Chapitre V. L’urbanité et la citadinité végasiennes façonnées par une croissance explosive
p. 149-196
Texte intégral
1En un siècle, Las Vegas s’est imposée dans le panorama urbain américain comme la ville du jeu, fondement de sa spécialisation économique et de son affirmation en tant que destination touristique au rayonnement mondial. Toutefois, comme l’a montré le chapitre iii, le jeu n’est pas le seul moteur de croissance de Las Vegas et le tourisme n’est pas l’unique facteur explicatif de la consolidation de l’aire urbaine végasienne.
2Les records inégalés de croissance démographique à partir des années 1980 invitent à se demander comment cette croissance explosive a pu influencer et façonner l’urbanité végasienne. L’ambition est alors de détailler l’urbanité végasienne, en distinguant les formes et les dynamiques urbaines observables dans d’autres villes américaines et les manifestations qui seraient propres à Las Vegas. Le propos se concentre tout d’abord sur les aspects matériels de la ville, pour ensuite mettre en évidence les implications des évolutions physiques de l’aire urbaine sur le quotidien de ses habitants et par conséquent leur citadinité.
3Las Vegas est régulièrement présentée dans la littérature scientifique comme dans la presse grand public comme championne de l’étalement urbain, voire cas d’école des dérives de la suburbanisation1 incontrôlée (Nédélec, 2016a). En premier lieu, il s’agit donc de caractériser avec précision les dynamiques d’urbanisation du bassin de Las Vegas, pour mener à un travail de définition distinguant la croissance de l’étalement urbain. Le glissement de l’urbanisation à l’urbanité permet alors de comprendre comment la croissance a façonné la morphologie urbaine et la structuration fonctionnelle de Las Vegas. La seconde partie propose de mettre en perspective les conséquences économiques et politiques de cette croissance démographique végasienne si soutenue, qui s’affirme comme la principale clé de lecture de l’urbanité végasienne à l’échelle macro. La dernière partie démontre les articulations entre une urbanité façonnée par la croissance et une citadinité de l’éphémère et du renouvellement permanent, qui tend à fragiliser l’investissement des Végasiens dans la vie sociale locale.
Urbanisation du bassin de Las Vegas, entre croissance et étalement
Las Vegas, championne de l’étalement urbain ?
4Las Vegas est considérée comme un cas d’école de l’étalement urbain aux États-Unis. C’est en tout cas ce que semblent penser les chercheurs de la NASA qui ont multiplié ces dernières années les publications à ce sujet. En 2009, pour célébrer le 25e anniversaire du programme d’observation spatial Landsat, cette institution a ainsi mis en ligne sur son site un « album de photos digitales » destiné à montrer la beauté de la planète Terre observée depuis l’espace. Parmi les clichés mis en avant pour promouvoir cet anniversaire, une succession d’images satellite illustre « la poussée massive de croissance » de l’aire urbaine végasienne entre 1984 et 2009. En 2012, la NASA a à nouveau souligné l’exemplarité (supposée) de Las Vegas en matière d’étalement urbain en mettant en ligne une vidéo intitulée : « Qu’est-ce qui ne reste pas à Las Vegas ? L’étalement2. » Le montage d’images satellite Landsat, prises entre 1972 et 2013, « montre la ville en train de s’étaler à travers le désert ». D’un point de vue purement esthétique, la croissance de Las Vegas présente l’avantage de se dérouler dans un milieu désertique, ce qui rend le contraste entre les superficies bâties (dans les tons rouges) et non-bâties (de couleur ocre) particulièrement saisissant. Au vu de la qualité graphique des images, ces publications de la NASA ont eu beaucoup de succès sur internet et ont été reprises par de nombreux médias pour illustrer la question de l’étalement urbain. Au premier rang d’entre eux, l’encyclopédie britannique de référence Britannica a choisi comme illustration principale de son article sur l’étalement urbain3 une de ces vues de Las Vegas, simplement intitulée « Las Vegas : étalement urbain ». Au milieu des années 2000 déjà, d’autres images satellite de Las Vegas, diffusées cette fois-ci par l’Institut d’études géologiques des États-Unis (United States Geological Survey ou USGS), avaient marqué les esprits. Ces dernières ont d’ailleurs été reprises par le Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) dans le cadre d’un programme pédagogique de sensibilisation aux thématiques environnementales. À partir de la comparaison de deux prises de vue de l’aire urbaine, datées de 1970 et 2000, Las Vegas a ainsi été choisie pour illustrer la thématique de l’étalement urbain, présentée comme « l’illustration des problèmes d’un étalement urbain effréné4 ».
5Si l’on s’en tient à ces publications, Las Vegas serait donc bien un cas d’école de l’étalement urbain. Toutefois, cette présentation de l’urbanisation végasienne est partielle, voire partiale, puisqu’elle laisse sous silence la croissance démographique explosive qu’a connu l’aire urbaine depuis la fin des années 1980 (cf. chapitre iii). Or, ces deux phénomènes, croissance démographique et extension spatiale, ne sauraient être déconnectés l’un de l’autre pour pouvoir confirmer ou infirmer un processus d’étalement urbain. L’exemple végasien révèle ainsi une difficulté d’appréhension de la notion d’étalement urbain, qui transparaît dans la littérature scientifique (Nédélec, 2016a) et qui découle d’un manque de distinction entre croissance urbaine et étalement urbain.
6En effet, à partir de quand peut-on parler d’étalement urbain ? En arrière-plan, se profile une réflexion plus large sur la plus-value heuristique du terme : quelle est la spécificité de l’étalement urbain, qui désignerait dès lors un processus d’urbanisation spécifique, à distinguer de dynamiques antérieures ? La pertinence de l’utilisation de l’expression d’étalement urbain apparaît particulièrement problématique lorsque l’on étudie des aires urbaines, comme celle de Las Vegas, caractérisées par une très forte augmentation démographique.
Différencier croissance et étalement
7L’examen de la littérature révèle en effet la polysémie de l’expression d’étalement urbain, qui tend à désigner, sous le même vocable, des logiques géographiques distinctes. Dans un souci de clarification, j’ai voulu démontrer que parler d’étalement urbain n’était pertinent que lorsque l’extension spatiale d’une ville est supérieure à sa croissance démographique (Nédélec, 2016a). C’est ce qui fait l’originalité et la spécificité conceptuelle de l’étalement par rapport au terme de croissance urbaine. À partir de ce premier constat, j’affirme l’existence de deux niveaux de lecture du processus qui tendent à opposer, de façon schématique, des emboîtements méthodologiques entre d’une part définition statistique, méthode quantitative et échelle macro, et d’autre part définition fonctionnelle et morphologique, méthode qualitative et échelle micro (idem).
8Comme l’affirment les plus récentes synthèses sur le sujet de l’étalement urbain (Bruegmann, 2005 ; Gilham, 2002 ; Soule, 2006), il n’existe pas de définition unique ni de méthode reconnue et acceptée par l’ensemble de la communauté scientifique pour appréhender et quantifier le processus. En l’absence d’une acception faisant autorité, chaque auteur est libre de choisir des éléments dans une vaste liste de critères, et de les mesurer selon ses propres arbitrages. La faiblesse heuristique de l’étalement urbain réside ainsi dans la diversité de ses acceptions qui en fait un processus protéiforme au contenu changeant selon les chercheurs. Le flou définitionnel entraîne un flou méthodologique dans la façon d’appréhender l’étalement urbain, aussi bien en termes d’outils que d’échelles d’analyse. Mes travaux mettent alors en évidence une conceptualisation à deux niveaux de lecture de l’étalement urbain qui, partant de la polysémie, repose sur des articulations différentes entre définitions, méthodes et échelles d’analyse.
9Un premier ensemble de définitions pose que l’étalement urbain correspond à une extension spatiale supérieure à la croissance démographique. Pour distinguer l’étalement de la croissance urbaine et ainsi insister sur la singularité définitionnelle du premier terme, la méthode quantitative s’impose. C’est en effet en s’appuyant sur des statistiques et en comparant extension spatiale et évolutions démographiques qu’il est possible d’affirmer ou d’infirmer la présence d’étalement urbain. Cette première acception du processus invite à réfléchir à l’échelle de l’ensemble de l’aire urbaine. Il est donc nécessaire d’articuler, à la définition statistique minimale, une approche quantitative et une analyse à l’échelle macro pour rendre compte de cette définition.
10Néanmoins, cette première acception ne correspond pas aux utilisations dominantes du terme d’étalement urbain dans la littérature (Chin, 2002 ; Torrens 2008 ; Tsai, 2005), qui font de l’étalement une grille de lecture pour appréhender des dynamiques d’urbanisation spécifiques. Ces travaux adoptent une définition que l’on peut résumer par une urbanisation diffuse et lâche aux franges périphériques, dominée par les déplacements automobiles. Ils sont marqués par une focalisation sur l’échelle locale à partir de l’identification de critères qualitatifs pour saisir l’étalement. Ce deuxième niveau de lecture met alors l’accent sur les formes urbaines spécifiques produites en périphérie des aires urbaines et qui découlent du processus d’étalement. Cette approche invite à considérer la production de la ville à l’échelle fine des quartiers. Elle conduit donc à articuler à une définition morphologique et fonctionnelle, une approche qualitative et une analyse à l’échelle micro.
11L’acception retenue de l’étalement urbain conditionne par conséquent la méthode et l’échelle d’analyse, et réciproquement. La dualité des approches fait écho à la polysémie de l’expression d’étalement urbain qui semble alors désigner sous un même vocable deux réalités distinctes, voire incompatibles. Il est pourtant possible de dépasser cette contradiction, en apparence, en intégrant ces deux niveaux de lecture. La dualité mise à jour doit être interprétée comme le reflet de la complexité du processus décrit, mais aussi et surtout de sa richesse heuristique. L’étalement urbain s’avère alors être un processus qui prend différentes formes à différentes échelles, ce qui ne remet pas en cause la notion mais bien au contraire la positionne à l’articulation de deux approches certes différentes mais complémentaires. L’aire urbaine végasienne offre un parfait exemple de l’imbrication des deux facettes complémentaires du processus d’étalement urbain.
Quantifier la croissance urbaine végasienne
12À partir de l’étude détaillée des statistiques démographiques et spatiales de l’aire urbaine de Las Vegas, on peut illustrer la pertinence d’une approche statistique de l’étalement urbain dans un contexte de forte augmentation démographique. Selon les données du Bureau du recensement, présentées dans le tableau 18, entre 1970 et 2010, l’« aire urbanisée5 » végasienne a plus que triplé de surface, passant de 313 km² à 1 079 km², soit une multiplication par 3,5 environ, ce qui explique les spectaculaires images satellite diffusées par la NASA (cf. supra). Toutefois, dans le même intervalle, la population a été multipliée par 8 environ, passant de 236 681 habitants en 1970 à 1 886 011 en 2010.
Tableau 18 : Croissances spatiale et démographique de l’« aire urbanisée » végasienne (1970-2010).
Croissance spatiale | Croissance démographique | |||
Superficie | Pourcentage d’augmentation | Population | Pourcentage d’augmentation | |
1970 | 313,9 | 236 681 | ||
1980 | 478 | + 52 % | 432 874 | + 83 % |
1990 | 598,5 | + 25 % | 697 348 | + 61 % |
2000 | 740,6 | + 24 % | 1 314 357 | + 88 % |
2010 | 1 079,9 | + 46 % | 1 886 011 | + 43 % |
Évolution | + 766 km² | + 244 % | + 1 649 330 hab. | + 697 % |
Source : Bureau du recensement, calculs personnels.
13L’intensité de la croissance démographique végasienne a ainsi été supérieure à la croissance spatiale, même si cette dernière est remarquable par son ampleur. Si l’on s’en tient à la définition quantitative minimale proposée plus haut, on peut conclure que le développement de Las Vegas ces trente dernières années ne relève pas du processus d’étalement urbain. Le calcul des densités de population et celui de la consommation de terre per capita viennent confirmer cette analyse. Comme la croissance démographique a été supérieure à la croissance spatiale, la densité de population dans l’aire urbaine de Las Vegas a augmenté entre 1970 et 2010, passant de 754 habitants par kilomètre carré en 1970 à 1 747 en 2010. À l’inverse, le graphique 5 indique une diminution de la consommation de terre par habitant : alors qu’un Végasien disposait en moyenne de 1 326 mètres carrés en 1970, il n’en dispose plus que 573 en 2010.
14L’approche quantitative permet bien d’affirmer que malgré sa réelle extension spatiale, la croissance urbaine végasienne depuis 1970 témoigne d’une densification de sa population et d’une réduction de l’emprise au sol de chaque habitant, réfutant ainsi les arguments de dilution urbaine et de surconsommation de ressources foncières. Parler d’étalement urbain, compris dans une acception quantitative, dans le cas de Las Vegas est donc sans conteste abusif. Toutefois, cette démarche ne suffit pas à saisir toutes les facettes de l’étalement urbain et gagne à être complétée par une approche qualitative à l’échelle locale.
Graphique 5 : Densification de l’aire urbaine de Las Vegas (1970-2010).
Source : Bureau du recensement, calculs personnels.
15De la bascule d’une approche quantitative à une approche qualitative de l’étalement urbain résulte le glissement d’une analyse du processus d’urbanisation du bassin de Las Vegas à celle des formes urbaines ainsi produites, que désigne le terme d’urbanité. Il s’agit en effet de se demander dans quelle mesure la croissance végasienne a façonné la morphologie et l’organisation spatiale de l’aire urbaine, pour permettre de parler d’une urbanité de la croissance.
L’urbanité végasienne façonnée par la croissance
16La démarche qualitative de définition de l’étalement urbain (cf. supra) invite à étudier les paysages végasiens à l’échelle locale de façon à déterminer s’ils présentent les principaux traits caractéristiques de l’étalement. La définition proposée par le Dictionary of Human Geography offre une synthèse des critères associés à l’étalement urbain dans la littérature6 :
« Développement diffus, de faible densité, aux marges des aires urbaines, caractérisé par un développement fragmenté et des extensions linéaires le long des axes routiers. Il est souvent associé aux villes lisières et à des paysages fades, construits autour de l’automobile et fonctionnellement ségrégés. […] L’étalement est aussi un mot extrêmement politique qui façonne le débat autour de la perte de terres agricoles et d’habitat naturel pour la faune et la flore, des coûts de l’automobile, et du design et des solutions politiques appropriés7 » (Gregory et al., 2011).
17À partir de cette citation, il est ainsi possible de dégager trois critères principaux de définition de l’étalement urbain : une urbanisation discontinue qui va à l’encontre d’un gradient de densité diminuant du centre vers les périphéries ; une organisation spatiale entièrement déterminée par les déplacements automobiles ; et enfin une dilution de l’urbain qui affaiblit les pôles de centralité et favorise l’homogénéité paysagère. Ces critères sont alors successivement étudiés dans le cas de Las Vegas, afin de pouvoir affirmer ou infirmer la présence d’un processus d’étalement urbain, appréhendé cette fois dans son acception morphologique et fonctionnelle.
Une urbanisation discontinue et incontrôlée
18L’étymologie du terme étalement urbain, traduction littérale de l’expression urban sprawl, informe sur son caractère incontrôlé, voire irraisonné, et se retrouve dans les acceptions contemporaines (Djellouli et al., 2010). Selon l’Oxford English Dictionary, le mot sprawl apparaît en Angleterre au xviiie siècle, et serait un dérivé de l’ancien anglais « spreawlian » signifiant alors « bouger ses membres de façon compulsive ». Une approche qualitative de l’étalement urbain invite en premier lieu à déterminer la continuité ou la discontinuité du bâti, selon un gradient du centre-historique vers les périphéries.
19À première vue, l’aire urbaine végasienne est organisée selon une diminution linéaire des densités, de population et de bâti, des centres-villes historiques vers les périphéries les plus récentes, ce qui se traduit par une transformation progressive de la morphologie urbaine. Les paysages du centre géographique de l’aire urbaine sont ainsi constitués de quartiers géométriques avec de fortes densités de bâti ; ils sont progressivement remplacés par des quartiers à la trame viaire arrondie et plus lâche au fur et à mesure que l’on se dirige vers les périphéries. Les densités y sont faibles ou modérées, les îlots irréguliers, et la connectivité restreinte entre des cosses résidentielles monofonctionnelles. Ces zones sont le plus souvent des lotissements standardisés, construits en masse dans le cadre de vastes programmes immobiliers. Il s’agit pour les promoteurs de mettre rapidement sur le marché de nouveaux logements, pour répondre à l’essor démographique de l’aire urbaine végasienne. La continuité du bâti, en dépit des changements morphologiques, témoigne d’une extension de l’aire urbanisée linéaire et régulière depuis les noyaux urbains originels. La frange extérieure de l’aire urbaine concentre les développements résidentiels haut de gamme qui s’étalent sur les piémonts des différentes chaînes montagneuses du bassin de Las Vegas : la vue sur le bassin devient ainsi un fort argument de vente.
20À cette diminution régulière des densités du centre vers les périphéries s’oppose un autre processus d’urbanisation cette fois discontinue, qui caractérise l’étalement urbain dans la littérature. Des observations fines du tissu urbain végasien révèle en effet un développement en « saute-mouton » (leapfrog development) qui fait alterner des poches de faibles densités, voire de friches urbaines, avec des lotissements très denses construits sur les marges extérieures de l’aire urbaine. L’absence de régularité dans la construction des parcelles donne naissance à des paysages en échiquier (checkerboard) où alternent les parcelles construites (l’équivalent des cases noires de l’échiquier) et des parcelles laissées vacantes (les cases blanches). La régularité de la progression du front d’urbanisation et du gradient centre-périphérie sont alors remises en cause, notamment dans la municipalité de North Las Vegas dont le bâti situé au centre de l’aire urbaine se caractérise par des poches de faibles densités.
21Le tissu urbain est alors caractérisé par un développement parcellaire irrégulier, voire anarchique, qui repose aux marges de l’aire urbaine sur des développements immobiliers dispersés, isolés les uns des autres et associés à un mitage de l’espace rural. Le phénomène de mitage résidentiel est amplifié aux marges extérieures de l’aire urbaine, et exerce une pression anthropique très forte sur les environnements naturels désertiques du bassin de Las Vegas. La confrontation entre des usages du sol très différents produit des paysages très irréguliers où alternent des zones peu bâties avec une forte dispersion intercalaire, et des zones d’habitat résidentiel très denses. Ces effets de rupture sont en particulier observables dans le quart sud-ouest de l’aire urbaine, où ont été construits plusieurs grands ensembles résidentiels à la fin des années 1990 (Rhodes Ranch) et dans la première moitié des années 2000 (Pinnacle Peaks, Southern Highlands, Mountain’s Edge) pour répondre à la forte pression immobilière de cette époque. La continuité du bâti et les densités relativement importantes de ces lotissements contrastent alors très fortement avec les parcelles limitrophes, occupées par quelques maisons et fermes isolées, qui témoignent d’une urbanisation discontinue et à la forte dispersion intercalaire. Le front d’urbanisation de l’aire urbaine végasienne est ainsi caractérisé par un fort mitage résidentiel, dont l’originalité réside dans la rupture de la diminution progressive de la population et du bâti du centre vers les périphéries, par des pôles ponctuels de fortes densités, ce que montre la figure 4.
Figure 4 : Mitage résidentiel dans le quart sud-ouest du bassin de Las Vegas.
Source : D’après Google Earth, prise de vue du 22 juin 2012.
22L’étude de l’ensemble résidentiel de Mountain’s Edge illustre parfaitement l’importance du mitage dans le quart sud-ouest du bassin en incarnant un îlot de fortes densités aux franges de l’aire urbaine. Cet immense projet immobilier8 délimite le front d’urbanisation, dans le territoire non-incorporé du comté de Clark. La densité moyenne y est de 8 logements par acre (maisons individuelles), soit environ 20 logements par hectare ; cela s’oppose radicalement aux parcelles limitrophes, aux densités limitées par les politiques de zonage à 2 logements par acre, soit environ 5 logements par hectare. Mountain’s Edge dénote par rapport à son environnement immédiat, au profil très rural, où dominent des populations de fermiers et d’éleveurs, dont les intérêts et les usages diffèrent de ceux des habitants du lotissement. La crise des subprimes et l’effondrement du marché immobilier à partir de 2007 a mis un terme à la course à la construction dans ce secteur, limitant la densification du bâti et faisant ainsi cohabiter les ensembles résidentiels et les zones rurales restées épargnées par l’urbanisation.
23La construction sur le front d’urbanisation de lotissements résidentiels de telle ampleur s’explique par la conjonction de deux moteurs d’urbanisation : d’une part, la recherche d’aménités paysagères telles que la vue sur un environnement désertique préservé (et donc non bâti), et d’autre part, le recours systématique aux déplacements automobiles.
Une organisation spatiale déterminée par les déplacements automobiles
24L’urbanisation discontinue mise en avant dans les définitions qualitatives de l’étalement urbain est à la fois la conséquence et un moteur de la prédominance des déplacements automobiles dans les villes américaines. Second critère de définition, les paysages de l’étalement urbain seraient alors la traduction spatiale de la suprématie de la voiture individuelle, autour de laquelle sont organisés à la fois les déplacements et les paysages urbains.
25L’aire urbaine de Las Vegas a ainsi connu un développement urbain concomitant de la généralisation massive de la voiture individuelle dans la deuxième moitié du xxe siècle. En découlent non seulement une conception de la ville essentiellement basée sur les déplacements automobiles, ce qui favorise l’urbanisation diffuse et l’éloignement par rapport aux centres-villes, mais également une forte dispersion commerciale, le long des principales voies de communication.
26L’omniprésence des déplacements automobiles dans les pratiques de mobilité des Végasiens est un facteur explicatif clé dans le plébiscite de quartiers résidentiels en périphérie de l’aire urbaine, voire marqués par un certain isolement. Dans le cas de Las Vegas l’influence de l’automobile dans la constitution des paysages urbains est incontestable à tel point qu’elle est même difficilement appréhendable sans voiture, ce qui impacte très fortement les formes de mobilités. Se déplacer à pied est ainsi une quasi-hérésie pour les Végasiens et pour les visiteurs de passage : quand les trottoirs existent, ce qui n’est en général pas le cas à l’intérieur des lotissements résidentiels, ils sont le plus souvent réduits à leur strict minimum. L’espace dédié aux piétons est minimal notamment en comparaison avec l’emprise de la voirie, avec des routes qui vont d’environ 8 mètres de large pour les routes à double sens à une trentaine de mètres (deux fois cinq voies) pour les axes de communication majeurs (soit un peu plus que les Champs-Élysées à Paris, également deux fois cinq voies), et même jusqu’à 50 mètres de large pour les voies express (comme Hoover Highway, ou le Las Vegas Boulevard). La rue s’affirme alors comme le domaine de la voiture et rares sont les piétons qui osent s’y aventurer.
27L’hostilité matérielle envers les piétons s’incarne également par l’absence récurrente de passage piétonnier pour traverser les routes, ce qui complique encore plus la pratique de la marche à pied dans l’aire urbaine. Quand les passages piétons existent, ils sont régulièrement rendus dangereux par des feux de signalisation défectueux. Ces dernières années, la presse locale a beaucoup écrit à ce propos, à la suite de plusieurs accidents graves, souvent mortels, entre piétons et automobilistes, et ce jusque sur le Strip (Brown, 2016 ; Glionna, 2015 ; Potter, 2012 ; Ryan, 2012). Selon le ministère du Transport de l’État du Nevada, 92 piétons sont morts entre le 1er janvier 2015 et le 26 février 2016 à la suite d’accidents de la route (Brown, 2016). Cette situation relève d’une « épidémie » selon les autorités et justifie le lancement d’une vaste campagne de sensibilisation pour essayer d’enrayer un phénomène déploré localement depuis une dizaine d’années. Un journaliste local a ainsi établi un lien de cause à effet entre une conception de la ville pour l’automobile et la dangerosité d’être un piéton à Las Vegas : un « problème d’ingénierie » (engineering problem) résiderait dans la conception de voies de circulation uniquement à destination des automobilistes, oubliant complètement la présence et la sécurité des piétons (Potter, 2012).
28Dans leur ouvrage de référence, les architectes R. Venturi, D. Scott Brown et S. Izenour (1972, 1977) soulignaient déjà le poids de la voiture individuelle dans la structuration de l’aire urbaine végasienne, et plus particulièrement du Strip. Avec son statut d’autoroute urbaine jusqu’en 1974, le Strip fut fondamentalement pensé pour les automobilistes dont il fallait attirer le regard et capter l’attention, malgré les exigences de la conduite. Cela explique d’ailleurs les difficultés actuelles de traversée du boulevard par les piétons : ils doivent le traverser en un minimum de temps pour ne pas trop ralentir la circulation soutenue sur cet axe de communication qui joue encore un rôle majeur dans les déplacements automobiles à l’échelle de l’aire urbaine.
29À l’envergure et la relative dangerosité des routes, s’ajoute l’omniprésence des parkings, marqueur paysager central dans l’aire urbaine végasienne. Puisque l’essentiel des déplacements sont motorisés, les parkings sont indispensables, du lieu de résidence au lieu de destination finale (commerces, bureau, école…). Les parkings de surface dominent car ils sont les moins chers à construire et les plus simples à utiliser. Ils sont généralement peu aménagés d’un point de vue paysager puisque cela constituerait une concurrence envers les panneaux indicateurs et publicitaires. Les parkings-silos sont également très présents, notamment dans le centre-ville de City of Las Vegas, où ils occupent des îlots entiers.
30L’omniprésence des parkings est un tel invariant dans les paysages urbains façonnés par l’automobile qu’elle a donné naissance à un type d’organisation commerciale particulier, et typique des formes urbaines de l’étalement urbain, le strip mall, dont l’Oxford English Dictionary propose la définition suivante : « Origine états-unienne. Une zone commerciale (fréquemment périurbaine) consistant en une rangée ou un groupe de commerces, restaurants, etc. (généralement contigus), faisant typiquement face à un parking partagé9. » Le strip mall, que l’on pourrait traduire par un corridor commercial, est reconnaissable à son architecture linéaire, le plus souvent basse, et ses vastes parkings. À noter, les strip malls ne rassemblent pas uniquement des commerces et des lieux de récréation, ils accueillent également des bureaux et des cabinets pour les professions libérales. L’architecture est toujours identique le long des principales voies de communication végasiennes : des magasins sont alignés en parallèle de la route dont ils sont séparés par une vaste superficie de parking en plein air. L’exemple de « University Plaza » (cf. planche 16 du cahier couleur), situé à l’intersection de deux artères majeures de l’aire urbaine (Tropicana Avenue et Maryland Parkway), est typique de l’offre commerciale d’un strip mall : le supermarché alimentaire Vons joue le rôle de magasin locomotive, pour assurer une fréquentation conséquente et régulière de consommateurs, qui bénéficie à un ensemble de commerces secondaires (garagistes, restaurants, manucure…).
31La structuration commerciale très lâche incarnée par les strip malls s’inscrit dans un processus plus large de dilution urbaine, qui s’oppose à la ville compacte, et qui s’est imposé comme un des critères de l’étalement urbain.
Dilution urbaine et affaiblissement des centralités historiques
32La dilution urbaine peut être définie à la suite du géographe C. Enault (2004) comme une « déconcentration génératrice de désagrégation », c’est-à-dire comme une dispersion – du bâti, des services publics, des commerces, des lieux de sociabilité… – qui conduit à une remise en cause de la cohésion sociale d’une ville ou d’une aire urbaine. La dilution urbaine est le troisième grand critère de mesure de l’étalement urbain qui domine la littérature : il incarne la condamnation du processus, analysé comme un facteur de décomposition et de déstabilisation des sociétés urbaines.
33Combinées, la prédominance automobile et l’urbanisation discontinue ont participé à l’éparpillement des fonctions et services urbains, affaiblissant en retour les centralités historiques de l’aire urbaine végasienne (cf. chapitre iii). En effet, les nœuds de centralité urbaine reposent sur une capacité d’attraction et de concentration. Cette capacité se mesure par l’aptitude d’un quartier à polariser les activités et les individus des quartiers alentours. Les centralités sont alors variables selon les fonctions urbaines concernées, qu’elles soient économiques et financières, commerciales, politiques, de loisirs ou culturelles. Si plusieurs nœuds de centralités végasiens sont identifiables, leurs capacités d’organisation et de structuration de l’aire urbaine sont néanmoins souvent limitées. Les centres historiques de North Las Vegas et de Henderson, tout comme celui de City of Las Vegas, sont ainsi dépourvus d’une capacité de polarisation forte à l’échelle de leur territoire municipal. La combinaison entre des noyaux de centralités historiques faibles et une conception précoce de la ville autour de l’automobile et de la voiture individuelle a conduit à un éparpillement des bureaux, des entreprises et des commerces sur l’ensemble de l’aire urbaine, qui amplifie dans un second temps l’incapacité des centres historiques à polariser leurs alentours.
34L’éparpillement des activités et des fonctions urbaines à l’échelle de l’aire urbaine est néanmoins atténué à l’échelle locale par une concentration le long des principales voies de communication, qui délimitent les quartiers résidentiels, reflétant ainsi une forte ségrégation fonctionnelle. L’aire urbaine de Las Vegas reflète en effet la conception de l’aménagement des villes américaines en vigueur depuis le début du xxe siècle, à savoir une séparation des usages du sol en zones ou en districts. Originellement conçue pour protéger les citadins aisés des nuisances et pollutions des usines et des ensembles industriels, le zonage urbain a conduit à une différenciation forte entre quartiers résidentiels d’une part et zones d’activités commerciales et industrielles d’autre part.
35Au défilement de strip malls répond alors une litanie de quartiers résidentiels aux architectures homogènes, voire monotones. Les intersections de rues à angles droits disparaissent pour laisser la place à un maillage courbe et des tracés arrondis, faisant la part belle aux allées en escargot débouchant sur des culs-de-sac. L’impasse est plébiscitée par les acheteurs qui y voient une localisation idéale qui protège des désagréments d’un trafic automobile important, garantit une plus grande sécurité pour les enfants et représente un gage de maintien de la valeur financière du bien immobilier. Ce sont ces paysages résidentiels tout en rondeur et en sinuosités qui incarnent l’étalement urbain dans l’opinion commune et qui sont sous-entendus dans l’expression de « développement périurbain » (suburban development), le plus souvent avec une connotation négative.
36Une analyse morphologique à l’échelle fine de l’aire urbaine végasienne permet donc d’identifier la présence de dynamiques urbaines qui correspondent à une définition fonctionnelle de l’étalement urbain. Il est dès lors pertinent de parler d’étalement urbain, appréhendé selon une définition morphologique et fonctionnelle à l’échelle locale, dans le cas de Las Vegas, tout en affirmant l’utilisation abusive du terme pour désigner la croissance démographique végasienne. Le chercheur se retrouve alors dans une situation qui n’est paradoxale que d’apparence : les observations menées à Las Vegas permettent d’affirmer la co-présence de deux niveaux de lecture, de deux conclusions, mais rassemblés sous un seul et même processus.
37Si la croissance démographique et spatiale a si profondément façonné l’aire urbaine végasienne, c’est parce qu’elle a été accueillie très favorablement par les acteurs locaux, publics comme privés, qui l’ont perçue comme un gage de développement et d’opportunités économiques. En détaillant la façon dont la croissance a été accompagnée par les élus notamment, il s’agit de montrer son influence sur la citadinité végasienne, appréhendée ici par les politiques publiques d’aménagement du territoire urbain.
« A Boom and bust mentality »
Une foi aveugle dans la croissance
38Le formidable essor démographique et économique, dont a joui l’aire urbaine végasienne à partir des années 1990, se produit dans un climat pro-croissance (pro-growth) généralisé. Le débat public est largement dominé par l’éloge des retombées positives de l’arrivée massive et constante de nouveaux habitants, qui sont perçus comme une bénédiction pour l’ensemble de l’aire urbaine. En résulte une véritable apologie de la croissance, présentée comme forcément bénéfique, qui devient un refrain à la limite de l’obsession dans les discours aussi bien des divers représentants politiques que des habitants lambda. Dans le rapport du Harwood Institute, de nombreuses citations donnent à voir non seulement le plébiscite de la croissance par les habitants, mais aussi leur croyance en sa viabilité et sa durabilité :
« Personne ne se souvient de rien hormis la croissance10 » (Harwood et Freeman, 2004, p. 9).
« Nous ferons tout ce qui est possible pour continuer à croître11 » (idem, p. 39).
« La croissance continuera toujours ; c’est sûr. La question est : comment allons-nous la gérer12 ? » (idem, p. 10).
39Si la croissance est source de louanges, c’est parce qu’elle représente de multiples opportunités d’emplois et d’élévation sociale, opportunités qui seraient plus nombreuses qu’ailleurs à Las Vegas, comme le résume la citation suivante : « Les gens peuvent venir ici sans qualification et trouver des boulots corrects13 » (idem, p. 9). Ainsi, la croissance s’est imposée comme une donnée intrinsèque à l’aire urbaine de Las Vegas, source de fierté pour ses habitants, ce qu’ont constaté les sociologues de l’université UNLV à l’occasion de leur enquête auprès de la population locale :
« La plupart des participants des groupes de discussion ont exprimé de la fierté et de l’admiration envers le développement de City of Las Vegas en une destination touristique renommée à l’échelle mondiale. Ils s’émerveillent de l’énorme croissance économique connue dans le bassin des années 1990 au milieu des années 2000. Comme l’a dit une des personnes interrogées : “Je suis fier de la ville et du bassin, et de ce que nous avons fait”14 » (Futrell et al., 2010b, p. 14).
40Le thème de la croissance occupe une telle place dans les discours ambiants, qu’il en est venu à incarner quasiment à lui seul l’esprit de Las Vegas. Son excellente santé économique jusqu’à la crise de 2007-2008 a alimenté l’idée selon laquelle l’aire urbaine serait protégée de toute crise, ce qui a donné naissance à l’expression « recession-proof », littéralement « imperméable à la récession », entendue et lue à maintes reprises lors des recherches. Le discours sur l’état de la ville (State of the city address) de la municipalité City of Las Vegas, prononcé en 2010 par le maire de l’époque, Oscar Goodman, résume parfaitement l’état d’esprit général qui a dominé pendant la décennie 1990 et le début des années 2000. L’intégralité de son discours est fondée sur une métaphore filée du « festin » (feast) associé à l’optimisme généré par la croissance. L’euphorie de ces années fastes a toutefois disparu depuis la crise immobilière et économique, que l’on pourrait qualifier de « famine » en continuant la métaphore, à laquelle sont confrontés la municipalité et l’ensemble de l’aire urbaine.
41L’enthousiasme collectif pour la croissance était tel au début des années 2000 que certains prédisaient l’extension de l’aire urbaine de Las Vegas par-delà les chaînes de montagnes qui délimitent le bassin. La municipalité de Parhump dans le comté de Nye, située à environ 100 kilomètres à l’ouest de Las Vegas (et environ une heure de voiture), a ainsi fait l’objet d’une importante spéculation immobilière à la fin des années 1990 car les spéculateurs faisaient alors le pari que le boom démographique végasien s’étendrait sur l’ensemble du sud du Nevada, sur le modèle de la croissance de Los Angeles. Cette folie des grandeurs est même allée jusqu’à envisager une annexion du comté de Nye par le comté de Clark (Moehring, entretien).
Le poids des lobbys de l’hôtellerie et de l’immobilier
42Au premier rang des acteurs pro-croissance se trouvent les secteurs du jeu et de l’hôtellerie qui font pression en faveur d’une absence de régulation à l’échelle locale. Au vu du poids économique du secteur, qui a rapporté une somme record de 10,8 milliards dollars en 2007 pour l’ensemble du comté de Clark15, les groupes hôteliers à la tête des casinos pèsent lourd dans les débats politiques, et cherchent à infléchir les décisions en faveur de leurs intérêts particuliers. Trois groupes hôteliers contrôlent l’essentiel des casinos de l’aire urbaine végasienne, s’affirmant ainsi comme des figures incontournables de la vie politique locale : les deux plus grands groupes d’opérateurs de casinos du monde, Caesars Entertainment Corporation, appelée Harrah’s jusqu’en 2010, et MGM Resorts International, suivis de Boyd Gaming Corporation. Avec respectivement 9 et 10 établissements, les groupes Caesars et MGM sont les premiers acteurs du Strip16. Le groupe Boyd est quant à lui plus actif dans le centre-ville, étant propriétaire de 3 établissements, auxquels il faut ajouter 6 casinos de quartier dans le reste de l’aire urbaine17.
43Bien que les intérêts des propriétaires et des opérateurs d’hôtels-casinos aient indéniablement historiquement influencé sur les priorités des autorités locales, il serait toutefois faux de présenter le secteur du jeu comme une « entreprise monolithique » (Gottdiener, Collins et Dickens, 1999). En effet, le secteur du jeu présente un double visage : au quotidien, les différents groupes hôteliers sont d’âpres concurrents qui rivalisent constamment entre eux pour attirer de nouveaux visiteurs ; et en même temps, ils savent se rassembler et s’unir de façon ponctuelle pour défendre leurs intérêts communs au sein, notamment, du lobby de la Nevada Resort Association, qui se présente comme :
« La Nevada Resort Association (NRA) est le principal défenseur du secteur du jeu et de l’hôtellerie du Nevada. Établie en 1965, la NRA représente le plus grand secteur d’activité de l’État et fournit des informations, donne de la perspective et un aperçu du secteur pour tous les décideurs à travers l’État. La NRA suit les activités du gouvernement et les actions de régulation au Nevada. Elle adopte et défend des politiques relatives au jeu dans l’État18. »
44Grâce à la force de mobilisation et de conviction de la NRA, les acteurs du secteur du jeu se sont réunis et se sont battus pour maintenir une imposition de leurs revenus particulièrement faible. Alors même que la pratique du jeu au Nevada dégage des sommes considérables, les plus importantes des États-Unis, elle demeure la moins taxée à l’échelle nationale : le taux maximum d’imposition des revenus liés au jeu est fixé à 6,75 % des bénéfices bruts, avec des taxes complémentaires locales éventuelles limitées à 1 % supplémentaire. Les groupes hôteliers et les propriétaires de casinos ont su mettre à profit leur puissance pour défendre leurs intérêts auprès des différentes autorités locales, avec pour cheval de bataille la limitation des taxes et autres impositions sur les revenus du jeu comme sur la fréquentation touristique, telle la taxe sur les chambres d’hôtel.
45Afin de s’assurer du soutien des élus locaux, le financement de campagnes électorales représente l’arme de prédilection du lobby du jeu et de l’hôtellerie : en contribuant aux frais de campagne, il s’assure du soutien politique des futurs élus (Moerhing, 2002). L’objectif est bien sûr de pouvoir faire pression sur les prises de décision et d’appuyer des réformes favorables, qu’il s’agisse des intérêts du secteur dans son ensemble, ou des intérêts personnels qui vont, dans un second temps, jouer dans les rivalités entre casinos et groupes hôteliers. Le secteur du jeu et ses acteurs ont ainsi su s’appuyer sur tout un réseau d’hommes politiques fidèles soutenant leurs intérêts, divergents ou convergents, et ce à toutes les échelles. Certains commentateurs, comme l’éditeur politique du Las Vegas Sun, poussent encore plus loin l’analyse en décrivant un système où la grande majorité des hommes politiques du Nevada dépendent entièrement de l’argent et du soutien public des magnats des casinos pour se faire réélire. Selon lui, « la perception dominante est que les politiciens sont des marionnettes, dont les promoteurs immobiliers et les propriétaires de casinos tirent les ficelles19 » (cité par Moehring, 2002, p. 87). Cette citation fait apparaître l’autre grand secteur d’activité économique qui a su s’imposer comme un autre acteur majeur pro-croissance de la vie politique végasienne : le secteur de l’immobilier et de la construction.
46Les secteurs de la construction et de l’immobilier se sont affirmés sur la scène politique locale parallèlement à l’accélération de la croissance de l’aire urbaine végasienne, avec un paroxysme dans les années 1990 et au début des années 2000 (cf. chapitre iii). La force politique de l’immobilier a émergé en même temps que se sont consolidés et mobilisés les intérêts des résidents périurbains. Les promoteurs et les entreprises en bâtiment cherchent avant tout à peser sur les décisions concernant l’aménagement du sol, le zonage et sur la régulation des divers documents d’urbanisme. Avec l’explosion de la demande en logements, le secteur de l’immobilier a marqué de son poids le débat public, notamment au sujet de l’attribution de permis de construire, de la souplesse des plans d’urbanisme et de la bienveillance des élus locaux envers la croissance urbaine.
47Le jeu politique devient plus complexe quand les intérêts du secteur du jeu et ceux de la construction s’opposent. Comme le remarquent les sociologues M. Gottdiener, C. Collins et D. Dickens (1999), les responsables du secteur du jeu et des groupes hôteliers cherchent à développer au maximum l’activité touristique en demandant dans ce sens aux élus locaux de soutenir le développement des infrastructures de transport (aéroport et grands axes routiers). Pour leur part, les promoteurs soutiennent davantage les politiques d’aménagement des zones résidentielles, autrement dit la construction et l’amélioration des réseaux techniques urbains (eau, électricité, égouts, gaz) et les investissements en termes de services (écoles, parcs, zones commerciales…). Ces intérêts divergents se cristallisent lors des débats sur les politiques fiscales à mener à l’échelle de l’aire urbaine. En effet, les dirigeants des hôtels-casinos, les plus gros acteurs privés végasiens, refusent de porter à eux seuls le poids et les coûts de la croissance dans le bassin de Las Vegas. Depuis les débuts de l’explosion démographique dans les années 1970, les acteurs du jeu et de l’hôtellerie se sont globalement opposés à toutes les propositions d’impositions fiscales nécessaires pour soutenir financièrement la croissance urbaine. Par conséquent, les revenus du jeu ne sont pas réinvestis dans les services urbains fondamentaux que sont l’amélioration des infrastructures (routes, réseaux d’eau, égouts notamment), les services sociaux ou encore l’éducation.
Une tradition de conception libérale de la fabrique urbaine
48Le Nevada s’est construit autour de cycles de croissance et de décroissance (boom and bust) qui ont reposé majoritairement sur des initiatives privées (Eliott, 1987 ; Green, 2015). En a découlé une valorisation presque farouche de l’individualisme qui provoque une grande défiance envers le gouvernement et les autorités locales. Lors des différents entretiens où a été abordée la question de la vie politique locale, plusieurs universitaires interrogés ont cherché à qualifier cet état d’esprit spécifique dans le Nevada et dans l’aire urbaine végasienne : le sociologue D. Dickens parle d’un « Western-style individualism » ou « individualisme à la mode de l’Ouest » ; M. Dwyer, enseignant en affaires publiques, de « mentalité de propriétaire terrien » ou « homesteader mentality » ; et le chroniqueur politique H. Jackson a même qualifié la rhétorique individualiste de « mystique de l’Ouest » (entretiens).
49Dès lors, même si quelques élus et figures locales dénoncent le refus de participer à l’effort général d’accompagnement de la croissance urbaine, l’opinion publique végasienne cautionne dans son ensemble cette attitude, qui s’inscrit dans une tradition de promotion de l’entreprenariat et de la réussite individuelle. L’héritage culturel de la conquête de l’Ouest associé au rayonnement des théories libertariennes a pour corollaire une idéologie conservatrice dominante, matérialisée notamment par la « No tax policy », politique anti-imposition fiscale défendue becs et ongles par une majorité d’élus et d’électeurs du Nevada. L’État s’enorgueillit d’offrir à ses habitants une des fiscalités les plus basses du pays. La spécificité fiscale du Nevada fait partie intégrante de son identité comme le confirme la devise qu’il a adoptée entre 1937 et 1951 :
« Nevada, un État sans impôt sur le revenu, sans impôt sur les bénéfices des sociétés, sans droit de succession, sans impôt sur les donations, sans taxe de vente. Avec une électricité bon marché, et une taxation et des lois libérales sur l’exploitation minière et les entreprises. Bienvenue au Nevada20 » (Parker et George, 2006, p. 41).
50Conséquence de cet environnement politique, la conception de la fabrique urbaine au Nevada, et plus particulièrement dans sa plus grande aire urbaine, repose sur une vision libérale, hostile dans son ensemble à la planification urbaine, ce qu’incarne la citation d’un enquêté :
« Plus vous allez vers l’ouest, moins les gens aiment être imposés, je pense que c’est cet esprit libertarien, ce “pas dans mon jardin”, et les gens emménagent dans l’Ouest pour une raison, ils veulent être laissés tranquilles, on les appelle les “nimbies”. Ils sont vraiment réticents à l’idée d’augmenter les impôts dans l’État [du Nevada]21 » (E.5).
51L’éloge de la liberté individuelle s’est progressivement transposé en matière d’urbanisme : la fabrique urbaine végasienne est ainsi fortement influencée par le credo de la liberté d’entreprendre et de construire, et donc par l’apologie du secteur privé. La vision de l’aménagement du territoire peut être résumée par un entretien mené avec un urbaniste du comté de Clark. Selon lui, certes, le comté établit des documents d’urbanisme qui réglementent l’utilisation des sols et donnent une orientation générale à la croissance urbaine, mais cela ne veut pas dire qu’il va chercher à bloquer les projets d’entreprises privées, et en premier lieu des casinos, si ceux-ci vont à l’encontre des textes réglementaires. Au contraire, il explique qu’il faut adopter une vision pragmatique et voir que les projets de ces groupes privés ne peuvent que bénéficier au final à l’ensemble de la communauté. Le comté et ces acteurs privés travaillent donc en collaboration pour éventuellement modifier les réglementations trop contraignantes. Cet urbaniste a ensuite continué sa présentation de la fabrique urbaine végasienne en déplorant un « East Coast bias » (littéralement « biais de la côte est »), qui fait la part belle aux régulations strictes de l’aménagement et des investissements privés. Cet entretien témoigne de la faible marge de manœuvre dont disposent les autorités locales en matière d’aménagement urbain. Outre le respect de l’entreprenariat, l’impératif d’économie conditionne tout projet en matière d’urbanisme. Il est de plus très difficile d’obtenir le soutien des populations locales pour lever des impôts ponctuels supplémentaires afin de financer un projet urbain de grande ampleur. Les autorités locales sont alors souvent contraintes de s’appuyer sur des financements privés, voire de totalement passer la main au secteur privé, si elles ne veulent pas en payer les conséquences politiques aux élections suivantes.
Absence de volonté politique de régulation de la croissance végasienne
Bâtir toujours plus loin : le mécanisme de vente des terres fédérales
52Pour répondre à la demande constante et croissante de logements suscitée par les arrivées massives de nouveaux habitants, les promoteurs végasiens se sont engagés dans une course aux terrains libres dans l’ensemble de l’aire urbaine. À l’exception de quelques parcelles éparses encore libres dans le centre du bassin, ce sont vers les marges urbaines que se sont principalement tournés les acteurs de la construction et de l’immobilier. Ces zones périphériques présentent de plus l’avantage d’offrir de vastes superficies non bâties, facilitant les projets de lotissements de grande ampleur, accueillant plusieurs milliers, voire dizaine de milliers de logements. Le développement résidentiel de Summerlin, situé en bordure occidentale de l’aire urbaine, est ainsi l’exemple le plus emblématique de l’avancée du front d’urbanisation sur le désert et le piémont des chaînes montagneuses qui délimitent le bassin : avec une superficie de 32 kilomètres carrés et près de 64 000 logements, ce gigantesque projet est de loin le plus grand de l’aire urbaine, et grignote le pied des Springs Mountains.
53Si les autorités locales n’opposent globalement pas de résistance à ces projets immobiliers, bien au contraire (cf. supra), les promoteurs immobiliers doivent néanmoins se confronter à un régime de possession foncière spécifique à l’Ouest américain qui aurait pu être un frein à l’extension spatiale de l’aire urbaine. Dans l’État du Nevada, 81,1 % des terres sont sous le contrôle du gouvernement fédéral, et ce sans inclure les terres relevant du ministère de la Défense, ce qui en fait l’État américain avec la plus forte emprise fédérale en matière de propriété foncière (Gorte et al., 2012). Différentes agences se partagent la gestion de ces terres fédérales, réparties entre le ministère de l’Intérieur (via le Bureau of Land Management, le National Park Service, le Bureau of Reclamation, le Bureau of Indian Affairs), le ministère de l’Agriculture (Forest Service), et le ministère de la Défense (armée de Terre et armée de l’Air). Cela s’explique par l’histoire de la conquête territoriale américaine. La conquête de l’Ouest a été étroitement soutenue par le gouvernement fédéral, via une série de mesures législatives incitatrices (Land Ordinance de 1785, Mining Law de 1872, Desert Land Act de 1877 notamment). Les terres n’ayant pas pu être toutes attribuées ou achetées par des particuliers, notamment dans les États les plus difficiles à mettre en valeur, le gouvernement fédéral s’est imposé de fait comme le premier propriétaire foncier dans l’Ouest du pays. Pour obtenir le statut d’État22, le Nevada a de plus dû céder au gouvernement fédéral toutes les terres qui étaient alors dénuées de propriétaires, ce qui explique la très forte emprise fédérale dans cet État. Par conséquent, pour acquérir des terrains à bâtir dans le Nevada, il est nécessaire la plupart du temps de négocier directement avec les pouvoirs publics fédéraux.
La loi Santini-Burton
54C’est à partir des années 1970 que l’extension spatiale de l’aire urbaine a commencé à buter sur l’emprise foncière fédérale, ce à quoi ont tout de suite cherché à remédier les élus locaux. Leur volonté de dépasser cette contrainte afin de faciliter la privatisation des terrains dans le bassin de Las Vegas s’est traduite par une première solution législative en 1980, avec le vote de la loi Santini-Burton (Public Law 96-586). L’objectif affiché de la loi est de protéger la région du lac Tahoe, au nord-ouest du Nevada à la frontière avec la Californie, d’un développement immobilier excessif, comme l’exprime son sous-titre : « Une loi pour assurer la disposition ordonnée de certaines terres fédérales au Nevada et l’acquisition de certaines autres terres dans le bassin du Lac Tahoe, et pour d’autres objectifs23. »
55La loi Santini-Burton est intéressante en ce qu’elle se veut la garantie d’une urbanisation contrôlée à la fois dans la région du lac Tahoe et dans le bassin de Las Vegas, selon un système croisé. Pour éviter l’urbanisation de zones désertiques jugées trop éloignées du centre de l’aire urbaine végasienne, la loi établit un périmètre au sein du bassin à l’extérieur duquel les ventes de terres fédérales sont interdites. À l’inverse, les ventes de parcelles fédérales situées à l’intérieur du périmètre doivent permettre une urbanisation plus compacte et surtout venir alimenter un fonds spécifique destiné à financer en retour l’achat de terrains dans la région du lac Tahoe. L’objectif était de vendre 28 km² de terres relevant du Bureau of Land Management, la principale agence du ministère de l’Intérieur en charge de la gestion du territoire. Seuls 11 km² ont toutefois été privatisés entre 1980 et 1998 et la réglementation n’a pas empêché la réalisation de ventes foncières à l’extérieur du périmètre établi (Sonoran Institute, 2010, p. 43).
56Avec l’explosion de la croissance urbaine dans les années 1990, les secteurs de la construction et de l’immobilier font pression sur les élus locaux pour étendre le périmètre de la loi Santini-Burton jugé trop restrictif et trop contraignant car ne proposant que de petites parcelles éparpillées et souvent non-contiguës. Les terrains les plus recherchés, situés sur les piémonts des chaînes montagneuses et offrant de vastes superficies non bâties contiguës sont de plus encore sous l’emprise du gouvernement fédéral, limitant le développement privé : dans les années 1990, plus de 9 acres sur 10 du comté de Clark sont sous juridiction fédérale (BLM, 2008).
La Southern Nevada Public Land Management Act (SNPLMA)
57Après plusieurs séries de consultations publiques et une réflexion générale entre les différentes autorités locales et fédérales, la Southern Nevada Public Land Management Act (SNPLMA) est votée en 1998 par le Congrès du Nevada (Public Law 105-263), puis amendée en 2002 (Public Law 107-282). Tout comme la loi Santini-Burton, cette loi délimite un périmètre (SNPLMA disposal boundary) à l’intérieur duquel les terres fédérales sont disponibles à la vente. Les sommes ainsi récoltées doivent de même financer l’achat de terrains « à forte valeur de conservation environnementale » non plus uniquement dans la région du Lac Tahoe mais dans l’ensemble du sud du Nevada. Comme représenté sur la carte 11, ce second périmètre est beaucoup plus vaste que le précédent, couvrant une superficie de 299 km²24.
Carte 11 : Comparaison des périmètres des lois Santini-Burton et SNPLMA.
Source : D’après BLM, 2008.
58Derrière les affichages de préservation environnementale de terrains désertiques ou montagneux menacés, cette seconde loi doit permettre de limiter les formes les plus extrêmes de l’étalement urbain tout en facilitant la privatisation foncière dans le bassin. C’est au Bureau of Land Management (BLM), le principal propriétaire fédéral dans le sud du Nevada, que revient la responsabilité d’organiser les ventes, puis d’en contrôler et d’en redistribuer les revenus. Les terrains à vendre sont le résultat d’une « procédure de sélection collective » (joint selection process) entre le BLM et les autorités locales (comté et municipalités). Concrètement, ces autorités locales déposent une requête auprès du BLM, motivée par leurs intérêts propres ou à la demande d’acteurs privés, pour identifier des parcelles du domaine public à acquérir. Comme le résume son sous-titre, la SNPLMA a pour objectif « d’assurer la disposition ordonnée de certaines terres fédérales dans le comté de Clark, Nevada, et d’assurer l’acquisition de terres sensibles sur le plan environnemental dans l’État du Nevada25 ». Les législateurs locaux et le gouvernement fédéral sont partis du constat que l’extension urbaine de Las Vegas était inévitable et qu’au lieu de la combattre ils pourraient l’encadrer au profit de la préservation de l’environnement et de l’intérêt public, plus particulièrement dans le comté de Clark. Une corrélation directe s’observe ainsi entre les superficies de terres vendues au titre de la SNPLMA et le dynamisme du marché immobilier végasien, ce qu’illustre le graphique 6.
Graphique 6 : Évolutions des ventes de terres fédérales dans le cadre de la SNPLMA (1999-2010).
Source : D’après BLM, 2008.
59L’augmentation significative des revenus issus des ventes foncières au début des années 2000 correspond au début de la bulle immobilière végasienne (cf. chapitre iii) et reflète l’envolée des prix. Les années 2004 et 2006 sont ainsi des années record avec respectivement 887 et 796 millions de dollars récoltés. Les effets de la crise immobilière nationale sont flagrants, entraînant une chute drastique des revenus à partir de 2007. Alors que les ventes étaient initialement programmées deux fois par an, le Bureau of Land Management les a d’ailleurs fortement ralenties à partir de 2010 en raison de la déprise générale du secteur immobilier. La légère augmentation des revenus observable depuis 2013 traduit quant à elle la reprise progressive de l’activité de construction dans l’aire urbaine. Entre 1999 et 2013, dans le cadre de la SNPLMA, un total de 3,37 milliards de dollars ont été collectés, et 113,5 km² de terres ont été vendus, soit un peu plus d’un tiers (38 %) des terres disponibles au sein du périmètre institutionnel (BLM, 2013).
Des efforts de régulation de la croissance au bilan limité
Bilan de la SNPLMA
60Le bilan de la Southern Nevada Public Land Management Act est source de louanges tout comme de critiques. S’il est indéniable que la loi a beaucoup participé de la prise de conscience environnementale et de la préservation d’écosystèmes fragiles, il ne faut pas pour autant négliger les conséquences négatives ou les effets pervers découlant de ce dispositif législatif. Le point le plus contesté, dès la mise en application de la loi, fut l’évaluation du « juste prix du marché » (fair market value) selon la terminologie employée par les législateurs. Pour les partisans en faveur de la protection environnementale, les prix de vente des terrains étaient trop faibles, alors que les prix étaient jugés excessifs par les investisseurs privés, notamment lors des ventes aux enchères qui conduisaient souvent à des surévaluations en raison des rivalités entre promoteurs immobiliers concurrents.
61Toutefois, la principale critique qui doit être adressée à la SNPLMA réside dans son inaptitude à juguler la croissance anarchique de l’aire urbaine végasienne et son incapacité à donner naissance à une planification urbaine coordonnée à l’échelle du bassin. Le système mis en place repose avant tout sur un dispositif par à-coups, sans vision sur le long terme de l’évolution de l’aire urbaine. La succession des phases de ventes (rounds) reflète à chaud les envolées du marché immobilier et les phénomènes de spéculation financière, et ne constitue en rien un outil de planification urbaine. L’influence du secteur immobilier dans son ensemble, qui peut être qualifié de lobby au plus fort de la bulle spéculative, a lourdement pesé sur les décisions des autorités locales, alléchées par les perspectives de recettes fiscales des nouveaux développements résidentiels. L’idéal pour les promoteurs étant de pouvoir acheter de vastes ensembles de terres contiguës afin de construire des lotissements de grande envergure, les pressions furent particulièrement fortes pour obtenir des terres à la marge de la zone délimitée par la SNPLMA, voire à l’extérieur du périmètre.
62Le bilan de la loi est là encore en demi-teinte quant à sa capacité à lutter contre l’étalement urbain et le mitage des marges désertiques des piémonts du bassin de Las Vegas. Plusieurs projets immobiliers ont ainsi été réalisés en dehors de la zone délimitée, alors même que celle-ci devait préserver le caractère sauvage du désert. La municipalité de North Las Vegas s’est par exemple affranchie de la zone délimitée par la SNPLMA pour étendre sa superficie le long de l’autoroute I15, tout comme Henderson qui a grignoté la chaîne montagneuse de McCullough (au sud) et la zone de préservation nationale du lac Meade (à l’est). De même, malgré les dispositions législatives, le projet de développement immobilier du promoteur Jim Rhodes à Blue Diamond Hills, en bordure de la zone de préservation nationale du Red Rock Canyon et en dehors du périmètre de la SNPLMA, a été approuvé en 2011 (Schoenmann, 2011). Si la Southern Nevada Public Land Management Act a permis de collecter des sommes importantes pour la préservation environnementale, elle n’a que peu endigué l’étalement anarchique de l’aire urbaine de Las Vegas et semble avoir avant tout profité au secteur immobilier.
L’isolement des partisans pro-régulation de la croissance
63La croissance s’est de fait imposée comme un paradigme incontestable dans le bassin de Las Vegas et rares sont les élus qui ont osé la remettre en cause, ou tout du moins cherché à la réguler plus étroitement. Une seule proposition de loi est venue contredire cet engouement généralisé, en réaction aux dispositions réglementaires jugées trop souples de la loi Santini-Burton. Dina Titus, alors sénatrice d’une des circonscriptions de Las Vegas au parlement du Nevada, a provoqué la colère des « pro-croissance » à la fin des années 1990 en défendant un projet de délimitation stricte d’une « zone de croissance urbaine » (urban growth boundary). Le titre du projet de loi AB 490 explicite l’ambition de l’élue :
« Une loi au sujet de l’utilisation du sol ; réclamant un schéma directeur incluant la prévision d’infrastructures scolaires ; exigeant qu’un individu qui propose un projet d’ampleur significative dans la zone de croissance urbaine de Las Vegas soumette une étude d’impact dans certaines circonstances ; interdisant une entité gouvernementale locale d’approuver un tel projet dans certaines circonstances26. »
64Cette loi, présentée devant le parlement en 1997, intitulée officiellement « loi de croissance planifiée de Las Vegas » (Las Vegas Planned Growth Act) et surnommée officieusement « l’anneau autour du bassin » (Ring Around the Valley), avait deux objectifs majeurs. Tout d’abord, la délimitation d’une zone de croissance autorisée, suivant le principe de la Southern Nevada Public Land Management Act, devait favoriser le contrôle de la croissance urbaine et encourager la densification des espaces déjà urbanisés du bassin. Plus original, le deuxième objectif était d’exiger des études d’impacts pour tout projet d’envergure dans la zone de croissance, qui exigeraient une réflexion à moyen et long terme sur les pressions sur les infrastructures publiques et sur le futur de l’aire urbaine.
65C’est ce second aspect de la proposition de loi qui a suscité le plus de polémiques et qui, au final, a entraîné l’abandon du projet. En effet, pour les opposants, la possibilité de voir rejeter un projet de développement était tout simplement inenvisageable : les autorités locales se seraient alors immiscées dans la liberté d’entreprendre, pénalisant ainsi les initiatives privées. Dans un article publié 14 ans plus tard, Dina Titus, alors en campagne électorale, se défendait encore d’avoir jamais voulu entraver la croissance de Las Vegas :
« Dans mes déclarations lors des débats [autour de cette proposition de loi], j’ai dit à maintes reprises que je ne voulais pas arrêter la croissance mais la planifier et la gérer. J’ai reconnu que la croissance avait été une bonne chose pour le Nevada, mais j’ai prévenu que nous arrivions rapidement à la limite de rendements décroissants. J’ai soutenu qu’il était injuste de continuer à demander aux contribuables de payer l’addition d’infrastructures nécessaires pour répondre à l’étalement, sans mettre en place des mesures qui tiendraient les promoteurs pour responsables et qui protégeraient notre communauté quand la croissance ralentirait inévitablement27 » (Titus, 2011).
66Il est intéressant de noter que plus d’une décennie plus tard, Dina Titus insiste encore autant sur sa position pro-croissance mesurée. Entre les lignes, se retrouve la figure imposée dans le jeu politique végasien de la valorisation de la croissance. Comme le laisse entendre D. Titus, malgré l’optimisme affiché et la foi en une croissance éternelle pour l’aire urbaine de Las Vegas, l’explosion démographique et l’essor économique végasiens n’ont pas uniquement été sources de bienfaits. Bien au contraire, il faut dépasser les effets d’affichage pour mettre en évidence les répercussions à double tranchant de la croissance végasienne.
La croissance urbaine végasienne : une épée à double tranchant
67La croissance économique et démographique de l’aire urbaine végasienne a entraîné son lot de conséquences négatives. L’urbanisation rapide du sud du Nevada a eu en effet des coûts sociaux conséquents, qui incarnent le revers de la médaille de la croissance végasienne (Parker, 2002). La croissance a été soutenue par une « coalition locale de croissance » (local growth coalition), selon le cadre théorique développé par les sociologues J. Logan et H. Molotch (1987), rassemblant aussi bien des acteurs privés (entrepreneurs, hommes d’affaire, et notamment dirigeants des groupes d’hôtels-casinos) et les médias locaux, que les élus politiques. Ensemble, ils forment une force moteur des politiques de « boosterism », qui désigne un ensemble de politiques publiques et d’initiatives privées qui visent à assurer le développement local grâce à du matraquage promotionnel.
68C’est cette élite économique locale qui tire l’essentiel des bénéfices de la croissance, alors que les habitants tendent à subir de plus en plus de conséquences négatives. En premier lieu, l’accélération de l’urbanisation a été source d’une aggravation des pollutions atmosphériques, causées par la dépendance accrue aux déplacements automobiles, et aux poussières issues des constructions. De plus, l’explosion démographique a entraîné une pression croissante sur les infrastructures routières et des services publics débordés, notamment dans les secteurs de la santé, de la justice et de l’éducation. À titre d’exemple, à la fin des années 1990, une nouvelle maison était construite toutes les 15 minutes : pour accueillir ces nouveaux habitants et leurs familles, il aurait alors fallu construire une douzaine d’écoles par an, ce qui était au-delà des moyens du district scolaire, incapable de suivre un tel rythme (SNRPC, 2001). Outre l’effet mathématique de l’augmentation des besoins des habitants, l’aire urbaine de Las Vegas a souffert de la faiblesse des investissements publics et de la frilosité des acteurs privés à mettre la main à la poche, plus particulièrement ceux du secteur de l’hôtellerie et du jeu.
69Si la situation budgétaire des gouvernements locaux était tendue au plus fort de la croissance, elle se transforma en un véritable effondrement à la fin des années 2000. Afin de faire face à la crise immobilière et financière, les autorités municipales ont dû opérer des coupes budgétaires drastiques pour équilibrer leurs finances, avec pour corollaire une dégradation des infrastructures, des licenciements d’employés municipaux (y compris des pompiers et des policiers), des gels de salaire, et plus largement une détérioration des services publics. Ce sont les municipalités de City of Las Vegas et de North Las Vegas qui ont été les plus touchées par ces réductions budgétaires : City of Las Vegas a atteint un déficit de 80,8 millions de dollars pour l’année fiscale 2011, et North Las Vegas de 22,6 millions pour l’année fiscale 2012 (Curtis, 2011). City of Las Vegas a dû licencier 200 personnes et réduire les horaires d’ouverture de toutes ses agences en se limitant à une semaine de quatre jours (du lundi au jeudi).
70Une prise de conscience tardive des effets négatifs de la croissance émerge chez les Végasiens depuis la fin des années 2000 et de la période faste, comme l’ont observé les sociologues de l’UNLV :
« Les participants des groupes de discussion ont identifié la croissance phénoménale de Las Vegas des deux dernières décennies à la fois comme une source de fierté et comme le cœur de nombreux problèmes qui affectent leur qualité de vie et leur sentiment de communauté. […] Malgré les opportunités qu’une telle croissance apporte, les participants pointèrent régulièrement les conséquences négatives de cette croissance, dont la municipalité doit s’occuper. De nombreux participants ont reconnu qu’ils faisaient partie de cette croissance. Ils sont venus à Las Vegas pour les opportunités d’emploi et pour y créer un foyer. Désormais, ils se retrouvent concernés par leur qualité de vie28 » (Futrell et al., 2010b, p. 14).
L’absence d’une vision partagée
71L’incapacité des pouvoirs publics à suivre le rythme effréné imposé par la croissance s’est doublée d’une absence de vision sur le long terme. En accord avec l’état d’esprit dominant d’une vie carpe diem, les Végasiens ont le plus souvent profité de la croissance au jour le jour, ce que confirme un entretien au service de l’urbanisme de City of Las Vegas : « À Las Vegas, la croissance a été si rapide que les gens ont juste construit, sans réfléchir29 » (P. Grimyser, entretien). L’absence de véritable gestion de la croissance, exposée au grand jour par l’éclatement de la bulle spéculative immobilière des subprimes, a mis en évidence les faiblesses de l’appareil politique local à établir une coopération entre les différentes entités territoriales. L’aire urbaine végasienne est en effet éclatée politiquement et administrativement, ce qui a entravé tout effort de gestion urbaine unifiée, situation fréquente aux États-Unis (Orfield, 2002).
72La fin des années 1990 marque un tournant dans l’appréhension de la croissance végasienne car l’opinion publique commence lentement à prendre conscience du revers de la médaille. Parmi les élus locaux, quelques voix s’élèvent pour prôner une coopération entre gouvernements locaux du bassin de Las Vegas. Alors que le projet de loi défendu par Dina Titus avait échoué (cf. supra), la Southern Nevada Regional Planning Coalition Act (AB 493) a été votée au Congrès du Nevada en 1999. Cette loi doit fonder une « coalition d’aménagement régional » afin de proposer une vision d’ensemble de l’avenir de l’aire urbaine et de favoriser la collaboration entre les différentes autorités locales qui la composent. La loi donne naissance à la Southern Nevada Regional Planning Coalition (SNRPC) dont la première mission est de : « Développer un plan global d’orientation régionale pour un développement économique, social, physique, environnemental et fiscal équilibré, et une gestion ordonnée de la croissance de la région sur une période de vingt ans minimum » (SNRPC, 2001, p. 36).
73Deux ans après sa fondation, le SNRPC publie un plan d’action, conçu comme une réponse à la « bénédiction à double tranchant » (mixed blessing) de la croissance : le Southern Nevada Regional Policy Plan détaille les grandes directions à suivre pour mieux encadrer la croissance et met en place des dispositifs de collaboration entre les différentes entités locales, détaillés dans l’encadré 5 ci-dessous.
Encadré 5 : Orientations et dispositifs du Southern Nevada Regional Policy Plan.
Le Southern Nevada Regional Policy Plan est le fruit de la réflexion du conseil de la Southern Nevada Regional Planning Coalition (SNRPC), dont les membres représentent les différentes entités locales de la région de Las Vegas. Les 10 membres du conseil sont ainsi des représentants élus du Comté de Clark, City of Las Vegas, North Las Vegas, Henderson, auxquels s’ajoutent un représentant de Boulder City et un représentant du district scolaire du comté (Clark County School District). Le conseil est aidé dans son travail par un comité technique, composés de fonctionnaires territoriaux des différentes autorités locales représentées.
Six grands principes directeurs ont structuré le travail de la coalition et la rédaction du plan d’orientation régionale :
1. La région du sud du Nevada désire accompagner les bénéfices de la croissance et en profiter, tout en s’occupant de ses impacts négatifs.
2. Ce plan se construit à partir des aménagements opérés à l’échelle locale et via des agences régionales comme la Regional Transportation Commission, la Southern Nevada Water Authority, le Regional Flood Control District, et d’autres.
3. La Coalition d’aménagement régional respecte l’autonomie locale en ce qui concerne les décisions d’utilisation du sol propres à un site et se concentre sur des problèmes aux impacts régionaux plus vastes.
4. Le plan régional se concentre sur de grandes orientations et objectifs afin de guider le développement et de traiter ses impacts ; ce n’est pas le rôle de la Coalition ni du plan de dicter les localisations spécifiques où devrait se concentrer la croissance.
5. La coalition d’aménagement régional doit être utilisée comme un forum pour résoudre les problèmes régionaux.
6. Des efforts doivent être faits pour s’assurer que les actions des agences fédérales, fédérées et régionales soient conformes au plan d’orientation régionale.
Ces principes directeurs forment le cadre général autour duquel s’articulent les volets d’action du Southern Nevada Regional Policy Plan, à savoir : la préservation des espaces ouverts et des ressources naturelles ; la projection démographique ; l’utilisation du sol ; le transport ; les équipements publics ; la qualité de l’air ; et le développement par densification (infill development). La mise à jour du plan d’orientation régionale en 2010 a complété cette liste, en ajoutant deux volets supplémentaires : les écoles publiques et l’éducation primaire et secondaire (K-12 education) ; et la durabilité.
Le texte législatif propose la mise en place d’un dispositif de mise en conformité (Plan Conformance Process). Les différentes autorités locales du bassin de Las Vegas doivent soumettre à la coalition leurs plans d’aménagement respectifs, au maximum une fois tous les deux ans, en s’assurant que ces documents soient conformes aux orientations et recommandations générales du plan. Si cela n’était pas le cas, une notification serait donnée à l’autorité concernée pour qu’elle opère les modifications nécessaires dans un délai de 90 jours. Dans le cas où les modifications seraient validées, le plan d’aménagement local obtiendrait une certification de la part de la Coalition. En revanche, il n’est jamais envisagé dans les textes qu’une autorité locale refuse d’adapter son plan d’aménagement aux orientations fixées par la Coalition.
Source : SNRPC, 2001.
74Comme l’encadré 5 le laisse entrevoir, le projet de coalition d’aménagement régional montre rapidement des faiblesses. La principale limite réside dans l’absence totale de pouvoir contraignant sur les autorités locales. Dès lors, sans la collaboration volontaire du comté et des municipalités, la Coalition ne joue qu’un rôle consultatif, établissant des recommandations à titre indicatif. Or, la rhétorique même du projet semble sous-entendre une certaine frilosité de la part des autorités locales à suivre les orientations édictées par la Coalition. Il est ainsi plusieurs fois précisé que l’action de la SNRPC est volontairement conçue comme peu intrusive dans la gestion interne de chaque entité locale, tout comme il est plusieurs fois mentionné que le processus de certification des plans d’aménagement locaux ne peut avoir lieu plus d’une fois tous les deux ans (SNRPC, 2001).
75Le contenu même du plan est également critiquable : comme son nom l’indique, il ne s’agit pas d’un document de planification (planning plan) mais d’un plan d’orientation (policy plan) qui dessine à très grands traits les directions à suivre pour s’adapter au rythme de la croissance tout en maintenant une certaine qualité de vie. Le volet « aménagement du sol » (land use) est ainsi particulièrement vague et général : « Les développements non-contigus ne seront pas encouragés30 » (SNRPC, 2001, p. 17). Le plan n’a pas de vocation à délimiter des zones interdites au développement, ce que confirme l’absence totale de carte, et ne doit en aucun cas gêner les initiatives des promoteurs : il faut « s’assurer que les efforts d’aménagement concerté ne ralentissent pas de façon significative l’examen de projet31 » (idem). De même, malgré la présence d’une section « Développement par densification », la croissance urbaine en périphérie n’est en aucun cas remise en cause :
« La consommation de terrains nouveaux, non construits, autour de la périphérie de la région est nécessaire et va continuer ; toutefois le développement ou le redéveloppement de terrains vacants ou sous-utilisés au sein des aires urbaines existantes peut modérer la consommation de nouvelles terres aux lisières de la région32 » (idem, p. 26 – italiques personnelles).
76La mise en application du Southern Nevada Regional Policy Plan se révèle donc problématique en raison de son caractère très général, voire flou, et de l’absence de véritable pouvoir de contrainte ou de pression sur les autorités locales. Cette volonté de structuration de la croissance végasienne et de collaboration entre les différents gouvernements locaux relève de facto avant tout de l’affichage politique. Preuve que le plan n’a pas été suivi d’effets concrets véritables, presque tous les documents produits par la SNRPC dans la décennie suivant son instauration ont répété le même constat et présenté les mêmes recommandations, à savoir qu’il est nécessaire d’établir une vision globale commune pour l’avenir de l’aire urbaine végasienne, qui ferait collaborer les différentes autorités locales.
77Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce constat d’échec. Tout d’abord, la défiance des autorités locales s’est traduite par un faible investissement financier et en termes de personnels au service de la SNRPC. Lors de mes recherches, le personnel du comité technique, soit une quinzaine de personnes, était dispersé entre les locaux des différents membres et ne travaillait au profit de la Coalition qu’à temps partiel. Par conséquent le site officiel de la SNRPC ne comptait qu’une simple page entre 2009 et 2013 et n’avait pas été mis à jour depuis 2001. Il a d’ailleurs depuis été supprimé. Lors d’un entretien avec l’un des membres du comité technique (S. Robertson, entretien), la difficulté à financer la Coalition a été soulevée. Selon la personne enquêtée, la SNRPC « faisait face » (get by) mais aurait besoin de revenus supplémentaires, notamment pour engager des consultants extérieurs plus à même de conduire des enquêtes de fonds. À l’instar de M. Dwyer (entretien), chargé de mission au BLM et enseignant en affaires environnementales et publiques, on peut donc conclure que la SNRPC n’est qu’un « homme de paille » (figurehead), dénué de tout pouvoir.
78La SNRPC n’a ainsi pas su susciter, ni même fédérer, une volonté de gestion commune qui aurait transcendé les rivalités entre les autorités locales. Le comté comme les municipalités de l’aire urbaine ont maintenu des politiques d’aménagement et d’utilisation des sols pensées principalement à l’échelle de leur juridiction, sans les replacer dans les dynamiques urbaines globales. Les élus ont d’ailleurs conscience de cette concurrence entre les entités territoriales pour attirer de nouveaux projets immobiliers et de nouveaux investisseurs, comme l’a exprimé l’ancien maire de City of Las Vegas, Oscar Goodman. Dans son discours sur l’état de la ville en 2010, et à la suite d’un « sommet des gouvernements locaux », il reproche aux élus des autres entités territoriales de se crisper sur leur « fief » et de refuser le dialogue alors même qu’il en va de l’intérêt général. En dépit de quelques travaux notables sur les questions environnementales et de l’ouverture d’une réflexion sur la jeunesse, la Southern Nevada Regional Planning Coalition est demeurée une coquille vide qui n’a en rien initié un mouvement de planification coordonnée à l’échelle de l’aire urbaine. La Coalition a ainsi été démantelée au début des années 2010 et aucun projet similaire n’a pris sa relève.
79Si la croissance démographique a si profondément façonné l’urbanité de Las Vegas, c’est en raison des jeux d’acteurs qui dessinent la politique locale et qui n’ont jamais véritablement remis en cause la course aux nouvelles constructions et à l’extension spatiale végasiennes. Parallèlement aux transformations des paysages urbains, la croissance démographique soutenue et l’accroissement d’intérêts divergents entre gouvernements locaux ont eu des répercussions sur les modalités de la vie des Végasiens, plaçant dès lors la citadinité sous le signe de la croissance, qui se matérialise par le renouvellement permanent et l’éphémère.
Une citadinité de l’éphémère et du renouvellement
Un environnement urbain en constante transformation
Appréhension de la croissance par les Végasiens
80Afin de confirmer l’hypothèse selon laquelle les idées de changement et de constantes transformations urbaines sont au cœur de l’appréhension de la vie quotidienne à Las Vegas, lors de l’enquête menée auprès des Végasiens, j’ai posé la question suivante : « Depuis que vous habitez à Las Vegas, pensez-vous que beaucoup de choses ont changé ? » La réponse fut unanimement positive : tous les habitants interrogés ont évoqué de profonds changements dans leur environnement urbain. Et même ceux qui n’habitent à Las Vegas que depuis peu ont remarqué de profondes transformations, principalement dues aux effets de la crise économique et à l’arrêt soudain des nombreux chantiers qui parsèment l’aire urbaine.
81Les résidents de longue date, quant à eux, insistent sur le changement radical auquel ils ont assisté, observant l’évolution de Las Vegas d’une petite ville ou d’une ville moyenne, en fonction de leur date d’installation, à une aire urbaine multimillionnaire. Pour Joyce par exemple, le contraste est particulièrement saisissant puisque le bassin de Las Vegas n’accueillait que 30 000 résidents permanents quand sa famille a emménagé en 1954 (E.7). Les gains démographiques se sont traduits par des transformations très importantes des paysages urbains et de la façon de vivre dans une ville qui était auparavant vécue comme un gros bourg rural, ce qu’illustrent les citations suivantes :
« C’était une petite ville, tout le monde connaissait tout le monde, on marchait partout, très différent de ce que c’est aujourd’hui. Tu ne peux plus… c’est le jour et la nuit, tu ne peux vraiment pas comparer. Quelqu’un qui est arrivé à Las Vegas même ces dix dernières années n’a pas la moindre idée de ce à quoi ressemblait la ville33 » (E.7).
« Quand je suis arrivé ici pour la première fois [en 1977], [Las Vegas] me rappelait une petite ville de l’Ouest, parce que c’était ce qu’elle était politiquement et socialement34 » (E.22).
« Quand j’étais petite, on pouvait aller dehors : la règle, c’était “soyez à la maison quand l’éclairage public s’allume”. Là où j’ai grandi, c’était très sûr, un joli quartier […] on avait tout ce désert, [mon fils] lui n’a jamais eu cette sorte de liberté35 » (E.11).
82Douglass, arrivé à la fin des années 1960, évoque une petite ville dans laquelle le désert était le terrain de jeu préféré des enfants (E.4), une « ville de cowboy » (cowboy town) pour reprendre le mot de Robert, résident de longue date (E.22).
83Au-delà de la nostalgie, les Végasiens enquêtés ont insisté sur les mutations des paysages urbains depuis leur installation :
« Le paysage a définitivement changé. [Quand je me suis installée] c’était un immeuble d’habitat tout neuf, il n’y avait rien, le désert tout autour. C’est passé d’être situé dans le désert à être complètement entouré de constructions, et maintenant, quand je passe à côté en voiture, c’est juste incroyable, tout cet espace désertique est complètement recouvert de bâtiments et de commerces et de restaurants et de centres commerciaux, c’est complètement rempli. Il n’y a plus d’espace vide36 » (E.1).
« Las Vegas s’est extrêmement développé depuis mes 13 ans [en 1999], a énormément grandi en taille. Il y a tout simplement des coins de la ville sur une carte que je ne comprends simplement pas ! Que je ne peux tout simplement pas concevoir […] Ça me stupéfie que la ville se soit étendue aussi loin. Quand on a emménagé ici, on vivait pratiquement à la périphérie de la ville, et mes parents sont toujours plus ou moins au même endroit [aujourd’hui] : la ville s’étend sur plusieurs miles, probablement sur 7 ou 8 miles dans les deux directions, à la fois au nord et à l’ouest de là, du coup ils ne vivent absolument plus en périphérie de la ville ! La population a explosé, Vegas a probablement plus que doublé de taille par rapport à quand nous avons emménagé ici37 » (E.21).
84Les infrastructures routières sont souvent prises comme marqueur de la croissance et de l’expansion spatiale de l’aire urbaine : nombreux sont ceux qui se souviennent de quand la route se finissait à telle intersection pour devenir un chemin de terre (dirt road) ou du temps « où il n’y avait qu’une seule autoroute » (E.22, E.24). Dans les années 1990, la croissance était tellement soutenue que même les cartes n’arrivaient pas à suivre le rythme des évolutions de la voirie, comme le raconte Jeff :
« Je me souviens, au cœur du boom, ils faisaient des cartes, des cartes GPS et des cartes papier, il y avait tellement de constructions sur tellement de routes qu’ils n’arrivaient pas à suivre et ils devaient créer de nouvelles cartes tous les 6 mois ou quelque chose comme ça38 » (E.14).
85Les quartiers touristiques, et notamment le Strip, n’ont pas été épargnés par ces changements en profondeur. Bruce résume le changement d’échelle des établissements du Strip, sur un ton légèrement critique, comme le laisse entendre l’emploi du mot « métastase », qui relève du registre de la maladie :
« Beaucoup de changements ont eu lieu en termes de taille des bâtiments le long du Strip : tous les hôtels et les casinos ont métastasé pour devenir ces lieux énormes, tu sais, là où on avait l’habitude d’en avoir des relativement petits39 » (E.24).
86La croissance est ainsi devenue un véritable leitmotiv des descriptions de Las Vegas, érigé en « mantra » aussi bien par les élus que par les habitants (Harwood et Freeman, 2004, p. 40). Comme le résume le chroniqueur local James Reza (2010) : « Ici, le changement n’est pas remis en question, il est attendu40. »
Une aire urbaine jeune, en reconstruction permanente
87Même au regard des standards américains, Las Vegas est une aire urbaine très jeune. Alors même que l’Ouest a été l’ensemble régional des États-Unis le plus tardivement mis en valeur, Las Vegas constitue l’une des aires urbaines les plus récentes à l’échelle du pays, City of Las Vegas ayant été fondée au début du xxe siècle seulement. La jeunesse de l’aire urbaine végasienne, marquée par la célébration de son centenaire en 2005, est régulièrement soulignée par ses habitants quand ils décrivent leur lieu de résidence, associée à l’idée de croissance. L’aire urbaine végasienne est souvent décrite comme étant au stade de l’adolescence, ce qui sous-entend par là même les crises existentielles, « les erreurs stupides » et les « douleurs de croissance » associées à cette étape de de la vie (Harwood et Freeman, 2004, p. 12). La métaphore de l’adolescence reflète la croissance très rapide et incontrôlée qui a touché l’aire urbaine, et peut servir de facteur explicatif au manque de cohérence urbaine et de vision claire de l’avenir végasien, comme le font l’historien M. Green et le géographe R. Rowley :
« Las Vegas est comme un chiot avec une énorme tête et de grosses pattes et qui doit attendre de grandir pour avoir un corps harmonieux. […] C’est vrai que d’une certaine façon Las Vegas est un adolescent qui a besoin de mûrir41 » (M. Green, entretien).
« Après tout, Las Vegas est la plus jeune grande ville du pays, et en tant que “jeune” endroit, elle est encline à faire quelques erreurs, à rencontrer des incidents de parcours. […] Je vois cette situation comme semblable à ce moment où de nombreux jeunes adultes font face à une crise qui les force à grandir, à prendre leurs responsabilités, et à être aux prises avec les épreuves de l’âge adulte. Alors que la ville entre dans son deuxième centenaire et que les dirigeants et les habitants se demandent ce que, collectivement, ils veulent être quand ils seront grands, peut-être que les suites de la Grande Récession seront un moment identique42 » (Rowley, 2013, p. 218-219).
88Non seulement Las Vegas est jeune dans sa tête, mais elle est aussi jeune dans son corps : l’aire urbaine ne compte que peu de bâtiments anciens, et la moyenne d’âge des constructions résidentielles en particulier est très faible. Une habitante résume avec humour ce trait caractéristique de l’urbanité végasienne : « Ma maison a été construite en 1977 ce qui est vraiment vieux pour Las Vegas43 » (E.3). Cette affirmation est confirmée par la statistique : le Bureau du recensement établit à 1995 la date médiane de construction des bâtiments de l’aire urbaine végasienne44. Comme le représente le graphique 7, en 2014, moins de 4 % des logements ont été construits avant 1950 (3,4 %), alors que près des deux tiers des bâtiments sont postérieurs à 1990.
Graphique 7 : Répartition des bâtiments végasiens selon leur décennie de construction.
Source : D’après 2010-2014 ACS, « Year Structure Built » (Table B25034).
89Le graphique 7 indique bien que les constructions anciennes sont minoritaires à Las Vegas et que les bâtiments datant de la première moitié du xxe siècle sont particulièrement rares. Cet état de fait s’explique certes par la jeunesse de Las Vegas, les premiers bâtiments pérennes datant du tout début du siècle, mais également par une habitude végasienne, à savoir le recours massif à la destruction des structures anciennes, qui renforce encore plus l’impression de transformations ininterrompues du tissu urbain. Cet état d’esprit favorisant la reconstruction permanente est un autre trait caractéristique de la citadinité végasienne, résumé par l’un de ses habitants par une formule désormais consacrée : « Une culture de la renaissance et du renouveau » (rebirth and renewal, E.2). La norme à Las Vegas est alors de détruire pour mieux reconstruire au point d’inspirer un « oxymore urbain » que serait la « protection des monuments historiques à Las Vegas » (Rainey, 1999). Le thème de la destruction du passé a même inspiré un recueil d’essais autour du « déclin » (decay), à l’initiative d’un journaliste et éditeur local (Dickensheets, 2011) :
« Le déclin n’est pas quelque chose qu’on fait à Las Vegas : ce n’est simplement pas toléré. Ah, Vegas, la grande ville de la réinvention, où la patine du temps est immédiatement blanchie à la chaux. Où les bâtiments sont implosés et supprimés, effaçant le passé45 » (Coonts, 2011, p. 109-110).
90Les vieux bâtiments sont donc généralement abattus pour faire de la place à des structures plus aux goûts du jour, et par extension plus rentables. Les hôtels-casinos n’échappent pas à cette règle et leurs implosions sont parmi les exemples les plus emblématiques de cette pratique : depuis 1993, date de la première implosion de l’histoire végasienne, dix hôtels-casinos ont été entièrement détruits le long du Las Vegas Boulevard46. Il ne reste désormais plus aucun des établissements originels du Strip construits dans les années 1940 et 1950, à l’exception du Flamingo, ouvert en 1946. Ce dernier est techniquement le plus ancien casino encore en activité : toutefois l’ampleur des transformations et des réaménagements successifs relativise fortement la portée de cette affirmation. Las Vegas s’est ainsi fait une spécialité de détruire les grandes icônes qui ont fait sa renommée à travers le monde. Les implosions sont progressivement devenues de grandes fêtes, avec des feux d’artifice et des estrades spécialement bâties pour l’occasion, comme le raconte Camila qui a grandi à Las Vegas :
« On allait beaucoup voir les implosions de casinos quand j’étais jeune, […] on allait là-bas et on voyait le casino imploser, après il y avait des feux d’artifice et des choses comme ça. C’est une partie de la culture de Las Vegas, cette reconstruction, donc je ne vois pas ça comme une mauvaise chose qu’on n’ait pas ces bâtiments immuables47 » (E.23).
91La destruction des bâtiments anciens fait partie du mode de vie végasien et pour Camila, cela ne pose aucun problème :
« C’est différent, c’est tout. Si tu es de la côte est, et que tu viens ici [à Las Vegas], c’est vraiment une comparaison étrange, parce que sur la côte est, ils ont des bâtiments qui sont, genre, vieux de plusieurs centaines d’années, et si tu viens d’Europe, c’est, genre, vieux de plusieurs siècles, et ils ont cette grande histoire. Mais si tu viens d’ici et que tout ce que tu connais c’est ici, alors tu n’as pas vraiment de point de comparaison. Je n’ai jamais eu d’autre point de comparaison. C’est ok pour moi qu’il n’y ait pas trop d’histoire, de vieux bâtiments et des choses comme ça. Je pense que c’est principalement parce que j’ai toujours vécu ici, c’est peut-être pour ça que je ne me plains pas trop48 » (E.23).
92Derrière une expression assez familière, les propos de la jeune Végasienne illustrent l’investissement faible d’une partie des Végasiens envers leur environnement bâti, qui est en recomposition permanente. Il en découle un manque d’attachement pour des bâtiments dont les habitants savent qu’ils ne sont pas destinés à rester longtemps dans le paysage. Or, cette analyse peut être presque totalement transposée à ses voisins lorsqu’on habite à Las Vegas.
L’instabilité des liens sociaux
Le renouvellement permanent des habitants
93L’enquête réalisée auprès des Végasiens met en évidence un trait caractéristique de la vie sociale végasienne : les gens vont et viennent mais ne restent pas. À de multiples reprises, les Végasiens enquêtés ont décrit un renouvellement permanent de la population, et de leurs voisins, présenté comme un facteur explicatif de la difficulté de construire des relations d’amitié stables. Les citations suivantes témoignent de la fragilité et de l’instabilité des interactions sociales aux yeux des enquêtés.
« C’est tellement une ville de transit (transient city) : vous avez toutes ces nouvelles personnes qui arrivent tout le temps49 » (E.16).
« Je suis parmi ceux qui sont là depuis le plus longtemps [dans son immeuble] : je loue ici depuis deux ans maintenant50 » (E.19).
« C’est un peu plus difficile de rencontrer des gens ici parfois, parce que les gens vont et viennent si souvent, les gens ne s’investissent par envers les autres, ils partent du principe qu’ils vont bientôt partir, ils savent qu’ils ne vont pas être là pendant longtemps51 » (E.14).
« Ce que je n’aime pas : c’est plus difficile de se faire des amis, de se faire de vrais amis qui durent. J’aimerais que ce soit un peu différent pour rencontrer des amis : c’est juste une atmosphère différente. C’est genre les gens viennent ici pour faire de l’argent ou faire la fête pendant quelques années et après ils partent à nouveau52 » (E.14).
« Je suis juste fatiguée des gens qui arrivent, tu apprends à les connaître, tu rencontres leur famille, tu commences à bien t’entendre avec eux et boom, ils se lèvent et partent et tu dois leur parler via Facebook. C’est très transitoire (transient). […] Ils ne restent même pas assez longtemps pour établir des liens avec eux, même dans les quartiers anciens. […] Même dans mon quartier, dans toute ma rue, je connais seulement deux de mes voisins53 » (E.3).
« C’est vraiment difficile de rencontrer des gens dans cette ville. C’est un lieu avec beaucoup de passage (transient location), tu ne sais pas si les gens avec qui tu parles vont simplement être là demain. Alors, c’est vraiment difficile de s’engager avec quelqu’un à un niveau personnel, parce que tu ne sais vraiment pas, tu ne sais juste pas ce qui va se passer demain quand il est question de ça54 » (E.12).
94Facteur explicatif avancé dans plusieurs de ces témoignages, le caractère « transient » de la population : ce terme est essentiel pour comprendre la citadinité végasienne mais difficile à traduire. La traduction littérale la plus proche serait : « de nature fugace, volatile, éphémère ». Le mot évoque également les idées de transitoire, temporaire, provisoire. À des fins de clarté de l’expression, « transient » est alors traduit par l’expression « de passage », mais il faut garder à l’esprit son aspect restreint par rapport au sens originel. Les populations de passage sont à différencier des populations issues de l’immigration, car contrairement à l’immigration, la dynamique de « transience » n’implique pas une volonté d’installation définitive et suppose des flux continus d’installation et de départ des populations. De façon imagée, ce phénomène fonctionne selon la métaphore d’un hôtel, employée par une enquêtée, où l’on viendrait s’enregistrer, utiliser les installations et les équipements pour finalement quitter sa chambre (E.20).
Quantifier le renouvellement (turn-over) et le passage (transience)
95L’examen des chiffres des recensements de la population confirme la nature éphémère de l’installation à Las Vegas pour de nombreux habitants. En effet, si, au cœur de la croissance végasienne, environ 6 000 personnes s’installaient par mois, l’aire urbaine de Las Vegas aurait gagné environ 72 000 nouveaux habitants par an. Or, la moyenne des gains annuels de population pour l’ensemble de l’aire urbaine est de 59 650 habitants entre 1990 et 2010, d’après les chiffres du comté de Clark. L’arrivée massive de nouveaux habitants est donc en partie compensée par les flux de départs de l’aire urbaine. Selon le démographe officiel de l’État du Nevada (State Demographer), pour deux personnes qui viennent s’installer dans le comté chaque année, une personne le quitte. De même, selon les données du Bureau du recensement sur les changements d’adresse des déclarations d’impôts, entre 1990 et 2010, pour deux personnes qui emménageaient, 1,3 personne en moyenne a déménagé (Rowley, 2013, p. 75). Ces statistiques révèlent un phénomène de forte rotation de la population, traduite par l’expression de « turn over » qui désigne le caractère éphémère de l’installation à Las Vegas. Le fait que l’aire urbaine soit particulièrement touchée par le turn-over doit être contextualisé à l’échelle régionale. L’ouest des États-Unis est en effet la région la moins enracinée du pays : seulement 30 % de la population y déclarent avoir passé toute leur vie dans leur ville natale, contre 46 % dans le Midwest, ensemble régional le plus stable aux États-Unis (Pew Research Center, 2008, p. 6).
96Afin de mesurer avec précision le poids des installations de passage, le géographe J. Nijman a élaboré un « index de passage » (transience index), initialement pour quantifier ce phénomène dans l’aire urbaine de Miami, elle aussi fortement soumise à la « volatilité » des populations. La description de Miami faite par J. Nijman est ainsi très proche de celle de Las Vegas :
« La volatilité de la population a toujours été le genius loci de Miami : un aller-retour continuel de gens qui remonte à l’époque de Ponce de Leon55. Cela n’a fait que s’intensifier à une période plus récente et mondialisée. Très peu de gens ici semblent prévoir un séjour permanent. Pour la plupart, la ville est tout juste un interlude dans le déroulement de leurs vies56 » (Nijman, 2011, p. 118).
97Le « transience index » de J. Nijman combine plusieurs statistiques pondérées issues du Recensement général de la population de 2000, recoupant quatre ensembles de données : la population née en dehors de l’État de résidence, la population qui ne vivait pas dans l’aire métropolitaine en 1995, la population née à l’étranger, et enfin la population immigrante (d’origine nationale et internationale) dans la population totale. Pour chaque ensemble de données, un score entre 1 et 50 a été attribué, permettant ainsi d’obtenir un score total maximum de 200 (Nijman, 2011, p. 122 ; p. 215). Le tableau 19 reprend la tête du classement établi par N. Nijman.
98La tête du classement est occupée par des aires métropolitaines jeunes, même selon les standards américains, et très dynamiques, qui connaissent une forte rotation de leur population et une croissance démographique conséquente. Selon cet index, Las Vegas s’impose comme une des villes à la population la plus volatile des États-Unis, juste derrière Miami ; la principale différence entre ces deux aires urbaines étant qu’à Miami, l’immigration internationale est plus importante57. Un deuxième ensemble de villes se démarque, entre la 6e et la 17e position, comme des aires urbaines plus anciennes dont la population est encore dynamique. Le bas du classement rassemble des villes de l’« Amérique profonde » (American Heartland) et de la « Ceinture de Rouille » (Rust Belt) qui souffrent d’un fort déficit d’attractivité et connaissant d’importants taux d’émigration.
Tableau 19 : Tête du classement du « transience index ».
Rang | Aire urbaine | Score | Population (2000) |
1 | Miami-Fort Lauderdale (FL) | 183 | 3 876 380 |
2 | Las Vegas (NV) | 182 | 1 563 282 |
3 | West Palm Beach-Boca Raton (FL) | 180 | 1 131 184 |
4 | Orlando (FL) | 176 | 1 644 561 |
5 | Phoenix-Mesa (AZ) | 171 | 3 251 876 |
Source : Nijman, 2011.
99L’ampleur de la volatilité de la population végasienne est d’autant plus perceptible dans la vie quotidienne qu’elle n’est que très peu compensée par une base solide de personnes nées dans l’État. En effet, le Nevada compte la plus faible proportion de résidents natifs : à peine 1/5e des habitants qui y vivent en sont originaires. Ce chiffre est stable depuis les années 1980 même si l’on constate une légère augmentation entre les recensements 2000 et 2010. Le tableau 20 permet de comparer les moyennes des États-Unis et du Nevada qui se situe au dernier rang du classement, devant la Floride (avec un taux de 35,2 % en 2010).
Tableau 20 : Pourcentage de la population résidant dans son État de naissance.
1980 | 1990 | 2000 | 2010 | |
Moyenne nationale | 63,9 % | 61,8 % | 60 % | 58,8 % |
Nevada | 21,4 % | 21,8 % | 21,3 % | 24,3 % |
Source : US Census, « State of residence by state of birth ».
100Ce tableau indique une diminution à l’échelle nationale du pourcentage de la population résidant dans son État de naissance, ce qui sous-entend une augmentation de la mobilité. Cette proportion a régulièrement baissé dans la seconde moitié du xxe siècle, ce taux étant de 77 % en 1940. Les analyses du Pew Research Center (2008) sur la mobilité des Américains donnent des éléments de réponse pour comprendre cette évolution. À l’échelle nationale, cette tendance longue à la diminution de la proportion d’Américains qui vivent dans leur État de naissance s’explique par des transformations sociales et démographiques profondes, comme notamment l’augmentation du nombre de diplômés universitaires, qui sont plus mobiles que les personnes ne disposant que du baccalauréat ou d’un niveau d’éducation inférieur. De plus, cette statistique prend en compte l’augmentation de l’immigration internationale : les résidents sur le sol américain nés à l’étranger, qui entrent dans le calcul de la population résidant dans son État de naissance, comptent pour 13 % de la population totale en 2007, contre seulement 6 % en 1980 (idem, p. 8). En revanche, au Nevada, on constate une légère augmentation de la part de la population née et résidant dans l’État, ce qui semble traduire un affaiblissement de la mobilité. Les facteurs explicatifs sont moins clairs, mais il est possible de faire un lien entre cette évolution et les répercussions de la crise économique qui aurait freiné la mobilité de populations n’ayant plus les moyens financiers de déménager.
101Les notions d’« États aimants » (magnet States) et d’« États collants » (sticky States) proposées par le Pew Research Center permettent d’affiner la mesure de la rotation des populations au Nevada (2008, p. 9-11). En effet, non seulement le Nevada compte une faible part de sa population née au sein de l’État, mais en plus il attire beaucoup de personnes extérieures, ce qui en fait le premier « État aimant » avec un taux de 86,4 % de personnes résidant dans l’État mais nées ailleurs. En revanche, le Nevada se révèle assez peu performant dans sa capacité à retenir ses natifs. Pour calculer les « États collants », la part des habitants résidant dans leur État de naissance est divisée par la part des habitants nés dans un État mais vivant ailleurs aux États-Unis. Selon ce calcul de la capacité de rétention de chaque État, le Nevada ne conserve que 48,7 % de ses natifs, ce qui en fait un des États les moins « collants », soit un classement au 44e rang sur un total de 51.
102La visibilité de l’instabilité de l’installation à Las Vegas a enfin été encore renforcée depuis 2007 par la crise immobilière, selon l’analyse du sociologue R. Futrell : « La perception de l’installation de passage par les habitants est également renforcée par la récente récession économique qui a engendré une vague de saisies immobilières et de logements vacants dans des quartiers de tout le bassin58 » (Futrell et al., 2010a, p. 32). Il découle alors de l’installation éphémère de nombre des habitants de Las Vegas une réelle précarité des interactions humaines et une faiblesse des relations de voisinage au cœur de la citadinité végasienne.
Faiblesse des relations de voisinage
103Ne pas connaître ses voisins s’impose comme la première incarnation de l’instabilité des liens sociaux qui caractérise la citadinité végasienne aux yeux des personnes enquêtées. Afin d’en saisir toute la portée, le regret de faibles relations de voisinage qui domine les discours des Végasiens doit être mis en perspective avec la conception des interactions sociales dans la tradition américaine, présentée dans le chapitre i comme une des expressions de la citadinité aux États-Unis. Les locaux que j’ai interrogés sont nombreux à faire la même description des relations entre voisins :
« C’est une ville avec beaucoup de passage (transient city) et les gens ne font pas la connaissance de leurs voisins autant qu’ils l’aimeraient. Je pense que beaucoup de gens veulent connaître leurs voisins, et certains le font, mais la plupart du temps, j’entends dire que les gens ne font pas la connaissance de leurs voisins parce que les gens bougent tellement59 » (E.5).
« Oh, les gens ne parlent pas à leurs voisins [ici]60 ! » (E.11).
« Je ne connais pas mes voisins tant que ça, [même si] je vis ici depuis presque 9 ans61 » (E.17).
« Je ne connais pas mes voisins, je n’interagis pas du tout avec eux. […] C’est malheureux, mais je ne le fais pas62 » (E.6).
« Regarde mon quartier : je ne connais personne. Je pense que c’est probablement partout [le cas à Las Vegas] de nos jours, les gens ne veulent pas être trop proches de quelqu’un d’autre63 » (E.4).
104La distance entre voisins, qui restent des inconnus les uns pour les autres, fait tellement partie du paysage végasien qu’elle a donné naissance aux expressions « le salut Vegas » (Vegas wave) et « la communauté du bip et du salut » (click and wave community), qu’une personne interrogée dans le cadre du Harwood Report décrit comme :
« Un bip pour ouvrir la porte du garage, faire un salut de la main à son voisin tout en entrant dedans, un bip pour fermer la porte du garage64 » (Harwood et Freeman, 2004, p. 19).
105Façon de prendre au second degré l’isolement social de nombreux habitants, le « salut Vegas » incarne le refus d’aller vers l’autre : faire signe à son voisin quand on rentre chez soi, mais rester dans sa voiture et ne pas en sortir avant d’être dans son garage, pour être sûr de fermer la porte à toute discussion (Allen, 2006a ; Rowley, 2013). Sans employer l’expression, Fantasi a avoué qu’elle avait la même attitude quand elle rentrait chez elle, ce qui explique en grande partie pourquoi elle ne connaît pas ses voisins après avoir vécu neuf ans dans la même maison (E.17).
106L’absence de connaissance du voisinage est avancée par les locaux interrogés à la fois comme la cause et la conséquence de la faiblesse de la communauté à Las Vegas. Certains vont même jusqu’à affirmer une absence complète de sentiment de communauté chez la majorité des Végasiens :
« Il n’y a pas de sentiment de communauté, les voisins ne se connaissent pas les uns les autres, les gens ne s’installent pas ici, ne prévoient pas de vivre ici pour longtemps65 » (E.15).
« Je pense que c’est vrai [cette absence de communauté] : les gens ne veulent pas prendre le risque de se faire beaucoup d’amis parce qu’ils savent que les gens vont probablement partir66 » (E.14).
« Je suis d’accord avec l’idée que la communauté est vraiment foutue ici […] avec l’idée que la communauté est jetée par la fenêtre67 » (E.13).
« Je n’ai pas vraiment de sentiment de communauté dans mon quartier. Je veux dire, c’est tellement transitoire (transitory). Les gens vont et viennent. Je pense que les gens sont un peu désabusés et réticents à l’idée de faire confiance ou de faire la connaissance des gens, parce qu’ils vont juste finir par partir de toute façon68 » (Harwood et Freeman, 2004, p. 12).
« Je ne trouve clairement pas que nous avons un sentiment de communauté. Il n’y a aucun sentiment d’obligation ou de devoir ou de responsabilité [envers la communauté]69 » (Harwood et Freeman, 2004, p. 38).
107Même les rares habitants enquêtés qui ne ressentent pas personnellement cette absence de communauté reconnaissent la fréquence de cette situation à Las Vegas.
« C’est vrai que j’entends beaucoup de personnes se plaindre à propos de ça [le manque de communauté]70 » (E.7).
« Mon expérience [le fait de connaître ses voisins] est rare parce que nous sommes une communauté tellement volatile (transient community), pas autant que nous l’étions avant : ils disaient qu’en moyenne un habitant ici à Las Vegas déménageait tous les 7 ans, et c’est probablement vrai. Quand tu parles aux autres gens, et je parle de ça avec mes étudiants, c’est presque comme s’ils ne voulaient pas connaître leurs voisins, ils préféreraient s’engager dans leur allée, ouvrir la porte du garage, entrer à l’intérieur, fermer la porte du garage, sortir de leur voiture de façon à ce que personne n’ait à interagir71 » (E.22).
« Je trouve que ce serait une généralisation abusive de dire qu’il n’y a pas de sentiment de communauté, mais en même temps c’est une sorte de cliché commun que de dire ça72 » (E.1).
108Ces impressions sont confirmées par les travaux des sociologues de l’université UNLV (Futrell et al., 2010a, p. 33-36). Selon l’enquête qu’ils ont réalisée en 2010, les résidents de l’aire urbaine ne se sentent que « modérément proches de leurs voisins » : près de la moitié des sondés ne vont « presque jamais » rendre visite à leurs voisins, nombre qui monte à 63 % quand il s’agit de leur rendre un service. De même, les universitaires ont essayé de quantifier l’intensité des rapports sociaux à l’échelle du quartier en élaborant une « échelle de voisinage » (Neighborliness scale) qui combine cinq mesures de la confiance et de la perception du bien commun entre voisins. Chaque critère est mesuré de 0 à 20, « les scores les plus élevés sur l’échelle représent[ant] un voisinage très fort et un attachement au quartier et aux voisins73 » (idem, p. 34). Au vu du score moyen de 11,98 (sur 20), les auteurs du rapport concluent à un sentiment de voisinage fragile et précaire.
« Les participants aux groupes de discussions expliquent qu’ils se méfient de trop s’attacher à leurs voisins. Ils disent que trop de gens sont venus à Las Vegas de façon temporaire sans aucune volonté d’y développer des racines et de donner en retour au voisinage74 » (idem, p. 32).
109Lors des entretiens avec les Végasiens, une multitude d’analyses similaires a été recueillie pour caractériser la citadinité végasienne, ce dont rend compte l’encadré 6.
Encadré 6 : Le leitmotiv d’une citadinité végasienne sous le signe de l’éphémère et du superficiel.
« Je pense que parfois, les gens viennent ici pour s’échapper, ils ont peut-être quitté leur ville natale et ils apprécient être des anonymes. Et je pense que c’est ce qui arrive ici, et tu peux faire ça, tu peux choisir de ne pas les connaître [tes voisins], les gens font ça ici75 » (E.9).
« Je pense que le manque de fierté dans la communauté, de loyauté envers la communauté, je pense que ces choses influencent vraiment la culture, les gens et la façon dont les gens interagissent les uns avec les autres. […] Les gens se méfient à l’idée d’être arnaqués76 » (E.15).
« Pour beaucoup, les raisons pour lesquelles il n’y a pas beaucoup de cohésion, c’est parce que tu emménages dans une ville, ou un quartier, et tu ne prends pas le temps de connaître tes voisins parce que tu sais que tu ne vas pas rester là pendant longtemps. Je pense que nous devons casser cette mentalité, même si tu ne vas être là que pour peu de temps77 » (E.16).
« En particulier pour les gens qui n’ont pas leurs racines ici, donc des gens qui ne sont pas allés au lycée ici, pour les gens qui ne sont pas ici depuis longtemps, s’ils n’appartiennent pas à une communauté particulière […] c’est difficile pour eux de rencontrer des gens, c’est difficile pour eux de se faire des amis […] souvent, ils trouvent que c’est difficile de trouver des gens avec qui se rapprocher, les voisins sont plus difficiles à approcher ici […] Les gens peuvent être fermés ici78 » (E.21).
« Je ne pense pas que [le sentiment de communauté] soit si important que ça pour beaucoup de gens ici. Je pense que la raison en est que beaucoup d’entre eux ne l’ont jamais eu. La plupart des gens ici sont des déplacés (transplants), ils viennent d’ailleurs, que ce soit la Californie ou ailleurs… [Dans d’autres villes] tu as un sentiment d’attachement, ce que les gens n’ont pas ici79 » (E.22).
« [L’absence de communauté] basée sur ma propre expérience, je dirai que c’est vrai. Je ne dirai pas que ça ne peut pas changer. Je pense qu’en partie ça a à voir avec la nature transitoire de la ville, les gens n’ont pas nécessairement grandi ici80 » (E.25).
« Les gens veulent créer un sentiment de communauté ici, c’est probablement plus dur ici à cause de la population de passage, parce que c’est tellement volatile, je pense que les gens ont tendance à rejeter le fait que les gens essaient de créer des amitiés ici […] certaines personnes disent : “Ne te fais pas des amis ici ils seront partis d’ici l’année prochaine”81 » (E.5).
« C’est difficile de venir ici et de développer des racines et d’établir des objectifs sur le temps long, parce que, avec les casinos, tu as beaucoup de gens de passage, des gens qui viennent ici travailler pour faire de l’argent et ensuite bouger vers là où ils pensent qu’ils souhaitent être. Je ne pense pas qu’il y ait une mentalité de venir ici et d’avoir une qualité de vie ici. Alors, peut-être qu’il n’y a pas d’investissement de la part des gens pour connaître leur communauté, parce qu’ils sont juste là pour faire de l’argent82 » (E.11).
110Les auteurs du Harwood Report ont abouti au même constat et mettent en exergue les sentiments d’isolement et de solitude, ainsi que l’individualisme produits par la fragilité des liens sociaux :
« Demandez aux gens de décrire leur quartier plus en détail, et certains vont vous parler de fête de quartier, de vide-greniers communs, et des gens qu’ils connaissent. Mais la plupart des gens finissent par parler des communautés fermées et des portes fermées et des étrangers qui vivent parmi eux. […] Un homme explique : “Les gens ne savent pas qui vit la porte à côté.” […] Une des conséquences de ce lien ténu entre les gens, c’est qu’ils restent éloignés les uns des autres, ou tout du moins ils restent concentrés sur leurs propres besoins et désirs personnels. Quand on leur demande de trouver une devise pour décrire leur ville, les habitants utilisent souvent des expressions comme “Moi d’abord”, ou “On veut bien vous aider quand on est sûr que ça ne va pas nous mettre en péril”, et “Je suis pour moi, et tu es pour toi”. Le sentiment d’isolement est plus qu’une impression pour les Végasiens83 » (Harwwod et Freeman, 2004, p. 11).
111Les habitants établissent alors un lien de quasi cause à effet entre la nature éphémère de l’installation à Las Vegas et le refus de s’investir dans la communauté, avec pour corollaire une vraie difficulté à créer du lien social.
Conclusion
112Le bilan de la croissance végasienne se révèle ainsi en demi-teinte. Corrélées à l’essor du secteur touristique, moteur de l’économie locale, l’explosion démographique et l’extension spatiale ont profondément façonné l’urbanité et la citadinité végasiennes. Néanmoins, les opportunités économiques apportées par la croissance ne peuvent effacer le manque de cohésion sociale entre les Végasiens.
113Bien au contraire, l’absence de volonté politique de réguler la croissance végasienne est emblématique d’un état d’esprit individualiste dominant où chacun est responsable de sa destinée. Cette mentalité du chacun pour soi se retrouve dans les interactions sociales qui sont quasi systématiquement décrites par les Végasiens au prisme de l’insuffisance, du manque et de la superficialité. Ce chapitre laisse entrevoir une citadinité fragilisée par la croissance. La question se pose alors de savoir comment les habitants réagissent et se positionnent par rapport à ce que je qualifie de « citadinité de la déficience », ce qu’explicite le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Le terme de « suburbanisation » est un néologisme formé à partir du mot suburbs (banlieues). Il est préféré au terme de périurbanisation, plus courant dans la littérature scientifique française, pour insister sur les spécificités des processus d’urbanisation et des formes urbaines qui en découlent dans un contexte nord-américain (Jackson, 1985 ; Fishman, 1987 ; Hayden, 2003).
2 « What Doesn’t Stay in Vegas? Sprawl. » Source : NASA, [http://www.nasa.gov/topics/earth/features/vegas-sprawl.html].
3 Source : Encyclopædia Britannica Online ; [https://global.britannica.com/topic/urban-sprawl].
4 « Exemplifies the problems of rampant urban sprawl. » Source : Bureau d’information du GRID-Arendal, membre du réseau du PNUE ; [http://www.grida.no/graphicslib/detail/urban-sprawl-las-vegas_5e4b].
5 Pour une présentation détaillée des différentes catégories statistiques urbaines utilisées par le Bureau du recensement (urbanized area et Metropolitan Statistical Area), voir Nédélec, 2016a.
6 Pour des synthèses des différents critères qualitatifs utilisés dans la littérature pour saisir l’étalement urbain à l’échelle locale, voir Galster et Royce, 2011 ; Lopez et Hynes, 2003 ; Torrens, 2008.
7 « Dispersed, low-density development on the edges of urban areas, characterized by fragmented and Ribbon development. It is often associated with edge cities and with bland, car-oriented and functionally segregated landscapes. […] “Sprawl” is also a highly political word framing debate over the loss of agricultural land and wildlife habitat, the costs of automobile use, and appropriate design and policy solutions. »
8 Commencé en 2005, ce projet a été conçu pour accueillir à terme 12 500 logements (majoritairement des maisons individuelles), sur une superficie de 12 kilomètres carrés, et inclure des services urbains tels que des écoles, des parcs et des lieux de culte.
9 « Orig. U.S. a (freq. suburban) shopping centre consisting of a row or group of (usually adjoining) shops, restaurants, etc., typically facing a shared parking lot. »
10 « Nobody remembers anything but growth. »
11 « We’ll do whatever it takes to keep growing. »
12 « Growth will continue; that’s a given. The question is how will we manage it? »
13 « People can come here without skills and get decent jobs. »
14 « Most focus group participants expressed pride and admiration at the City of Las Vegas’ development into a world-renowned tourist destination. They marvel at the enormous economic growth in the Valley during the 1990s through the mid-2000s. As one of the respondent said, “I’m proud of the city and Valley and what we’ve done”. »
15 Selon les statistiques compilées par la Las Vegas Convention and Visitors Authority (LVCVA).
16 Établissements du groupe Caesars Entertainment : Rio, Caesars Palace, Harrah’s, Imperial Palace/The Quad, Flamingo, Bill’s/Gansevoort, Bally’s, Paris, Planet Hollywood/PH [www.caesars.com/corporate]. Établissements du groupe MGM Resorts International : Mandalay Bay, Luxor, Excalibur, New York New York, MGM Grand, Monte Carlo, City Center, Bellagio, Mirage, Circus Circus [www.mgmresorts.com].
17 Établissements du groupe Boyd Gaming Corporation : California, Fremont, Main dans le centre-ville de City of Las Vegas ; The Orleans, Gold Coast, Suncoast, Sam’s Town, Jokers Wild, Eldorado dans le reste de l’aire urbaine [www.boydgaming.com].
18 « The Nevada Resort Association (NRA) is the primary advocacy voice for Nevada’s gaming and resort industry. Established in 1965, the NRA represents the state’s largest industry and provides information, perspective and industry insight for decision makers throughout the state. The NRA monitors government and regulatory activities in Nevada. It adopts and advocates policies regarding state gaming issues. » Source : Nevada Resorts Association ; [http://www.wordreference.com/enfr/advocacy%20voice].
19 « The overriding perception is that politicians are puppets, with developers and casino owners pulling the strings. »
20 « Nevada, one state without an income tax, a corporation tax, an inheritance tax, a gift tax, a sales tax. With cheap power, and liberal mining, corporation, taxation and other laws. Welcome to Nevada. »
21 « The further west you go, people like to get taxed a little less, I think that’s that libertarian spirit, that not in my backyard, and people move out West for a reason, they want to be left alone, they’re called “nimbies”. They’re really hesitant about raising taxes in the [Nevada] state. »
22 Le Territoire du Nevada, créé en 1861, devient le 38e État de l’Union en 1864.
23 « A bill to provide for the orderly disposal of certain Federal lands in Nevada and for the acquisition of certain other lands in the Lake Tahoe Basin, and for other purposes. »
24 À titre de comparaison, la zone délimitée par la SNPLMA équivaut à près de trois fois la superficie de Paris intra muros.
25 « To provide for the orderly disposal of certain Federal lands in Clark County, Nevada, and to provide for the acquisition of environmentally sensitive lands in the State of Nevada. »
26 « An Act relating to land use; requiring a master plan to include a school facilities plan; requiring a person who proposes to develop a project of significant impact in the Las Vegas urban growth zone to submit an impact statement in certain circumstances; prohibiting a local governmental entity from approving such a project in certain circumstances; and providing other matters properly relating thereto. »
27 « In my testimony from that debate, I said repeatedly that I did not want to stop growth but plan for and manage it. I acknowledged that growth had been good for Nevada but cautioned that we were fast approaching the point of diminishing returns. I argued that it was unfair to continue asking taxpayers to foot the bill for needed infrastructure to accommodate sprawl without putting in place measures both to hold developers accountable and to protect our community when the growth inevitably slowed down. »
28 « Focus group participants identified Las Vegas’ phenomenal growth over the last two decades as both a source of pride and the heart of many problems. […] Despite the opportunities that such growth brings, participants were very consistent in pointing to negative consequences of this growth the City must attend to. Many focus group participants acknowledge that they were part of that growth. They came to Las Vegas for employment opportunities and created a home. Now they find themselves concerned about their quality of life. »
29 « In Las Vegas, growth was so fast that people just developed without thinking. »
30 « Non-contiguous development will not be encouraged. »
31 « Ensure that joint planning efforts do not significantly slow development review. »
32 « The consumption of new, undeveloped land around the periphery of the region is necessary and will continue; however the development or redevelopment of vacant or under-utilized land within existing urban areas can moderate the consumption of new land around the edges of the region. »
33 « It was a small town, everybody knew everybody, we walked everywhere, very different than what it is today. You can’t… it’s apples and oranges, you really can’t compare it. Somebody who came to Las Vegas, even in the last 10 years, has no idea what the town was like. »
34 « When I first came here [in 1977] it [Las Vegas] reminded me of a small West town, because that’s how it was politically, socially. »
35 « When I was little, we could be out, our rule was “be home when the street lights come on”. Where I grew up, when I was a kid, [it] was a very safe, nice neighborhood […] we had all this desert, he [my son] was never allowed to have that type of freedom. »
36 « The landscape has definitively changed. [used to live in Henderson] It was a brand new apartment complex, there was nothing, desert all around it… It went from being the desert, to being completely built up, and now that I drive past it, it’s just unbelievable, all that desert space is completely covered with buildings and strip malls and restaurants and shopping centers, it’s completely filled in. There’s no empty space. »
37 « Las Vegas has grown tremendously from the time I was 13 [in 1999]. Las Vegas has grown immensely in size. There are just parts in town on the map that I just do not understand! That I just cannot conceive of […] It is astounding to me that the town has expanded that far! When we moved here we lived almost on the edge of town, and my parents are more or less in the same place [now], the town expands several miles, probably 7 or 8 miles in both directions, both north and west from there, so they no longer live anywhere near the edge of town! The population has exploded, Vegas is probably now more than double the size than it was when we moved here. »
38 « I remember, when the boom was happening, they were making maps, GPS maps and physical maps, there was so much construction on so many roads they couldn’t keep up and they had to create new maps every 6 months or so. »
39 « A lot of changes have happened in terms of the size of the buildings along the Strip: all of the hotels and casinos have metastasized to become great big places, you know, where there used to be some fairly small ones. »
40 « Change isn’t challenged here, it is expected. »
41 « Las Vegas is like a puppy with a huge head and big paws and that needs to wait to grow up to have a harmonious body. […] It’s true that in some ways Las Vegas is a teenager that needs to mature. »
42 « Las Vegas is, after all, the youngest big city in the country, and as a “youthful” place, it is prone to make some mistakes, to meet a few bumps in the road. […] I see the situation akin to that moment for many young adults when they face a crisis that forces them to grow up, take responsibility, and grapple with the struggles of adulthood. As the city enters its second hundred years of life and leaders and residents ask themselves what they, collectively, want to be when they grow up, perhaps the wake of the Great Recession will be a similar moment. »
43 « My home was built in 1977 so it’s like really old for Las Vegas. »
44 Source : 2010-2014 American Community Survey 5-Year Estimates, « Median Year Structure Built » (Table B25035).
45 « Decay is not something we do in Las Vegas–it simply isn’t tolerated. Ah, Vegas, the grand city of reinvention, where the patina of time is immediately whitewashed. Where buildings are imploded and scraped away, erasing the past. »
46 Source : Las Vegas Sun, [https://lasvegassun.com/history/implosions/].
47 « We used to watch a lot of casino implosions when I was younger, […] you would go there and you would see the casino implode, then there’d be fireworks and things like that. That’s part of Las Vegas’ culture, that rebuilding, so I don’t see it as a bad thing that you don’t have these long lasting buildings. »
48 « It’s different, that’s all. If you’re like from the East coast, and then you come here, it is a really strange comparison, because on the East coast, they have like buildings that are like hundreds of years old, and like if you’re from Europe, there’s like centuries [old], like [they have] this great history. But if you’re just from here and all you know is here, then you don’t really have anything to compare. I’ve never have anything to compare. It’s ok to me if that there is not that much history, old buildings and things like that. I think it’s mainly because I’ve been here my whole life, maybe that’s why I don’t complain so much. »
49 « It’s such a transient city: you have all those new people coming all the time. »
50 « I’m among the ones who have been here the longest [in his apartment complex]: I’ve been renting for 2 years now. »
51 « It’s a little harder to meet people out here sometimes, because people come and go so often, that people don’t get invested with somebody, they figure they’re gonna be leaving soon, they know they’re not gonna be here for a while. »
52 « What I don’t like: it’s harder to make friends, to make good friends that are lasting. I wish it was a little different to meet friends: it’s just a different atmosphere. It’s like people come here to make a lot of money or party for a couple of years and then leave again. »
53 « I’m just so tired of people coming, you get to know them, you meet their family, you start to get along with them and boom they get up and go and you have to talk to them through Facebook. It’s very transient. […] They don’t even stay long enough to form a relationship with them, even in the old neighborhoods. […] Even in my neighborhood, on that whole long street, I only know my 2 next door neighbors. »
54 « It is really difficult to meet people in this town. It’s a very transient location, you don’t know if the people you’re talking with are even gonna be here tomorrow. So it’s really hard to make an investment on anybody on a personal level, because it’s like you really don’t know, you just don’t know what’s going to happen when it comes to that. »
55 Conquistador espagnol et premier gouverneur de Porto Rico, c’est à Ponce de Leon qu’on attribue les premières explorations européennes de la Floride au début du xvie siècle.
56 « Transience has always been Miami’s genius loci – a constant coming and going of people dating back to the times of Ponce de Leon. It has only intensified in more recent, global times. Very few people here seem to plan a permanent stay. For most, the city is merely an interlude in their unfolding lives. »
57 D’après les chiffres du Bureau du recensement, 38,8 % de la population de l’aire urbaine de Miami sont nés à l’étranger, contre seulement 22,3 % pour celle de Las Vegas, la moyenne nationale étant de 13,1 % (2010-2014 ACS, Table DP02).
58 « Residents’ perception of transience is also bolstered by the recent economic recession that has produced a rash of foreclosures and vacancies in neighborhoods around the Valley. »
59 « It’s a very transient city and people really don’t get to know their neighbors as much as they’d like to. I think that a lot of people want to know their neighbors, and some of them do, but oftentimes, I hear people don’t get to know their neighbors because people move so much. »
60 « Oh, people don’t talk to their neighbors [here]! »
61 « I don’t know my neighbors that well, [even though] I’ve lived there almost 9 years. »
62 « I don’t know my neighbors, I don’t interact at all. […] It’s unfortunate but I don’t. »
63 « Look at my neighborhood, I don’t know anybody. I think it’s probably everywhere nowadays, people don’t want to get too close to somebody. »
64 « Click open your garage door, wave to your neighbor as you drive inside, click garage door closed. »
65 « There’s not a sense of community, neighbors don’t know each other, people don’t settle here and plan to live right here for a long time. »
66 « I think it’s true [the lack of community]: people don’t want to take a chance of making a lot of friends because they know people will probably be leaving. »
67 « I agree the notion of community is really screwed up here […] The notion of community is thrown out of the window. »
68 « I don’t really have a sense of community in my neighborhood. I mean, it’s so transitory. People come and go. I think people are a little jaded and reluctant to trust or get to know people because they’re just going to leave anyway. »
69 « I definitively feel that we do not have a sense of community. There’s no sense of obligation or duty or responsibility. »
70 « I do hear a lot of people complaining about it [the lack of community]. »
71 « My experience [of knowing his neighbors] is rare because we are such a transient community, not as much as we used to be, they would always say that the average resident here in Las Vegas moves every 7 years, and that’s probably true. When you talk to other people, and I would talk to my students about this, it’s almost as if they don’t want to know their neighbors, they’d rather pull in the driveway, open the garage door, get in there, close the garage door, get out of the car so nobody had to interact. »
72 « I think it will be a gross generalization to say that there is no sense of community but at the same time it’s kind of a common cliché thing to say. »
73 « Higher scores on the scale represent stronger neighborliness and attachment to one’s neighborhood and neighbors. »
74 « Focus group participants report that they are wary of getting too attached to their neighbors. They say that too many people have come to Las Vegas on only a temporary basis with no interest in establishing roots and giving back to the neighborhood. »
75 « I think sometimes people come here to get away, they may be leaving their home town, and they like being anonymous. And I think that happens here and you can do that, you can choose to not know them [your neighbors], people do that here. »
76 « I think the lack of community pride, community loyalty, I think those things really influence the culture, the people and the way people interact with each other. […] People are weary of being scammed. »
77 « A lot of the reasons why there isn’t a lot of cohesion is because you’re moving to a city, or a neighborhood, and you don’t take the time to know your neighbors because you know you’re not gonna stay there for long. I think we need to break that mentality, even if you are gonna be here for a small amount of time. »
78 « Especially for people who do not have roots here so people that didn’t go to high school here, for people who do not have been here a long time, if they do not belong to a special community […] it’s hard for them to meet people, it’s hard for them to make friends […] oftentimes, they find it hard to find people to associate with, neighbors are harder to approach here […] People can be more closed off here. »
79 « I don’t think [the sense of community] it’s that important to a lot of people here. I think the reason is because many of them have never had that. Most people here are transplants, they come from somewhere else, whether it’s California, or somewhere… [In other towns] you have a sense of attachment, which people here don’t have. »
80 « [Lack of community] Based on my own experience, I would say that’s true. I wouldn’t say that that can’t change. I think part of that has to do with the transient nature of the city, where people don’t necessarily grew up here. »
81 « People want to create a sense of community here, it’s probably harder here because of its transient population, because it’s so transient, I think people tend to cast aside the fact that people are trying to make friendships here, […] some people say “don’t make friends here because they’re gonna be gone next year”. »
82 « It’s hard to come here and set roots and think of long term goals, because of having the casinos, you have a lot of transitionary type of people, people come here to work to make money to then move on to wherever they think they wanna be. I don’t think there’s a mentality of coming here and having a quality of life here. So maybe there isn’t the investment by people in their communities to know their community, because you’re just here to make the money. »
83 « Ask people to describe their neighborhood more fully, and some will talk about block parties, joint garage sales, and the people they know. But most people end up talking about gated communities and closed doors and the strangers they live among. […] One man explained, “People don’t know who lives next door to them.” […] One result of this tenuous connection among people is that they stay separated from one another, or at least remain focused on their own individual needs and desire. When asked to come up with a motto to describe their chosen city, residents often used phrases such as “Me first,” or “We’re willing to help when we’re confident it won’t jeopardize us,” and “I’m for me, and you’re for you.” The sense of isolation is more than just a feeling for Las Vegans. »
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