Conclusion. Catastrophes et mémoires
p. 235-238
Texte intégral
1Ce travail s’achève dans les limites d’une période plus récente où la transmission de la mémoire des expériences traumatiques non vécues semble être devenue, comme l’indique Enzo Traverso, un devoir vu l’inclination de la modernité à perdre ses repères mémoriels1. C’est ainsi qu’en Argentine, Néstor Kirchner rompt avec le discours de la « réconciliation » et avec la « théorie des deux démons » pour promouvoir un discours exemplaire sur la mémoire, les espaces de mémoire et la revendication des engagements politiques des victimes. Il arrive ainsi à faire de la « transition » ménémiste et de son modèle économique l’« épilogue » de la dictature2. Dans ce contexte, l’association des Madres de Plaza de Mayo et celle des Abuelas sont devenues des personnages à part entière comptant sur la scène politique nationale3. Au Chili, l’arrivée de Ricardo Lagos et puis de Michelle Bachelet solidifie le cadre mémoriel de la répression avec un fort investissement dans les discours et les événements commémoratifs, ainsi que dans la promotion du Musée de la mémoire et des droits de l’homme (MMDH). Or, à la différence du kirchnerisme, ce discours mémoriel marginalise la résistance militante des victimes, ainsi que la mise à distance critique du discours dominant durant la « transition4 ». Au Mexique, au contraire du cas des deux derniers pays, le discours mémoriel est rapidement marginalisé à cause des disputes politiques entre des partis cherchant la « légitimité mémorielle ». Il est d’autant mis à l’écart que Vicente Fox représente l’aile conservatrice de l’échantillon politique et que tout alignement sur des discours de « gauche » semble épineux. Ainsi, même s’il évoque la lutte qui a permis de faire exister un régime plus démocratique et prend des mesures symboliques pour soutenir le recouvrement de la mémoire collective et l’application de la justice, son désengagement est de plus en plus évident5.
2Sans grande rupture de continuité avec des attitudes déjà vues face à l’exercice de la justice, les trois pays connaissent des initiatives judiciaires nouvelles. En Argentine, où la justice avait déjà affronté les militaires, Néstor Kirchner facilite la dérogation des décrets et des lois d’amnistie et s’engage dans une épuration des Forces armées et de la police. Au Chili, un pays où les accusations et les procès sont rares, Ricardo Lagos forme une nouvelle commission pour enquêter sur les cas de torture, absents du rapport Rettig, ce qui permet de clôturer certains cas et de réparer des victimes. Bien que Michelle Bachelet échoue dans la dérogation du décret d’amnistie de 1978, son gouvernement s’appuie sur l’utilisation du droit international dans les cas des crimes de lèse-humanité pour mener une bataille juridique. Au Mexique, où la justice à l’égard des crimes qu’aurait pu commettre l’État est inexistante, le principal inculpé, Luís Echeverría, a été assigné à résidence bien qu’il ait été relâché huit jours après son arrestation.
3Dans ce contexte les rapports de vérité reviennent sur le devant de la scène, mais souvent pour passer un message politique. Ainsi, en Argentine, la nouvelle édition du rapport Nunca más, au-delà d’actualiser le nombre des personnes portées disparues, semble être instrumentalisé par le gouvernement pour mettre en avant son programme de défense des Droits de l’homme, mais aussi son programme anti-néolibéral. Au Chili, le document qui introduit le rapport Valech, « No hay mañana sin ayer » (« Il n’y a pas de lendemain sans hier »), démontre la prise de conscience du gouvernement au sujet de la division d’un pays réconcilié seulement dans les discours. Ce rapport éveille par ailleurs de nombreuses polémiques autour du nombre des cas de torture, au point que le président Lagos a pris la décision d’archiver l’information pendant cinquante ans. En échange, les militaires manifestent publiquement leur distance à l’égard de l’ancien dictateur et des pratiques de son régime. Au Mexique, comme il n’était pas question de s’aligner sur un discours de « gauche », à la place d’une commission de vérité et de justice, on a créé un parquet attaché au Ministère public, voire sous la vigilance de celui-ci. Ce parquet a travaillé entre 2002 et 2006, mais non seulement les problèmes habituels liés à la sécurité des témoins et à l’accès aux archives se sont répétés, mais le rapport final du parquet a aussi banalisé et relativisé la responsabilité de l’État et des Forces armées6.
4La surenchère mémorielle des discours politiques se transforme rapidement en exercice de repentance et de contrition moralisatrice autour d’un devoir de mémoire, voire même en injonction d’une moralité civique et mémorielle. Ces discours, outre le fait qu’ils aliènent une partie de la population, inhibent difficilement la répétition de l’histoire, car ils ne travaillent pas à la prévision mais se confortent dans la moralisation et la commémoration. C’est pourquoi, face à ce paysage politique, la communauté scientifique oppose un projet critique. Elizabeth Jelin, Hugo Vezzeti et Beatriz Sarlo en Argentine ; Nelly Richards et Steve J. Stern au Chili ; et Carlos Montemayor, Eugenia Allier et Álvaro Vázquez Mantecón au Mexique, constituent un groupe représentatif de chercheurs préoccupés par l’évolution, l’instrumentalisation et le fonctionnement des discours sur la mémoire. Dans un contexte de diversification des récits de mémoire, ils soulignent que l’articulation entre la mémoire individuelle et la mémoire collective est de plus en plus individualisée, même si la participation grandissante de la population dans ces débats demande des cadres symboliques ouverts7. La fondation de mémoriaux et de musées et l’instrumentalisation et la rentabilisation des récits de mémoire au profit de groupes politiques et économiques, sont d’ailleurs la preuve d’un encadrement plus général de la mémoire collective.
5En outre, il faut remarquer que les discours et les pratiques des périodes précédentes s’entrecroisent de manière complexe avec la gestion de la mémoire. Ainsi, par exemple, bien qu’en Argentine la réouverture des procès ait renforcé la justice, la disparition forcée d’un témoin, Jorge Julio López, a démontré qu’une violence propre au terrorisme d’État est toujours latente. Au Chili, la loi 19.1992 de Ricardo Lagos a imposé cinquante ans de secret en ce qui concerne l’information du rapport Valech, c’est-à-dire, en temps de « mémoire », une politique de « réconciliation ». Au Mexique, la sortie du PRI a facilité l’entrée des discours de mémoire sur la scène publique, mais elle n’a pas pour autant conduit à un véritable renforcement de la justice. De plus, le discours de « démocratisation » du pays, typique de la strophe de transciliation, a été à nouveau utilisé sans pour autant se traduire dans un système démocratique crédible.
Le récit et l’image catastrophes ?
6La production littéraire et cinématographique de cette dernière période est particulièrement riche. Il n’est pas question ici d’en faire le bilan, mais d’ouvrir une nouvelle voie d’exploration du lien entre résilience, catastrophe, récit et image. À cet égard, il existe un corpus d’ouvrages qui répondent au « devoir de mémoire » propre à la période à travers le questionnement de la mémoire elle-même, c’est-à-dire à travers la manière dont on peut rendre justice à un monde perdu et dont on peut entretenir une dette vis-à-vis de lui. Ainsi, ce genre d’œuvres chercherait à reconstruire le passé non seulement à partir de la question de ce que le terrorisme d’État aurait détruit, mais aussi en questionnant les manières dont il est possible d’entretenir un lien mémoriel avec ce qui a été perdu et de résister à une mémoire politiquement correcte.
7Les traits que nous venons d’ébaucher sont perceptibles dans des films et des romans biographiques hybrides, qui mêlent l’essai, la fiction et le témoignage. Los rubios (2006), un film de l’Argentine Albertina Carri, la trilogie de courts-métrages de la Chilienne Tizianna Panniza, Cartas visuales (2005-2012) ou le film Nostalgie de la lumière (2010) de Patricio Guzmán, ainsi que le roman Memorias prematuras (2000) du Chilien Rafael Gumucio et celui du Mexicain Fabrizio Mejía de la Madrid, Un hombre de confianza (2014), ou El paciente interno (2012), le film du Mexicain d’Alejandro Sola Luna, et El secreto y las voces, roman de l’Argentin Carlos Gamerro, constituent des exemples notables.
8Dans ce corpus, le questionnement mené à son terme par les auteurs implique un travail narratif et esthétique incliné vers l’expérimental ou vers une forme de catastrophe interne aux images et aux récits. Pour mieux clarifier ce détournement conceptuel de la catastrophe, la définition avancée par Gabriel Gatti est utile : en tant que concept, la catastrophe sert à penser une « dissociation intense et permanente du rapport entre un fait et les structures de signification qui lui donnent plausibilité8 ». Autrement dit, la catastrophe désignerait la dégradation d’une manière consensuelle et vraisemblable de représenter un fait et, donc, la rupture du sens que cette dégradation finit par provoquer comme conséquence. Le récit et l’image catastrophe exploreraient donc ces espaces vidés de sens consensuel, aborderaient tout ce qui peut sembler invraisemblable dans la manière dont on rend justice à un monde perdu et dans la manière dont on entretient une dette vis-à-vis de ce monde.
Récit et catastrophe
9Nous avons cerné certains des enjeux historiques, conceptuels, iconographiques et narratifs des films et des textes littéraires qui font référence au terrorisme d’État, à travers une conceptualisation du terme « catastrophe ». On pourrait certainement affirmer que le terrorisme d’État a constitué une catastrophe pour une partie de la population. Pourtant, la catastrophe n’est pas un événement, elle est une construction discursive propre à décrire et à dénoncer une situation de vulnérabilité sociale à un moment historique déterminé. L’hypothèse qui a orienté notre travail dès le départ, à savoir que la catastrophe était un outil conceptuel tout à fait adapté pour approcher des œuvres littéraires et filmiques qui reviennent sur le passé violent de la région nous semble avoir porté des fruits. D’autant plus qu’elle impliquait l’étude des strophes, notamment à travers les cadres discursifs, les schémas interprétatifs et, éventuellement, les cadres mémoriels, qui nous ont donné les éléments pour mieux cerner la position des médiateurs dans leurs contextes historiques respectifs. L’analyse des mises en intrigue et des bribes d’histoires qu’elles impliquaient, des expériences de la catastrophe qu’elles révélaient, des impossibilités représentatives et des logiques catastrophistes dont elles témoignaient ont été centrales pour analyser deux types de récits et d’images qui qualifieraient un état de vulnérabilité provoqué par le terrorisme d’État. Ainsi la catastrophe, au-delà de constituer un outil pour éprouver l’esthétique des récits littéraires et cinématographiques, ou de certaines images issues du terrorisme d’État, s’est également révélée en tant que modalité narrative et figurative. Une ressource narrative et/ou figurative mobilisée par les auteurs des œuvres ici étudiées pour dénoncer à cette vulnérabilité et capable de produire, selon des intérêts spécifiques, des identités et des engagements politiques résilients.
Notes de bas de page
1 Traverso Enzo, Le passé, mode d’emploi, op. cit.
2 Crenzel Emilio, La mémoire des disparitions en Argentine, op. cit., p. 214.
3 Voir Tahir Nadia, Argentine : mémoire de la dictature…, op. cit., p. 235.
4 Pour une étude de la manière dont le musée a traité le cadre du sens de la mémoire de la répression voir : Pimente Camila et Pérez Joaquín, « Políticas de la reconciliación: el “Museo de la Memoria y los Derechos Humanos”. Construir una memoria para las nuevas generaciones », Informe de práctica de investigación, Santiago, Universidad Alberto Hurtado, 2012.
5 Sous la présidence de Vicente Fox une enquête judiciaire a été ouverte mais sa portée est restée marginale.
6 Hietanen Anna-Emilia, « No hay mañana sin ayer… », art. cité, p. 321.
7 Voir Stern Steve J., Recordando el Chile de Pinochet…, op. cit.
8 Gatti Gabriel, « Imposing Identity against Social Catastrophes… », art. cité, p. 356.
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