Conclusion générale
p. 237-243
Texte intégral
1Cette recherche s’est attachée à déconstruire l’image monobloc de la Las Vegas touristique pour interroger la construction et les mutations contemporaines de l’urbanité et de la citadinité végasiennes. Elle a ainsi identifié une tension constitutive de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, entre d’une part la reconnaissance de l’originalité de Las Vegas résultant de sa spécialisation touristique et d’autre part l’affirmation de son identité de ville banale une fois quittés les quartiers touristiques.
2La synthèse des caractéristiques de l’urbanité et de la citadinité végasiennes permet d’interroger la valeur heuristique et opérationnelle du couple notionnel d’urbanité et de citadinité et d’établir ce que l’étude du cas végasien, replacé dans un contexte plus large, apporte à la réflexion sur la géographie urbaine américaine.
Une urbanité et une citadinité végasiennes traversées par la dialectique entre ordinaire et exceptionnel
3Tout au long de la recherche, l’étude de l’urbanité et de la citadinité végasiennes a été traversée par une dialectique entre ordinaire et exceptionnel. Une des ambitions scientifiques de ce travail était alors de questionner cette dialectique en identifiant les caractéristiques spécifiques à Las Vegas et des traits plus communs, similaires à ceux d’autres villes américaines.
4Las Vegas est une ville hors norme, une ville incomparable aux États-Unis, voire dans le monde entier, au vu des lieux communs à son propos et de sa perception dans l’opinion publique américaine. L’originalité incontestable de Las Vegas réside dans son choix précoce de la légalisation des jeux d’argent et la spécialisation touristique qui en a résulté, et sa place dans la psyché américaine. Le choix de la spécialisation touristique a conduit à une structuration urbaine très marquée autour des quartiers touristiques du Strip et de Fremont Street, qui concentrent les hôtels-casinos et fonctionnent comme des enclaves fonctionnelles au cœur de l’aire urbaine. De ce choix économique, découle une place à part de Las Vegas dans les discours et les productions culturelles américaines, qui se sont construits sur la diffusion de ce que j’ai appelé des « imaginaires touristiques » qui mettent en avant l’« expérience Las Vegas ». Derrière ces expressions, les acteurs du tourisme promeuvent la vision d’une ville où tout est possible et permis, et où le divertissement est érigé en mot d’ordre.
5La nature exceptionnelle végasiennne ressort également de la littérature scientifique qui est dominée par des critiques récurrentes dénonçant le règne du simulacre, du consumérisme et de la marchandisation à Las Vegas, justifiant aux yeux des détracteurs de la ville le déni de son urbanité. De nombreux commentateurs présentent Las Vegas comme une non-ville en raison de ce qu’ils considèrent comme un manque d’authenticité urbaine. L’identification et le décryptage de ces affirmations a permis de mettre en évidence une somme d’idées préconçues et de jugements biaisés, qui trahissent une lecture doublement orientée de Las Vegas. En premier lieu, ce que je caractérise de « déni d’urbanité » opposé à Las Vegas, résulte d’une vision partielle de l’aire urbaine au prisme des seuls quartiers touristiques, et plus spécifiquement du seul quartier du Strip. À cette lecture métonymique, du Strip pris comme incarnation de toute l’aire urbaine, s’ajoute une lecture partiale qui sous-tend les critiques anti-Las Vegas. Cette recherche a mis en évidence le poids des condamnations morales et des jugements de valeur qui infusent les analyses au sujet de Las Vegas, et qui résultent d’une volonté de revendiquer une distinction d’avec la classe populaire et ainsi d’affirmer un statut social supérieur.
6Le lieu commun de l’exceptionnalité végasienne articule ainsi des caractéristiques véritablement originales aux États-Unis, à savoir la légalisation précoce des jeux d’argent qui a entraîné la constitution de quartiers touristiques qui sont des enclaves fonctionnelles, et la diffusion des imaginaires touristiques aussi bien au sein de l’opinion commune que dans la sphère intellectuelle américaines.
7Toutefois, cette recherche a démontré que la facette exceptionnelle de Las Vegas, omniprésente dans les esprits et les écrits, n’est qu’un aspect de l’aire urbaine et doit être combinée à la banalité urbaine, observée une fois quittés les quartiers touristiques. L’examen de l’urbanité a permis d’affirmer que l’aire urbaine de Las Vegas est façonnée par des dynamiques observées dans d’autres aires urbaines américaines, comme l’étalement urbain, la structuration du tissu urbain autour de l’automobile et la faiblesse des espaces publics. Dès lors, l’urbanité végasienne se lit au prisme de la dialectique entre banalité urbaine et extraordinaire des quartiers touristiques.
8À partir de ces premiers éléments d’analyse, le constat suivant s’est imposé à moi : malgré une volonté initiale de se détacher au maximum du tourisme et de ses quartiers, à chaque étape de l’analyse de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, la spécialisation et/ou les quartiers touristiques, et en premier lieu celui du Strip, ont fait irruption comme contre-exemples, référents répulsifs ou au contraire aimants. La spécialisation économique autour de la pratique légale du jeu s’est imposée comme une clé de lecture incontournable de l’étude de Las Vegas et de ses habitants. Ce constat explique les retours constants à ces éléments dans le corps de l’analyse alors même que la grille d’entrée par l’urbanité et la citadinité prône une vision globale de l’aire urbaine et de sa population. En dépit de sa concentration spatiale dans des quartiers qui ne représentent qu’une fraction de l’aire urbaine, le tourisme rayonne sur l’ensemble de Las Vegas et de ses habitants, par l’intermédiaire des imaginaires et des enclaves touristiques qui focalisent l’attention sur le Strip et brouillent l’appréhension globale végasienne.
9Dès lors, je vois dans le tourisme à la fois la force et la faiblesse de Las Vegas, un formidable atout et une très forte contrainte pour ses habitants. Au cœur de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, se trouve la relation ambivalente des habitants au tourisme et au jeu, entre lutte et valorisation. Le choix du tourisme et les formes spatiales que cette activité économique a produites sont les moteurs du développement économique local mais également les principaux obstacles à l’affirmation d’une cohésion et d’une appropriation forte au sein de la population. Les entretiens menés auprès de locaux, combinés aux enquêtes statistiques de grande ampleur, donnent à voir une population qui se débat avec son secteur d’activité phare.
10Cette grille de lecture traverse l’analyse de la citadinité végasienne que j’ai caractérisée de « citadinité de la déficience ». La recherche a mis en évidence le manque d’investissement émotionnel et symbolique, ainsi que la faiblesse des relations de voisinage et du sentiment de communauté. Les principaux facteurs explicatifs révélés par l’analyse sont l’ampleur de la population de passage (transient) combinée à une présence minoritaire d’habitants natifs de Las Vegas. Plus largement l’appropriation de l’identité végasienne s’avère délicate pour les habitants, comme l’a illustré l’étude de l’usage du gentilé Végasien : la stigmatisation de Las Vegas, qui est une conséquence directe de la diffusion des imaginaires touristiques, a des répercussions sur ses habitants au point de fragiliser le sentiment d’appartenance. Ces imaginaires pèsent lourdement sur la construction identitaire des habitants, ce qui a pour conséquence d’affaiblir la volonté de se revendiquer Végasien même pour ceux qui sont nés à Las Vegas.
11Cette recherche a ainsi démontré le poids des imaginaires touristiques dans la construction identitaire de Las Vegas et de ses habitants ; déconstruit le déni d’urbanité opposé à la ville ; et identifié une citadinité de la déficience dominante parmi la population locale. Tous ces éléments façonnent à la fois la structuration de l’aire urbaine et le rapport des habitants entre eux ainsi qu’envers leur environnement urbain. Ces conclusions permettent alors d’affirmer qu’une étude de Las Vegas ne peut faire abstraction de la spécialisation touristique et des enclaves fonctionnelles qu’elle a engendrées. Le recours aux notions d’urbanité et de citadinité, qui invitent à saisir l’aire urbaine dans sa globalité, a permis de mesurer l’influence du tourisme sur l’ensemble de l’aire urbaine et sur l’ensemble de ses habitants, qu’il s’agisse de son poids dans l’économie locale, dans la construction identitaire des habitants et dans les pratiques urbaines communes à Las Vegas. Dès lors, j’aboutis à la conclusion que l’aire urbaine de Las Vegas et les Végasiens sont en partie dépossédés de leur identité qui leur est imposée de l’extérieur, par le biais de la diffusion des imaginaires touristiques et de la stigmatisation qui en découle.
12Peut-on toutefois faire de la spécialisation touristique la seule responsable de la citadinité de la déficience identifiée lors de cette recherche ? D’autres entraves à une appropriation forte par les locaux peuvent être avancées. L’entrée par les temporalités invite à s’interroger sur le caractère linéaire de la construction de l’urbanité et de la citadinité végasiennes. La jeunesse de l’aire urbaine, qui n’a qu’à peine plus d’un siècle d’existence, peut expliquer en partie la difficulté à ancrer dans la durée l’attachement et l’appropriation locale, par manque matériel de temps. Pour autant, l’inscription dans le temps long des ancrages familiaux et individuels est-elle suffisante pour consolider progressivement l’attachement émotionnel et symbolique à l’aune des trajectoires de vie et au fur et à mesure du vieillissement, de la maturation de Las Vegas ? La faible utilisation du gentilé « Végasien », même par les habitants natifs de Las Vegas, laisse entrevoir les difficultés d’appropriation de l’identité végasienne au sein de la population locale, qui me semblent être au cœur de l’analyse de la citadinité. Tant que même les natifs ne seront pas tous fiers de leur ville, la citadinité de la déficience ne pourra que difficilement être estompée.
Les apports du couple notionnel d’urbanité et de citadinité à la géographie urbaine
13Une des ambitions de cette recherche était de tester la valeur heuristique et opératoire du couple notionnel d’urbanité et de citadinité. L’application de ces notions au cas végasien a permis d’interroger leur validité dans le contexte d’un pays majoritairement urbanisé. Contrairement au courant d’interprétation de la citadinité comme apprentissage des modes de vie urbains, qui restreint la notion aux études sur les villes des pays du Sud, le recours à l’urbanité et à la citadinité s’inscrit dans une volonté de rendre compte de la multitude de cas de figure de l’urbain à l’échelle de la planète.
14Le couple notionnel d’urbanité et de citadinité me semble en effet particulièrement fécond pour les géographes, et plus généralement pour les spécialistes de l’urbain. Associer urbanité et citadinité permet de saisir des mises en systèmes, des combinatoires et des articulations de réalités spatiales et sociales. De même, cet angle d’approche ouvre la réflexion à une combinaison des échelles d’analyse : de la petite échelle du grand territoire de l’aire urbaine à la très grande échelle des parcours individuels des citadins. La recherche ambitionne ainsi de démontrer l’intérêt d’une présentation systémique de l’organisation et du fonctionnement d’une aire urbaine, associant constamment l’espace et les sociétés. L’urbanité a été étudiée à l’échelle macro en s’intéressant à l’organisation générale de l’aire urbaine qui fait ressortir les enclaves fonctionnelles du Strip et de Fremont Street et la faiblesse des centralités historiques au sein de chaque municipalité. L’approche macro a été combinée avec l’échelle micro, en privilégiant les entrées par les paysages et la morphologie urbaine. L’examen de la citadinité a ensuite été complété par un travail sur la thématique identitaire, qui a accordé une large place à l’analyse des discours et leurs répercussions sur les habitants, ainsi qu’une réflexion sur la notion d’appropriation. Le dispositif conceptuel ainsi mis en place a alors permis d’associer les échelles d’analyse, les visions synchronique et diachronique, les discours extérieurs à la ville et leur réception par les habitants.
15Dès lors, le travail combiné sur l’urbanité et la citadinité interroge les imbrications et les interactions entre le matériel et l’idéel, en refusant les lectures déterministes mais en soulignant les interrelations entre l’espace physique des sociétés urbaines et leur structuration. La valeur heuristique réside dans cette constante alternance qui se retrouve dans l’argumentaire, et qui explique l’impossibilité de séparer complètement l’urbanité de la citadinité dans le corps des différents chapitres.
16Le recours aux notions d’urbanité et de citadinité a ainsi permis de saisir la dialectique de l’ordinaire et de l’extraordinaire à Las Vegas, de sa banalité et de son exceptionnalité. Grâce à elles, la relativité des phénomènes urbains peut être matérialisée : toutes les villes ne présentent pas la même expression de l’urbanité, ni la même incarnation de la citadinité. Il s’agit par conséquent d’une association conceptuelle riche et ambitieuse. C’est toutefois dans cette ambition même que réside le principal défi, voire la principale difficulté, de l’utilisation du couple notionnel d’urbanité et de citadinité. Comprises comme des notions de synthèse, révélatrices de mises en système, leur valeur opératoire peut être questionnée en fonction de l’ampleur, en termes de superficie comme de population, de l’aire urbaine étudiée. En effet, on peut se demander si le recours au couple urbanité/citadinité serait compatible avec l’ambition d’embrasser, par un chercheur seul, de façon systémique et globale de très grandes aires urbaines, comme par exemple New York ou Tokyo. Au vu de la somme d’informations et de la multitude de jeux d’imbrication de processus et d’acteurs, le recours à ces notions pourrait être particulièrement stimulant pour structurer l’action d’une équipe de chercheurs.
17L’approche globale qui est offerte par l’association de l’urbanité et de la citadinité se traduit également par un affranchissement partiel par rapport au cloisonnement disciplinaire et linguistique. En effet, en abordant ce couple notionnel comme une boîte à outils dans laquelle imbriquer d’autres concepts, il est possible de piocher dans différents courants et écoles de pensée sans nécessairement se limiter à une seule discipline. Selon cette approche théorique ouverte, cette recherche propose une articulation entre les concepts francophones d’urbanité et de citadinité et des réalités et des notions typiquement américaines, comme la communauté (community) et le sentiment de lieu (sense of place). Plus globalement, s’intéresser à l’urbanité et à la citadinité invite à réfléchir à l’histoire des mots et des notions, et à la quête constante des chercheurs d’adaptation du lexique afin d’essayer de suivre le rythme des évolutions de la ville contemporaine.
18Au vu de la valeur heuristique du couple notionnel d’urbanité et de citadinité, on peut se demander si leur emploi permet d’apporter des éléments de réponse aux débats à la fois sur une possible mort de la ville, au profit d’une imposition de l’urbain, caractérisé par l’uniformisation des modes de vie et l’homogénéisation spatiale (Choay, 1994, 1999 ; Mongin, 2005), et sur « l’urbain généralisé » et l’imposition d’une « ville générique » (Koolhaas, 2010). L’étude de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, par leur dialectique fondamentale entre banalité et exceptionnalité, réfute l’idée selon laquelle la généralisation de la condition de citadin à l’échelle de la planète s’accompagne d’une perte de spécificité des réalités urbaines locales. Las Vegas, tout en étant façonnée par de grandes dynamiques urbaines contemporaines, témoigne d’une combinatoire originale entre spatial et social qui explique notamment la citadinité de la déficience proprement végasienne. Dès lors, à travers le recours au couple notionnel d’urbanité et de citadinité, l’étude de cas végasien tend à illustrer la diversité des réalités urbaines à l’échelle mondiale, renforçant en cela la portée scientifique de ces notions.
Apport du cas d’étude végasien à la compréhension de la géographie urbaine américaine
19La réflexion sur les apports de l’étude de cas végasien articule deux niveaux de lecture : à la fois ses apports pour la compréhension de la géographie des villes américaines, mais également ses apports par rapport à la façon américaine d’étudier les villes des États-Unis.
20Cette étude propose une lecture qui se veut dépassionnée de Las Vegas. La volonté de neutraliser les discours produits sur l’aire urbaine végasienne rompt avec les approches engagées, voire militantes, qui sont souvent plébiscitées par les géographes américains s’inscrivant dans un courant d’interprétation post-moderne, et qui tendent à dominer la littérature scientifique sur Las Vegas. La volonté de construire une étude apaisée de Las Vegas fait écho à l’idée selon laquelle la façon dont on dit l’espace contribue à le construire. On retrouve ici l’idée forte de (dé)construction de Las Vegas.
21Sans chercher à proposer une tentative de modélisation urbaine1, cette recherche tend à élargir l’appréhension de la géographie urbaine américaine, largement dominée par des modèles urbains établis à partir des réalités urbaines spécifiques que sont New York, Chicago et Los Angeles. Or, ces modèles, par leur nature intrinsèquement normative, tendent à effacer la diversité urbaine américaine. Ainsi, le choix d’étudier l’aire urbaine de Las Vegas s’inscrit dans une volonté de donner à voir la richesse et la diversité de la géographie urbaine américaine. Tout en reconnaissant les traits spécifiques de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, il s’agit ici d’affirmer l’intérêt de travailler sur une aire urbaine « originale » afin d’approfondir et d’enrichir l’analyse des villes américaines et donner à voir la richesse du panorama urbain américain.
22Cet ouvrage a dès lors proposé au lecteur de s’intéresser à l’autre visage de Las Vegas, qui pourrait se résumer par un dimanche après-midi au parc ou par la face cachée du panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas », qui invite le visiteur à (re)venir bientôt à Las Vegas.
Notes de bas de page
1 Le terme de modèle est ici défini à la fois comme norme et comme représentation schématisée du fonctionnement urbain américain généralisable à l’ensemble des villes des États-Unis.
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