Le sacré chez Jean Grosjean : une lecture d’Hiver (1964)
p. 117-127
Texte intégral
1Il est fréquent de distinguer, parmi le foisonnement poétique qui a accompagné ou immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, deux tendances majeures : l’éclosion des œuvres de jeunes poètes portés à interroger le monde des choses, d’une part, et la naissance d’œuvres tournées vers le questionnement spirituel, d’autre part. C’est ainsi, par exemple, que Jean-Michel Maulpoix présente la période des années 1940-1950 :
Au « matérialisme » de Ponge, de Guillevic et de Tortel, on opposera sans peine le spiritualisme de quelques poètes qui furent leurs contemporains et qui lièrent très étroitement l’expression poétique au sentiment religieux1.
2Dans cette seconde catégorie, Jean-Michel Maulpoix évoque notamment Patrice de la Tour du Pin, Jean-Claude Renard, puis, dans un deuxième paragraphe, Pierre Emmanuel et Jean Grosjean, dont, souligne-t-il, les relations avec la religion sont « plus difficiles et conflictuelles encore2 ». Il précise :
Traducteur de la Bible et du Coran, le second fut prêtre de 1939 à 1950 et séjourna longuement au Moyen-Orient. Mais c’est aussi un Franc-Comtois très attaché aux réalités humaines et naturelles de sa province : c’est dire que sous sa plume le sentiment et la culture religieuse se conjoignent sans difficulté à l’expression de la campagne proche. Opposé à toute orthodoxie, Grosjean réinvente les grandes figures mythiques à sa manière. Loin d’écrire à partir d’un dogme, il se pose en témoin d’une dialectique universelle qui ne voit le Dieu redevenir soi qu’au-dehors de soi : « C’est devenu autre qu’il se voit devenir ce qu’il est » (La Gloire, 1969). Le don poétique prend son sens dans l’impossibilité de la créature à posséder. Il faut donner ce qu’on n’a pas. Telle est la règle, telle est la chance. C’est l’absence de Dieu qui fonde la croyance. La poésie contraint davantage à vivre qu’elle ne donne réellement à croire3.
3On ne peut être plus clair : Jean Grosjean n’est pas un poète religieux, ni surtout le poète d’une religion, c’est « le poète du sacré4 ».
4Dans cette optique, Hiver, mince recueil publié en 1964 chez Gallimard, occupe une place singulière dans l’ensemble de l’œuvre du poète, où il marque un fugace retour à l’écriture versifiée, en alexandrins non rimés regroupés en strophes de deux à six vers. De Terre du Temps (1946) à Austrasie (1960), la poésie de Jean Grosjean est marquée, selon Aude Préta de Beaufort, par l’altercation entre Dieu et l’homme : la distance entre le Créateur et sa créature, peut-être irréductible désormais, est source de souffrance pour l’homme, et le poète fait « de ses premiers livres un concert de voix réclamant justice5 », faisant grief à Dieu de son retrait du monde. Apocalypse (1962) et Hiver (1964) inaugureraient alors les « noces du profane et du sacré6 » que toute l’œuvre ultérieure du poète développe. De même, pour Jean-Yves Debreuille, le début des années 1960 fait partie de « ces moments de réorientation » qui scandent l’œuvre de J. Grosjean : le sacré n’est plus tant cherché dans le Verbe biblique que dans le monde lui-même, dans la simplicité des choses et des lieux, et le poète formule au sacré une « invitation à sourdre7 » du monde. Peu étudié, Hiver est donc l’un des jalons du parcours poétique et spirituel de J. Grosjean, et l’un de ses recueils les plus accessibles8.
5Nous proposons une lecture suivie des sept poèmes qui composent Hiver afin de mettre au jour les figures successives de la relation de l’homme au sacré qu’ils donnent à voir. La lecture linéaire de cet ensemble nous paraît justifiée par la tentation épique qui le parcourt : nous verrons que le narratif travaille sans cesse l’écriture poétique, et que les mouvements, les inflexions successives, voire les contradictions que le « je » poétique exprime en sa quête du sacré s’en trouvent orientées, moins chronologiquement d’ailleurs (l’histoire d’une âme qui recherche « le dieu9 » n’a que faire de stricts repères temporels) que selon un processus continu, dont la durée variable, élastique, réversible, est soulignée par le poète.
Le tournoiement du temps
6L’ouverture du recueil en contredit a priori le titre ; d’emblée, le rythme des saisons et la marche du temps calendaire paraissent subir une distorsion, voire une inversion, qui renvoie la chronologie à son tournoiement fondamental :
Quel printemps nous fut cet octobre au bord des brumes
et quelle aube que de flâner au fond des soirs !
Nous naissions en marchant sur d’antiques malheurs1.
7La tension instaurée entre le titre Hiver et le « printemps » surprend. Mais elle est en outre redoublée dans le vers lui-même : « octobre », qui – dans un contexte au passé simple et par le déictique « cet » – prend une apparente valeur référentielle, s’oppose à ce « printemps » que le lecteur est ainsi amené à réinterpréter comme une métaphore. Et ce jeu se poursuit dans l’antithèse « aube » vs « soirs » et dans l’opposition des connotations associées au verbe « naître » et au syntagme « antiques malheurs ». La temporalité propre au sacré exerce d’emblée son attraction sur le récit, et l’ensemble des poèmes est ainsi travaillé par la tension entre le temps sacré et la linéarité narrative.
8Comment ne pas reconnaître dans cette tension le dessein de dire poétiquement – autant qu’il est possible – l’initiation au sacré ? Cette première « strophe » paraît en effet exprimer la réversibilité caractéristique, selon Mircea Eliade2, du temps sacré, où la naissance (spirituelle) succède au désastre, à l’effondrement, à la mort. Le « nous » présent dès le premier vers marque bien une naissance nouvelle, non celle d’un « je » purement énonciatif et toujours suspect d’incarner l’auteur biographique réel, mais d’une entité plurielle, fusionnelle, c’est-à-dire d’une entité intrinsèquement relationnelle. Le « poète », ou plutôt le « je » qui cherche ici à s’énoncer, ne peut accéder au langage que dans une co-naissance, pour reprendre le mot de Claudel : « Nous naissions ». Mais qui naquit avec « je » ? Ou, pour le dire autrement, quelle relation fit incidemment renaître le « je » en naissant ? Après la révélation que le titre du recueil précédent, Apocalypse (1962), mettait en évidence par son étymologie, que découvre le poète dans cet « hiver » dont octobre fut le printemps, l’annonce euphorique ?
Le tutoiement du dieu
9La strophe suivante du premier poème livre une partie de la réponse, mais non sans ambiguïté :
Tu as daigné m’obscurcir le ciel et les yeux,
tu as écarté ma mère et le triste été
pour que je sache aimer comme le sait l’hiver
dont le vent sans patrie traverse la haie pure
mais tu t’es écartée toi-même sans adieu,
promesse pareille aux duvets errants de l’air. (I, 83)
10Le « nous » initial se décompose enfin en un « tu » et un « je », et l’allocutaire se dévoile sous la forme féminine de l’aimée. Mais le lecteur attentif d’Apocalypse n’est pas dupe : le « tu », c’est aussi (et peut-être surtout ?) le dieu, qui avait déjà, dans sa révélation, poussé le poète à dire : « Adieu, mère. Que la lune sur sa tige te fleurisse, dormante1 » et à remarquer que « L’été donc au milieu de ses travaux s’absente2 ». S’énonce dans cette strophe la fin des travaux et de l’enfance, la fin du divertissement, au sens pascalien du terme : rien ne détournera plus le poète du dieu, qui doit se dévoiler dans la nudité de l’hiver. Ou plutôt, qui doit donner à voir dans l’hiver son passage, sa mobilité, c’est-à-dire son retrait, sa fugacité, sa présence qui est déjà absence. Dieu est pour J. Grosjean le passant suprême3. La femme n’est que la forme précaire, le passage, que le mode d’apparition du dieu. Le poème n’est que (le langage de) la relation du poète au sacré. L’ensemble des sept poèmes multiplie et superpose donc ensuite les mouvements, les variations, les figures de cette relation.
La figure du désastre (poèmes I à III)
11La première figure de la relation au sacré que donne à lire Hiver, c’est la défaite. Dès le début, le livre est traversé par la tentation de l’épopée, marquée par l’emploi récurrent du vocabulaire martial. Dans le poème I, les « antiques malheurs » prennent ainsi un aspect guerrier :
Tu t’avançais comme un rire entre les armées
comme un chemin qu’encombraient déjà les pavots.
Quelle floraison font les morts sur les talus ! (I, 83)
12La naissance spirituelle succède à la mort, dans un passage ambigu du malheur à l’allégresse que connotent les images du rire (moqueur ? joyeux ?) et des fleurs (l’oubli1 ? la résurgence ?). Tout semble indiquer un lendemain de bataille, de défaite : « Le pays n’a plus de guerriers que ses vieux arbres / courbés déjà sur les ornières du soleil » (II, 87).
13Ce désastre militaire, cet effondrement des armées est la métaphore filée du sentiment d’abandon qui suit le retrait du divin hors du monde. Car ce que disent les images guerrières et les visions de terres brûlées, c’est la fin de la lutte avec l’ange, l’immobilité qui suit la colère. Il arrive encore parfois, au début d’Hiver, qu’une accusation rémanente se fasse entendre dans l’interrogation du sujet poétique sur le retrait du dieu : « Le murmure de ton passage a fait les mondes / mais qu’en reste-t-il si tu t’éloignes ? » (I, 85), voire que l’altercation de l’homme avec le dieu se ravive jusqu’à frôler le blasphème :
N’était-il donc de lumière que dans mes yeux ?
Depuis que j’ai fermé les yeux tout est nocturne,
j'ai beau m’éveiller c’est en songe et tu te tais. (II, 88)
14Mais, comme le montre la fréquence des questions oratoires, ces accusations remplissent une fonction conative. Ce sont des appels, des provocations qui visent à forcer le dieu à se montrer à nouveau, à revenir vers l’homme, à franchir la distance ontologique qui les sépare : « T’ai-je imploré de sortir de l’ombre autrefois ? / mais maintenant je voudrais ne pas me résoudre » lit-on un peu plus loin dans le même poème (II, 88).
15Le mouvement du dieu ou de Dieu est le passage. Le sacré traverse le monde, et l’homme ne peut guère le retenir. Tout fait signe à l’homme de ce retrait, qu’il s’agisse de la lumière qui s’affaiblit, du soir qui tombe, du feu qui s’éteint ou du gel qui ankylose et paralyse la nature. Par exemple, le premier poème donne à voir, par le symbole de l’arbre, la désunion du monde et du divin :
Ô fruits d’un arbre dont court à tâtons la sève,
le soleil vous caresse à peine à travers l’ombre.
L’arbre déploie ses deux toisons, l’une flagrante
que l’azur cerne ou que la nuit remplit d’étoiles
et l’autre occulte dans le sol aux senteurs sourdes
mais l’âme de l’écorce étreinte fuit sous nos doigts
et l’eau de la soif reste au fond du puits des yeux. (I, 84)
16L’arbre, dont la verticalité joint la terre au ciel, manifeste désormais la séparation spirituelle de deux mondes parallèles, celui – lumineux, numineux – de la transcendance, de l’« azur », et celui des racines terrestres. L’« âme de l’écorce » glisse sous les doigts de l’homme, et son désir du sacré, son désir d’union au dieu, demeure une « soif » inextinguible. Le dieu, intangible, échappe au monde : « Qui fut vainqueur ? L’ombre emporte un dieu sans visage » (III, 91). Il n’est plus possible de contempler le dieu dans la clarté. À plusieurs reprises, les poèmes soulignent l’évanescence, la disparition progressive de son visage et de son regard : « Voici que ta face est voilée par ton haleine » (I, 85) ; « tu te vêtais de verglas et de songeries » (III, 91) ; « Lampe tenace au fond des pluies ténébreuses / tu es le dieu du bonheur et des arbres morts » (VII, 104). « Maître oblique » (III, 90), le dieu s’identifie au soleil dont les derniers rayons préservent un espace sacré, une empreinte divine dont le sujet souhaite la persistance comme signe éloquent du passage :
L’oblique pas du soleil trouble un âcre humus
dans cet enclos que la charrue laïque évite.
Lève ton pied moins vite et que la feuille chue
chuchote humide à ton talon comme une aimée. (I, 84)
17Le tissage sonore de la strophe, appuyé par l’allitération en [k] dans les deux premiers vers (« oblique », « âcre », « enclos », « que », « laïque »), par l’isolexisme (« humus » / « humide ») et poussé jusqu’à la cacophonie (« chue / chuchote »), tente en vain de retenir dans ses rets ce qui passe et échappe.
18Face à l’évanescence du dieu, à la fuite du sacré, le sujet s’entête pourtant à en chercher la présence. Il fait preuve d’un désir obstiné, dont la constance espère triompher de l’éloignement en persévérant – et forcer le dieu à revenir sur ses pas, à réinvestir le monde.
19Le désastre n’empêche nullement le « je » de continuer à désirer : « Les tessons du jour brisé dorment dans leur fosse / mais l’âme du soleil éteint me brûle encore » (I, 84). S’il s’exclame : « Combien plus sacrée la mémoire que les luttes ! » (I, 86), c’est que le souvenir du dieu, de la manifestation du divin dans le monde, est inaltérable et met encore en quête le sujet, alors même qu’il se sent abandonné :
Ta face effrayait mais ton voile est plus terrible.
Tu daignes donc te moquer pour qu’on t’aime encore.
Que ne puis-je baisser les cils pour me déprendre,
c'est trop me souvenir de toi quand tu triomphes. (I, 85)
20L’obstination prend alors la forme d’un siège, métaphore guerrière du désir impatient : « Seul mon geste en suspens t’assiège de blancheur / comme un givre d’herbe et de branche à ta lisière » (II, 89).
21Paradoxalement empli de ce sentiment de vacuité, le « je » ne se représente plus lui-même que dans l’abandon et la dispersion : « Le sceptre d’un jonc me consacre à son royaume / et les herses des vents errants me cardent l’âme » (II, 88) ; habilement, la métaphore filée du tissu est reprise un peu plus loin :
La pâleur des vergers d’avril n’était que l’ombre
du linge illustre qu’ont déployé les frimas.
Les jours d’été se sont dispersés sans connaître
l'emblème où ta face est empreinte avec ses rides.
La mort qui m’a pris quand tu t’approchais de moi
fit de moi ce suaire éclatant dont tu t’absentes. (II, 89)
22Le sujet ne se représente plus lui-même que comme l’empreinte d’un absentement, fragile trace hivernale menacée par le temps, l’usure, le retour au réel où peut resurgir la féminité comme une tentation, comme le montre le début du poème suivant où la métaphore textile se poursuit :
Sous son innocence en lambeaux la neige laisse
paraître déjà des rusticités de femme,
des toisons d’herbe sous des aisselles de roche. (III, 90)
23Paysage et sujet se confondent dans cet hiver où le dieu a marqué son empreinte éphémère, fugace, que la volonté cherche en vain à fixer.
24Le « je » n’ignore pas la vanité de ce désir qui cherche à contraindre le dieu à demeurer, et il advient qu’un apaisement adoucisse parfois la quête. L’homme, qui ne veut pas « se résoudre » (II, 88) prend fugitivement conscience qu’il lui faudrait (ou qu’il lui faudra) accepter la « sainte distance » (I, 86) qui s’établit peu à peu entre le dieu qui se retire, s’éloigne (bientôt Dieu lointain, deus otiosus2) et lui-même, et qu’il ne lui faudra « se repaître que d’infranchissable espace » (I, 86). C’est alors le temps de la contemplation. Le « je » adopte, au sein du dénuement hiémal, une attitude d’humilité franciscaine :
Je me suis détourné d’un chemin de bétail
pour me tenir pieds nus, mains vides, l’âme en feu
devant ce feu de l’hiver et ton silence. (I, 86)
25La contemplation trouve en l’hiver le moment le plus favorable à la découverte du sacré, à la scrutation du regard hiérophanique. L’écriture peut alors donner à voir, dans un jeu de syntagmes parallèles et dans la subtilité d’un chiasme, le plaisir de la contemplation du dieu à distance :
La sainte distance est assise entre les dieux,
assise entre l’amour aux longs yeux sans sourire
qui dévore des yeux l’amour aux longs yeux graves
et ce frisson de la flamme sans combustible
face à l’inconsumable flamme qui frissonne. (I, 86)
26De cette contemplation l’archer peut être l’allégorie, lui qui doit nécessairement se tenir à distance de ce qu’il veut atteindre : « L’archer te contemple à présent de son œil glauque. / Écoute comme tremble encor sa corde d’arc » (III, 91).
Le renoncement aux mythes (poèmes IV et V)
27Les poèmes IV et V montrent une importance croissante du registre épique. Les deux textes sont entièrement dominés par le vocabulaire guerrier et par les allusions aux temps anciens, à l’ère des légendes. La description de la nature elle-même passe désormais par l’emploi de vocables militaires ou connotant la violence archaïque. La neige, le vent, le soleil sont associés, dans l’image à double sens de la débâcle, à la description du désastre. Ainsi, le soleil couchant « laisse un champ de bataille où les eaux bourbeuses / rongent des plaques de neige au bord des buissons » (IV, 93) ; « la sombre escadre des corbeaux sombra sans gloire / sur les noirs écueils d’un branchage au bas du ciel » (IV, 94) ; « ni les flots massés derrière les moraines / ni les nuits avec leurs bivouacs dans la hauteur » n’empêchent l’aube brumeuse de se lever (IV, 95) ; les « saisons / se rangent en bataille à travers l’étendue » (V, 96) ; on tient « la neige en réserve / pour enfouir le corps du vaincu quand les frimas / l’auront étranglé dans sa geôle » (V, 96).
28Les allusions historiques, où les anachronismes mêlent la basse Antiquité des invasions barbares au Moyen Âge afin de poursuivre le tournoiement du temps engagé dès le début du recueil, abondent. On voit ainsi le roi « Thierry se lev(ant) sur la Thuringe » (IV, 94), les « leudes », grands vassaux des Francs, mourant dans les fermes où ils s’étaient terrés (IV, 93), ou encore les « Cimbres et Goths » (IV, 94) s’avançant dans les neiges. Les « framées », longs javelots des Francs (IV, 95), croisent les « pertuisanes », armes d’hast médiévales (V, 97). De façon plus discrète, les mois révolutionnaires viennent encore troubler davantage la succession des heurts de l’Histoire (« nivôse », IV, 94 ; « pluviôse », V, 97 ; « Frimaire », V, 98).
29Se dessine sous les yeux du lecteur l’univers sombre, sanglant, de la légende des temps meurtriers de l’Histoire. Contrairement à ce qu’on observe dans certains recueils précédents, tels qu’Hypostases (1950) où apparaissait Adam, ou Majestés et passants (1956) qui faisait parler Caïn, et aux récits comme Élie (1982) ou La Reine de Saba (1987), ce ne sont pas les mythes bibliques qui revivent ici, mais la geste des premiers rois francs. L’épopée se replie sur l’espace austrasien cher au poète1 : les « vastes déclivités catalauniques » (V, 96) renvoient aux champs catalauniques près de Troyes où le général gallo-romain Aetius arrêta l’avancée d’Attila, la « forêt de Droissy » (IV, 93) dans le Soissonnais fut le lieu d’une bataille meurtrière au vie siècle… L’agrandissement épique est de la sorte partiellement brisé dans son élan vers le mythe et le sacré : l’élection de personnages moins célèbres et de lieux moins prestigieux, qui n’appartiennent pas à l’univers biblique, permet au poète de « rabattre » l’épopée sur le monde profane2.
30Cette épopée aux ailes brisées est un renoncement. En effet, le « je » ne cherche pas le dieu dans la Bible : conscient de l’irrémédiable blessure du langage, à jamais séparé du Verbe, le poète renonce à devenir le contemporain de Dieu en faisant revivre dans sa parole le mythe. Il revient modestement au réel profane, à l’Histoire humaine. C’est pourquoi il peut dire enfin que « C’en est fini du blasphème quand les saisons / se rangent en bataille à travers l’étendue » (V, 96). Il n’est plus question de forcer le dieu à apparaître en le provoquant – ni même de l’obliger à demeurer en l’implorant, d’ailleurs ; la légende donne à lire le réel, l’abandon du monde par le dieu qui se retire, la dévastation qui s’ensuit de cette vacuité, la terre gaste du monde profane. La légende ne cite pas de héros civilisateurs, qui par leur geste de fondation renouvellent le geste créateur divin, redéfinissent un lieu ou un centre sacré : elle donne à voir des héros barbares et des guerriers en déroute. Les « saisons » peuvent alors passer « à travers l’étendue », dévoilant dans la litanie des mois qui caractérise le poème V la vanité des séductions du monde quotidien et des apparences profanes. Le poète est sourd aux cris du monde abandonné par le dieu. Il s’écrie férocement : « À mort l’été ! « (V, 96). L’été lui paraît risible et dérisoire : « Juin tout honteux s’en retourne donc à ses coqs / qui se récrient aux perchoirs des nuits les plus brèves » (V, 97) et « Août va dormir ou mourir au fond de ses friches / dans le bourdonnement des brises expirées » (V, 98). De même, « L’automne exilé dans les bois souffle en ses cuivres / à s’en rompre la veine en vain, nul ne l’entend » (V, 98). Le « je » clame sa haine de toute saison qui n’est pas l’hiver :
Et maudit soit tout printemps qui viendrait ternir
les clartés du ruissellement dans la ramure
ou le piétinement de la pluie sur les sources. (V, 98)
31C’est que seul l’hiver, saison du dépouillement, sans divertissement qui puisse détourner le regard, rend provisoirement possible l’attention aux signes ténus que le dieu envoie encore à l’homme. La saison froide est pour le poète « l’heure où rien ne (l)e distrait plus de l’amour », puisque « La terre n’est pas moins nue que les branches d’arbre » (V, 98).
L’ouverture mystique (poèmes VI et VII)
32La relation au sacré peut enfin prendre une figure mystique ou extatique, lorsque la présence du divin est ressentie dans la proximité, voire dans l’intimité, avec toute l’intensité que cela implique. Les poèmes VI et VII semblent développer particulièrement cet aspect. Le poème VI établit d’emblée cette proximité :
Je ne suis plus qu’avec toi depuis si longtemps.
Les basses forêts de l’hiver sur l’horizon
assiègent depuis si longtemps notre royaume. (VI, 100)
33L’expérience extatique n’est pas transport du sujet vers un hors-lieu divin, mais au contraire l’approche ignorée du dieu : « mais tu t’es approché de nous à notre insu » (VI, 101). Le retour du dieu est tout aussi inattendu que l’avait été son retrait : « Le soir est entré dans le monde à notre insu » (II, 87). Saisi par le dieu, fusionnant avec le sacré, le « je » poétique se replie sur son bonheur à la « lenteur sainte » (VI, 101) et se ferme au monde profane, dont les séductions éphémères risquent de le détourner de l’essentiel :
Nous ne serons pas sur nos seuils pour t’applaudir,
soleil qui viens faire aboyer les apparences.
Quand tu passes, le bonheur ferme ses volets.
Quand tu flamboies dans l’azur et sur les purins
la clarté diffuse a refuge sous des buis. (VI, 102)
34L’image de la faible lueur du sacré que risque de noyer l’éclatant soleil du monde profane, immanent, est reprise et amplifiée au début du poème suivant. Là encore, le « je » est comme saisi par le dieu, étreint par le sacré :
La faille des nues qui brille à ras des forêts
rallume sous un vieux buisson la feuille morte.
Ah ! combien le fascinateur se dissémine
en des lueurs que dévient la motte ou la touffe !
Le soir traîne sur des affleurements de roche,
les clartés pendent par gouttes à des ramilles,
les brumes blêmies vont errantes sur la terre.
Je suis trouvé par les plus intimes des gloires. (VII, 103)
35Celui qui voulait étreindre le dieu, tenir en ses mains le sacré, empêcher l’éloignement du divin et la disparition du saint visage, se trouve saisi par le dieu, qui s’est approché sous l’aspect humble, fragile, ténu de la faible lueur : le renversement de la relation de l’homme au dieu qui s’opère entre le début et la fin du recueil est assez nette. Désormais, le « je » sait qu’il a été lui-même « choisi pour temple » et que « Le moindre écart serait maintenant sacrilège » (VII, 103). C’est à la fois le dieu et le moi qui s’ouvrent soudain au monde, se démultiplient pour ne faire plus qu’un avec lui, l’inonder de la lueur sacrée. Le finale du recueil met en relief de façon singulière cette ouverture conjointement lyrique et spirituelle :
Nos gestes cloués dans la terre s’y dissolvent,
nos songes mêmes sont évaporés dans l’air,
tout nous oublie, aimée, mais le dieu que nous fûmes
défera le monde à sa guise sans cesser. (VII, 105)
36Le chant s’achève sur l’éternité particulière de cette expérience mystique du sacré, qui ayant eu lieu, ne peut plus ne pas avoir été.
Modulations du sacré
37Si « toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane1 », comme l’écrit Roger Caillois en ouverture de son célèbre essai, la poésie de J. Grosjean dans Hiver ne fait pas de cette distinction un schisme, une dualité absolue. Il semble que le recueil donne plutôt à voir diverses relations de l’homme au dieu, à la manifestation du sacré dans le monde. Mieux encore, qu’il en déploie dans son chant l’infinie modulation. Le sacré est moins pour J. Grosjean un domaine délimité, défini, qu’une intensité variable. La tentation du récit est sensible, dans cet ensemble de sept poèmes ; on peut y voir, sans doute, le débat d’une âme avec le dieu, qui évoluerait de la révolte et du blasphème à l’ouverture lyrique et apaisée au monde et au divin grâce à l’épreuve et au dépouillement imposés par l’hiver. Mais peut-être peut-on aussi le lire comme le chant de la ténuité, de la précarité de la relation au sacré, toujours fragile et instable : le dieu s’éloigne quand on veut le saisir ou le forcer à apparaître ; discret, il revient et s’approche à notre insu et nous saisit soudain. Faire l’expérience du sacré, c’est, pour le poète d’Hiver, moduler sur la lyre les infinies variations de la présence-absence du dieu, la puissance et la précarité de son « passage » dans le monde, « comme s’il y avait de notre nuit dans sa lumière et de sa lumière dans notre nuit2 ».
Notes de bas de page
1 J.-M. Maulpoix, « L’éclatement poétique. Au xxe siècle ». In : Histoire de la France littéraire, tome III, Modernités. xixe – xxe siècle, s.d. P. Berthier et M. Jarrety, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2006, p. 317.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 317-318.
4 C’est le titre d’un entretien de J. Grosjean avec Jérôme Cordelier, publié dans le magazine Le Point, le 27 janvier 2005 : « Jean Grosjean : le poète du sacré ». Cet article est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://www.lepoint.fr/archives/article.php/35182 (consulté le 2 novembre 2011).
5 A. Préta de Beaufort, « Grief, accusation dans l’œuvre de Jean Grosjean », in : Jean Grosjean Poète et prosateur. Actes du Colloque de Besançon (Janvier 1997), s.d. C. Mayaux, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 25.
6 Ibid.
7 Voir J.-Y. Debreuille, « L’invitation à sourdre de Majestés et passants à Hiver », in : Jean Grosjean Poète et prosateur, s.d. C. Mayaux, op. cit., p. 77-88.
8 Il fait partie du volume édité en format de poche dans la collection « Poésie » aux éditions Gallimard, avec Apocalypse, Élégies et La Gloire, depuis 1969.
9 « Le dieu », plutôt que Dieu, ainsi que le nomme J. Grosjean lui-même dans Apocalypse (1962), dans Hiver, et, avec plus d’insistance, dans La Gloire (1969) : n’est-ce pas là encore une façon de nommer la manifestation du sacré dans le monde, une présence hiérophanique, qui se distingue de Dieu, source transcendante dont pourtant elle émane ?
1 J. Grosjean, « Hiver », dans La Gloire, précédé de Apocalypse, Hiver et Élégies (1969), Paris, Gallimard, 1999, p. 83. Toutes les citations d’Hiver et d’Apocalypse renverront à cette édition. Pour les citations d’Hiver, les références se feront désormais entre parenthèses dans le texte : les chiffres romains indiquent le numéro du poème, les chiffres arabes le numéro de la page.
2 Voir M. Eliade, Le Sacré et le profane (1957), traduit de l’allemand par l’auteur (1965), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1994, chap. II et IV notamment.
1 J. Grosjean, Apocalypse, p. 76.
2 Ibid., p. 78.
3 Voir à ce propos l’article de G. Bocholier, « Un simple passant », dans l’hommage posthume au poète dans la Nouvelle Revue Française, n° 581, avril 2007, p. 61-67.
1 On se rappelle que « dans le symbolisme éleusinien, le pavot que l’on offre à Déméter symbolise la terre, mais représente aussi la force de sommeil et d’oubli qui s’empare des hommes après la mort et avant la renaissance » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (1969), article « Pavot », Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1996, p. 735.
2 M. Eliade, Le Sacré et le profane, op. cit., chap. III, p. 105-108.
1 Austrasie est le titre d’un recueil de 1960.
2 Qui plus est, on se rappelle que Jean Grosjean s’est installé dans l’Aube dès 1956 : c’est donc également son environnement quotidien.
1 R. Caillois, L’Homme et le sacré (1950), Paris, Gallimard, 1988, Folio essais, p. 23.
2 Derniers mots du récit de J. Grosjean, Élie (1982), Paris, Gallimard, NRF, 1994, p. 115.
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