Chapitre IV. Le poids de la spécialisation touristique sur l’urbanité et la citadinité végasiennes
p. 111-148
Texte intégral
1Le point de départ de ce chapitre réside dans le constat suivant : de nombreux commentateurs qui écrivent sur Las Vegas renient son urbanité, en affirmant qu’elle n’est pas une « vraie » ville. Dès lors, il est question ici d’interroger les motivations de ce postulat et d’en infirmer la pertinence. En cherchant à décrypter ce déni d’urbanité, je veux démontrer que les critiques exprimées à l’égard de Las Vegas par les scientifiques évoquées dans le chapitre ii résultent d’une vision tronquée de l’aire urbaine réduite aux seuls quartiers touristiques. La déconstruction du déni d’urbanité et l’affirmation d’une vision extérieure de Las Vegas déformée par la spécialisation touristique s’imposent comme la première étape de la définition de l’urbanité et de la citadinité végasiennes. En effet, l’influence de l’activité touristique et de la pratique du jeu est telle qu’elle façonne le quotidien de l’ensemble des Végasiens, indépendamment de leur participation à ce secteur d’activité, ce qui les rend indissociables. J’aboutis ainsi à la conclusion d’une urbanité et d’une citadinité végasiennes dans l’ombre de la spécialisation touristique.
2Il s’agit tout d’abord d’expliquer l’argumentaire de ce que j’appelle le « déni d’urbanité » opposé à Las Vegas, qui réside dans une vision de l’aire urbaine déformée et réduite aux seuls quartiers touristiques. De fait, ces derniers se distinguent fortement du reste de Las Vegas, par leur statut d’enclaves fonctionnelles, mais également par des formes urbaines ainsi que des pratiques qui leur sont propres. En dépit de la concentration spatiale du tourisme qui est ainsi mise en évidence, ce chapitre décrit comment l’aire urbaine dans son ensemble et ses habitants sont influencés par la spécialisation touristique, ce qui rend la citadinité végasienne fondamentalement informée par la dichotomie entre une ville des touristes et une ville des locaux.
Une métonymie réductrice : les quartiers touristiques confondus avec l’ensemble de l’aire urbaine végasienne
Las Vegas n’est pas une « vraie ville »
3Las Vegas ne serait pas une « vraie ville » : c’est en tout cas la remarque que subissent régulièrement les Végasiens. Plusieurs universitaires ou intellectuels, ceux évoqués dans le chapitre ii, affirment en effet sans détour que Las Vegas n’est même pas une ville, dont le philosophe B. Bégout, comme le sous-entend le titre même de son ouvrage, Zéropolis :
« Il se pourrait que la vraie chimère que comporte Las Vegas soit la ville elle-même […]. Tous les qualificatifs négatifs que l’on peut attribuer en général à une ville lui conviennent, car son absence de consistance lui donne précisément une existence incertaine : no man’s land, terrain vague, non-lieu, ville fantôme, simulacre urbain, ville de nulle part, etc. […] Ville du degré zéro de l’urbanité » (Bégout, 2002, p. 23).
« C’est bien là […] l’utopie végasienne que de laisser croire qu’elle est une ville » (idem, p. 108).
4Pas de doute possible, Las Vegas « n’est pas une vraie ville » ni pour la sociologue Sharon Zukin (2011), ni pour les géographes de l’Association Américaine de Géographie qui se sont « plaints que Las Vegas n’était pas une “vraie” ville1 » (AAG, 2009, p. 3). Las Vegas n’est ainsi pas un « véritable lieu » (Fuat Firat, 2001, p. 101), au point que la société de géographie en Grande-Bretagne (Royal Geographical Society) utilise l’exemple de Las Vegas comme illustration d’un « lieu impossible ». En effet, dans le cadre d’une plateforme pédagogique à destination d’élèves de collège, un module traite du thème des « lieux véritables » (real place) en s’appuyant sur l’exemple de Las Vegas.
« Est-ce que Las Vegas est un lieu véritable ? […] Cette leçon questionne le concept de lieu véritable et demande aux élèves de prendre en compte la définition du “sentiment de lieu” en lien avec un lieu qui fait un étalage flamboyant de son inauthenticité : Las Vegas.
Que comprendre par lieu “véritable” ? […] Pour qu’un lieu soit “véritable” il faut qu’il ait un “sentiment de lieu”. S’il n’en dispose pas, il peut être décrit comme “inauthentique”. Il peut s’agir de lieux qui n’ont pas de rapport particulier aux endroits où ils sont situés. Ils sont construits, ou auraient pu l’être, n’importe où. Certains lieux lourdement commercialisés, comme Las Vegas l’a été pour le tourisme, activité qui n’est pas liée au paysage, peuvent être décrit comme n’ayant pas de “sentiment de lieu” et par extension comme n’étant pas “véritables”2 » (RGS, Teaching Resources).
5Derrière ces affirmations sans nuance, se lit une véritable négation de l’urbanité de Las Vegas qui ne disposerait pas des critères nécessaires pour être qualifiée comme une entité urbaine à part entière. Las Vegas souffre donc d’un déni d’urbanité : on refuse de lui reconnaître son statut de ville.
6J’explique ces critiques par une focalisation (voire une myopie) de l’attention des chercheurs et des commentateurs sur une infime portion de l’aire urbaine végasienne, à savoir le quartier touristique du Strip. La négation de l’urbanité végasienne me paraît dès lors intimement liée à la vision déformée de l’aire urbaine, selon laquelle le Strip est Las Vegas. En effet, toutes les analyses précédemment citées s’appuient sur une synecdoque réductrice et généralisent de façon abusive les caractéristiques d’un quartier à l’ensemble de l’aire urbaine. Le décalage entre l’emprise physique du Strip et la place qu’il occupe dans les perceptions est pourtant flagrant : comme le souligne la carte 8, le Strip ne représente qu’à peine 10 km² dans une aire urbaine qui en compte 1 000, soit seulement 1 %3.
Carte 8 : L’emprise spatiale des quartiers touristiques végasiens.

Source : D’après US Census.
7Non seulement les quartiers touristiques du Strip et de Fremont Street ne représentent qu’une portion minime de l’aire urbaine, mais en plus ils fonctionnent comme des enclaves fonctionnelles, ce qui renforce leur statut insulaire par rapport au reste de Las Vegas.
Des quartiers touristiques qui se révèlent enclaves fonctionnelles
8Les quartiers touristiques se démarquent très clairement au sein de l’aire urbaine végasienne, en premier lieu par leur verticalité, notamment pour le quartier du Strip. Les tours des hôtels-casinos s’égrainent le long du Las Vegas Boulevard et dominent de leur hauteur l’ensemble de l’aire urbaine. La puissance économique de l’activité touristique est ainsi incarnée par cette verticalité : tous les gratte-ciel de plus de 100 m de haut sont alignés le long du Strip et correspondent à des hôtels-casinos ou à des tours d’appartements en multipropriété à destination des touristes. La ligne d’horizon ou skyline végasienne est alors dominée par la tour de l’hôtel-casino Stratosphère qui culmine à 350 m de hauteur. Le contraste avec l’horizontalité du reste de l’aire urbaine est moins saisissant dans le centre-ville historique de City of Las Vegas où les établissements touristiques de Fremont Street rivalisent avec quelques immeubles d’habitations comptant entre 15 et 25 étages4.
9Les quartiers touristiques dénotent en second lieu par leur relatif enclavement, spatial et fonctionnel, à l’échelle de l’aire urbaine, là encore plus marqué pour le quartier du Strip que pour celui de Fremont Street (Nédélec, 2012). L’acception de l’enclavement retenue ici articule la dimension physique de rupture spatiale par le biais notamment d’infrastructures de transport, et la dimension économique d’une très forte concentration de l’activité touristique. Contrairement à des ensembles fermés comme les centres commerciaux ou les parcs d’attraction, l’enclave du Strip est caractérisée par les limites non matérialisées qui l’entourent et l’isolent du reste de l’aire urbaine, mais qui permettent néanmoins de la circonscrire avec précision. Le quartier du Strip correspond ainsi à une portion du Las Vegas Boulevard, représentée sur la carte 9 qui s’étend de Sahara Avenue au nord à Russel Road au sud.
10Le caractère mono-fonctionnel du quartier est confirmé par l’omniprésence de l’activité touristique : il concentre une trentaine d’hôtels-casinos, soit la grande majorité de l’offre de l’aire urbaine, et accueille les deux tiers environ des touristes visitant Las Vegas (LVCVA, 2015a, p. 25). La spécialisation y est poussée à son paroxysme : sur ses quelque 6 kilomètres (du nord au sud), on ne recense que des résidences touristiques ou des services destinés aux populations de passage, et aucun habitat permanent. Le Strip est ainsi dépourvu de la fonction résidentielle pérenne qui est au cœur de la vision d’une « vraie ville », ce qui constitue pour ses détracteurs son premier manquement aux critères d’une urbanité traditionnelle.
Carte 9 : Délimitation de l’enclave fonctionnelle du Strip.

11Dès son origine, le Strip a été pensé selon une logique insulaire de désaveu de la ville qui lui fait paradoxalement tourner le dos à la municipalité de City of Las Vegas (cf. chapitre iii). Aujourd’hui encore, le Strip se caractérise par une déconnexion spatiale forte d’avec la ville-centre de l’aire urbaine. Les délimitations invisibles du Strip relèvent de plusieurs logiques combinées qui renforcent son isolement fonctionnel. Pour le touriste déambulant le long du Las Vegas Boulevard, rares sont les invitations à s’aventurer en dehors de la grande avenue. Cela explique la récurrence de la comparaison avec un « Disneyland pour adultes » où les visiteurs seraient confinés au Strip, perçu comme l’enceinte d’un parc à thème. Les flux de touristes sont canalisés grâce au mobilier urbain et à la trame viaire. Les déplacements nord/sud, le long du boulevard, sont structurés autour de nombreuses attractions déployées sur de larges trottoirs au revêtement de qualité. De même, une ligne de bus spécifique, desservant l’intégralité du Strip jusqu’au centre-ville de City of Las Vegas, encadre les déplacements touristiques dans une atmosphère conviviale et rassurante. Les bus à impériale dernier cri de la ligne DEUCE permettent aux touristes de se déplacer sans effort sur de grandes distances tout en profitant de la vue.
12À l’inverse, les déplacements zonaux sont rendus difficiles par une combinaison de facteurs. À l’ouest, les hôtels-casinos sont bordés par l’autoroute urbaine I15, par essence non accessible aux piétons. À l’est du Strip, en dehors de quelques hôtels de seconde zone, il n’existe pas d’attraction qui viendrait concurrencer les hôtels-casinos. Si, malgré tout, un touriste décide de s’aventurer dans cette direction, il est rapidement confronté à un paysage peu engageant : les trottoirs rétrécissent alors que la circulation automobile est particulièrement soutenue (2 fois 5 voies). Les casinos et les restaurants sont remplacés par des stations essence, des motels de mauvaise qualité, des parkings et des terrains vagues. La fréquentation est moindre et les populations effectivement présentes sont constituées d’employés en uniforme ou de marginaux, rassemblés notamment aux arrêts de bus municipaux. Tout concourt à faire naître chez le touriste un sentiment d’insécurité et de mal-être dès qu’il s’éloigne des lumières du Strip. Les frontières délimitant l’îlot touristique sont ainsi immatérielles et invisibles mais vite ressenties par les touristes qui oseraient s’écarter des chemins balisés.
13La portion touristique de Fremont Street reproduit le fonctionnement insulaire du Strip et fonctionne en relative autarcie par rapport au reste du centre-ville. La délimitation matérielle de l’enclave touristique a été renforcée par la piétonisation, la couverture par la canopée artificielle de Fremont Street Experience et la fermeture de certaines rues perpendiculaires (First Street au nord et au sud de Fremont Street, et Third Street au sud de Fremont Street) au profit de l’installation de scènes de spectacle. La frontière symbolique entre la sécurité du quartier touristique et le reste de l’environnement urbain est également ressentie par les touristes : les rues perpendiculaires qui mènent au reste du centre-ville sont peu attractives en raison de l’absence d’animation et de la sortie de l’espace couvert et protégé par la canopée. Les faibles connexions avec le reste du tissu urbain mettent en évidence un deuxième exemple original d’urbanisme insulaire, qui modèle l’urbanité des quartiers touristiques végasiens.
Fonctionnement insulaire et mise en abyme de l’insularité des quartiers touristiques
14Conditionnant l’inscription spatiale du Strip dans l’aire urbaine végasienne, le fonctionnement insulaire est repris à grande échelle par la structuration même des hôtels-casinos qui bordent le boulevard. L’insularité conditionne alors l’inscription territoriale des casinos, et par extension médiatise l’urbanité propre aux quartiers touristiques. Cette notion évoque des discontinuités, physiques et fonctionnelles, mais aussi des idées d’isolement et d’éloignement qui conduisent à un fonctionnement autonome, voire autarcique, et ainsi renforcent les effets d’enclavement.
15Chaque casino est comme un îlot aligné le long du Las Vegas Boulevard, avec chacun son imaginaire et son unité thématique. La thématisation architecturale des hôtels-casinos participe de ce caractère insulaire et renforce l’impression d’« île[s] dans la ville » contiguës, pour reprendre le mot de la géographe Sophie Didier (2001). À l’intérieur même des casinos, tout est mis en œuvre pour monopoliser l’attention du visiteur et le garder dans l’enceinte de l’établissement. Pour mettre en application la « directive élémentaire des casinos » (casino prime directive) et conserver la mainmise sur les hôtes/consommateurs de l’hôtel, les complexes sont pensés comme des expériences globales : toutes les envies du visiteur doivent être assouvies à l’intérieur du complexe hôtelier et à aucun moment celui-ci ne doit avoir besoin d’aller ailleurs. Aux demandes classiques de pratique du jeu et de restauration s’ajoute une variété d’activités et d’attractions : salles de spectacle, bars, boîtes de nuit, piscines, spas, cinémas, mais aussi grand huit, musées, zoos, jeux d’arcade, jardins, chapiteau de cirque… Outre la richesse des activités proposées, les casinos déploient toute leur ingéniosité pour isoler le joueur du monde extérieur : l’intérieur des casinos est dépourvu de fenêtre ou d’horloge, afin de créer un monde hors du temps et hors de la réalité quotidienne. Dans la même logique, l’organisation intérieure des casinos est pensée comme un labyrinthe, un dédale d’allées propices aux déambulations devant les vitrines des magasins à même de freiner considérablement toute velléité de quitter rapidement l’enceinte d’un casino, ce qu’illustre la figure 2 avec le cas de l’hôtel-casino MGM Grand. Cet exemple est particulièrement parlant puisqu’il s’agit du plus grand hôtel-casino de Las Vegas avec une superficie de 1,6 hectare, ce qui le classe au 9e rang mondial (Horridge, 2016).
16Les hôtels-casinos de Fremont Street sont plus ouverts sur l’extérieur et jouent moins sur un fonctionnement en vase clos. Le passage entre l’extérieur et l’intérieur est facilité par l’architecture de facture plus classique que sur le Strip : tous les édifices sont construits avec un seul niveau (R+1) sur le principe de l’alignement sur rue, gage d’uniformité architecturale, mais qui rend également les établissements moins impressionnants et plus accueillants. Les tours accueillant les chambres d’hôtel sont quant à elles repoussées à l’arrière des îlots et ainsi non directement visibles depuis Fremont Street. Ces hôtels-casinos ont été en effet conçus pour attirer le chaland se promenant sur les trottoirs, ce qui explique de larges ouvertures pour donner envie de pénétrer dans la salle de jeu toujours située au rez-de-chaussée, alors que les étages sont réservés aux salles de réception et à la fonction hôtelière. Cette disposition dénote par rapport au Strip, où les gigantesques complexes hôteliers sont implantés en retrait par rapport à la rue, ce qui leur donne plus de place pour laisser libre cours à leur créativité architecturale, mais les oblige à plus d’imagination pour attirer le passant à l’intérieur. Tous les hôtels-casinos de Las Vegas partagent néanmoins les mêmes objectifs de captation des flux de badauds afin que ces derniers ne dépensent pas leur argent dans les casinos concurrents.
Figure 2 : Le dédale des salles de l’hôtel-casino MGM Grand.

Source : D’après site du MGM Grand.
17Les critiques adressées à l’égard de Las Vegas s’expliquent donc par le raccourci opéré entre les quartiers touristiques et l’ensemble de l’aire urbaine. Paradoxalement, c’est à partir du déni d’urbanité qu’il est possible de mettre en évidence l’urbanité et la citadinité spécifiques aux quartiers touristiques végasiens.
Une urbanité et une citadinité propres aux enclaves touristiques ?
Décrypter le déni d’urbanité opposé à Las Vegas
18Si Las Vegas, réduite au Strip, est accusée de ne pas être une « vraie » ville, les commentateurs n’explicitent pas pour autant clairement ce qu’ils entendent par là. Il est donc nécessaire d’éclaircir cet implicite. Je suis arrivée à la conclusion que le déni de l’urbanité végasienne s’ancrait dans un décalage entre l’organisation urbaine végasienne et des catégories d’analyse élaborées pour décrire une ville américaine qu’on peut qualifier de classique, produit de l’industrialisation et de l’urbanisation concomitante du xixe et du début du xxe siècle. Selon le modèle classique de morphologie urbaine établi par les sociologues de l’École de Chicago (Park, Burgess et McKenzie, 1925), la ville américaine se structure selon un schéma radioconcentrique, autour d’un cœur urbain appelé downtown5 composé d’un quartier central des affaires (Central Business District ou CBD) et d’une concentration de commerces et de lieux de divertissements et de sociabilité. Autour de ce centre-ville, s’étend une couronne périurbaine, ou inner city, à l’habitat dégradé, concentrant des populations pauvres et souvent marginalisées, espace de relégation d’activités peu valorisées comme de la petite industrie et des entrepôts, des bars de seconde zone et des parkings. Cette couronne périurbaine est une zone de transition vers les banlieues résidentielles qui sont les plus attractives pour les classes moyennes et aisées.
19Ainsi, l’aire urbaine de Las Vegas ne correspond absolument pas au modèle de l’École de Chicago, puisqu’elle est foncièrement polynucléaire et éclatée dans ses fonctions, sans véritable CBD et avec une centralité transférée du centre-ville historique au quartier du Strip à partir des années 1940-1950 (cf. chapitre iii). Pourtant, la majorité des commentateurs conçoivent le quartier touristique du Strip comme le centre-ville ou downtown de l’aire urbaine végasienne, et lui appliquent par conséquent la même grille de lecture pour affirmer son manque d’urbanité véritable.
20Entre les lignes du déni d’urbanité opposé à Las Vegas, je lis l’intériorisation de la norme suivante : une « vraie » ville disposerait donc d’un « vrai » centre-ville qui désignerait un quartier plurifonctionnel associant les fonctions résidentielles, commerciales, administratives et récréatives, articulées autour d’espaces publics, jouant à la fois un rôle de représentation symbolique et d’expérimentation de l’altérité. Selon cette lecture classique de la ville américaine, le centre-ville se doit d’incarner la vitrine de l’intensité et du dynamisme de la vie urbaine. Or, dans l’aire urbaine végasienne, c’est le quartier du Strip qui concentre l’animation urbaine et l’activité économique, ce qui conduit à une confusion générale dans l’esprit des commentateurs et des critiques anti-végasiens.
21Le déni d’urbanité qui est reproché à Las Vegas découle ainsi de critiques qui tirent leur origine non des caractéristiques urbaines globales de l’aire urbaine mais de l’urbanité et de formes de citadinité spécifiques aux quartiers touristiques, et notamment au Strip. Il s’agit dès lors d’examiner le bien-fondé et la légitimité de ces critiques en se demandant si l’on peut constater une urbanité et une citadinité qui seraient propres aux quartiers touristiques.
Omniprésence de la marchandisation et des incitations au consumérisme
22En premier lieu, il est reproché à Las Vegas, donc plus exactement au Strip, d’être entièrement médiatisé par la marchandisation et le consumérisme. Il est vrai que les paysages des quartiers touristiques sont parsemés de messages publicitaires et d’incitations à consommer. Le touriste est en permanence incité à dépenser, soit directement en jouant de l’argent aux tables des casinos et dans les machines à sous, soit dans l’un des innombrables magasins des galeries marchandes des casinos ou dans les centres commerciaux. De façon similaire, Fremont Street Experience s’est transformée d’une rue traditionnelle en une galerie marchande : la canopée ainsi qu’une succession de kiosques permettent de canaliser et de concentrer les flux de visiteurs sur Fremont Street et donc de les inciter à consommer dans ses boutiques et ses casinos.
Une signalétique publicitaire omniprésente
23Les commerces et les chaînes franchisées rivalisent pour afficher leur marque et mettre en valeur leurs produits grâce à une utilisation massive de la signalétique publicitaire. Le Strip comme Fremont Street accumulent les enseignes géantes qui sont pensées comme autant de gages de visibilité pour les logos des marques. Alors que les néons ont longtemps constitué le principal support de promotion commerciale pour attirer l’attention des clients potentiels, ils sont progressivement remplacés par des écrans qui renouvellent constamment le message publicitaire et dont la très haute résolution rajoute du dynamisme. Les casinos sont les plus gros communicants des quartiers touristiques avec des panneaux géants (appelés marquee en anglais, soit fronton comme au théâtre) qui permettent de repérer les établissements à des centaines de mètres. Les plus hautes enseignes toisent les piétons d’une quarantaine de mètres de hauteur, soit l’équivalent d’un immeuble d’habitation de quatorze étages.
24Le recours à des panneaux publicitaires massifs est un héritage de l’ère du tout-automobile, des années 1940 aux années 1980. Comme l’a démontré l’architecte R. Venturi (1972, 1977), il s’agissait d’attirer l’attention des automobilistes qui empruntaient le Las Vegas Boulevard, alors portion de l’autoroute US Route 91 jusqu’à son déclassement en 1974 (au profit du nouveau tronçon de l’Interstate 15, qui longe le Las Vegas Boulevard). Lors de cet « âge d’or des néons », ces panneaux étaient devenus les emblèmes des casinos qu’ils annonçaient aux visiteurs motorisés, devant l’architecture du bâtiment à proprement parler. Avec la généralisation des architectures thématiques, ils ont perdu de l’importance mais s’imposent encore comme des repères forts des paysages urbains touristiques, notamment dans la mise en avant des différents spectacles proposés dans chaque casino. Ils participent ainsi de la skyline du Strip, surplombant les automobilistes à plusieurs dizaines de mètres de hauteur : plus de 76 mètres de haut et près de 20 mètres de large pour la dernière innovation en date, l’immense écran vidéo du casino Aria, créé par la compagnie Yesco, leader de la fabrication de néons. La signalétique publicitaire, au fondement des paysages touristiques végasiens, a fortement évolué ces dernières décennies (cf. planche 11 du cahier couleur). À partir des années 1980, les hôtels-casinos du Strip s’éloignent des néons, qui ont fait la renommée de casinos comme le Riviera ou des établissements de Fremont Street, au profit d’enseignes aussi monumentales que les casinos qu’elles annoncent. Ces éléments architecturaux s’imposent comme des repères spatiaux tout comme des supports privilégiés de communication autour des différents événements proposés par l’établissement, en bénéficiant de la technologie des écrans vidéo qui permettent de renouveler régulièrement les publicités. La nouvelle génération de la signalétique publicitaire fait alors la place belle aux écrans LED très haute résolution (11 millions de pixels pour celui du casino Aria).
Un rapport marchand à l’environnement urbain
25L’omniprésence des incitations à consommer, qui ne sont que faiblement compensées par les quelques activités gratuites, est à l’origine des reproches d’un rapport consumériste à l’environnement urbain. Le mobilier est ainsi étroitement conditionné à la présence d’établissements marchands : pour le touriste qui souhaiterait se reposer et s’asseoir sans entrer dans un casino, il existe peu d’options hormis les quelques terrasses de café, où la consommation est obligatoire. Les trottoirs du Strip et de Fremont Street sont conçus de manière à limiter au maximum les lieux où le visiteur pourrait s’arrêter sans dépenser : on ne trouve que de rares bancs publics conditionnés par la présence d’un arrêt de bus. Les éléments architecturaux comme les rebords d’escaliers, les bordures de fontaines ou de parterres végétaux sont le plus souvent conçus comme des arêtes, inconfortables voire impropres à la station assise. De tels choix architecturaux et paysagers sont justifiés par les groupes hôteliers et par le comté par un argument sécuritaire : il s’agirait d’éviter l’installation de marginaux et de sans-abri le long du Strip. Derrière cela, il faut lire une volonté supplémentaire de contrôler et d’encadrer les usages de la rue, qui en comparaison devient moins attractive que l’intérieur des casinos. Il est en effet possible de s’installer devant n’importe quelle machine à sous dans un casino et de rester assis, sans même jouer ni consommer aussi longtemps qu’on le souhaite. Il faut aussi reconnaître aux casinos un avantage de poids dans un environnement semi-désertique : l’intérieur des complexes hôteliers bénéficie de l’air climatisé.
26La canalisation physique des flux de visiteurs est un autre moyen employé par les groupes hôteliers pour inciter à la consommation, ou tout du moins contraindre au lèche-vitrines. Le parcours pour aller d’un casino à un autre, ou plus largement d’une partie du Strip à une autre, peut être particulièrement compliqué. Les passages piétons sont ainsi de plus en plus remplacés par des passerelles surélevées, qui certes diminuent les risques d’accidents entre piétons et automobilistes, mais qui imposent un cheminement transitant le plus souvent par l’intérieur des casinos et leurs galeries commerciales.
Mettre en scène pour mieux vendre
27L’ubiquité des sollicitations à consommer fait écho à l’un des critères mis en avant par le sociologue A. Bryman (2004) pour définir la « disneyisation » de la société, qu’il définit comme l’infiltration de la consommation et de la commercialisation dans toutes les activités du quotidien. Ce comportement consumériste envers l’environnement urbain du Strip et de Fremont Street est renforcé par le recours à la thématisation et la mise en scène. La thématisation des hôtels-casinos participe en effet de la diffusion de l’activité marchande à l’ensemble de l’expérience touristique. L’environnement à thème est certes là pour transporter le visiteur dans un autre univers, mais surtout pour l’encourager à acheter et à consommer. La tentation doit être omniprésente et puisque le consommateur évolue dans un environnement rassurant et éloigné de ses soucis quotidiens grâce au dépaysement thématique, il doit se sentir plus à l’aise et à même de dépenser son argent (Gottdiener, 2001). Visiter le Luxor, c’est découvrir l’Égypte des pharaons avec juste ce qu’il faut de dépaysement mais sans avoir à parler arabe ni subir les désagréments du décalage horaire. La thématisation architecturale des casinos participe alors d’un mouvement de décrochage d’avec la réalité urbaine tout en en gardant la façade.
28Les hôtels-casinos, mais également leurs centres commerciaux et certaines chaînes thématiques (Rainforest Café, Harley Davidson Café), mettent en scène des environnements urbains, pour en faire des simulacres, par définition des paysages qui n’ont que l’apparence de ce qu’ils prétendent être (Baudrillard, 1981). Les casinos s’affichent comme des mises en scène de villes, de leur façade jusque dans l’organisation intérieure du bâtiment. Les répliques de New York, Venise ou Paris s’amusent à reconstituer de fausses rues, de faux pavés, de faux canaux, jusqu’à de faux panneaux indicateurs pour ancrer encore plus profondément l’illusion d’une expérience urbaine (cf. planche 12 du cahier couleur). Loin de se contenter de l’intérieur des casinos, le simulacre s’étend jusqu’au boulevard, où est entretenu le flou entre espace public et espace privé (cf. supra).
29Stratégie ultime pour mieux vendre les différentes attractions des quartiers touristiques, les annonceurs végasiens misent de plus en plus sur la mise en scène de corps dénudés qui sont devenus la norme sur les affiches et autres supports publicitaires. L’exposition de corps majoritairement féminins s’est imposée comme un argument de vente incontournable, plébiscité par les casinos comme par les autres marques présentes dans les quartiers touristiques, incarnant l’adage désormais consacré selon lequel le sexe fait vendre. Les hommes ne sont pas totalement épargnés par ce phénomène, puisque les publicités pour les spectacles de strip-tease masculins mettent également en scène des corps dévêtus et bodybuildés. La sociologue K. Hausbeck explicite les imbrications opérées à Las Vegas entre la mise en scène de corps féminins, leur objectivation, et la promotion commerciale, dans la perspective d’une marchandisation du sexe progressivement banalisée aux États-Unis (Brents et Hausbeck, 2007) :
« La Ville du Péché n’est pas une ville pleine de sexe, mais c’est une ville qui utilise systématiquement les corps de femmes pour vendre n’importe quoi autre que le sexe. La suggestion du péché évoqué dans la simple présence d’une forme féminine est suffisante pour connoter le vice, l’intrigue, le glamour et le sexe : pas nécessairement au service d’une industrie du sexe massive et visible, mais cultivant une expérience touristique unique qui vend du potentiel6 » (italiques de l’auteur, Hausbeck, 2002, p. 345).
30Les paysages touristiques végasiens sont alors définis par la récurrence des images à connotations sexuelles, le plus souvent très explicites. Il s’agit de jouer avec les fantasmes de l’« expérience Las Vegas » (cf. chapitre ii) et d’afficher sans détour des spectacles libertins. Le sexe s’affiche partout le long du Strip, comme sous la forme des incontournables kiosques à journaux gratuits (ad racks), entièrement dédiés aux petites annonces coquines et aux publicités pour des services d’« hôtesses ». Parmi les incarnations les plus emblématiques de la marchandisation des corps féminins, le casino Riviera a coulé dans le bronze l’une de ses campagnes publicitaires les plus connues7 qui repose sur un jeu de mot autour des fesses de ses danseuses. Signe de son succès, à force de frottements des postérieurs présentés, le métal a changé de couleur (cf. planche 13 du cahier couleur).
Privatisation de l’espace public
31Le déni d’urbanité opposé à Las Vegas trouve en second lieu une légitimation pour les commentateurs dans la privatisation de l’espace public. Ce processus, loin d’être spécifique aux quartiers touristiques végasiens (Ghorra-Gobin, 2001, 2012 ; Paquot, 2009), n’en est pas moins indéniable tant le Strip comme Fremont Street brouillent les frontières entre espace public et espace privé.
Des casinos qui ne sont que faussement ouverts à tous
32À première vue, les touristes et autres badauds peuvent librement et gratuitement entrer et sortir des casinos pour en découvrir les mises en scène architecturales, en utiliser les tables de jeux ou profiter de leurs attractions et services. Nul droit d’entrée, ni exigence de consommation, ni nécessité de résider dans l’établissement ne sont requis pour pénétrer dans leur enceinte. La libre circulation apparente ne résiste toutefois pas au statut juridique de ces établissements : les hôtels-casinos sont des lieux privés à usage public, ce qui leur donne le droit de refuser l’entrée à n’importe quel individu sans avoir à s’en expliquer. Par exemple, c’est un fait connu dans le monde des joueurs que les compteurs de carte8 ne sont pas les bienvenus dans les casinos, euphémisme pour signifier que tout compteur identifié sera reconduit manu militari à l’extérieur, alors même que le comptage de cartes n’est pas illégal. De même, alors que les hôtels accueillent tout consommateur potentiel avec plaisir, conformément à la loi en usage dans l’État du Nevada, il est interdit aux mineurs, à savoir les moins de 21 ans, de jouer ou même de se trouver dans les zones réservées aux tables de jeu et aux machines à sous. L’hospitalité affichée à l’égard des touristes est ainsi contredite par un rejet de toute personne ne respectant pas les codes des casinos, sans pour autant enfreindre la moindre loi. L’entrée libre n’est qu’une façade pour sélectionner les meilleurs consommateurs possibles et exclure tout indésirable. L’objectif de surveillance et de contrôle de ce qui se passe dans l’enceinte des casinos, et plus particulièrement dans la salle de jeu (casino floor) pour éviter toute fraude, est au cœur de la conception et de la gestion des établissements. Des systèmes de contrôle très poussés ont été développés. Outre les agents de sécurité, la vidéosurveillance est particulièrement utilisée dans les hôtels-casinos, ce qui a donné naissance à l’expression « l’œil dans le ciel » (eye in the sky) : des caméras parsèment les plafonds pour surveiller à la fois les badauds, les joueurs et les croupiers. De plus, chaque hôtel dispose d’un service de sécurité qui gère l’ordre à l’intérieur des établissements. Le visiteur se trouve donc dans une situation ambiguë : l’apparente liberté de circulation à l’intérieur des casinos donne l’impression de se trouver dans un espace public mais il n’en est rien. Le casino a tous les droits sur ce qui se passe en ses murs et sur qui peut y avoir accès.
Privatisation des trottoirs des quartiers touristiques
33Le brouillage des frontières entre espace public et privé est prolongé aux abords des hôtels-casinos. Non contents de maîtriser la fréquentation à l’intérieur des casinos, certains établissements ont fait main basse sur leur environnement immédiat : les trottoirs, pourtant situés dans le domaine public. A priori, le Las Vegas Boulevard semble être l’illustration parfaite de la rue, forme la plus élémentaire et la plus courante de l’espace public (Charmes, 2006 ; Fleury, 2004 ; Gourdon, 2001). Les trottoirs du boulevard sont ainsi un lieu vivant où il se passe toujours quelque chose, où il y a toujours quelque chose à faire et à voir. Afin de mieux capter l’attention des piétons et leur donner envie d’en voir plus à l’intérieur, les hôtels-casinos ont étendu leur univers et leur emprise sur la rue en développant des attractions à l’extérieur des complexes hôteliers, sur les trottoirs. Il faut ici souligner la nature gratuite de ces attractions, qui sont une exception dans la marchandisation généralisée qui domine les quartiers touristiques. Parmi les plus connues, on peut citer le spectacle chorégraphié des fontaines du Bellagio, la reconstitution d’une bataille navale entre pirates et sirènes devant le casino T.i., ou encore l’éruption volcanique du Mirage programmée toutes les demi-heures une fois la nuit tombée.
34La rue du Strip serait donc un lieu de l’expérimentation libre et gratuite de la ville, de la rencontre avec l’autre, l’incarnation d’un lieu d’interactions humaines et sociales, où règnent les libertés de circulation et d’expression. Cette liberté d’expression n’est toutefois pas toujours du goût des hôtels-casinos, ce qui les a incités à étendre leur emprise juridique sur les trottoirs, avec le soutien des autorités locales du comté. En effet, le comté de Clark a facilité les innovations architecturales des hôtels-casinos jusque sur les trottoirs en simplifiant les procédures administratives et le code de construction (Clark County Code). Le comté soutient ainsi les intérêts hôteliers et la promotion touristique en interdisant, aux acteurs autres que les casinos, les « usages des trottoirs publics créant une obstruction excessive, une entrave, un engorgement, un blocage ou une interférence9 » (CCC 16.11.010, cité par Blumenberg et Ehrenfeucht, 2008, p. 311). Sont donc interdits des usages variés considérés comme indésirables, comme la mendicité, la vente à la sauvette, le vagabondage, la distribution de prospectus, le démarchage et même – et surtout – les manifestations politiques. L’objectif pour le comté, et pour les groupes hôteliers, est d’éloigner de la vue des touristes toute pratique potentiellement nuisible à l’image touristique du Strip. En cela, l’autorité territoriale s’assure du soutien politique des grands groupes hôteliers privés, fers de lance de ses ressources fiscales. Et cela va plus loin : non seulement un arrêté (CCC 16.12.060) autorise les propriétaires privés à faire respecter eux-mêmes les interdictions, mais en plus il soutient la privatisation des trottoirs, ce qu’exprime l’extrait suivant :
« Le propriétaire d’un bien privé jouxtant tout trottoir public situé dans le district touristique peut mettre en œuvre les dispositions de cet article par une injonction et par tout recours possible en droit ou en équité afin de mettre en œuvre les dispositions de cet article10 » (CCC 16.12.060).
35L’avantage de la privatisation est double : pour le comté, elle permet de transférer les coûts de maintenance et de conception, ainsi que la responsabilité civile aux propriétaires privés ; pour les groupes hôteliers, les droits de propriété s’accompagnent d’un total contrôle esthétique et architectural, de la possibilité d’interdire certains usages commerciaux et surtout de l’autorisation légale d’empêcher toute mobilisation syndicale. En encourageant la privatisation des trottoirs du Strip, le comté de Clark protège les intérêts financiers du secteur du jeu aux dépens des libertés civiles et dénature par là même la raison d’être des trottoirs. Un exemple de conflit entre le syndicat majoritaire de Las Vegas, le Culinary Workers Union, et le casino MGM Grand en est une illustration parfaite. En 1989, le MGM Grand est inauguré sans accord syndical, contrairement à la tradition végasienne. La manifestation organisée par le syndicat pour dénoncer cette situation est interdite par l’hôtel-casino propriétaire des trottoirs bordant son bâtiment, lui permettant de faire arrêter les manifestants contestataires au motif de violation de propriété privée (Davis, 2002 ; Lampros, 1999). Avec la privatisation des trottoirs du Strip opérée à l’avantage des groupes hôteliers, la rue n’est plus qu’un simulacre d’espace public où les libertés de circulation et d’expression sont soumises à la bonne volonté et au contrôle d’acteurs privés.
36La logique fut identique pour légitimer aux yeux des autorités locales, cette fois-ci de la municipalité de City of Las Vegas, la privatisation d’une portion de Fremont Street, qui a facilité sa transformation en galerie marchande. L’emprise des hôtels-casinos sur le simulacre d’espace public passe par les rondes régulières d’agents de sécurité, portant le logo officiel de la SARL Fremont Street Experience. La privatisation de l’espace public à des fins de marchandisation et d’incitation à la consommation a, tout comme sur le Strip, assaini l’expérience urbaine et expurgé la rue de toute altérité non désirée par les casinos.
Un produit touristique de l’entre soi
37Le soutien des autorités locales du comté à la privatisation et à la dénaturation de l’espace public ne peut se comprendre qu’en soulignant la spécialisation touristique des deux quartiers concernés. Le Strip, et plus récemment Fremont Street avec sa piétonisation (en 1994), sont devenus au fil des ans des produits touristiques globaux. La thématisation, la marchandisation, la privatisation sont autant d’arguments mis en avant par les détracteurs du Strip pour renier toute urbanité au quartier. Ainsi, l’expérience urbaine proposée par les quartiers touristiques est étroitement contrôlée et canalisée par les complexes hôteliers et les autorités locales. Outre les constantes incitations à la consommation, les interactions humaines sont dans leur ensemble expurgées de toute altérité, de toute mixité sociale, l’autre dans sa différence étant rejeté au profit d’une homogénéité de touristes/consommateurs. Cela est toutefois loin de poser problème aux touristes, bien au contraire : on ne va pas à Las Vegas pour se retrouver confronté aux maux urbains que l’on a laissés derrière soi. Les quartiers touristiques se revendiquent comme des sortes de bulles protectrices et rassurantes où est supprimé tout élément potentiellement dérangeant, inquiétant ou dangereux. L’environnement ainsi proposé aux touristes repose sur des éléments connus, familiers et maîtrisés, afin de susciter un sentiment de sécurité et de protection. On retrouve la notion d’insularité : les responsables des hôtels-casinos ont construit leur offre touristique autour d’un sentiment insulaire, un sentiment d’être hors du monde, permettant de se laisser aller sans crainte au jeu et à la consommation. Ce sentiment a progressivement été transposé à l’ensemble du quartier touristique du Strip, renforçant l’impression d’îlot extraordinaire qui contraste avec la triste réalité urbaine du quotidien. L’urbanité propre au Strip a été recomposée et façonnée au fil des ans en termes de consommation et d’optimisation des profits. Les politiques urbaines combinées aux stratégies marketing des grands groupes hôteliers ont également contribué à donner naissance à un véritable « entre soi » touristique qui renforce le périmètre de certitude qu’est devenu le quartier du Strip.
38Il serait néanmoins faux de croire que ces quartiers touristiques peuvent complètement faire l’impasse sur les difficultés économiques et sociales qui touchent les États-Unis en général et Las Vegas en particulier, notamment depuis l’explosion de la bulle immobilière et la crise généralisée qui s’en est suivie. Le nombre de vendeurs à la sauvette, de sans-abri et de mendiants a fortement augmenté depuis 2008. Il est par conséquent plus difficile pour les touristes de se préserver de ces réalités sociales même dans l’environnement aseptisé des quartiers touristiques végasiens.
39En dépit des critiques, en partie légitimes, soulevées par la littérature (cf. chapitre ii), il est impossible d’affirmer que les quartiers touristiques de Las Vegas sont totalement dépourvus d’urbanité. Dès lors, l’urbanité propre aux quartiers du Strip et de Fremont Street se caractérise par des paysages urbains médiatisés par la consommation, la marchandisation et la privatisation. Plus encore, ces quartiers présentent des formes originales de pratiques urbaines, qui pourraient remettre en cause le fondement même du déni de leur urbanité.
Des pratiques urbaines qui remettent en cause les fondements du déni d’urbanité
40En dépit du déni d’urbanité fait aux quartiers touristiques, on observe une appropriation grandissante de l’espace de la rue par les touristes. Malgré les critiques qui évoquent une altération de l’expérience urbaine, un regain d’intérêt pour la marche à pied et l’ouverture sur l’extérieur indiquent les prémices d’une transformation des pratiques urbaines spécifiques au Strip et à Fremont Street. Les modes de déplacement des touristes sont au cœur de cette évolution puisque l’on parcourt de plus en plus l’avenue en marchant. Cette affirmation peut sembler banale, mais elle n’est en rien une évidence, au vu notamment de la nature originelle du Las Vegas Boulevard. L’organisation du boulevard par et pour la voiture est encore visible aujourd’hui, comme le montrent la largeur de la route et des îlots, et le gigantisme des panneaux publicitaires.
41Alors que les déplacements automobiles priment des années 1950 jusqu’aux années 1990 (Venturi, Brown et Izenour, 1972), la construction des vastes complexes hôteliers à thème à la fin du xxe siècle modifie les usages. L’architecture monumentale des bâtiments et la multiplication d’attractions gratuites sur les trottoirs incitent dès lors les touristes à marcher le long du boulevard. En résulte une très rapide augmentation de la pratique piétonne, qui donne une nouvelle image au Strip, digne des quartiers urbains les plus animés. Le succès grandissant de la ligne de bus DEUCE, mis en place en 2005, qui parcourt l’intégralité du Strip, a facilité la marche à pied : grâce à la proximité des arrêts, il n’est pas effrayant pour un touriste de se lancer dans une balade, puisqu’en cas de fatigue le bus est là pour assurer la fin du parcours. L’utilisation massive de ce mode de transport collectif se mesure par l’installation de mobilier urbain aux principaux arrêts. La foule qui arpente les trottoirs fait vivre l’espace public de la rue et lui donne les apparences d’une ville vivante en pleine effervescence. L’appropriation par la déambulation piétonne s’affranchit des contraintes climatiques, la chaleur en premier lieu, et éloigne les touristes de l’atmosphère tamisée des casinos. La popularité de la marche à pied est telle que les trottoirs sont régulièrement encombrés et que cela engendre de mini-embouteillages, particulièrement visibles aux passages piétons. Les trottoirs conçus à l’époque de la domination automobile s’avèrent aujourd’hui parfois inadéquats pour absorber l’intensité de la pratique piétonne.
42La marche à pied est l’incarnation d’une pratique urbaine spontanée de la part des touristes, amplifiée par la multiplication d’attractions gratuites le long du Las Vegas Boulevard. À première vue, cette pratique pourrait être combattue par les hôtels-casinos, car elle va à l’encontre de la « directive première » et de l’ambition d’une expérience touristique confinée aux limites du casino. Bien au contraire, les groupes hôteliers ont récemment pris conscience de l’évolution des mentalités et cherchent à capitaliser sur les nouvelles envies des touristes. Depuis le milieu des années 2000, une nouvelle tendance s’observe ainsi sur le Strip : les acteurs du secteur touristique ont réagi face au désir croissant d’une interaction plus forte avec l’espace extérieur de la rue. Ce sont d’abord les bars et les restaurants qui ont joué la carte de l’ouverture et le nombre d’établissements ouverts sur l’extérieur s’est multiplié : les terrasses et les balcons ont fleuri, et sont autant d’occasions pour les clients attablés aux tables de profiter du spectacle de la rue. Même si ces terrasses sont encore essentiellement incluses dans les casinos ou les centres commerciaux, donc dans un espace privé qui a vue sur l’espace public de la rue, elles redéfinissent l’expérience même du Las Vegas Boulevard sur lequel la séparation stricte entre l’intérieur des casinos et la rue s’affaiblit de plus en plus.
43Les années 2010 marquent une rupture nette dans la stratégie des casinos de conserver au maximum leurs clients dans l’enceinte du complexe hôtelier. Deux projets de « parcs publics » sont portés par les groupes hôteliers MGM Resorts International et Caesars Entertainment, respectivement « the Park » entre les casinos Monte Carlo et le New York New York, et « The Linq promenade » situé entre The Quad (anciennement Imperial Palace) et le Flamingo (Morris, 2016 ; Olmsted, 2016). C’est New York, et plus précisément Manhattan, qui aurait inspiré les deux opérateurs, The Linq imitant le quartier du Meatpacking District et the Park conçu d’après le Madison Square (Peterson, 2013). En investissant dans un cadre physique intimement lié aux canons de l’urbain, comme le parc, ces projets sont en quête d’un renouvellement de l’urbanité du Strip. Le choix de la firme architecturale, Cooper, Robertson & Partners, est en cela significatif puisqu’elle s’est fait remarquer par ses réalisations d’espaces urbains emblématiques, tels que l’esplanade de Battery Park City Esplanade et le parc Zuccotti à New York, ou le Cityfront Center à Chicago (Stutz, 2013). La valorisation de l’espace public et de la liberté de circulation n’efface pour autant pas les objectifs commerciaux : c’est bien au « client » des casinos que s’adresse ce projet et sous couvert d’espaces ouverts, les groupes hôteliers ont de fait développé des galeries marchandes alternant boutiques de vêtements et terrasses de restaurants. Ces deux parcs urbains se rapprochent donc plus de quartiers ludiques axés sur la consommation que d’espaces publics au sens plein du terme.
44Certes, la construction de parcs urbains incarne à première vue un retour en force de l’urbanité classique, faisant la part belle à l’espace public. En cela, le changement est net avec les répliques en carton-pâte d’environnements urbains confinés à l’intérieur des casinos où l’on reproduit en faux jusqu’au ciel bleu, comme c’est le cas dans le Paris Las Vegas. Indéniablement, les deux projets décrits plus hauts sont ouverts sur l’extérieur et misent sur des allées accueillantes, une végétalisation et un mobilier urbain conséquent pour créer un environnement urbain chaleureux. Le recours important aux plantations constitue une vraie nouveauté : fournir de l’ombre et de la fraîcheur est essentiel pour rendre la place praticable pendant la saison estivale, la chaleur accablante ayant longtemps été le principal argument censé décourager les touristes de s’aventurer à l’extérieur des casinos climatisés. De plus, la présence d’arbres adoucit sans conteste le paysage urbain actuel du Strip. Ces projets participent alors non seulement de l’ouverture sur l’extérieur et de la reconquête de l’espace de la rue, mais aussi de la diversification des activités touristiques proposées par les casinos, pour qui les jeux d’argent, et les machines à sous, ne sont plus la principale source de revenus. En effet, depuis la fin des années 1990, les retombées financières issues de la pratique du jeu sont minoritaires : en 2012, elles ne représentaient plus que 36 % des bénéfices des groupes hôteliers, reflet de l’augmentation des dépenses des touristes pour d’autres types d’activités (Ro, 2013).
45Ainsi, une partie des critiques envers les quartiers touristiques de Las Vegas sont légitimes : malgré les récents effets d’affichage suscités par les projets de parcs urbains, les quartiers du Strip et de Fremont Street sont caractérisés par un fonctionnement insulaire, une forte privatisation et une omniprésence des incitations à la consommation. Néanmoins, ces caractéristiques ne justifient en rien le déni d’urbanité exprimé à l’encontre de Las Vegas : même si on accepte une vision déformée par le Strip, l’engouement des touristes pour la marche à pied et les spécificités paysagères sont suffisantes pour identifier de réelles formes d’urbanité et de citadinité propres aux enclaves touristiques. La question se pose alors de l’influence de la spécialisation touristique sur l’ensemble de l’aire urbaine. Les enquêtes menées auprès des habitants ont révélé que la spécialisation touristique avait des répercussions sur le reste de l’aire urbaine, façonnant profondément le quotidien des Végasiens et par là même leur citadinité, même pour les habitants qui n’ont aucun lien direct avec ce pan de l’économie locale.
Quand la spécialisation touristique de Las Vegas façonne le quotidien des Végasiens
Une infiltration des codes touristiques dans le paysage urbain
46Si l’urbanité touristique décrite plus haut s’exprime à son paroxysme dans les quartiers du Strip et de Fremont Street, elle ne s’y cantonne pas. En effet, une partie des spécificités urbaines propres à ces quartiers s’est progressivement diffusée à l’ensemble de l’aire urbaine. Dans un premier temps, il est quasiment impossible d’oublier la présence des établissements du Strip pour les habitants de Las Vegas, car cette skyline iconique est visible depuis les quatre coins de l’aire urbaine ce qui s’explique par sa localisation au centre géographique du bassin. D’après les estimations du géographe R. Rowley (2013), les hôtels-casinos du Strip seraient ainsi observables par 93 % de la population de l’aire urbaine. La skyline du Strip est ainsi une constante toile de fond pour l’ensemble des activités quotidiennes des Végasiens et un marqueur paysager omniprésent, ce qui a été exprimé lors des enquêtes avec les Végasiens. Pour Gregory et Jessica, le profil du casino Stratosphere, visible depuis leur jardin, est même devenu un repère visuel pour l’ensemble de la famille. Comme le raconte avec amusement ce père de famille, où qu’ils soient dans le bassin, ses enfants repèrent toujours leur maison grâce à la tour du casino (E.28).
47Plus subtile dans les paysages urbains que la silhouette des casinos du Strip, l’utilisation de néons et d’enseignes publicitaires massives s’est diffusée à l’ensemble de l’aire urbaine. De plus, un autre mode de communication commerciale, directement inspiré des usages à l’œuvre dans les quartiers touristiques, s’est diffusé dans le reste de l’aire urbaine, malgré l’opposition de nombreux habitants. Les Végasiens sont alors régulièrement confrontés à la sexualisation des paysages urbains, même lorsqu’ils se tiennent à distance du Strip ou de Fremont Street. Les publicités à fortes connotations sexuelles ne sont pas cantonnées aux enclaves fonctionnelles et se sont infiltrées dans le quotidien des habitants. La presse locale s’est d’ailleurs fait l’écho des protestations des habitants, et notamment des parents inquiets de la banalisation de l’exposition de corps féminins dénudés. Dans une lettre ouverte envoyée au journal local, une mère de famille se plaint ainsi de publicités qui lui sont « jetées à la figure » (throw in your face) :
« Quand je conduis avec mes jeunes enfants le long des routes et des autoroutes, nous sommes obligés d’observer des panneaux d’affichage sexuellement explicites et au contenu suggestif, et de nous y soumettre. Ma famille vit à Las Vegas depuis plus de 10 ans, et depuis toutes ces années, les panneaux d’affichage de divertissements pour adultes cherchent de moins en moins à tenir à distance le contenu sexuel des commerces qui sont promus11 » (Peterson, 2004).
48Les corps dénudés s’exposent ainsi à la vue de tous, principalement le long des principales voies de communication, mais également par le biais de camions publicitaires, qui sillonnent jusqu’aux rues résidentielles de l’aire urbaine, pour faire la promotion d’un service de téléphone rose intitulé « poupées sexy » (cf. planche 14 du cahier couleur). Le public féminin n’est pas complètement oublié par la sexualisation des campagnes publicitaires : des corps bodybuildés de stripteaseurs australiens sont affichés en guise de bienvenue à la sortie de l’aéroport McCarran, pour accueillir aussi bien les touristes que toutes les familles de retour à la maison. Toutefois, contrairement aux corps féminins, ces stripteaseurs sont photographiés avec leur pantalon… (cf. planche 14 du cahier couleur).
49Des codes touristiques propres au Strip et à Fremont Street se sont ainsi diffusés au reste de l’aire urbaine, venant pénétrer la vie quotidienne de tous les habitants, indépendamment de leur fréquentation de ces quartiers. Loin de se limiter aux paysages urbains, la spécialisation touristique végasienne a également modelé les loisirs de l’ensemble des Végasiens, via la généralisation des casinos et de la pratique des jeux d’argent.
L’omniprésence du jeu et des casinos
Des casinos comme repères spatiaux
50Nommer le territoire est un acte particulièrement significatif, tant sur le plan politique, que symbolique et identitaire (Giraut et al., 2008). À Las Vegas, la toponymie, et plus particulièrement les odonymes (noms de rues), matérialisent le poids des hôtels-casinos dans la construction du tissu urbain. Les principales artères routières perpendiculaires au Strip furent baptisées d’après les casinos qu’elles desservaient comme le montrent les avenues Tropicana, Flamingo, Sands, Hacienda ou Sahara, et la route Desert Inn. Le choix de ces toponymes met en évidence l’association entre une génération d’odonymes et une période de développement urbain (Badariotti, 2002) puisque ces différents hôtels-casinos ont tous été construits dans les années 1940-195012. Pour les casinos encore en activité, ces avenues fonctionnent également comme des repères spatiaux dans la multitude des établissements du Strip. La longévité de ces odonymes contraste de façon intéressante avec la temporalité des casinos, qui n’auront existé qu’une cinquantaine d’années, pour laisser la place à de nouveaux bâtiments, plus dans l’air du temps ; en l’occurrence, le Sands a été remplacé par le Venetian, le Desert Inn par le Wynn et le Hacienda par le Mandala Bay. La portée du marquage symbolique matérialisé par les odonymes hérités des hôtels-casinos ne se limite pas au seul quartier touristique, puisque ces voies de communication, à l’exception de Sands Avenue, sont des artères majeures qui parcourent l’intégralité de l’aire urbaine d’est en ouest (soit sur environ 30 km). Il est toutefois possible de se demander dans quelle mesure ces odonymes ont encore une valeur mémorielle pour les locaux : hormis les spécialistes du Strip et autres amateurs d’histoire, nombreux sont les locaux qui ne doivent pas savoir que ces noms n’ont pas toujours été que des noms de rues.
51Les casinos fonctionnent également comme des points de repère spatiaux et s’imposent comme un élément d’ancrage dans le paysage, devant des références plus classiques comme la municipalité ou les intersections des voies de communication principales. Comme me l’explique Jeff, les Végasiens y font référence pour localiser leur lieu de résidence dans le bassin :
« J’habite dans le quart sud-ouest de la ville […] à côté d’un casino : le M Resort. […] Par ici, on utilise les points de repère que sont les casinos et vous dites : “J’habite à côté de ce casino”, et les gens disent : “Ah, ok.” Parce qu’on a tellement d’avenues et de boulevards qui sont si longs […] c’est comme ça qu’on s’oriente13 » (E.14).
52La figure du casino s’est donc imposée comme un point de repère spatial incontournable, qui rythme les paysages urbains. Dans la même logique, les machines à sous, et plus largement la pratique des jeux d’argent, se sont généralisés dans le quotidien des Végasiens au point de profondément influencer leurs pratiques de loisirs.
Omniprésence et popularité des jeux d’argent
53À Las Vegas, les possibilités de s’asseoir derrière une machine à sous ou de tenter sa chance au poker façon jeu vidéo sont multiples et bien loin d’être restreintes aux quartiers touristiques. Dès l’arrivée à l’aéroport international McCarran, le ton est donné : des alignements de machines à sous, avec leurs cliquetis métalliques caractéristiques, accueillent le visiteur de passage comme le Végasien rentrant à la maison. Même s’il y a rarement foule auprès de ces machines, elles sont surveillées par des croupiers en uniforme. Les machines à sous accompagnent également les tâches les plus banales du quotidien (cf. planche 15 du cahier couleur) : on en trouve ainsi dans les supermarchés et les supérettes/stations-essence, et elles occupaient les voyageurs dans l’ancien terminal des bus de City of Las Vegas. Fantasi, qui a grandi à Las Vegas, exprime l’ambiguïté de cette omniprésence des jeux d’argent lors de notre entretien. Le jeu est à la fois une réalité banale du quotidien des Végasiens et une réelle originalité pour des personnes extérieures :
« C’est bizarre que des gens d’autres villes viennent [à Las Vegas] et ils vont tous dans des supermarchés ou quelque chose du genre et ils voient des machines à sous, et c’est normal pour moi de voir des machines à sous dans un supermarché [mais] ils trouvent ça vraiment bizarre14 » (E.17).
54De même, les jeux d’argent en version électronique, qui se détournent des bandits-manchots classiques pour des écrans d’ordinateurs, sont une vision récurrente dans les bars de quartiers, le plus souvent disposés sur le comptoir.
55Si tous les habitants de Las Vegas ne jouent pas, la pratique des jeux d’argent est néanmoins très populaire parmi les Végasiens. Selon les enquêtes sur le « profil du résident du comté de Clark » réalisées par l’office du tourisme local, le jeu (gambling) est l’une des activités préférées des Végasiens, comme le précise le tableau 14.
Tableau 14 : Popularité de la pratique des jeux d’argent auprès des Végasiens.
2006 | 2008 | 2010 | 2012 | 2014 | |
Pratique du jeu | 67 % | 65 % | 62 % | 58 % | 54 % |
Pratique du jeu | 46 % | 44 % | 46 % | 45 % | 34 % |
Source : LVCVA, Clark County Residents Study.
56Selon le tableau 14, une majorité de Végasiens joue au moins de façon occasionnelle, même si l’on constate une diminution régulière qui peut être liée aux difficultés financières grandissantes des ménages qui ont accompagné la crise immobilière et économique depuis 200715. En revanche, la proportion des joueurs réguliers, pratiquant le jeu au moins une fois par semaine, est restée plus stable, autour des 45 % de la population. Plus généralement, le jeu est une des activités préférées des Végasiens, quelle que soit l’intensité de leur pratique. Dans les mêmes enquêtes, à la question « À quelles activités participez-vous durant votre temps libre ? », le jeu apparaissait en tête de classement derrière le cinéma jusqu’en 2012 comme le représente le tableau 15.
Tableau 15 : Les activités de loisir les plus pratiquées par les Végasiens.
Rang | 2006 | 2008 | 2010 | 2012 |
N°1 | Aller au cinéma (20 %) | Aller au cinéma (20 %) | Aller au cinéma (20 %) | Manger au restaurant (24 %) |
N°2 | Jeu (19 %) | Jeu (18 %) | Jeu (19 %) | Aller au cinéma (23 %) |
N°3 | Manger au restaurant (18 %) | Manger au restaurant (15 %) | Manger au restaurant (18 %) | Jeu (19 %) |
Source : LVCVA, idem.
57En 2014, s’observe une diminution marquée de la popularité du jeu qui ne se classe plus qu’au 4e rang des activités de loisir les plus pratiquées, derrière la randonnée (21 %), aller au cinéma (19 %) et au restaurant (16 %). Le rapport observe alors une corrélation entre l’âge et l’absence d’activité professionnelle et la pratique des jeux d’argent : les personnes retraitées et/ou de plus de 60 ans sont plus inclines à jouer aux jeux d’argent que les autres Végasiens (LVCVA, 2014, p. 7).
58Grâce aux enquêtes de l’office du tourisme, il est possible de savoir dans quels lieux les Végasiens jouent (LVCVA, 2014). Parmi les amateurs de jeux d’argent, une minorité seulement fréquente les casinos du Strip et de Fremont Street, comme le tableau 16 l’indique.
Tableau 16 : Localisation des casinos fréquentés par les Végasiens.
2006 | 2008 | 2010 | 2012 | 2014 | |
Corridor du | 19 % | 16 % | 15 % | 13 % | 12 % |
Fremont | 4 % | 5 % | 4 % | 3 % | 4 % |
Reste de l’aire | 59 % | 59 % | 61 % | 65 % | 75 % |
NB : le total de 100 % n’est pas atteint car il n’est pas mentionné les réponses « autre » (en dehors de l’aire urbaine) et les refus de réponse. Source : LVCVA, idem.
59Quand on leur demande les raisons qui expliquent le refus d’aller jouer dans les casinos du Strip, les habitants citent l’éloignement par rapport à leur lieu de résidence et la sur-fréquentation (trop de monde, trop de difficultés à se garer). Les Végasiens privilégient des établissements de jeu situés en dehors des quartiers touristiques, dispersés dans l’ensemble de l’aire urbaine, qui sont conçus pour répondre à leurs besoins spécifiques, appelés localement les « casinos de quartier ».
Les casinos de quartier
60Les Végasiens jouissent de leurs propres lieux pour pratiquer les jeux d’argent : les casinos de quartier (neighborhood casinos) ou casinos pour locaux (locals casinos), les deux expressions étant utilisées de façon interchangeable. Il n’existe pas de définition institutionnelle d’un casino de quartier, néanmoins il est possible d’en établir les caractéristiques principales à partir des usages dominants (Nédélec, 2010). Les casinos de quartier se distinguent de la multitude d’établissements proposant des machines à sous (comme les bars, certains restaurants et boîtes de nuit) par leur capacité hôtelière. La localisation géographique est le second critère de distinction entre un casino de quartier et un casino pour touristes (tourist-oriented casino), les casinos pour locaux étant tous situés en dehors des quartiers touristiques du Strip et de Fremont Street. 33 casinos de quartier peuvent ainsi être recensés, et cartographiés.
61Il ne faut pas croire que les casinos de quartier ne sont que de petits établissements sans prétention : South Point et Red Rock Resort, les plus grands casinos de quartier en fonction de leur capacité hôtelière, comptent ainsi respectivement 1 500 et 816 chambres.
62Ces casinos étant pensés pour attirer la population locale, leur offre de jeux et d’activités de récréation est différente de celle des grands complexes hôteliers des quartiers touristiques. Puisque les locaux sont susceptibles de venir régulièrement, parfois plusieurs fois par semaine, l’offre de jeux est différente et fréquemment renouvelée ; les nouveautés, qu’il s’agisse de nouveaux jeux de table ou de nouvelles machines à sous, y sont testées en avant-première. Parallèlement, les casinos de quartier proposent des jeux considérés comme démodés par les casinos pour touristes, mais qui sont toujours aussi populaires auprès de la clientèle des habitués, comme le bingo. Les mises minimales sont également moins élevées que dans les casinos des quartiers touristiques pour être plus attractives auprès des habitants, y compris ceux disposant de petits budgets. Les prix moyens des chambres sont de même moins élevés que ceux pratiqués dans les quartiers touristiques et non soumis aux variations saisonnières qui correspondent aux pics de fréquentation, ce qui fait des casinos de quartier des solutions d’hébergement attractives pour des visites familiales ou amicales.
Carte 10 : Localisation des casinos de quartier dans l’aire urbaine végasienne.

63Tout comme les autres casinos de Las Vegas, les casinos pour locaux ne sont pas uniquement des lieux où pratiquer les jeux d’argent et ils proposent une vaste gamme de divertissements et de services pour pourvoir aux envies et aux demandes des habitants. L’objectif est de proposer un environnement familier, confortable et décontracté qui puisse séduire toute la famille, quelle que soit l’activité pratiquée. Dans ce sens, les casinos de quartier ont acquis le statut de repaire ou de quartier général pour aller boire une bière après le travail ou se détendre en famille le week-end, étant plébiscités notamment pour leurs restaurants familiaux et souvent bon marché. À cela s’ajoutent des divertissements classiques tels que des bowlings, des cinémas, des bars, mais aussi des salles de spectacles et de réception, des jeux d’arcade, voire des patinoires, des manèges et même des garderies d’enfants.
64Ces casinos, situés dans ou à proximité des quartiers résidentiels, s’inscrivent dans le quotidien des familles végasiennes et proposent en permanence des divertissements accessibles. Cela ne veut pas pour autant dire que les casinos de quartiers sont les seuls endroits où l’on peut assister à un concert ou aller acheter une glace en famille dans l’aire urbaine, néanmoins la spécificité végasienne de recourir à ce type d’établissement pour ses loisirs, même lorsque l’on ne joue pas, est indéniable. Là où de nombreuses familles habitant en banlieue dépendraient des centres commerciaux et galeries marchandes pour leurs loisirs, les Végasiens fréquentent des casinos spécifiquement conçus pour eux. C’est d’ailleurs le slogan, lancé en février 2011, du principal opérateur de casinos de quartier, Stations Casinos : « Nous aimons les locaux » (We Love Locals), une déclaration d’amour qui est l’argument central de sa politique publicitaire (Sylvester, 2012). Les casinos de quartier ont ainsi su s’imposer comme de véritables « centres communautaires » (community centers), c’est-à-dire des lieux de sociabilité au cœur de la vie quotidienne des populations locales. Comme l’explique une journaliste locale :
« Pour les résidents de la région, le casino de quartier est plus qu’un concept commercial. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est l’élément vital de la culture et de la société du bassin16 » (Benston, 2005).
65Par leur fonction de sociabilité, les casinos de quartier se rapprochent du fonctionnement des hôtels et des centres commerciaux, observables dans la majorité des villes américaines. L’historien H. Rothman (cité par Woutat, 2006) pousse l’analyse plus loin en considérant que les casinos de quartier se sont dotés d’une « dimension civique » : les casinos pour locaux rempliraient un rôle citoyen en offrant des lieux de rencontres et d’interactions sociales pour les locaux, en proposant un vaste éventail d’activités, notamment pour les personnes âgées. Cette analyse est partagée par l’universitaire D. Littlejohn :
« De nombreux résidents reconnaissent que les casinos de quartier sont devenus les centres de loisirs préférés de milliers de personnes âgées locales. […] Ils leur fournissent une compagnie sympathique, un transport gratuit, de la nourriture bon marché, et un niveau de divertissement et d’excitation qui, pour eux, vaut toutes les pièces de vingt-cinq cents qu’elles perdent, infiniment préférable aux centres de loisirs du comté ou au principe de rester chez soi à regarder la télévision17 » (Littlejohn, 1999, p. 23-24).
66Afin de consolider leur clientèle, notamment auprès d’un public de seniors, les casinos pour locaux mettent en place des navettes gratuites reliant les quartiers résidentiels aux casinos. Les personnes âgées et/ou retraitées sont particulièrement choyées par les opérateurs de casinos en raison de leur fréquentation souvent assidue des casinos : les habitués se repèrent d’ailleurs facilement dans la rue ou dans les transports en commun grâce aux blousons aux couleurs des casinos donnés gratuitement et qu’ils portent fièrement.
67Selon H. Rothman, le rôle joué par les casinos de quartier dans l’aire urbaine de Las Vegas s’explique par la rapidité de la croissance urbaine et l’incapacité des services publics à suivre le rythme des besoins d’une population toujours grandissante. Les casinos de quartier se substituent aux services sociaux des municipalités, sans perdre de vue l’intérêt financier de capter une telle clientèle. Les personnes âgées ne sont toutefois pas les seules à en profiter : ces établissements accueillent régulièrement des compétitions sportives pour enfants ou des rites de passage collectifs comme les cérémonies de remise de diplômes (graduation et commencement), les bals de promo, les anniversaires et encore les mariages (Woutat, 2006). Ces établissements se parent alors d’une forte valeur émotionnelle pour les habitants, ne seraient-ce que parce qu’ils ont accueilli de grands événements personnels. Edward associe ainsi intimement les grands moments de son adolescence au casino de quartier, comme sa remise de diplôme marquant la fin de ses années lycée qui s’y est déroulée (E.21). Le jeu et les casinos sont donc fondamentaux pour comprendre l’urbanité et la citadinité végasiennes : bien qu’ils ne soient pas pratiqués par l’intégralité de la population locale, ils n’en demeurent pas moins un élément incontournable du quotidien et organisent la vie sociale d’une grande partie des Végasiens.
Des emblèmes touristiques qui dominent les représentations de l’aire urbaine par ses habitants
Le tourisme comme catalyseur des représentations collectives
68Plus qu’un simple marqueur paysager, l’activité touristique domine également les représentations de Las Vegas que se font les habitants. L’enquête auprès des Végasiens a ainsi cherché à mesurer le poids symbolique que pèse le tourisme dans la conscience collective végasienne, via la question suivante : « Si vous deviez choisir un élément pour représenter Las Vegas, que ce soit une image, un personnage, un film, un monument, etc., qu’est-ce qui vous viendrait à l’esprit en premier ? » L’objectif était ici de voir quels éléments étaient cités pour incarner Las Vegas. Le choix de termes relativement vagues et ouverts (« élément », « représenter ») se justifie par la volonté de ne pas influencer les enquêtés.
69Les réponses ainsi collectées mettent en évidence la domination des emblèmes touristiques dans les représentations de Las Vegas par ses habitants et par extension dans leur construction identitaire. Les résultats peuvent alors être classés en trois grandes catégories, à l’importance numérique très inégale. La catégorie de loin la plus importante rassemble les réponses relatives à l’univers du jeu et/ou du Strip, soit plus de 80 % du total. Les autres éléments cités sont regroupés en fonction de leur localisation, soit parce qu’ils sont situés dans l’aire urbaine végasienne mais en dehors des quartiers touristiques, soit parce qu’ils font référence aux espaces ruraux désertiques du sud du Nevada. Certaines réponses se trouvent à mi-chemin entre deux catégories. La figure 3 propose une représentation visuelle de cette catégorisation des réponses.
Figure 3 : Éléments représentatifs de Las Vegas aux yeux des Végasiens.

Source : P. Nédélec, réalisé à partir du logiciel Wordle.
70Les quartiers touristiques éclipsent totalement le reste de l’aire urbaine, qui n’est évoquée qu’une fois avec la mention du lycée d’excellence Las Vegas Academy, situé dans le centre-ville de City of Las Vegas, dont la bonne réputation rayonne dans tout le bassin. Les références à l’ancien maire de City of Las Vegas, Oscar Goodman, sont interprétées comme à cheval entre l’univers du jeu et du tourisme et l’environnement plus banal du reste de l’aire urbaine : en effet, Oscar Goodman a construit un véritable personnage médiatique à partir de figures de la fête et du divertissement, ce qui en a fait une icône de la promotion touristique de Las Vegas. Quelques Végasiens ont mis en avant les espaces ruraux et l’environnement désertique du désert de Mojave, comme le montrent les mentions du parc naturel Red Rock Preservation Area, localisé à la périphérie occidentale de Las Vegas, et qui est un espace de récréation très apprécié par les Végasiens18. Le mouflon canadien (bighorn sheep) rappelle la faune sauvage qui évolue dans l’ensemble de l’État du Nevada, dont il est l’animal officiel. Enfin, l’ouvrage de la femme politique, Dina Titus, décrit les tirs nucléaires qui ont eu lieu pour ainsi dire dans le jardin des Végasiens, d’où le titre Bombs in the backyards, soit dans le site militaire du Nevada Test Site au nord-ouest de l’aire urbaine Las Vegas.
71La réponse « la Grande prostituée de Babylone » mérite ici une explicitation : c’est la réponse donnée par une habitante qui a grandi dans le sud de l’Utah, probablement dans une famille mormone. À première vue, cette réponse semble être une condamnation particulièrement forte, voire violente, de l’univers du jeu, avec en arrière-plan un jugement moral associant le jeu à la déperdition et au vice. La Grande Prostituée de Babylone est en effet une figure de l’Apocalypse de saint Jean. Toutefois, Rachel a voulu nuancer la portée de cette référence aux lourdes connotations religieuses dans la citation suivante :
« C’est probablement mon éducation : la première chose qui me vient en tête, c’est la Grande Prostituée de Babylone, mais je ne dis pas ça dans un sens négatif ! La première chose à laquelle je pense, c’est une femme morcelée, indépendante et athée, qui se débrouille et qui s’amuse mais qui tient le coup et qui boucle ses fins de mois, c’est vraiment ce que je pense de Las Vegas19 » (E.15).
72Cette réponse est intéressante en ce qu’elle incarne la perception très ambiguë du jeu et de son influence dans la représentation de Las Vegas, a priori au sein de la communauté mormone pour qui toute forme de jeu d’argent est interdite. À ce titre, elle participe, même si c’est à la marge, de la surreprésentation des références au jeu et à l’activité touristique dans les réponses des habitants interrogés.
73La fréquence des réponses relatives à l’univers du jeu et/ou des quartiers touristiques matérialise leur poids dans la représentation de Las Vegas par ses habitants, indépendamment de leurs pratiques personnelles ou de leurs points de vue sur cette activité. Cette omniprésence est également indépendante du lieu de résidence puisque même si les Végasiens interrogés habitent dans l’ensemble de l’aire urbaine leurs réponses se concentrent autour des quartiers touristiques. De plus, il n’a jamais été fait référence à des éléments des municipalités de Henderson ou de North Las Vegas. Le tableau 17 propose des catégories d’analyse plus fines qui différencient les lieux, les individus (figures génériques ou personnalités réelles), les productions artistiques et les objets.
74Le Strip, pris dans son ensemble ou évoqué par le biais de ses éléments constitutifs, s’impose comme le lieu emblématique de Las Vegas pour ses habitants, dominant ainsi incontestablement les représentations symboliques. En médiatisant le rapport des Végasiens à leur environnement urbain, le quartier touristique du Strip contribue à donner une identité collective (Monnet, 1998), et participe de la citadinité végasienne. Il répond alors à la notion d’« emblème territorial », définie par le géographe M. Lussault comme une « Fraction d’un espace, en général un lieu et/ou un monument, qui, par métonymie, représente et même signifie cet espace et les valeurs qui lui sont attribuées » (Lévy et Lussault, 2003, p. 305). Pour reprendre la tournure imagée utilisée dans cette définition, non seulement le Strip c’est à Las Vegas, mais le Strip c’est Las Vegas.
Tableau 17 : Répartition en sous-ensembles des réponses relatives au jeu et au tourisme.
Lieux | Individus | Productions artistiques | Objets | |
Personnalités réelles | Figures génériques | |||
– Le Strip – Hôtel-casino Stratosphere et sa tour – Hôtel-casino Luxor et son faisceau lumineux | – Siegfried et Roy (magiciens) – David Copperfield (magicien) – Wayne Newton (chanteur) – Sosies d’Elvis (chanteur) | – Danseuses de music-hall (showgirls) – Blonde à forte poitrine | – Casino – Viva Las Vegas – The Hangover | – Panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas » – Paire de cartes – Casinos |
L’emblème territorial végasien par excellence : le Las Vegas Sign
75Le terme d’« emblème territorial » est encore plus adapté à très grande échelle pour analyser les mentions du panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas », souvent simplement appelé le « panneau de Las Vegas » (Las Vegas sign). Progressivement, ce dernier s’est imposé comme un des fondements de l’imaginaire végasien, matérialisant le poids de la spécialisation touristique sur la citadinité végasienne. Ce panneau, au sens strict une structure métallique composée de deux poteaux porteurs et d’une partie lumineuse, est en effet devenu une étape obligée des circuits touristiques (cf. planche 2 du cahier couleur). Le statut emblématique du panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas », dont l’historique est détaillé dans l’encadré 1, n’existe pas par essence, mais est bien le fruit d’une construction sociale. Il se distingue dans l’imaginaire végasien par sa longévité puisque c’est pratiquement la seule chose qui n’ait pas changé depuis son installation à la fin des années 1950. Grâce à sa pérennité et la multitude de produits dérivés qu’il a inspirés, il s’est imposé comme un signe de reconnaissance de Las Vegas, tout d’abord pour l’ensemble des automobilistes qui arrivaient depuis la Californie, puis à travers le monde entier. Véritable synecdoque, figure de rhétorique qui évoque la partie pour le tout, ce « petit » panneau à l’échelle de l’aire urbaine sous-entend tout l’imaginaire touristique de Las Vegas. Le « Las Vegas sign » fonctionne comme une porte d’entrée symbolique qui marque la frontière entre le monde du quotidien, où il faut obéir aux règles et respecter la bienséance, et un monde de liberté et d’échappatoire, une bulle hors de la société où tout est permis et possible.
Encadré 4 : Historique du panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas ».
Le visiteur sait qu’il pénètre dans l’une des villes les plus célèbres du monde lorsqu’il aperçoit l’invitation suivante : « Bienvenue dans la fabuleuse Las Vegas ». Ce panneau, aussi plus simplement appelé « Las Vegas sign », a été installé au milieu du Las Vegas Boulevard en 1959, au sud de Russell Road. Il est le fruit d’une concertation entre les élus, les propriétaires de casinos et la Chambre de Commerce pour assurer la promotion de la jeune destination touristique. La tâche a été confiée à une entreprise spécialisée dans la réalisation de panneaux publicitaires en néons, Western Neon, qui a pris en charge la conception et la construction du panneau pour ensuite le vendre aux autorités locales du comté (NPS, 2009). Encore aujourd’hui, le panneau est la propriété de l’entreprise privée de néons, Yesco, qui le loue au comté de Clark.
Le succès du panneau tient en large part à son design, œuvre de la graphiste Betty Willis, qui a fait carrière dans la publicité. « Native » de Las Vegas, B. Willis s’est inspirée de l’architecture Googie, un courant artistique né en Californie, en vogue dans les années 1940-1960 et qui s’inscrit dans l’ère de l’atome et de la conquête spatiale (Hess, 1988). Alors que l’étoile au sommet du panneau est une référence directe à l’espace, d’autres éléments sont plus spécifiques à la spécialisation de Las Vegas autour du jeu. Les lettres qui forment le mot « welcome » sont ainsi encerclées par des ronds évoquant les pièces de 1 dollar qui alimentaient les machines à sous. Bien que le panneau soit de taille modeste en comparaison des immenses enseignes des casinos plus au nord le long du Strip, toisant « seulement » à 7,6 mètres de haut, il s’est imposé comme l’image de marque de Las Vegas. La multiplication des produits dérivés en tous genres explique en partie cette réussite, grandement facilitée par l’absence de droits déposés par Betty Willis, qui trouvait que Las Vegas avait besoin à l’époque de publicité gratuite (Leigh Brown, 2005).
Les habitants de Las Vegas ont rapidement fait de ce monument publicitaire le symbole de leur ville. Une mobilisation massive de la population locale a ainsi complètement bloqué, en 1993, les discussions lancées par les hôtels-casinos autour d’une possible destruction du panneau pour le remplacer par une nouvelle entrée officielle, modernisée, du Strip. Afin de garantir sa pérennité, le panneau a été placé sur la liste nationale des monuments historiques (National Register of Historic Places) en 2009.
Depuis 1959, le panneau marque l’entrée officieuse du Strip aux automobilistes, les seuls à pouvoir l’apercevoir étant donné qu’il a été installé au milieu des voies de circulation. Même si le panneau en lui-même n’a connu aucune modification ni déplacement depuis son installation, son environnement immédiat a énormément changé. Pour le rendre plus accessible aux touristes, motorisés ou non, un aménagement paysager a été réalisé par le comté en 2008. De la pelouse synthétique et des palmiers sont venus étoffer l’arrière-plan du panneau, et un parking d’une dizaine de places a facilité l’accès. Des barrières de protection ont été ajoutées pour mieux isoler les touristes du flux continu de circulation qui continue d’emprunter le Las Vegas Boulevard. L’objectif était de favoriser les photographies avec en toile de fond l’image de marque du Strip, et plus généralement de Las Vegas. Devant la fréquentation de plus en plus importante de la petite aire autour du panneau, le comté a voté en avril 2012 un agrandissement du parking et la construction d’un passage piéton pour traverser le Las Vegas Boulevard.
76Que le panneau « Welcome to Fabulous Las Vegas », le Strip, ou la pratique du jeu soient avancés par des touristes à qui l’on demanderait de citer un élément symbole de Las Vegas ne serait en rien une surprise puisqu’ils incarnent les raisons pour lesquelles ils se rendent dans la capitale mondiale du jeu. À l’inverse, que ces mêmes éléments soient massivement plébiscités par les Végasiens est significatif de la difficulté du « reste » de l’aire urbaine de fournir à ses habitants des supports d’ancrage de leur représentation symbolique, renforçant le poids écrasant de la spécialisation touristique sur la citadinité végasienne.
77Dépassant les formes de sociabilité et les représentations collectives, l’influence du tourisme se fait sentir plus largement encore dans l’emploi du temps quotidien des Végasiens, marqué de près ou de loin par le fonctionnement 24 h/24 et 7 jours sur 7 des quartiers touristiques.
Une aire urbaine 24 h/24 et 7 j/7
78Si tous les habitants de Las Vegas ne travaillent pas dans le secteur du jeu, ils n’en sont pas moins fortement influencés par l’ouverture en continu des casinos et des commerces des quartiers touristiques, comme des casinos pour locaux. En effet, les casinos de Las Vegas sont ouverts en permanence, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Caractéristique partagée par peu d’autres attractions touristiques, les casinos ne ferment absolument jamais et ne connaissent ni jour férié ni porte close. Le travail est par conséquent organisé selon le système des trois-huit, comme à l’usine, pour garantir un service continu. Les employés des casinos se répartissent donc en trois équipes : l’équipe du matin (morning shift) travaille de 8 heures à 16 heures, suivie de l’équipe de l’après-midi ou « équipe de la bascule » (swing shift) qui expérimente le plus fort de l’activité entre 16 heures et minuit, pour enfin laisser la place à l’équipe de nuit ou « équipe du cimetière » (graveyard shift) qui œuvre de minuit à 8 heures du matin. La rotation des équipes donne lieu à des scènes intéressantes à l’arrière des casinos près des accès réservés au personnel : tout comme les sorties d’école, 16 heures marque la fin de journée pour des grappes d’employés en uniforme, qui se dirigent vers les arrêts de bus municipaux ou des minibus affrétés par les groupes hôteliers pour les reconduire chez eux.
79Il découle de cette organisation du travail des rythmes de vie en décalage avec les traditionnels horaires de bureaux étalés de 9 heures du matin à 17 heures. Ces rythmes décalés ont forcément un impact sur les modes de vie et les sociabilités des habitants et donc la citadinité végasienne. C’est ce que raconte Travis, 23 ans, qui travaille dans un casino sur le Strip, quand je lui demande de me parler de ses habitudes en matière de courses alimentaires :
« J’ai tendance à être un oiseau de nuit, donc je ne suis pas levé pendant les heures de bureau, et j’ai tendance à aller au [supermarché] Smith’s parce que c’est ouvert jusqu’à 1 heure du matin ou quelque chose comme ça. Je travaille dans l’équipe de l’après-midi, 15 h 30-23 h 30, mais j’ai tendance à suivre le rythme des équipes du cimetière. Par exemple, hier je suis allé me coucher à 6 heures du matin. Donc, c’est un peu bizarre, sauf si je vais [faire mes courses] tôt le matin ou quand je suis de repos, j’ai tendance à aller dans un [supermarché] qui est ouvert 24 heures sur 24.
Est-ce que cela influence beaucoup ta façon d’organiser ta journée ? Parfois, oui. Mais je fonctionne comme ça depuis longtemps, alors je pense que je ne m’en rends plus vraiment compte. […] Mais si jamais je [sors], ça doit être en soirée ou tard dans la nuit. J’ai une amie qui travaille pendant le service des cimetières, alors à 3 heures du matin, elle et moi on sort et on mange un bout ou quelque chose du genre20 » (E.27).
80Le fonctionnement en continu des casinos affecte également les grandes fêtes et célébrations familiales, comme l’illustre l’anecdote suivante racontée par un Végasien qui a grandi à Las Vegas et dont le père était croupier. Thanksgiving, l’une des fêtes les plus suivies aux États-Unis, a toujours lieu le même jour, à savoir le quatrième jeudi de novembre. Quand Michael était petit, sa tante l’a plusieurs fois invité à fêter Thanksgiving chez elle à Phoenix, mais cette invitation était toujours suivie de la même question posée par son père : « Tu parles de quel Thanksgiving : le tien ou le mien ? » En effet, comme le père de Michael travaillait les jeudis, et qu’il n’était pas question de passer à côté des pourboires plus conséquents les jours de fête, la famille fêtait régulièrement cette grande fête le week-end d’après, pratique particulièrement saugrenue pour toute personne étrangère à Las Vegas. Peu importe la fête, même les plus importantes pour les Américains comme la fête nationale du 4 juillet, Memorial Day (dernier lundi du mois de mai) ou le réveillon du 31 décembre, les employés des casinos ont toujours du travail, d’autant plus que les célébrations nationales sont l’occasion de profiter de la générosité accrue des clients : les jours fériés sont pour les touristes, pas pour les locaux qui travaillent dans le secteur du jeu.
81Pour accompagner le service 24 h/24 des casinos, la Commission régionale des transports (Regional Transportation Commission of Southern Nevada) a adapté ses horaires en assurant un service continu pour les lignes de bus qui desservent les quartiers touristiques. Dans la même logique, de nombreux commerces ont adopté des horaires d’ouverture élargis, voire en continu afin de servir aux mieux les besoins des employés des casinos. Les supermarchés et supérettes (drugstores) ouverts en permanence sont légion, même si cette pratique est relativement commune dans l’ensemble des grandes villes américaines. Plus original, les restaurants et les bars servent beaucoup plus tard, parfois jusque dans la matinée, pour profiter des travailleurs qui finissent leur journée à 8 heures du matin. Comme l’évoque Michael, il n’est pas rare de voir dans le même bar-restaurant des clients prendre leur petit-déjeuner tandis que d’autres partagent la traditionnelle bière de fin de travail avec leurs collègues. Faire garder ses enfants quand on travaille de nuit n’est pas un problème à Las Vegas puisque le comté recense une dizaine de garderies agréées ouvertes 24 heures sur 24, souvent situées dans l’enceinte même des casinos (Rowley, 2013, p. 141). Il est également possible d’aller à la laverie, de récupérer son linge au pressing, de se faire couper les cheveux ou encore de se faire faire une manucure à toutes les heures du jour et de la nuit. Par exemple, la chaîne de salons de beauté « Get Nailed 24/7 » a construit toute sa communication commerciale autour de son fonctionnement en continu, permettant ainsi de répondre aux demandes de celles et ceux qui travaillent dans les établissements touristiques. Tout comme « Get Nailed 24/7 », la franchise de clubs de sport « 24-Hour Fitness », qui a ouvert 8 clubs dans l’ensemble de l’aire urbaine, a misé sur un service en continu pour attirer la clientèle végasienne.
82La multiplicité des services 24/24 et 7 jours sur 7 est une commodité spécifique à Las Vegas qui est régulièrement avancée comme un des atouts de la vie quotidienne végasienne (Rowley, 2013). Cette commodité a été citée à de nombreuses reprises par les Végasiens enquêtés, le mode de vie 24/24 étant alors présenté comme un trait distinctif de Las Vegas et une source de possibilités :
« Tout est ouvert 24 heures sur 24, ce n’est pas comme ça dans d’autres villes. […] Tu ne penses pas vraiment à ça jusqu’à ce que d’autres gens viennent et ce n’est pas normal [pour eux]21 » (E.17).
« Je suis habituée à la commodité du 24/24, je suis habituée aux gens qui vont par monts et par vaux 24 heures sur 2422 » (E.11).
« J’aime qu’on puisse faire tout ce qu’on veut à n’importe quelle heure de la nuit, et qu’il y ait toujours quelque chose qui se passe23 » (E.13).
« J’aime qu’on puisse faire presque n’importe quoi à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. C’est presque comme si tous les jours pouvaient être un week-end si tu veux aller sur le Strip ou faire quelque chose24 » (E.14).
83Parmi les personnes interrogées, ce sont les jeunes adultes qui se révèlent les plus attachés au fonctionnement 24 heures sur 24, même s’ils précisent parfois que l’affirmation selon laquelle tout est ouvert en continu à Las Vegas est surfaite et que ces horaires élargis sont fortement conditionnés par la proximité avec le Strip. Ces jeunes adultes, tous étudiants, savent qu’il leur faudra totalement changer leurs habitudes quand ils quitteront Las Vegas dans le cadre de la poursuite de leurs études supérieures, ce qu’ils ont exprimé de la façon suivante :
« Une chose que j’adore au sujet de Las Vegas, c’est la commodité. À Las Vegas, tu peux obtenir ce que tu veux, où tu veux, quand tu veux. Si je veux manger thaïlandais à une heure du matin un mercredi, il y a de fortes chances pour que je trouve ça, notamment si tu vis dans un quartier central. […] Tout est ouvert plus tard ici, il y a plein de choses qui sont ouvertes 24 heures sur 24. C’est une chose qui est choquante pour moi quand je vais à Denver pour voir ma famille – et Denver est une ville qui a quelques centaines de milliers d’habitants de plus que Vegas – c’est que tellement de choses ne sont pas ouvertes, et qu’il est beaucoup plus difficile de trouver des choses ouvertes 24/24. Du coup, genre, tu ne peux pas acheter à manger tard le soir à Denver globalement. Du coup, c’est choquant pour moi, tu crois que c’est normal, que tu peux avoir ce “quand tu veux, ce que tu veux, où tu veux”, oui tu as le sentiment que c’est normal. Mais c’est un truc de Vegas25 ! » (E.21).
« C’est quelque chose qui va vraiment me manquer quand je vais déménager. Même si je ne crois pas qu’on soit vraiment 24/24 à moins d’être sur le Strip. Sur le Strip, tout est ouvert, c’est super. Mais ce qui est bien, même si tout n’est pas ouvert 24 heures sur 24 en dehors du Strip contrairement à ce que les gens aiment penser, c’est qu’on a des options en dehors du Strip à des heures bizarres et pour quelqu’un comme moi [qui suis un oiseau de nuit] c’est vraiment pratique. Quand j’irai en Angleterre, ça me manquera : 9 heures et pouf tout [sera] fermé26 » (E.27).
« J’aime la commodité et la disponibilité d’avoir tout ce qu’on veut quand on veut, et c’est quelque chose que je vais devoir, genre, accepter quand je vais aller faire mon master en dehors de l’État, parce que ce sera genre, je vais avoir des envies irrésistibles à 10 heures du soir et [je vais me dire] : “Je peux sortir pour acheter… Oh, non, [rires] attends une minute, je peux rien faire !” C’est comme, je me souviens être allée à Los Angeles une fois avec mes amis et ils ont commencé à dire “Dernière tournée !”, et je les ai regardés comme s’ils parlaient chinois, et j’étais genre “c’est quoi la dernière tournée ? Qu’est-ce que vous racontez ? [rires] Arrêter de nous servir de l’alcool ? Mais c’est une horrible stratégie commerciale !” [rires]27 » (E.12).
84Ce mode de vie non-stop apparaît à ces étudiants végasiens comme totalement normal et banal, et c’est ainsi seulement lors de séjours dans d’autres villes américaines qu’ils prennent réellement conscience de l’originalité de leur quotidien.
85Toutefois, vivre et consommer 24 heures sur 24 n’est pas sans retombées négatives. Le fonctionnement en continu des casinos et le principe des trois-huit sont souvent perçus comme un facteur de fragilisation des liens sociaux, voire un élément explicatif de l’apathie sociale de certains résidents. Cette difficulté a été abordée lors de l’enquête menée par le Harwood Institute :
« Dans une ville qui ne s’arrête jamais, quelqu’un doit bien tenir le magasin, assurer la réception, et gérer une multitude d’autres tâches dans cette ville du 24/24. Alors que les gens discutaient de la situation des événements sociaux, beaucoup étaient d’accord avec un homme qui a dit : “Les emplois du temps professionnels ne vous permettent juste pas de sociabiliser avec vos voisins ou de prendre part à des activités avec d’autres personnes.” Les gens ont décrit des quartiers où il n’est pas inhabituel d’entendre son voisin rentrer à la maison du travail à 3 heures du matin et de rarement le voir pendant la journée. Comme l’ont évoqué de nombreuses personnes : “C’est vraiment difficile de rencontrer des gens parce que tout le monde travaille à des horaires différents.” Les gens trouvent qu’il est déjà suffisamment difficile de coordonner son propre emploi du temps, et encore plus difficile de se rapprocher des autres28 » (Harwood et Freeman, 2004, p. 19).
86Les enseignants sont les premiers à saisir les difficultés sociales et familiales qui touchent les parents qui travaillent la nuit et dorment le jour. Le géographe R. Rowley (2013, p. 144-145) a ainsi recueilli la parole de plusieurs acteurs du système scolaire qui soulignent le fréquent manque d’implication dans la vie quotidienne des enfants de parents qui sont obligés de dormir la journée pour récupérer de leurs horaires de travail décalés.
Conclusion
87L’organisation physique et fonctionnelle de l’aire urbaine, le paysage, les pratiques commerciales, les représentations collectives, les emplois du temps professionnels et même les loisirs, tous ces traits caractéristiques de l’urbanité et de la citadinité végasiennes sont indéniablement influencés et en partie façonnés par la spécialisation touristique de Las Vegas, que ce soit de façon directe ou indirecte. De même, que ce soit consciemment ou inconsciemment, les imaginaires touristiques déforment la perception de l’aire urbaine par l’extérieur, ce qui explique la violence symbolique et la partialité des critiques qui lui sont opposées.
88Néanmoins, il serait faux de croire que le tourisme est la seule clé de lecture pour comprendre l’organisation spatiale et le rapport des Végasiens à leur environnement urbain. Comme l’a montré le chapitre iii, le développement touristique est imbriqué avec une dynamique de très forte croissance démographique et d’extension spatiale qui participent également de la définition de l’urbanité et de la citadinité végasiennes, ce que développe le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 « Complain that Las Vegas is not a “real” city. »
2 « Is Las Vegas a Real place? […] This lesson questions the concept of a real place and asks students to consider a definition of “sense of place” in relation to a place that flamboyantly flaunts its inauthenticity–Las Vegas. […] What is meant by a “real” place? […] Whether a place is “real” may relate to whether it is has a “sense of place”. If it does not, it can be described as “inauthentic”. These can be places that have no special relationship to where they are located. They could be, or may have been built, anywhere. Some heavily commercialised places, like Las Vegas has been for tourism, which is unrelated to the landscape, can be described as having no “sense of place” and by extension not “real”. »
3 Estimation réalisée à l’aide des logiciels Google Earth et ArcGIS.
4 Gratte-ciel : Newport Lofts (24 étages), The Ogden (21 étages), Soho Lofts (17 étages), Juhl (15 étages).
5 L’expression anglaise downtown désigne depuis le milieu du xixe siècle environ le cœur historique et commercial d’une ville. Le terme fut créé à l’origine pour désigner le centre-ville de New York, sur l’île de Manhattan (Fogelson, 2001), puis son usage s’est généralisé aux villes nord-américaines (États-Unis et Canada) et aux villes du monde anglophone à l’exception des îles britanniques, où l’on emploie plus généralement les expressions de town ou city centre.
6 « Sin City is not a town rife with sex, but it is a city that systematically uses women’s bodies to sell everything other than sex. The hint of sin coded in the very presence of the female form is sufficient to connote vice, intrigue, glamour, and sex: not necessarily in the service of a massive and visible sex industry, but in the service of cultivating a unique tourist experience that sells potential. »
7 Le slogan joue de l’homonymie entre butt (fesses) et « No ifs, ands or buts » (expression idiomatique qui se traduit par « pas de mais »). Depuis la fermeture du casino Riviera en 2015, la statue et la revue dont elle fait la publicité ont déménagé dans le casino Planet Hollywood.
8 Au blackjack, jeu de cartes parmi les plus populaires dans les casinos, il est possible de « compter les cartes », c’est-à-dire de suivre les cartes distribuées, afin d’adapter ses mises aux cartes restant dans le sabot en cours. Ce procédé est au cœur des scénarios de films célèbres comme Rain Man (1988) avec Dustin Hoffman et Tom Cruise ou 21 (2008) avec Kevin Spacey.
9 « Uses of the public sidewalks which create undue obstruction, hindrance, blockage, hampering, and interference. »
10 « The owner of private property abutting any public sidewalk located within the resort district may enforce the provisions of this chapter by an injunction and by any remedy available at law or equity to enforce the provisions of this chapter. »
11 « As I drive with my young children along our streets and highways, we are forced to observe and subject ourselves to billboards with sexually explicit and revealing content. My family has lived in Las Vegas for more than 10 years, and over those years the adult entertainment billboards have become less and less interested in keeping at bay the sexual content of the businesses being advertised. »
12 Flamingo (1946), Desert Inn (1950), Sahara et Sands (1952), Hacienda (1956), Tropicana (1957).
13 « I live in the Southwest part of town, […] next to a casino: the M Resort. […] Out here, we use landmarks that are the casinos and you say: “I live next to this casino”, and people say: “Ah, ok.” Because we have so many avenues or boulevards that’s so long […] that’s how we find our way around. »
14 « It’s weird that people from other cities come in and they’re all going to grocery stores or something, and they’ll see slot machines, and that’s normal to me to see slot machines in a grocery store and they find that really weird. »
15 En 2014, 42 % des personnes interrogées ont répondu qu’ils ne jouaient pas parce qu’ils n’en avaient pas les moyens (LVCVA, 2014).
16 « For area residents, the neighborhood casino is more than a business concept. For better or worse, it’s the cultural and social lifeblood of the valley. »
17 « Many residents admit that neighborhood casinos have become the senior centers of choice for thousands of local elderly people. […] It provides them with friendly company, free transportation, cheap food, and a degree of entertainment and excitement that to them seem worth every quarter they lose, infinitely preferable to the county’s senior centers or staying at home watching TV. »
18 Ce parc est en particulier fréquenté par des amateurs de randonnée et d’escalade. Selon les chiffres du Bureau of Land Management, la Red Rock Canyon National Conservation Area a accueilli un peu plus d’un million de visiteurs pendant l’année fiscale 2014 (BLM, 2014, p. 6).
19 « This is probably my upbringing: first thing that comes to mind is the Great Whore of Babylon, but I don’t mean that in a negative way! The first thing I think about is a scrappy, independent, godless woman making do and having fun but keeping it together and making ends meet, it’s really what I think of Las Vegas. »
20 « I tend to be a night owl so I’m not up during business hours so I tend to just do Smith’s because they’re open til 1 am or something like that. I work swing shifts, 3.30 [pm] to 11.30 [pm], but I tend to stay on a graveyard cycle. For example, yesterday I went to bed at 6 am. So it’s kind of odd, unless I do it early in the morning or if I’m off, I just tend to go to one that’s open 24 hours.
Does this influence a lot the way you organize your day? Sometimes, yeah. But I’ve been doing it for a while, so I guess I don’t really notice anymore. […] But if I do, it usually needs to be evenings or late nights. I have a friend who works graveyard so 3 o’clock in the morning, she and I will go out and have a bite to eat or something like that. »
21 « Things are open 24 hours, it’s not like that in other cities. […] You don’t really think about it until other people come in and that’s not normal. »
22 « I’m used to the 24-hour convenience, I’m used to people being out and about 24-hour a day. »
23 « I like that you can do anything you want at any hour of the night, and that there is always something going on. »
24 « I like that you can do almost anything anytime of the day or night. It seems like every day can be a week end if you wanna go up to the Strip or do something. »
25 « One thing I love about Las Vegas is the convenience. In Las Vegas, you can get what you want, where you want, when you want. If I wanted to get Thai food at 1 in the morning on a Wednesday, chances are you can find that and especially if you live more centrally located. […] Things here are open later, there are a lot of things that are open 24 hours. One thing that is shocking to me is that when I go back to Denver to see my extended family–and Denver is a town that is a few hundred thousand people more than Vegas–it’s how many things are not open, and that it is much more difficult to find things that are 24 hours. So, like, you can’t get late night food in Denver by and large. So, it’s shocking to me, you get lulled into the sense that this is normal, that you can get in this “when you want, what you want, where you want”, well you get the sense that this is normal. But it’s a Vegas thing! »
26 « And this is something I WILL miss when I move, even though I don’t believe we’re all that 24 hours unless you’re on the Strip. On the Strip, everything is open, that’s great. But the nice thing is, although things outside the Strip aren’t 24 hours as people like to think, you have options off the Strip at odd hours of the evening and for someone like me that’s very helpful. When I go to England, I will be missing that. 9 o’clock, puff everything close. »
27 « I like the convenience and availability to have whatever you want whenever you want, and that’s something that I’m going to have to, like, come to terms with when I go to grad school out of state, because this is like I’m gonna have like major 10 pm cravings withdrawals and: “I can go get it… Oh, wait (laugh) I can’t get anything!” It’s like, I remember going to Los Angeles one time with my friends and they started to say “last call”, and I looked at them like they’re speaking Chinese, and this was like “what is last call? What are you talking about? (laugh) Stop serving us alcohol? It’s a horrible business strategy!”. »
28 « In a town that never shuts down, someone has to run the store, work the front desk, and manage countless other tasks in this 24-hour city. As people discussed the situation around social gatherings, many would agree with the man who said, “Work schedules just don’t allow you to socialize with your neighbors or to engage in many activities with others”. People described neighborhoods where it is not unusual to hear your neighbor come home from work at 3 a.m. and to rarely see them during the day. As many people shared, “It’s really hard to meet people because everybody is working different hours”. People feel that it is difficult enough to coordinate their own schedules, let alone find way to connect with others. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010