Conclusion générale
p. 331-341
Texte intégral
1L’Algérie, la Palestine, le Québec, le Gabon, la Grèce, Buenos Aires, Paris, la vallée de la Sarthe, l’Hérault, etc., cet ouvrage rassemble des textes portant sur des périmètres et des lieux très éclectiques. Les catégories d’espaces analysés sont également très hétérogènes : la commune, la centralité urbaine, le périurbain, les espaces agricoles et ruraux, les régions périphériques, les hôpitaux et centres d’isolement, le parc urbain, la salle de classe, etc. Ce livre est le résultat contingent des choix de catégories d’espaces, d’échelles et de terrains des auteurs qu’il réunit, et ce n’est pas à ce niveau qu’il convient d’en rechercher l’unité.
2Celle-ci renvoie d’abord aux différents niveaux de lecture de l’expression « l’espace en partage », et en particulier ceux qui sont mis au centre de ses quatre parties. Au niveau le plus immédiat (première partie), l’expression désigne la coexistence d’acteurs sur un périmètre circonscrit, les rapports sociaux qui les caractérisent et les dynamiques d’action et d’interaction dans lesquelles ils sont engagés, marquées par des modalités relationnelles allant de l’accommodement, de la collaboration ou de la négociation au conflit ouvert, de la domination subie à la résistance et à la transgression. Ont été examinés plus spécifiquement dans la deuxième partie les espaces faisant l’objet de projets, lesquels mettent en relief des enjeux sociaux et d’acteurs pluriels et génèrent fréquemment des mobilisations conflictuelles, pouvant aussi être anticipées à travers une visée de prise en compte des différentes parties prenantes. Dans la troisième partie, l’interrogation politique autour du partage de l’espace est directement abordée, que ce soit à travers l’analyse critique des discours politiques ou la mobilisation de philosophies politiques du monde commun ou de la démocratie radicale. Enfin, c’est le partage de la thématique de l’espace entre les différentes disciplines des sciences humaines et sociales qui constitue le trait commun explicite de la dernière partie.
3Mais par-delà ces regroupements, c’est très clairement cette question de l’interdisciplinarité que vise de façon privilégiée l’expression « l’espace en partage », comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage et du colloque dont il est tiré. L’unité du colloque comme celle du livre se situent en effet dans le parti pris d’aborder sous un angle interdisciplinaire la dimension spatiale des rapports sociaux. À cet égard, ils marquent à la fois une continuité et une inflexion par rapport au colloque précédent organisé par l’UMR ESO en 2004, intitulé « Espaces et sociétés aujourd’hui. La géographie sociale dans les sciences sociales et dans l’action », qui avait donné naissance à trois ouvrages1. Continuité, dans la mesure où l’approche dimensionnelle de l’espace était déjà clairement repérable à l’époque, de même que l’ouverture vers l’interdisciplinarité. Inflexion, en ce sens que l’orientation interdisciplinaire est ici beaucoup plus nettement affichée au centre du questionnement.
4Le dialogue interdisciplinaire que le colloque puis le livre ont initié n’a pas nécessairement pris la forme d’une contribution conjointe de représentants de plusieurs disciplines ou d’une problématisation des rapports entre disciplines par des auteurs affiliés à l’une d’entre elles, encore que l’on trouve dans cet ouvrage de nombreux cas de ces deux types. La confrontation entre disciplines est plus souvent indirecte, à travers le regroupement de communications ou de textes mobilisant les références et les ressources de disciplines différentes. L’objectif premier était en effet de s’inscrire dans une logique d’ouverture, visant à mettre en place un cadre d’échange entre représentants de disciplines variées, à les inciter à dialoguer, à confronter leurs grilles de lecture et leurs méthodes. Le pari est que cette initiative ne soit pas sans lendemain et que ce dialogue s’institutionnalise progressivement et génère des plus-values cognitives identifiables. Ce livre est ainsi à considérer comme une première étape dans cette voie.
5Mais l’unité du colloque comme celle du livre se situent aussi dans la problématisation transversale qui oriente ce dialogue interdisciplinaire et qui a guidé les choix éditoriaux effectués. En effet, proposer comme objet commun d’interrogation « la dimension spatiale des rapports sociaux » ne va pas de soi, et tous les termes sont importants. En premier lieu, le raisonnement en termes de dimension spatiale vise à dépasser la fausse symétrie entre espace et société, à éviter le piège de l’autonomisation de l’espace et à affirmer la nature sociale de l’espace, qui ne peut être qu’interne à la société (Veschambre, 2006). L’enjeu est notamment de prévenir toutes les formes de dualisme entre le spatial et le social, ainsi que toutes les formes associées de spatialisme naïf, posant que la configuration de l’espace conditionne voire détermine les rapports sociaux. Ph. Genestier et C. Jacquenod-Desforges (chapitre 10) démontent ainsi une lecture spatialiste de la rénovation urbaine. La pensée dualiste est ancrée dans une conception matérialiste et physicaliste de l’espace comme réalité non sociale influençant par elle-même les rapports sociaux. Mais dénoncer le spatialisme naïf n’interdit pas de s’interroger sur la capacité de certaines configurations sociospatiales, en tant que réalité toujours simultanément matérielle et symbolique, à générer des effets jugés positifs sur les acteurs. Ainsi, C. Regnault, M. Paris et S. Fiori (chapitre 9) estiment qu’il est possible d’aménager l’espace urbain en faisant émerger une « biodiversité sensible à même de stimuler l’imaginaire et la perception ».
6Raisonner en termes de dimension spatiale des rapports sociaux n’est absolument pas neutre, en particulier lorsque l’on aborde les questions d’environnement, de nature ou d’écologie. Cela implique de considérer la nature comme toujours déjà médiatisée par ceux-ci et non comme une instance purement autonome et extérieure. Le débat à caractère ontologique et épistémologique entre déterminisme environnemental et possibilisme historique est ancien et clos depuis longtemps à un certain niveau. Néanmoins, des expressions véhiculées dans la langue courante, les médias, les discours politiques, telles que « la nature reprend ses droits », « les catastrophes naturelles frappent », etc., sont aujourd’hui encore très fréquentes. Or ces expressions ne sont pas sans influence sur les chercheurs en sciences de la nature et en sciences humaines et sociales, tant la porosité du vocabulaire et de la pensée entre langage courant et langage scientifique est grande. Elles masquent les acteurs, esquivent les enjeux de pouvoir et finalement éludent les rapports sociaux. Il ne s’agit pas de soutenir que les configurations biophysiques qui agissent sur les corps et les sens ou qui définissent des univers du possible n’ont pas d’importance, mais d’affirmer qu’il existe une surdétermination des facteurs sociaux et culturels dans la manière dont elles sont conçues, perçues, vécues et inscrites dans des logiques d’action. À cet égard, le texte de A. Pancher, J. Corbonnois et C. Fourage (chapitre 7) sur les risques d’inondation montre bien la centralité des acteurs, de même que celui de Y. Fournis et M.-J. Fortin (chapitre 8) sur les régimes institutionnels régulant la gestion économique et politique des ressources dites naturelles. Celui de B. Nougarèdes, J. Candau et C. Soulard (chapitre 3) rappelle par ailleurs que la proximité sociale favorise le partage de l’espace : les activités des voisins agriculteurs ne sont pas perçues comme des nuisances dès lors que l’on développe un « rapport au lieu de vie » de type identitaire ou à visée d’ancrage local. Il importe donc de replacer constamment l’environnement dans le jeu des forces sociales et des normes sociales, variables dans le temps, qui lui correspondent. Le colloque intitulé Espace et rapports de domination (voir Clerval et al., 2015) avait ainsi montré que la domination s’exerçait tout particulièrement à travers les questions d’environnement.
7Parallèlement, raisonner en termes de dimension spatiale des rapports sociaux conduit à marquer une distance critique à l’égard de la notion de « société ». Celle-ci véhicule en effet un ensemble d’idées et de présupposés qui sont aujourd’hui fortement questionnés, en particulier des idées d’unité, d’interdépendance fonctionnelle, d’identité, de congruence forte entre un cadre territorial institutionnalisé et les principales dynamiques sociales. Cette mise en question peut viser à se débarrasser d’une catégorie jugée caduque et inutile, reflet d’une philosophie sociale dépassée, au profit d’autres catégories analytiques (« système », « réseau », etc.). Elle peut plutôt conduire à la redéfinir, comme nous y invitent de nombreux chapitres, en tant qu’horizon éthico-politique (« faire société »), tout en évitant de la prendre comme point de départ de l’analyse. Et ce d’autant plus que le recours non réflexif à la notion de société va fréquemment de pair avec ce qu’Ulrich Beck appelle le « nationalisme méthodologique », consistant à prendre les sociétés nationales comme référent de base indiscuté de l’analyse, par quoi il se transforme en point aveugle. Les échelles d’interdépendance qui constituent les rapports sociaux sont aujourd’hui éminemment variées et il est essentiel de relativiser le périmètre stato-national, quand bien même il reste souvent central, notamment en se recomposant dans le nouveau contexte de la mondialisation (Sassen, 2009).
8Par-delà l’explicitation de ces principes d’unité, nous voudrions en conclusion dégager quelques questionnements et enjeux qui ressortent du colloque et du présent ouvrage et qui constituent autant de points d’appui pour l’avenir. Face au foisonnement croissant des connaissances accessibles, à l’explosion des publications scientifiques, il est essentiel, mais également risqué, de tenter de dégager des processus globaux qui dépassent les cas d’étude, les aires culturelles et les disciplines. Quels sont les apports de cet ouvrage et du colloque dont il est issu de ce point de vue ? Sur le plan théorique, les courants et écoles de pensée mobilisés dans ce livre sont variés, à l’image des objets d’étude et des terrains d’enquête. Le marxisme constitue un référencement mineur, tantôt explicite (R. Hérin), tantôt sous-jacent par l’évocation des nouvelles formes du capitalisme, des rapports économiques de domination et d’exploitation. V. Gouëset évoque le positionnement implicite de plusieurs chercheurs entre marxisme (importance des classes) et phénoménologie (importance des individus) (chapitre 15). Les théories radicales de la démocratie sont mobilisées par I. Micha (chapitre 11) et O. Gaudin (chapitre 12), et en particulier les philosophies politiques de Chantal Mouffe et de Jacques Rancière, mais aussi par V. Banos et ses collègues (chapitre 14), qui insistent sur le paradigme de la political ecology. Il s’agit d’affirmer que les problèmes environnementaux relèvent de questions politiques. Ainsi, l’exclusion économique, politique et sociale de certains groupes sociaux, sous l’effet des rapports de pouvoir, explique des dégradations environnementales. En ce sens, le conflit social autour d’une question d’environnement constitue une étape constructive et nécessaire pour permettre le fonctionnement démocratique. Par ailleurs, le cadre théorique des régimes d’engagement, et notamment celui de la justification, est mobilisé par A. Pancher, J. Corbonnois et C. Fourage (chapitre 7), tandis que la capacité à faire monde commun, notion empruntée à Hannah Arendt, est convoquée par A.-L. Le Guern et J.-F. Thémines (chapitre 13) face à l’atomisation des liens dans les établissements scolaires. Les tables rondes du colloque ont été des moments importants de débats. Celle consacrée à la géographie sociale (chapitre 15) a, par exemple, souligné l’influence du féminisme. Il est notamment évoqué par R. Séchet, D. Vaiou, A. Latendresse ou encore C. Hancock qui, elle, se réfère plus précisément à Kimberlé Crenshaw et aux black feminists, ainsi qu’à la pensée postcoloniale. Et l’influence d’auteurs anglo-saxons est importante : Iris Marion Young, Doreen Massey, Edward Soja, etc.
9Cet éventail montre comment la dimension spatiale des rapports sociaux traverse les sciences humaines et sociales. Il convient d’en souligner la richesse et le potentiel pour en dégager des théories générales. Rares sont les auteurs qui se risquent à esquisser une analyse globale, même si plusieurs se réfèrent à l’intersectionnalité pour analyser en parallèle les rapports de classe, de sexe et de race. R. Hérin propose de son côté un canevas d’interprétation qu’il défend à l’aide d’un schéma qui a le mérite de constituer une proposition de mise en cohérence générale (chapitre 15), mais il intègre le temps de manière relativement secondaire. Le croisement des dimensions spatiales et des dimensions temporelles reste à être formalisé. En prenant en compte l’ensemble des textes, et en élargissant aux soixante-cinq communications du colloque, force est de constater que les grilles de lecture et les modèles explicatifs et interprétatifs généraux font défaut. Faut-il y voir les difficultés à s’affranchir des flux continus d’une production scientifique désormais spécialisée, fragmentée et surabondante ?
10À côté des courants théoriques constitués, on peut repérer des sensibilités théoriques à travers les problématiques développées, qui participent d’un mouvement de fond à l’intérieur des SHS : importance des approches interactionnistes ou pragmatistes, attention aux acteurs, à leurs modes d’engagement dans l’action, à leurs interactions, à leurs logiques d’action, à leurs justifications, attention à articuler singularité des contextes locaux, particularité et généralité. Il y a là indéniablement une richesse potentielle, mais aussi un risque, repérable dans certains textes, de verser dans l’empiricisme et une insuffisante attention aux logiques structurelles qui régulent actions et interactions.
11En termes d’enjeux, l’importance croissante de la médiatisation des questions inhérentes à l’espace oblige en particulier à approfondir les différentes natures de l’espace. Les contributions croisées à cet effort de l’ensemble des sciences sociales – géographie, sociologie, anthropologie, histoire, psychologie, architecture, urbanisme, aménagement, etc. – devraient être d’un grand apport. L’on peut bien sûr s’appuyer pour cela sur les théorisations antérieures. D. Vaiou rappelle ainsi la triplicité de l’espace (perçu, conçu et vécu) selon Henri Lefebvre (1974). À la même époque, David Harvey (1973) mentionnait l’espace absolu, l’espace relatif et l’espace relationnel. Ces catégories sont encore aujourd’hui reprises par de nombreux auteurs comme par exemple G. Di Méo (2014), qui identifie l’espace vécu, l’espace cartésien, l’espace produit social et l’hyperespace, ou encore J. Lévy et M. Lussault (2013), qui partent du point de vue que l’espace est absolu ou relatif, relationnel ou positionnel, ce qui les amène à affirmer que l’espace est un contenant, une propriété, un attribut ou une dimension.
12Parmi les théories générales de l’espace qui peuvent nourrir l’interdisciplinarité, il convient de saluer la traduction récente du livre majeur de Martina Löw, Sociologie de l’espace (2015), paru en allemand en 2001, qui propose un cadre théorique et conceptuel particulièrement stimulant. En particulier, si parler de dimension spatiale des rapports sociaux permet de sortir du dualisme entre l’espace ou la nature et le social, cela ne suffit pas à dépasser un autre dualisme tenace à l’intérieur des sciences sociales, entre structure et action. S’appuyant sur la notion de dualité des structures développée par Giddens (2012), Löw insiste sur la distinction qu’il convient de faire entre ce que l’on pourrait appeler la spatialisation amont des rapports sociaux, à caractère structurel, encastrée dans des institutions, des routines, des formes de socialisation, et les dynamiques actionnelles et interactionnelles actuelles dans lesquelles sont engagés les acteurs, qui sont conditionnées mais non déterminées par la première. Elle parle de structures spatiales dans le premier cas et distingue deux processus à propos de l’agir producteur d’espaces, soit le « spacing » (qu’elle définit comme « le fait d’ériger, de construire, de positionner », p. 161) et les opérations de synthèse par lesquelles « les biens et les êtres humains sont rassemblés en espaces » (ibid.). Sur ces bases, elle distingue de façon très éclairante espaces et lieux, en proposant de considérer qu’un même lieu peut être constitué en espaces différents, ce qu’illustre très bien Dina Vaiou à propos d’Athènes (chapitre 15).
13Outre un approfondissement théorique, le dialogue interdisciplinaire doit également conduire à approfondir un certain nombre de questions épistémologiques. En particulier, doit-on penser que la complémentarité entre les disciplines doit viser une unité et une synthèse des savoirs ou considérer plutôt qu’il existe trop d’incertitudes, de non-savoirs, d’hétérogénéité entre les savoirs produits par les différentes disciplines pour viser un tel objectif ? En tout état de cause, l’interdisciplinarité conduit à repenser les divisions internes aux disciplines et leurs frontières externes ; elle ouvre également la perspective d’une anthropologie à la fois générale, comparative et historique. Elle soulève aussi des questions de légitimité et de rapports de domination symbolique à propos des relations entre disciplines. La pièce de théâtre imaginée au chapitre 14 met bien en scène ces questions. Mais elle aborde également à travers la thématique des politiques publiques de la recherche une autre question majeure, concernant les orientations de la recherche. Nous avons souligné plus haut la contingence des choix des chercheurs, s’agissant des catégories d’espaces, des échelles, des cas, des terrains. Cette contingence relève classiquement pour partie de la liberté académique, à savoir la curiosité intellectuelle et les intérêts de connaissance des chercheurs. Mais elle interroge aussi les relations entre l’objectivation savante et ce que l’on peut appeler l’objectivation sociale, à savoir la manière dont les rapports sociaux s’élaborent et s’institutionnalisent à travers des actions, des interactions, des décisions. Il convient ici aussi de dépasser les modes de pensée dualistes naïfs. À l’heure de la technoscience, de l’économie dite de la connaissance, de la recherche massivement finalisée et orientée par des politiques publiques en tous genres, des incitations croissantes à développer des recherches partenariales avec les entreprises ou la « société civile », continuer à entretenir le mythe d’une vérité scientifique poursuivie essentiellement pour elle-même, dans un sanctuaire institutionnel à l’abri des bruits du monde et des pressions de toutes natures, n’est plus tenable. Tout comme l’espace, les sciences sont une composante intrinsèque des rapports sociaux.
14Face à ces enjeux, il est essentiel d’élaborer un cadre épistémologique adéquat et renouvelé, en mesure de penser les sciences en société. C’est ce que propose en particulier Coutellec (2015) à travers la notion de « sciences impliquées ». Prenant acte de l’inscription sociale des sciences, de l’importance du contexte culturel et politique et des valeurs non épistémiques (telles que l’utilité sociale ou économique des connaissances) dans les orientations de la recherche, il distingue fortement l’idée d’impartialité de la science, associée à des valeurs épistémiques telles que l’adéquation empirique, d’une improbable autonomie ou neutralité. Il substitue au « triplé axiologique autonomie-impartialité-neutralité » un autre jeu de valeurs, à savoir fécondité-diversité-impartialité impliquée-responsabilité (p. 43-44). Il convient de poursuivre ces réflexions épistémologiques, notamment au regard du développement important des recherches partenariales (Bonny, 2017).
15L’une des formes que prend la science impliquée renvoie à ce que D. Vaiou appelle au chapitre 15 le « standpoint » du chercheur. Le point de vue adopté à l’égard du réel influe sur les choix d’objets d’étude, sur les problématiques, sur les cadres théoriques et conceptuels, sur les modalités d’analyse et d’interprétation. On en trouve de nombreuses manifestations dans cet ouvrage. La dimension normative de l’objectivation scientifique y est apparente, qu’il s’agisse des objets d’étude et des terrains d’enquête (ainsi, il n’est pas neutre d’étudier les rapports sociaux en contexte colonial passé ou de colonisation actuelle, chapitres 2 et 3), des problématiques (dans la deuxième partie intitulée « Espaces hérités, espaces en projet », les exemples de critique des pratiques d’aménagement par l’idéologie du projet l’illustrent très bien), ou encore des cadres interprétatifs (ainsi, C. Gasquet-Blanchard au chapitre 5 consacre une partie de son analyse à la question de l’humanisation des soins du point de vue des rapports entre soignants, malades et proches). De façon générale, on peut observer une forte sensibilité aux inégalités, aux rapports de domination, aux enjeux démocratiques. Les choix effectués sous ce registre ne relèvent plus ici de la liberté académique, mais impliquent une justification et une argumentation ouvertes au débat.
16Une autre facette de la science impliquée concerne les rapports entre les chercheurs, les autres acteurs et la société dans son ensemble, qu’il s’agisse des formes de recherche collaborative et des enjeux éthico-politiques de restitution de la recherche dont traitent Le Guern et Thémines au chapitre 13, ou plus largement des modes d’intervention des chercheurs dans les rapports sociaux, en particulier pour toutes les disciplines qui se définissent comme des sciences de l’action, comme l’architecture, l’urbanisme, l’aménagement, l’agronomie, et pour tous les chercheurs engagés dans des contextes institutionnels relevant de la recherche finalisée. Avec la multiplication de ces derniers, ce sont aujourd’hui toutes les disciplines qui sont amenées à approfondir les articulations entre recherche fondamentale et recherche appliquée, recherche autonome et recherche partenariale, et les échanges entre disciplines ayant à cet égard des histoires très différentes ne peuvent être que bénéfiques. En particulier, quel positionnement adopter à l’égard de la figure de l’expertise ? Comment penser les rapports entre les différents types de savoirs ou les différentes façons de se mettre en recherche ? Quelle contribution aux débats publics et à la démocratisation des choix techniques les chercheurs peuvent-ils apporter, et sous quelles formes ?
17Outre ces enjeux théoriques et épistémologiques, l’interdisciplinarité nourrit également des questionnements de nature ontologique et anthropologique, particulièrement saillants lorsque l’on examine certains objets d’étude complexes et inédits de l’époque. On peut en mentionner trois : la mondialisation, le cyberespace et les questions d’environnement. Les dynamiques sociales sous-jacentes à la constitution des phénomènes réunis sous ces appellations redéfinissent en effet à plusieurs égards le rapport humain au monde, questionnent nos imaginaires sociaux et nos modèles de civilisation. Ces trois objets d’étude ne sont pas nécessairement abordés directement dans cet ouvrage mais constituent à n’en pas douter des thématiques majeures pour les prochaines années.
18Le thème de la mondialisation est présent de façon sous-jacente dans beaucoup de textes. Ainsi, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh évoqué par Robert Hérin (chapitre 15) conduit les participants à la table ronde sur la géographie sociale à souligner l’importance d’analyser dans toute leur complexité les modalités de spatialisation des rapports sociaux associées aux dynamiques économiques globalisées et les enchevêtrements d’échelles qui caractérisent notre époque. Ce sont également ces dynamiques et enchevêtrements d’échelles qu’examinent Y. Fournis et M.-J. Fortin au chapitre 8 à propos des régimes institutionnels de ressources. Mais la patrimonialisation des centres urbains anciens (chapitre 3) ou la diffusion planétaire des logiques de l’urgence médicale (chapitre 5) en constituent d’autres manifestations significatives.
19L’émergence d’un « cyberespace » ou d’un « espace du numérique » établit une deuxième thématique majeure d’investigation interdisciplinaire, et elle est d’ailleurs elle-même l’une des facettes significatives de la mondialisation. L’interconnexion d’individus et de groupes en temps quasi réel via Internet et les réseaux sociaux bouleverse radicalement les représentations du monde, les modes de structuration des rapports sociaux, les pratiques et les interactions. La problématisation de ce bouleversement peut emprunter de multiples voies, dont l’analyse de la recomposition des inégalités et des rapports de domination. Ainsi, sociolinguistes et spécialistes des sciences de l’information et de la communication pourraient contribuer au débat, par exemple à travers la notion de translittératie2 : la capacité à échanger et interagir avec divers moyens de communication et les nouveaux modes de construction des connaissances qui en découlent. La dimension spatiale des rapports sociaux en est progressivement modifiée, avec de fortes inégalités selon les générations et les positions sociales.
20Les questions d’environnement, de plus en plus omniprésentes, constituent un troisième objet d’étude essentiel sur le plan anthropologique. En effet, à travers l’hypothèse de plus en plus insistante selon laquelle nous serions entrés dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, caractérisée par l’impact primordial des activités humaines sur les différentes enveloppes de la planète, la thématique de l’environnement ne renvoie plus simplement à des enjeux circonscrits abordés dans le cadre de spécialisations intra-disciplinaires, mais relève d’enjeux civilisationnels qui interpellent l’ensemble des sciences sociales. Elle conduit en particulier à souligner les limites de l’opposition entre déterminisme environnemental et possibilisme historique et oblige à penser les formes multiples et complexes de couplage entre les rapports sociaux et l’écosphère terrestre, ce qui peut passer notamment par le réexamen des découpages intra-disciplinaires, comme la géographie prise dans un clivage durable entre géographie physique et géographie humaine ou sociale, qu’il paraît aujourd’hui urgent de dépasser (Chartier, 2016).
21Pour finir, il ne faut pas perdre de vue que la question « qu’est-ce que l’espace ? » n’a pas de sens en soi. Ce qui compte c’est de comprendre pourquoi certaines sociétés utilisent certains termes pour définir, à un moment donné de leur histoire, leurs espaces. L’absence de débat autour du mot territoire dans le colloque semble montrer à cet égard qu’il n’est plus central pour faire avancer la recherche. Il ne s’agit plus d’un accélérateur de l’interdisciplinarité. Si la notion de dimension spatiale semble faire consensus dans cet ouvrage, on ne note pas de remise en question, de proposition alternative ou de néologisme. Pour cerner la spécificité d’une approche dimensionnelle, la comparaison des mots utilisés dans d’autres langues pour qualifier l’espace peut être riche d’enseignements. En anglais, l’expression « spatial dimension » ne recouvre pas le sens utilisé dans ce livre tandis que des expressions proches « across space » ou encore « spatial component » se réfèrent à des positions théoriques ou épistémologiques différentes. Le même constat opère en espagnol ou encore en arabe. Il en va de même pour la notion de rapports sociaux, intraduisible, et qui implique une opposition, alors que des expressions proches « social relations » ou « relaciones sociales » ne font référence qu’aux relations sociales. En ce sens, le colloque de 2014 et cet ouvrage reflètent une pensée française originale qui mériterait d’être mieux diffusée. Les débats théoriques et épistémologiques anglo-saxons concernant l’espace (Del Casino et al., 2011, Johnson et al., 2013) sont relativement hermétiques aux débats français et les initiatives pour rompre avec l’hégémonie anglo-américaine sont rares. Si les passerelles avec les chercheurs hispanophones (Nogué, Romero, 2006) ou italophones (Dumont, 2008, Loda, 2008) sont plus évidentes, elles restent relativement limitées. Les comparaisons internationales à vocation globale existent pourtant, comme par exemple une analyse de l’état de la géographie sociale et culturelle dans 21 pays par 21 auteurs (Kitchin, 2008) ou encore les conceptions de l’espace à travers 52 auteurs dans le monde : géographes, sociologues, philosophes, anthropologues, urbanistes, etc. (Hubbard et al., 2004). Les cloisonnements entre pays, anciens et récurrents en sciences humaines et sociales, sont en partie liés aux différences linguistiques qui perdurent. Le contexte de mondialisation offre des opportunités inédites pour mener des recherches en même temps que des risques de marginalisation des unités de recherche et des universités sont croissants.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dodier R., Rouyer A., Séchet R. (dir.), 2008 ; Séchet R., Veschambre V. (dir.), 2006 ; Séchet R., Garat I., Zeneidi D. (dir.), 2008.
2 La définition communément acceptée est celle traduite de la définition initiale de Sue Thomas « l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux ». Définition qui donne son poids à l’éventail de formations qu’elle implique à l’ère du papier, de l’audio-visuel et du numérique.
Auteurs
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Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
Raymonde Séchet et Vincent Veschambre (dir.)
2006
Les Aït Ayad
La circulation migratoire des Marocains entre la France, l'Espagne et l'Italie
Chadia Arab
2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010