État2. Les politiques publiques postnéolibérales mises en œuvre en matière d’éducation, santé, alimentation ou logement ont permis une nette amélioration des conditions matérielles des classes subalternes (avec, selon la CEPAL, un recul de dix points de la pauvreté entre 1999 et 2007). Des dispositifs de démocratie participative sont aussi mis en œuvre. Sur le plan symbolique et politique de larges secteurs des classes populaires, des peuples indigènes, des populations afro-américaines et des secteurs historiquement marginalisés des « affaires de l’État » semblent enfin reconnus comme des sujets à part entière, et participent, notamment, de processus constituants innovants en Équateur, Bolivie et Venezuela. Une autonomie diplomatique relative est conquise à l’égard de la tutelle impériale étasunienne notamment par la mise en échec de la Zone de libre-échange des Amériques, en 2005. Dans cet ouvrage, nous essaierons notamment de comprendre ces réalignements géopolitiques à travers le maintien – sous d’autres formes – de l’interventionnisme étasunien (contribution de Max Paul Friedman) et la montée en puissance d’un nouvel acteur, la Chine, bénéficiant de la volonté de diversification des partenaires commerciaux, comme le montre le sociologue Frédéric Thomas.
3Les États-Unis, les oligarchies économiques, militaires ou médiatiques, et les classes possédantes locales ont résisté à ces changements, démontrant une forte capacité de résilience, mais aussi les nombreuses et profondes limites et contradictions des projets de centre gauche, « postnéolibéraux » ou nationaux-populaires. Au Venezuela, le gouvernement d’Hugo Chávez a subi la stratégie insurrectionnelle de l’opposition entre 2002 et 2004 (coup d’État avorté, blocage de l’économie, convocation d’un référendum révocatoire). En Bolivie, le gouvernement d’Evo Morales est éprouvé par des velléités sécessionnistes de l’est du pays, mieux pourvu en ressources naturelles, plus riche, plus blanc. C’est aussi de cette région que viendront en grande partie les leaders du coup d’État qui l’écarte du pouvoir en octobre 2019, avec le soutien actif des Églises évangéliques. Quelques années plus tôt, les offensives conservatrices finissent par porter leurs fruits dans deux petits pays, le Honduras en 2009 et le Paraguay en 2012 avec, respectivement, un putsch militaire et un coup d’État parlementaire contre les présidents progressistes démocratiquement élus. Parallèlement, le désenchantement croissant et la permanence des pratiques politiques héritées (clientélisme, cooptation, corruption, criminalisation des dissidences, bureaucratisation, etc.) font assez rapidement dire à plusieurs auteurs – et acteurs sociaux – que si l’arrivée des gauches pouvaient donner l’impression d’une rupture historique, elle était en fait aussi le début de diverses formes de « révolution passive », destinées à canaliser les critiques et à tout changer pour que rien ne change… structurellement3.
4Depuis l’automne 2015, la dynamique politique latino-américaine a fortement évolué. Des coalitions conservatrices reviennent au pouvoir par le biais d’élections démocratiques (Argentine, Pérou et Chili) ou d’un coup d’État parlementaire (Brésil). Ce reflux politique est concomitant d’une fin de cycle économique. Le prix des matières premières baisse drastiquement à partir de l’été 2014. Cette chute est d’autant plus douloureuse que la vague de gouvernements progressistes n’a pas été le moment d’une diversification de l’économie, mais au contraire d’une accentuation de la dépendance à ces rentes et monocultures et d’un processus de désindustrialisation partielle de grands pays comme le Brésil ou l’Argentine. Accentuation qui a permis de capitaliser au maximum le boom des prix (et d’en redistribuer les fruits), mais qui grève les finances publiques au moment du contre-choc, particulièrement en l’absence de politique fiscale un tant soit peu audacieuse. Pierre Salama dresse un bilan très contrasté de ce modèle économique néodéveloppementiste, qu’il qualifie de « populisme progressiste », basé sur les matières premières au Brésil et en Argentine. Elena Ciccozzi expose quant à elle de manière plus globale comment l’Amérique latine est passée du consensus néolibéral de Washington au « consensus des commodities » (expression empruntée à la sociologue Maristella Svampa), basé sur l’extraction des matières premières. Matthieu Le Quang présente enfin les débats qui ont surgi autour de ces problématiques particulièrement dans l’Équateur de la Révolution citoyenne, sous la houlette de Rafael Correa.
5Cette dépendance économique au paradigme extractiviste, héritage historique de la dépendance coloniale, a bien évidemment des conséquences politiques immédiates. Les exécutifs progressistes ont mis en place des projets miniers, des grands barrages hydroélectriques, quelque soit l’opposition des communautés locales, au prix parfois d’une répression implacable. Cette distanciation d’avec les mouvements sociaux populaires, une des sources de leur légitimité démocratique et constitutive de leur base sociale, est aussi une des causes de l’affaiblissement de ces régimes politiques présidentialistes et axés autour de formes de leadership charismatiques. Yoletty Bracho dépeint le militantisme dans les quartiers populaires de Caracas et leur rapport ambigu à l’administration chaviste, alternant entre participation réelle et verticalisme du pouvoir. Thomas Posado et Pierre Rouxel constatent, l’un au niveau macro de l’ensemble de l’aire latino-américaine, l’autre au niveau micro dans l’industrie agro-alimentaire de la banlieue de Buenos Aires, les tensions entre le mouvement syndical, les conflits du travail et les gouvernements se réclamant de la gauche. Rodrigo Torres nous apporte un éclairage sur les mutations et, surtout, les structures de l’éducation chilienne, théâtre de mobilisations massives entre 2006 et 2011, essentiellement durant le mandat de la socialiste Michèle Bachelet.
6Si dans ces deux premières parties, nous avons souhaité avoir une approche globale pour l’ensemble de l’aire latino-américaine afin de mettre en évidence les caractéristiques communes de l’évolution de la configuration politique continentale, celle-ci est critiquable, chaque pays ayant ses spécificités. L’hétérogénéité de ces « gauches » a souvent été mentionnée. La dichotomie entre une « bonne » et une « mauvaise » gauche, l’une aux accents anti-impérialistes, refondant les Constitutions, marquant le retour de l’État et sa défiance envers l’économie de marché ; l’autre s’adaptant aux institutions et préférant une attitude consensuelle envers les élites et le capital transnational, a longtemps servi de grille d’analyse à celles et ceux qui voulaient utiliser la situation politique du sous-continent pour avancer leurs propres convictions4. Les qualificatifs normatifs sont interchangeables et dépendent alors du point de vue de l’auteur. Il nous paraît préférable d’évoquer une multiplicité de contextes nationaux, traversés par un mécontentement citoyen et populaire initial comparable, un souci similaire de répondre à l’urgence sociale de la part des gouvernements progressistes (notamment par le retour de l’État) et aujourd’hui une crise économique, institutionnelle et politique qui touche, mais de manière inégale quoique combinée, tous ces pays. Dans une dernière partie, nous présentons ainsi des conjonctures nationales avec leurs caractéristiques propres pour la période 1998-2018.
7Ainsi, Henry Chávez souligne le caractère technoscientifique contradictoire du processus politique conduit par Rafael Correa en Équateur. Damien Larrouqué et Luis Rivera-Vélez expliquent la spécificité du gouvernement frenteamplista en Uruguay, une exception social-démocrate parmi les exécutifs progressistes et qui n’a pas connu la crise profonde de certains des pays voisins, mais a finalement dû lui aussi céder le pas au Parti national, après 15 années de gouvernement. Hélène Roux expose l’évolution du gouvernement sandiniste de Daniel Ortega au Nicaragua, de ses origines révolutionnaires dans les années 1980 à la dérive autoritaire de l’époque contemporaine, débouchant sur la tragique répression de l’année 2018. Edgardo Lander revient, pour sa part, sur la crise multiforme que connaît le Venezuela, de la polarisation politique entre le gouvernement Maduro et une opposition divisée à l’effondrement de son modèle de production, le tout sous fond de sanctions internationales, d’autoritarisme et de crise migratoire. Pablo Stefanoni évoque de son côté la conjoncture bolivienne 2016-2017 : un moment clef où malgré la (courte) défaite au référendum en 2016 permettant sa réélection présidentielle, Evo Morales n’a pas cherché à organisé sa succession au sein du MAS, mais au contraire a manœuvré pour faire reconnaître son droit constitutionnel à être à nouveau candidat. Laurent Delcourt, enfin, s’intéresse au géant latino-américain, le Brésil, où les forces politiques les plus conservatrices ont connu une avancée fulgurante à la faveur de la crise politique (coup d’État parlementaire, emprisonnement illégal de Lula) et des ambiguïtés social-libérales du « lulisme », qui ont ouvert les portes du pouvoir à un homme au discours néofasciste, militariste et évangéliste, Jair Bolsonaro.
8Miriam Lang, professeure à l’Universidad Andina Simón Bolívar de Quito en Équateur et ancienne directrice du bureau andin de la Fondation Rosa Luxembourg, nous fait le plaisir de conclure l’ouvrage en réfléchissant sur les défis de la transformation sociale et démocratique en Amérique latine après le reflux et la crise des gouvernements progressistes. La nouvelle dynamique politique latino-américaine mérite d’être analysée à l’aune de cette fin d’un « âge d’or », sans se centrer forcément autour d’une discussion en termes de « cycle » (à ce stade largement dépassée). L’hégémonie des nouveaux gouvernements conservateurs est aussi à questionner. Le marasme économique et l’impopularité de la plupart des gouvernants nous renseignent sur les incertitudes que connaît le sous-continent latino-américain. L’exemple argentin est clair en sens : les quatre années de « nouvelle droite » avec Macri ont fini sur une situation économique désastreuse, donnant des ailes à un retour annoncé du péronisme de gauche (avec cette fois Alberto Fernández comme président). L’aire connaît une polarisation politique accrue entre, d’une part, des forces progressistes ou de gauche (émergence d’une gauche antilibérale au Chili, manifestations massives contre la réforme des retraites de Mauricio Macri en Argentine, présence au second tour des élections de la gauche en Colombie et alternance progressiste au Mexique avec López Obrador) et les plus conservatrices ou réactionnaires (avec la consolidation d’une extrême droite au Chili, de son accession au pouvoir au Brésil et la victoire des secteurs hostiles au processus de paix en Colombie). Ce scénario semble correspondre à ce qu’Antonio Gramsci appelait une « crise organique5 », lorsque la crise économique se poursuit, où les gouvernants, issus de la gauche ou de la droite, ont des difficultés à obtenir le consentement de leurs populations et où la coercition augmente de la part des États, quelle que soit leur couleur politique. Très clairement, l’Amérique latine est entrée dans une zone de turbulences. Et la très forte explosivité sociale en cours dans tout le sous-continent le confirme au Chili, en Équateur, en Colombie, en Haïti, au Honduras, au Brésil, au Guatemala, etc. La longue révolte chilienne, depuis octobre 2019, marque ainsi la seconde moitié du mandat de Sebastián Piñera. Elle est aussi au cœur de l’actualité mondiale.
⁂
9L’objectif de cet ouvrage est d’éclairer lectrices et lecteurs sur l’évolution de la conjoncture politique latino-américaine de manière informée et critique, tout en tirant quelques bilans et leçons de cette période de moyenne durée 1998-2018. Il est le fruit de nombreuses réflexions collectives et recherches de terrain, dont certaines avaient été présentées dans un premier temps durant un colloque international organisé à l’université Grenoble-Alpes, en juin 20176. Profitons ici pour remercier chaleureusement les collègues, étudiant·e·s, auteurs et autrices, traducteurs et traductrices, ami·e·s et institutions, qui nous ont accompagné dans cette aventure intellectuelle et ont permis la réalisation de cette publication.
Notes de bas de page
1 Gaudichaud Franck (dir.), Le volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme, Paris, Textuel, 2008.
2 Dabène Olivier (dir.), La gauche en Amérique latine (1998-2012), Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
3 Gaudichaud Franck, Modonesi Massimo et Webber Jeffery, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Paris, Syllepse, 2020 ; Webber Jeffery, The Last Day of Oppression, and the First Day of the Same: The Politics and Economics of the New Latin American Left, Chicago, Haymarket/Londres, Pluto, 2017.
4 Dans deux optiques opposées, voir Castañeda Jorge, « Latin America’s left turn », Foreign Affairs, vol. 85, no 3, mai-juin 2006, p. 28-43 ; Arkonada Katu et Klachko Paula, Desde abajo, desde arriba. De la resistencia a los gobiernos populares: escenarios y horizontes del cambio de época en América Latina, La Havane, Ed. Caminos, 2016.
5 Gramsci Antonio, « Remarques sur certains aspects de la structure des partis politiques dans les périodes de crise organique », Cahiers de prison, no 13, 1932, [https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1932/observations.htm].
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016