Introduction
p. 7-19
Texte intégral
Un dimanche après-midi au parc
1Dimanche après-midi, 15 h. Il fait particulièrement beau, pas un nuage à l’horizon, je décide donc d’aller au parc. Quand je sors, je suis tout de suite enveloppée par la chaleur sèche, renforcée par un léger vent qui attise encore la morsure du soleil. Je me dirige vers l’arrêt du bus 201, lunettes de soleil visées sur la tête. Là, attendent une dizaine de personnes. Des adolescents comparent leurs dernières planches de skate. Une jeune employée du Kentucky Fried Chicken situé de l’autre côté de la rue, reconnaissable à son uniforme et à une légère odeur de graillon, joue sur son portable en attendant de rentrer chez elle après une longue journée de travail. Une femme de ménage en livrée fait partager à l’ensemble des personnes présentes les derniers potins de son quartier, sûrement sans se poser la question de savoir si certains d’entre nous parlent ou non espagnol. Un handicapé dans son fauteuil roulant tente de profiter d’un peu d’ombre, derrière une poubelle. Le bus est en retard, le banc en métal amplifie la chaleur environnante. Le bus arrive enfin, il est déjà bien plein mais je trouve une place, à côté d’un homme d’une quarantaine d’années en costume et derrière une de ces figures des bus publics, une femme échevelée, très loquace… avec elle-même.
2Au bout d’une grosse demi-heure et d’une correspondance, je descends à l’arrêt Sunset Road et Eastern. J’ai 45 secondes pour traverser une deux fois 5 voies : pas de temps à perdre, d’autant que même pour un dimanche, le trafic est important sur cet axe majeur. Je pénètre enfin dans Sunset Park, qui se démarque par une grande tache de verdure encadrée par d’interminables bandes d’asphalte brûlantes. Au fur et à mesure que je m’enfonce dans le parc, le bruit des voitures s’estompe et est remplacé par une partie de frisbee qui semble endiablée. La multitude d’arbres dénote par rapport à la minéralité des paysages observés depuis le bus. L’herbe est déjà en train de jaunir : ce n’est que le mois d’avril, mais la météo annonce 37° en fin d’après-midi. Je traverse la prairie recomposée, bordée par des terrains de baseball où un papa dévoué apprend à son petit garçon comment taper dans la balle avec une batte pour enfant. J’arrive au parking, plein à craquer de grosses voitures américaines, pick-ups en tête. Enfin, me voilà au cœur du parc, l’espace le plus agréable et le plus convoité : autour d’un lac central, les familles et les amis se sont regroupés en grappes, certains à l’ombre d’un kiosque, d’autres autour de l’aire de jeux pour enfants. En arrière-plan, les montagnes couleur brique se détachent et contrastent avec le lac. C’est là qu’on se rend compte qu’on est dans une cuvette. Comme c’est dimanche, je remarque de grands rassemblements familiaux où tout a été prévu : le charbon, pour profiter des espaces barbecue, la sono pour la bande-son, les chaises de jardin pour les plus âgés, les ballons pour la partie de football (américain). Je déambule le long du lac qui accueille une foule d’oiseaux : cygnes, canards et leurs petits, oies. J’aperçois même brièvement un colibri qui se gorge des arbres en fleurs. Des pêcheurs tentent leur chance : je me demande bien quel type de poisson ils espèrent attraper. Le bruit des voitures a désormais complètement disparu et je suis entourée de chansons, essentiellement du R&B et du Hip-Hop, de conversations animées, de cris d’enfants se courant après, et de quelques aboiements de chien. Je suis saisie par le caractère paisible du lieu, par l’apaisement qu’offre cette étendue d’eau transparente d’un bleu très clair. Après avoir trouvé un petit coin tranquille, je me pose dans l’herbe et profite de mon dimanche.
3Il est maintenant temps de rentrer. Je laisse derrière moi les odeurs de viande fumée, les goûters d’anniversaire, les rendez-vous romantiques et les convois de poussettes. En empruntant un passage peu fréquenté, je surprends même un lapin sauvage qui court se cacher dans les buissons. Me revoilà à attendre à l’arrêt de bus, situé en face de l’aéroport. Le calme du parc est déjà oublié, remplacé par le bruit sourd des réacteurs des avions en approche qui nous survolent, les autres usagers et moi, avec régularité toutes les 2 à 3 minutes. C’est là que l’on prend conscience de l’importance de la fréquentation de cet aéroport. Je me dis que c’est bien rare de voir le dessous d’un avion de ligne, surtout d’aussi près. Quand le bus arrive, je suis bien contente de profiter de l’air climatisé. Dans une quarantaine de minutes, je serai rentrée chez moi1.
4Ce morceau de vie, un dimanche après-midi somme toute ordinaire passé au parc, correspond à mon quotidien de terrain. Bien loin des néons et des enseignes géantes, des complexes hôteliers parmi les plus grands du monde, des hordes de touristes en goguette se préparant aux excès de la soirée à venir. Bien loin des descriptions de fêtes débridées et des conséquences désastreuses qui s’en suivent car, contrairement à ce qu’on aime dire, ce qui se passe ici ne reste pas forcément ici. En effet, ce parc est situé à Las Vegas, connue avant tout comme une destination touristique majeure, autoproclamée capitale du péché (Sin City) et des débordements en tous genres. Une source d’inspiration infinie pour les films, les séries, les romans mettant en scène le jeu, l’alcool, la fête, agrémentés de gangsters là et de prostituées ici.
5Telle Janus, la divinité romaine, Las Vegas a donc deux visages. Comment peuvent cohabiter ces réalités ? Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? Et surtout, est-ce si difficile de croire que ce dimanche après-midi au parc s’est déroulé à Las Vegas ?
Viva Las Vegas2
Las Vegas, destination touristique dans le désert
6À première vue, Las Vegas interpelle. Îlot urbain perdu au milieu du désert de Mojave, dans le sud du Nevada, Las Vegas s’est progressivement imposée dans la deuxième moitié du xxe siècle comme une destination touristique majeure, avec une fréquentation record de 43,2 millions de visiteurs en 2015. Elle a construit son attractivité autour de la pratique légale des jeux d’argent et une offre inégalée aux États-Unis, et dans le monde, en termes d’hôtels-casinos. Las Vegas est ainsi avant tout connue pour le quartier du Strip, un long et large boulevard le long duquel se concentrent les complexes hôteliers aux architectures monumentales (cf. planche 1 du cahier couleur).
7Parallèlement, entre 1990 et le milieu des années 2000, l’aire urbaine s’est affirmée par l’ampleur et la rapidité de sa croissance démographique, la plus forte des États-Unis. En 2016, elle compte un peu plus de 2,2 millions d’habitants, ce qui la place au 30e rang des aires urbaines les plus peuplées du pays. Elle s’impose ainsi comme la capitale économique de l’État, loin devant Reno (245 255 habitants) et Carson City, la capitale du Nevada (54 742 habitants).
Carte 1 : Localisations emboîtées de Las Vegas aux échelles nationale, fédérée et locale.

8Un banal examen de la cartographie de Las Vegas révèle la première d’une longue série d’idées reçues : Las Vegas n’existe pas sur les cartes. En effet, cette expression générique, connue et utilisée dans le monde entier, ne désigne en fait aucune entité politique, et cache une aire urbaine organisée autour de plusieurs municipalités et du territoire du comté de Clark, représentés sur la carte 1.
Étudier la face cachée de Las Vegas, dans l’ombre des quartiers touristiques
9Ce travail de recherche est consacré à Las Vegas, non pas tant pour ce qui a fait sa renommée, à savoir sa spécialisation touristique, pas pour le strass ni les paillettes, mais pour ce qui reste généralement dans l’ombre, dans les représentations collectives comme dans la littérature scientifique. Cette approche de Las Vegas a souvent déstabilisé : un enseignant a qualifié mon sujet de thèse de « schizophrène », tellement mon désintérêt initial pour les quartiers touristiques de l’aire urbaine l’avait surpris. De même, « quel est l’intérêt de travailler sur Las Vegas, si ce n’est pas pour étudier le tourisme et les casinos ? » m’a-t-on demandé lors d’un entretien pour une bourse de recherche.
10Dans ce cas, que pouvait-on bien aller étudier à Las Vegas ; qu’aller y faire ? C’est en constatant l’absence de réponse aux interrogations que suscitait à mes yeux Las Vegas que s’est formé le choix de l’angle d’approche retenu pour cette recherche : étudier le négatif des quartiers touristiques. Comment en effet expliquer la concentration de plus de 2 millions de personnes dans ce qui peut sembler être un mirage au milieu de nulle part, isolé de tout, où il n’y aurait rien d’autre à faire que de perdre son argent aux machines à sous ? À quoi ressemble cette aire urbaine qui a grandi dans les coulisses des quartiers touristiques ? Avec tous les clichés et les images d’Épinal qui entourent Las Vegas, qu’est-ce que cela signifie, représente, d’y vivre au quotidien ? Mon intérêt initial s’est donc porté sur l’arrière-cour, sur cet univers urbain peu connu qui côtoie les paysages touristiques et qui m’est tout de suite apparu comme fondamental pour comprendre véritablement de quoi Las Vegas, dans sa globalité, était faite. L’idée de départ fut alors la suivante : étudier les relations entre la ville du tourisme, celle au cœur des représentations et des productions artistiques, et le « reste » de la ville.
Construction du questionnement de recherche
Appréhender l’aire urbaine végasienne dans sa globalité
11Dans un premier temps, cette recherche a cherché à comprendre comment l’aire urbaine de Las Vegas s’est structurée et organisée, en s’appuyant notamment sur une approche géo-historique. Ce travail a permis de mettre en évidence les facteurs de la déconnexion spatiale forte entre les quartiers touristiques et le reste du tissu urbain, corrélée à la déprise du centre-ville historique (downtown City of Las Vegas). La croissance urbaine exceptionnelle qu’a connue Las Vegas à la fin du xxe siècle a été ensuite étudiée en détail pour en comprendre les mécanismes et en saisir les implications pour l’organisation spatiale de l’aire urbaine et le rapport des habitants à leur environnement urbain. Las Vegas offre un exemple rare dans les pays développés de croissance aussi soutenue sur une si courte période, passant en moins d’un siècle de 800 à près de 2 millions d’habitants. L’étude de la croissance urbaine permet de voir comment l’explosion démographique a façonné et a modifié l’aire urbaine en profondeur. Cette analyse s’est toutefois rapidement heurtée au poids des imaginaires et des représentations qui entourent Las Vegas et qui viennent en brouiller la lecture et la compréhension.
Une nécessité d’affirmer la légitimité de Las Vegas comme terrain d’étude
12Dès les prémices de cette recherche, est apparu le besoin de légitimer le choix de Las Vegas, suscité par des multiples réactions de surprise, voire d’incrédulité quand je formulais le sujet de ma thèse de doctorat. La mention de Las Vegas n’a pas manqué de susciter des commentaires plus ou moins complices sur l’intensité de ma pratique des casinos lors de mes terrains de recherche ou de suppositions sur mon sens de la fête. Ce genre de remarques n’aurait eu que peu d’impact sur mon approche scientifique si elles n’avaient été accompagnées de réactions similaires de la part d’interlocuteurs du monde universitaire, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Ce faible intérêt, voire la frilosité envers ce terrain, de la part de représentants du monde académique, alors même que je trouvais l’aire urbaine végasienne fascinante pour les réflexions sur les villes américaines, n’a pas cessé de m’interpeller. J’ai plus tard pris conscience que cette somme de réactions personnelles était une expression de la dépréciation dominant la perception de Las Vegas. C’est ainsi que s’est imposée dans la réflexion l’entrée par les perceptions et l’imaginaire collectif, et le décryptage de la circulation de ces représentations au sein de l’opinion publique comme des productions intellectuelles.
13Une question résume et symbolise, à elle seule, le scepticisme engendré par Las Vegas : « Mais il y a une ville à Las Vegas… ? » C’est dans la multiplication de l’énumération des raisons pour lesquelles, de façon évidente à mes yeux, Las Vegas était belle et bien une « vraie » ville, que s’est amorcée la réflexion scientifique. En effet, il fallait constamment que je justifie la nature urbaine de Las Vegas. Or, après mes premières expériences de terrain, la réponse ne faisait aucun doute : dès que l’on quitte les quartiers touristiques, les paysages urbains végasiens n’ont rien d’original et ressemblent à ce que l’on peut observer dans une multitude de villes américaines. J’appuyais ce sentiment sur ma propre expérience des États-Unis, mais aussi sur les discussions avec les Végasiens pour qui la vie dans la capitale du jeu n’avait rien de bien extraordinaire.
Figure 1 : Construction du questionnement de recherche.

14La figure ci-dessus illustre de façon schématique la construction du questionnement scientifique et l’articulation des différentes portes d’entrée de la réflexion. La nécessité d’affirmer la banalité urbaine de Las Vegas a ouvert la voie à un questionnement plus large sur la dualité entre ordinaire et extraordinaire urbain, ce qui a conduit à une réflexion sur la vision générique de la ville américaine. De la nécessité de positionner Las Vegas dans le panorama urbain américain a découlé une ouverture sur l’appréhension de la ville américaine en général et les modèles théoriques proposés par les chercheurs pour en fixer les caractéristiques. Dès lors, l’étude du cas de Las Vegas est pensée comme un jalon, une pierre à apporter à l’édifice de la théorie urbaine américaine, sans néanmoins avoir la prétention d’en faire un modèle à part entière.
15À partir d’un examen détaillé de la littérature scientifique sur Las Vegas, je me suis rendue compte que l’emphase et les envolées lyriques avaient tendance à prendre le pas sur le souci d’objectivité que l’on peut attendre de la part des chercheurs et des universitaires (cf. chapitre ii). Las Vegas est une ville qui ne laisse personne indifférent, suscitant une relation ambivalente entre haine et fascination. Les idées préconçues et les partis pris dominent les analyses de nombreux auteurs, sans forcément que cette partialité soit reconnue explicitement, ni même parfois consciente. Il en résulte des analyses à charge, qui orientent les discours. Dès lors, Las Vegas est discréditée en tant qu’objet d’étude pertinent pour la réflexion scientifique, car jugée trop exceptionnelle, trop démesurée, trop hors norme, voire trop condamnable d’un point de vue moral. Il a donc fallu s’affranchir de ces propos partiels et partiaux, dans un souci de neutralisation des discours. Cela a façonné les bases du positionnement scientifique : l’objectif était de proposer un décentrement du regard, une analyse dépassionnée et la plus neutre possible de l’aire urbaine végasienne, en rupture avec les réactions dominantes.
Questionner la ville américaine à l’aune de l’exemple végasien : une gageure ?
16L’affirmation de la légitimité du terrain végasien s’est alors imbriquée avec une volonté de démontrer la valeur scientifique de Las Vegas, notamment dans la perspective d’une réflexion plus globale sur la ville américaine. Questionner la ville américaine à l’aune d’une aire urbaine aussi exceptionnelle que Las Vegas peut sembler à première vue une véritable gageure. À travers les critiques des universitaires qui sont exprimées à l’encontre de Las Vegas, ce travail cherche à identifier en creux les normes intériorisées du modèle de la ville américaine et les caractéristiques érigées en invariants urbains par les intellectuels. En cela, la réflexion sur l’étude de cas végasien, postulé comme hors norme par la majorité des commentateurs, conduit à se confronter à la modélisation urbaine au sein de la géographie américaine. Le questionnement de la ville américaine à l’aune du cas végasien repose alors sur une dialectique entre exceptionnel et ordinaire, et entre unique et générique. En articulant singularité et banalité urbaine, il s’agit d’interroger les dynamiques urbaines à l’œuvre aux États-Unis. En résulte une réflexion plus large sur la conceptualisation des modèles urbains et leurs caractères normatifs par la géographie urbaine américaine.
Champ disciplinaire et cadre théorique
Étudier l’urbain à la croisée des approches culturelle et sociale
17La réflexion proposée ici s’inscrit à la croisée des approches de géographie culturelle et de géographie sociale. L’inscription dans le champ de la géographie urbaine s’impose comme une évidence au vu de l’objet d’étude : l’aire urbaine de Las Vegas. Or, pour comprendre au mieux les réalités urbaines végasiennes, la prise en compte de considérations culturelles s’est vite révélée obligatoire, ce qui explique le recours à la géographie culturelle. Ce champ disciplinaire s’avère une clé de lecture fondamentale pour mettre en évidence le rôle des imaginaires et des discours dans la construction culturelle de l’image de Las Vegas, dans l’opinion commune comme dans la sphère intellectuelle américaines (Staszak, 1999). Comme le rappelle la géographe C. Chivallon (2003, p. 651), la géographie culturelle « justifi[e] la prise en compte des phénomènes liés aux systèmes de valeurs, aux idéologies et aux langages symboliques en général pour montrer comment l’espace est en mesure de les traduire ». L’inscription dans ce champ géographique répond alors à l’ambition d’associer les trois étages qui composent l’espace selon le géographe J. Bonnemaison (1981) : « L’espace objectif des structures, l’espace vécu qui traduit les pratiques, l’espace culturel qui prolonge un univers chargé d’affectivité et de significations » (Chivallon, 2003, p. 652).
18Cette recherche s’inscrit également dans le champ de la géographie sociale (Di Méo, 1998 ; Séchet et Veschambre, 2006). Elle questionne en effet la dimension spatiale du social, en s’intéressant aux interrelations entre rapports sociaux et rapports spatiaux, via l’étude des pratiques, des représentations et des imaginaires qui expriment les relations des Végasiens en particulier, et des Américains en général, envers l’espace urbain de Las Vegas. Dans cette perspective, il s’agit de se demander comment le territoire végasien médiatise – et est médiatisé par – les rapports sociaux entre Végasiens, et entre habitants de Las Vegas et ceux du reste des États-Unis. La notion d’appropriation (Frémont, 1984 ; Ripoll et Veschambre, 2005 ; Veschambre, 2005) est plus particulièrement mobilisée pour examiner les processus de construction identitaire, et « retracer les itinéraires, les cheminements au fil desquels chacun […] invente son quotidien, à la fois social et spatial » (Di Méo, 1998, p. 5).
19C’est dès lors le couple notionnel d’urbanité et de citadinité qui a été retenu pour combiner ces différentes approches et ainsi dépasser la simple monographie urbaine.
Urbanité, citadinité et temporalités
20À l’échelle mondiale, la condition de citadin est devenue majoritaire, voire prédominante principalement dans les pays développés. La ville et l’urbain deviennent un « phénomène de civilisation » ubiquiste et le statut de citadin tend à devenir la norme pour la majorité des êtres humains : selon l’ONU, en 2015, plus de la moitié des 7,3 milliards de personnes qui peuplent la planète vit en ville (54 %) et ce chiffre devrait atteindre plus de 60 % de la population mondiale d’ici 2050. Dès lors, la spécificité de l’urbain, dans son acception première d’opposition avec le rural, semble se perdre dans sa généralisation à l’échelle mondiale. Dans cette situation paradoxale, le chercheur est confronté à la difficulté de théoriser la spécificité urbaine à l’heure de la généralisation de l’urbain ; il doit désormais incorporer la dialectique entre généricité du caractère urbain et spécificités des réalités urbaines locales ; car à cette homogénéisation du statut s’oppose le maintien, voire le renforcement des contextes locaux. L’affirmation d’une homogénéité totale, d’une standardisation absolue des ensembles urbains à l’échelle mondiale ne saurait être qu’une contre-vérité, comme le confirme le sentiment de nombreux citadins pour qui « leur » ville est forcément singulière.
21Le jeu entre l’ubiquité du processus d’urbanisation et la pluralité des situations locales conduit à se poser les questions suivantes : existe-t-il un citadin universel dont la vie s’organiserait autour d’un même modèle d’habiter et d’expérimenter la ville ? Se pense-t-on urbain, citadin de la même façon selon qu’on habite à New York, Lagos ou Shanghai ? Peut-on vraiment faire émerger des traits communs de la somme d’individus vivant en ville ? Ou au contraire, le recensement de formes de villes différentes à travers le monde en fonction des contraintes du milieu, des caractéristiques socioculturelles, économiques et politiques donne-t-il obligatoirement lieu à une pluralité des formes urbaines qui irait à l’encontre de toute volonté de généralisation ? Comment théoriser la diversité et les différences entre les situations urbaines ?
22Le recours à un dispositif conceptuel associant urbanité, citadinité et temporalités permet de répondre en partie au défi de l’appréhension du phénomène urbain par le géographe. De façon synthétique, l’association entre les notions d’urbanité et de citadinité permet d’articuler les dimensions spatiales de l’urbain, via la notion d’urbanité, et les dimensions sociales, via celle de la citadinité. Ces délimitations a minima de l’urbanité et de la citadinité sont toutefois à manipuler avec prudence, étant donné l’absence de consensus au sein de la communauté scientifique sur leur définition et leur valeur opératoire, même si ces termes sont mobilisés par de nombreux géographes francophones, avec une préférence marquée pour l’urbanité. Un chapitre liminaire présente par conséquent une synthèse épistémologique et détaille le positionnement retenu dans cette recherche par rapport à la littérature existante. Ce temps est aussi l’occasion d’aborder la question de la transposition de réflexions théoriques à la pratique du terrain, et ainsi de proposer une grille d’étude concrète de l’urbanité et de la citadinité à Las Vegas.
23En complément des notions d’urbanité et de citadinité, la volonté d’inscrire la recherche dans une perspective temporelle et historique justifie le recours aux temporalités. Il s’agit alors non seulement d’inclure une étude sur le temps long, de la fondation originelle de City of Las Vegas (1905) à nos jours, mais également de travailler sur les temporalités des modes de vie et des pratiques urbaines, qui informent fortement la citadinité végasienne.
24Dès lors, le couple notionnel d’urbanité et de citadinité, associé aux temporalités, permet de saisir des mises en systèmes, des combinatoires, des articulations de réalités spatiales et sociales qui varient quasiment à l’infini dans le temps et dans l’espace en fonction des différents ensembles urbains de la planète. La relativité des phénomènes urbains peut ainsi être matérialisée : toutes les villes ne présentent pas la même expression d’urbanité, ni la même incarnation de la citadinité. Théoriquement, la citadinité et l’urbanité rendent compte de la multitude de cas de figure à l’échelle de la planète tout en prenant en compte la généralisation de l’urbain. L’étude au prisme des notions d’urbanité et de citadinité permet également de combiner les échelles d’analyse : de la petite échelle du grand territoire de l’aire urbaine végasienne à la très grande échelle des parcours individuels des citadins.
Choix méthodologiques
25Cette recherche s’appuie sur des méthodes qualitatives variées, articulant observation directe, entretiens, collecte de données, productions cartographiques et analyses des discours. L’observation directe, qui s’est déroulée lors de séjours longs et répétés tout au long de la recherche, fut l’occasion de participer à des conférences universitaires, des débats publics et politiques, des événements festifs et surtout de consigner les évolutions du paysage urbain grâce au recours systématique à la photographie. Elle alimenta également la collecte de données, complétée par une veille scientifique de la littérature scientifique et de la presse, locale comme nationale, ainsi que par l’examen des documents municipaux, notamment d’urbanisme, des rapports statistiques et l’exploitation des archives locales3. La somme de ces matériaux divers pensée aussi bien comme des arguments alimentant l’analyse que comme des résultats donne ainsi à voir la vie locale.
26Une attention plus particulière a été portée aux entretiens, qui ont permis de recueillir la parole des habitants et de divers responsables locaux, fournissant ainsi la matière première des réflexions sur la citadinité végasienne. Puisque l’un des apports heuristiques de la notion de citadinité est d’appréhender le rapport à l’espace urbain des citadins, convoquant en cela leurs ressentis, leurs jugements personnels et leur sensibilité, les citations occupent une grande place dans le corps du texte4. Deux grandes séries d’entretiens ont ainsi été réalisées. Un premier ensemble d’entretiens formels, semi-directifs, a été mené auprès d’acteurs qui, sans renier leur individualité, incarnent la parole d’un groupe ou d’une collectivité. Dans ce cadre, des fonctionnaires territoriaux, des responsables politiques, des personnalités de la société civile et du secteur privé ou encore des universitaires ont été interrogés (50 entretiens au total).
27Parallèlement, une enquête a été conduite auprès des habitants de Las Vegas, dénuée de visée statistiquement représentative de la population végasienne au vu des contraintes matérielles du terrain. Ces entretiens basés sur un questionnaire commun étaient destinés à étudier, en détail et à l’échelle des individus, les rapports au territoire, les habitudes et les pratiques urbaines, les représentations et la perception de la vie à Las Vegas. Les citations extraites de cette enquête sont identifiées dans l’ouvrage par la mention « E. » suivi du numéro d’entretien (30 au total). Dès lors, ce matériau est conçu comme une peinture certes impressionniste de la vie quotidienne végasienne, mais dont la portée est confortée par la confrontation avec des enquêtes universitaires à visée représentative, ce qui permet de croiser les sources et les modes de collecte de l’information.
28Afin de consolider les données collectées lors des entretiens, plusieurs ressources statistiques ont été mobilisées, issues en premier lieu de sources institutionnelles fiables et de qualité, comme le Bureau du recensement américain (US Census Bureau), les gouvernements locaux (comté de Clark, municipalités) et l’office de promotion touristique de Las Vegas (Las Vegas Convention and Visitors Authority). En second lieu, des enquêtes statistiques de grande ampleur ont plus particulièrement été utilisées (Harwood et Freeman, 2004 ; Futrell et al., 2010a, Futrell et al., 2010b) car elles abordent les thématiques qui sous-tendent cette recherche (construction identitaire, attachement territorial, sentiment de communauté) dans le cadre d’échantillonnages représentatifs et de protocoles scientifiques clairement établis, détaillés dans l’encadré 1.
Encadré 1 : Présentation des principales enquêtes statistiques mobilisées.
The Harwood Institute : On the American Frontier.
Las Vegas Public Capital Report (Harwood et Freeman, 2004)
« L’Institut Harwood pour l’innovation publique » est une association à but non-lucratif de type laboratoire d’idées (think tank), spécialisée dans l’étude des politiques urbaines et notamment les outils de développement de la « communauté ». L’enquête a été réalisée en 2003, donc avant la crise financière de 2007, en plein cœur du boom immobilier qu’a connu l’aire urbaine végasienne, ce qui influence la vision des personnes interrogées. Au total, 275 personnes ont été enquêtées, via des groupes de discussion (focus group) et des entretiens détaillés avec des personnalités de la société civile et de la vie publique. Dans sa forme finale, le rapport consiste en un mélange entre analyses des auteurs et citations issues des groupes de discussion.
UNLV Department of Sociology : Las Vegas Metropolitan Area Social Survey (Futrell et al., 2010a) et Your City Your Way (Futrell et al., 2010b)
Ces deux enquêtes ont été réalisées par des enseignants et des étudiants du département de sociologie de l’UNLV. Elles sont le fruit d’une volonté initiale de ces sociologues d’approfondir les connaissances sur la population végasienne, et d’une motivation politique de la municipalité de City of Las Vegas de mieux connaître ses administrés. Les deux enquêtes sont le fruit de financements combinés issus de l’université et des autorités locales. Les deux enquêtes diffèrent par leur échelle d’analyse, leurs objectifs respectifs, et une partie de la méthodologie d’enquête, dont le détail est présenté ci-dessous.
Las Vegas Metropolitan Area Social Survey (Futrell et al., 2010a)
L’enquête porte principalement sur les enjeux de durabilité urbaine à l’échelle de l’aire urbaine, abordée au prisme de l’environnement naturel, de la communauté et la qualité de vie (partie la plus exploitée dans le cadre de cet ouvrage), et enfin de l’économie. Elle combine un questionnaire diffusé en octobre-novembre 2009 auprès d’un échantillon représentatif d’habitants, et des groupes de discussion (menés en anglais et en espagnol) qui abordent les thèmes suivants : le sentiment d’attachement et de fierté d’appartenance à Las Vegas, les expériences de la vie de quartier, la durabilité.
Your City Your Way (Futrell et al., 2010b)
Cette enquête se limite au territoire municipal de City of Las Vegas et porte sur la question des services publics, leur importance auprès des habitants et le degré d’acceptation de possibles coupes budgétaires. Réalisée pendant l’automne 2009 et le printemps 2010, elle articule un questionnaire téléphonique auprès d’un échantillon représentatif des habitants de City of Las Vegas, des groupes de discussion, et des réunions publiques.
29Plus généralement, cette recherche est pensée comme un dialogue constant entre le quantitatif et le qualitatif, qui s’inscrit dans la démarche globale de neutralisation des discours. Étant donné le poids des idées préconçues et des représentations à charge au sujet de Las Vegas, il est apparu important de comparer autant que faire se pouvait le sensible, voire l’inconscient, avec l’objectif, transcrit par des données quantitatives et statistiques.
30Quelques choix lexicaux opérés dans cet ouvrage, listés ci-dessous, méritent enfin d’être explicités.
Les termes d’américain/Américain sont systématiquement utilisés comme habitant des États-Unis ou adjectif relatif à ce pays (et donc préférés au terme états-unien), malgré le caractère abusif de cette acception conventionnelle.
Pour désigner les habitants de Las Vegas, le néologisme de Végasiens est employé, ce qui correspond au terme anglais « Las Vegan » (prononcé/la:s 'veɪɡən/).
Quand le terme de « Las Vegas » est mentionné, il désigne l’ensemble urbain dans la conscience collective. Dans une acception stricte, cet usage est abusif puisqu’il ne correspond à aucune entité territoriale. Par souci de clarté, il est précisé dans le corps du texte quand il est fait référence à la municipalité de City of Las Vegas ou alors à l’ensemble de l’aire urbaine de Las Vegas.
Pour désigner l’ensemble urbain étudié dans le cadre de cette recherche, l’expression « aire urbaine » a été retenue car elle apparaît comme la plus neutre. Elle ne fait pas référence à la nomenclature adoptée par l’INSEE. L’aire urbaine de Las Vegas désigne ainsi l’ensemble de la superficie bâtie autour du site originel de peuplement de City of Las Vegas, délimitée par une rupture nette entre les espaces bâtis et les terres désertiques du Mojave.
De façon idiomatique, l’expression de « vallée de Las Vegas » (Las Vegas valley) est utilisée localement comme synonyme de l’aire urbaine végasienne. Cette formule fait référence à la dépression à fond plat, en forme de bassin, délimitée par des chaînes montagneuses qui encadrent de fait la surface bâtie (Spring Mountains à l’ouest, Sheep Mountains au nord, Muddy Mountains et Lac Mead à l’est et Black Mountains au sud). Afin d’éviter toute confusion, l’expression de « vallée de Las Vegas » sera traduite par « bassin de Las Vegas ».
Questionnement central de la recherche
31Fruit de ces différents objectifs et interrogations, cette recherche repose sur le questionnement suivant : comment à l’aide des notions d’urbanité et de citadinité, est-il possible de mettre en évidence la nature fondamentalement hybride de Las Vegas, constamment tiraillée entre exceptionnalité et banalité urbaine ? De ce questionnement découle le sous-titre de l’ouvrage qui repose sur un jeu de mot entre construire et déconstruire : en déconstruisant l’image monobloc de Las Vegas, faite d’idées reçues et de préjugés qui en brouillent l’appréhension, je propose de construire sa légitimité urbaine et d’en établir un élément de réflexion pour l’appréhension de la géographie urbaine américaine.
Notes de bas de page
1 D’après carnet de terrain, dimanche 5 mai 2013.
2 Référence au film musical éponyme, tourné en 1964, mettant en scène les acteurs Elvis Presley et Ann-Margret.
3 Le fonds d’archives des « Special collections » de la bibliothèque universitaire de l’UNLV, dédié à l’histoire de Las Vegas et du jeu, a plus particulièrement été exploité pour cette recherche [www.library.unlv.edu/speccol].
4 Pour fluidifier la lecture, les citations sont présentées en français dans le corps du texte et en version originale (en anglais) dans les notes de bas de page. Dans la mesure du possible, les effets de niveau de langage, de jeux de mots et d’emphase ont été reproduits dans la traduction (toujours produite par l’auteur).
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Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010