Chapitre III. Lieux de sociabilité et cosmopolitisme citadin
p. 101-163
Texte intégral
« Ma femme, elle est décoratrice, moi je suis d’origine indienne [de Madagascar]. J’aime tout ce qui est oriental, oriental au sens de l’Afrique du nord à l’Asie, alors voilà, on a fait ça. Le nom La Médina ? C’est d’abord à cause de la localisation, en plein cœur de Tana [Tananarive]. Ici, c’est la médina de Tana quoi ! Les gens qui viennent, ils aiment bien le décor, c’est composite. […] On sert une cuisine indienne de l’Inde, du Rajasthan, pas comme chez Shalimar [une vieille institution tananarivienne qui sert de la restauration d’origine indienne, très fréquentée par les Malgaches] qui fait du mixte malgache-indien. Ici on a des cuisiniers malgaches formés spécialement à la cuisine indienne. Les épices ? Je les fais venir de Barbès [rires] ! Mes tabacs pour le narguilé, de Tunisie, j’ai un ami qui travaille là-bas à la Banque africaine de développement et qui m’en amène quand il passe, de Dubaï aussi. »
Lila, patron du salon de thé-spa La Médina, ouvert en 2009 (entretien, juillet 2011).
1Tout à La Médina évoque une recherche délibérée de mélange d’influences : la cuisine, le nom à la fois arabe et anglais, le décor de style arabo-mauresque, la provenance très internationale des marchandises, et le goût pour un exotisme orientalisant : Lila incarne ce qu’Armelle Choplin a appelé les « nouveaux orientalismes » (2009b, p. 309), c’est-à-dire l’attrait de citadins d’Afrique pour des pratiques et des décors d’origine orientale, entendus dans un sens très large, très vague et fondés sur le kitsch1. La carte de visite de La Médina témoigne de ces rapprochements divers : « massages du monde, snacking bar, oriental lounge-Shisha, pâtisserie orientale » (voir les pages xviii et xix du cahier d’illustrations). L’exemple de La Médina est révélateur de plusieurs tendances : la diffusion de types de lieux de loisir recyclant partout dans le monde les mêmes éléments de décor ou de cuisine, si bien que La Médina pourrait se trouver à Abu Dhabi, en Chine ou au Brésil ; leur adoption par une clientèle locale pour laquelle ces lieux représentent un nouvel exotisme2 ; la création de tels lieux considérés comme des symboles de nouveauté dans les centres-villes anciens des grandes villes d’Afrique, qui contribue à revitaliser leur image de dynamisme commercial et récréatif. Enfin, le patron de La Médina participe à la vie de la ville alors qu’il est d’origine Karana, c’est-à-dire d’origine indienne. Or, être Karana à Madagascar attire ostracisme et méfiance ; un Karana est souvent considéré comme un étranger, alors que sa famille est installée depuis plusieurs générations. Depuis, d’autres établissements ont ouvert sur le même modèle, comme La Casbah, Shisha Lounge Bar, à Antanimena (voir la page xxiv du cahier d’illustrations).
2À la modeste échelle de ce lieu à Tananarive, la pensée d’Édouard Glissant s’applique bien à ce que représente La Médina : « Pour Glissant, le monde est d’abord un entrelacs de relations entre des lieux. […] Ces lieux ne sont pas des territoires clos, mais des pôles de rayonnement et des espaces d’ouverture » (Martin, 2007, p. 157).
3Aussi bien le patron que les clients de La Médina rêvent d’ailleurs et apprécient l’exotisme construit du lieu. En cela, il constitue un lieu de l’ailleurs, construit par celui-ci et entièrement tournée vers lui. Cela constituera notre point d’entrée dans l’affirmation d’une position scientifique, celle du refus de l’approche déterritorialisée des vies citadines en Afrique et du choix d’une approche en termes de lieu, d’ancrage local, étudiés à travers les pratiques et les représentations. L’étude de ces nouveaux lieux de l’ailleurs pourra dès lors être menée. Ensuite, on verra que des lieux anciennement créolisés, en particulier nés à l’époque coloniale, font l’objet de nouveaux usages et de nouvelles représentations, dans une réinvention créatrice du passé et dans une utilisation de la nostalgie citadine. Cela permettra pour finir de revenir sur les relations entre cosmopolitisme urbain et lieux de sociabilité.
Vies citadines, entre ici et ailleurs, entre ancrages et mobilités
« La mondialisation est devenue l’irrésistible mot-vedette de la fin de siècle, une métaphore millénariste pour pratiquement tout ce qui s’est passé dans le monde à la fin du xxe siècle3 » (Soja, 2000, p. 190).
4La remarque ironique d’Edward Soja pourrait être appliquée à d’autres notions qui se sont imposées et répandues tels des lieux communs dans les sciences humaines et sociales. En particulier, la mobilité est désormais très fréquemment employée comme grille d’analyse des sociétés citadines actuelles. Est-il pertinent d’en faire le paradigme unique pour tenter de comprendre celles-ci ?
La ville sans lieux ? Pour une géographie du local
5En matière d’études des villes d’Afrique, il existe un courant de pensée qui bénéficie d’une audience certaine et qui considère que les citadins africains ne vivent plus dans leur ville, mais dans la quête permanente d’un ailleurs. Leur vie serait fondée sur la mobilité réelle à échelle transnationale ou sur le désir de celle-ci.
6Dans ce courant, on trouve des chercheurs européens, tels Dominique Malaquais, ou africains tels AbdouMaliq Simone, Achille Mbembe ou Sarah Nuttall. Dans son livre qui connut un écho important dans le monde scientifique, For the City Yet to Come (2004), AbdouMaliq Simone suggère que la mobilité devrait être la première donnée à prendre en compte pour repenser les politiques d’aménagement urbain en Afrique. Elle est au cœur de l’argumentation : définissant la mondialisation comme l’extension du champ où les citadins peuvent potentiellement aller, l’auteur considère qu’il faut envisager New York comme une banlieue de Dakar. Dans un article introductif au numéro « Cosmopolis. De l’Afrique, de la ville et du monde » de la revue Politique africaine, Dominique Malaquais (2006) développe l’idée selon laquelle les villes d’Afrique ne sont bornées ni dans le temps, ni dans l’espace, leurs habitants circulant partout et à toutes les échelles. La notion de local n’a plus de sens, les citadins africains étant au courant de ce qui se passe de par le monde et étant toujours dans l’ailleurs ou dans le désir d’ailleurs. L’auteur parle alors de « ville délocalisée » (art. cit., p. 26) et considère que « le transit, réel ou imaginaire, devient un paramètre fondamental de l’expérience urbaine » et que « les villes deviennent des espaces-flux » (ibid., p. 36). Achille Mbembe développe des positions similaires :
« L’Afrique n’est plus un espace circonscrit, dont on peut définir le lieu […] ou encore que l’on peut borner. Si le continent est encore un lieu, il s’agit bien souvent et pour beaucoup d’un lieu de passage ou de transit. C’est un lieu en train de se dénouer autour d’un modèle nomade, transitaire, errant ou asilaire. La sédentarité tend à y devenir l’exception. […] L’Afrique est désormais en majorité peuplée de passants potentiels » (Mbembe, 2010, p. 22, souligné par nos soins).
7Or chez Dominique Malaquais comme chez Achille Mbembe, même si elles sont séduisantes et stimulantes, ces affirmations ne sont que peu étayées par des arguments scientifiques, ni par des éléments factuels qui seraient issus d’un travail de terrain, alors qu’il existe une recherche très importante sur les mobilités des Africains, on l’a vu. Leur position peut néanmoins se comprendre et se justifier. En effet, leur propos consiste à se positionner contre une vision afro-pessimiste de la citadinité africaine, vision encore très prégnante. Insister alors sur les imaginaires de l’ailleurs, sur l’importance de la mobilité, sur les formes de modernité ainsi développées par les citadins africains, permet de balayer l’idée fausse d’une Afrique immobile, au sens propre comme au sens figuré, et figée dans ses malheurs. En outre, quand l’Afrique n’est pas considérée comme statique, elle n’est perçue comme mobile qu’en tant que réservoir potentiel infini de main-d’œuvre désireuse d’émigrer – clandestinement ou non – en Europe. L’orientation des travaux de recherche en témoigne : les études concernant les flux migratoires vers l’Europe sont bien plus nombreuses que celles consacrées aux flux intra-africains ou à l’attraction migratoire africaine. La position des chercheurs susmentionnés serait alors une position de réaction, qui, comme souvent dans ce cas, comporte des excès.
8Dans cette survalorisation de la mobilité dans l’approche de la citadinité africaine contemporaine, il est peut-être possible de lire une valorisation du « bon hybride » et du « bon mobile » qui s’opposerait au « mauvais national » (Chivallon, 2007, p. 400) appliquée à l’Afrique, dans une volonté acharnée de montrer l’Afrique sous un jour favorable. En effet, dans le monde actuel, les valeurs de mobilité sont généralement connotées positivement (sauf à l’encontre des migrants modestes originaires de pays pauvres, nuance importante !), surtout en ce qui concerne les citadins : ce sont par exemple les cosmopolites de Hannerz (1996), très qualifiés et très mobiles. Les individus modernes et dynamiques seraient ceux qui prendraient en main leur destin, qui ne s’enliseraient pas dans un lieu, qui n’hésiteraient pas à changer de lieu de vie, ceux qui seraient mobiles4. À l’inverse, les citadins sédentaires sont implicitement considérés comme archaïques. Christine Chivallon (ibid.) signale bien qu’il faut se méfier de ce retournement de valeurs qui se fait jour dans des travaux scientifiques. Selon elle, le discours académique postcolonial a conduit au remplacement de paradigmes fondés sur « les constances identitaires, les habitus, les transmissions intergénérationnelles, devenus des marqueurs d’un essentialisme rejeté » par d’autres fondés sur « l’hybridité, l’imagination, la fluidité », ce qui fait que « l’hybridité est elle-même devenue essentialisante » (ibid., p. 400). En d’autres termes, appréhender la vie des citadins africains en termes exclusifs de mobilité et de désir d’ailleurs constituerait une manière elle-même excessive de se détourner des clichés péjoratifs qui leur sont trop souvent apposés : engluement dans une « crise », pauvreté, absence de projets… En effet, certes, des citadins africains rêvent d’ailleurs, comme l’a par exemple montré Thomas Fouquet (2007). Mais cela les empêche-t-il d’avoir une vie dans leur ville au quotidien, de s’inscrire dans des lieux, de pratiquer des espaces, d’en construire une expérience à la fois concrète et représentée ? Le désir de mobilité et d’ailleurs rendrait-il u-topique - ou plutôt a-topique, c’est-à-dire sans référence à un lieu, étranger à toute territorialité et à toute vie ici et maintenant ? Le géographe Peter Jackson (2000) a insisté sur la nécessaire « rematérialisation » de la géographie sociale et culturelle : s’il est important d’étudier les représentations, les phénomènes d’identité, il ne faut pas verser dans l’excès de la seule prise en compte de ces faits immatériels. Il souligne l’importance de « la dialectique entre les flux et les formes, les circulations et les paysages, la mobilité et la fixité5 » (cité par Söderström, 2006, p. 557).
9Cette survalorisation de la mobilité en tant que déterminant de la vie tout entière apparaît finalement davantage comme une vision romanesque quelque peu incantatoire, ou plus encore comme l’affirmation quelque peu forcée d’une position de recherche elle-même militante, que comme une argumentation réellement fondée scientifiquement. Pour conforter ces positions, il faudrait que la démarche de recherche qui les présuppose soit ancrée dans une analyse de terrain, avec une expérience longue, fondée sur le recueil du vécu des individus et de leurs représentations de la mobilité et de l’ailleurs. Dans ce sens, il est possible d’envisager la mobilité comme nouvelle manière d’habiter.
10Ainsi, il n’existe pas de contradiction entre une vision « déterritorialisée » des individus et une approche fondée sur l’entrée par le local, entre la prise en compte de l’imaginaire et du désir de mobilité, voire de la mobilité spatiale réelle, et l’étude de l’ancrage et du vécu. Les individus en situation de circulation migratoire développent eux-mêmes un discours de l’ancrage, un attachement à un espace, des références spatiales identitaires, une nostalgie d’une « patrie », qu’il s’agisse d’un village, d’une ville ou d’un pays. L’exemple des Mourides, ces commerçants et entrepreneurs sénégalais souvent présentés comme l’archétype d’un groupe migrant dynamique et moderne – voire comme des icônes postmodernes ! – et sans territorialité propre, peut être considéré de manière inverse : le territoire de référence, à forte identité religieuse et culturelle, est la ville de Touba, dans laquelle il faut acquérir une parcelle et se rendre à l’occasion du grand pèlerinage annuel, le Magal, qui rassemble des centaines de milliers de participants venus de tout le Sénégal, de toute l’Afrique et du reste du monde. Loin d’être une ville virtuelle, Touba serait devenue la deuxième agglomération du Sénégal, et, pour récente qu’elle soit, elle n’en a pas moins été érigée en géosymbole. Dans le livre consacré à ce développement urbain atypique, Cheikh Guèye (2002) met bien en parallèle l’« onirisme et [la] territorialisation » (titre de la première partie), l’un n’excluant pas l’autre. De même, Jeanne Vivet (2012) montre qu’en dépit du fait qu’ils résident onze mois sur douze en Afrique du Sud sur des chantiers miniers, les migrants mozambicains désignent leur ville ou village d’origine quand leur est posée la question « Où habitez-vous ? ». Pour étudier les spatialités des migrants boliviens dans trois villes du monde, Virginie Baby-Collin (2014) s’intéresse d’abord à la manière dont ceux-ci « prennent place ici et là-bas ». Plus concrètement, le film sénégalais Des étoiles (2013) mettant en scène plusieurs personnages en situation de diaspora, en Italie et aux États-Unis, ainsi que lors de passages à Dakar, illustre parfaitement cette idée : les trois espaces sont en lien permanent, les personnages déploient des ancrages spatiaux multiples.
11Plusieurs auteurs insistent sur les nouveaux paradigmes issus de l’essor de tous les types de mobilité, qui remettent en cause cette approche territoriale trop fixiste. Denis Retaillé (2000) préconise de faire prévaloir l’étude des réseaux sur celle des territoires pour saisir la réalité de l’Afrique actuelle. Si cette approche de l’espace par la mobilité est bien sûr féconde (elle est d’ailleurs mobilisée dans ce travail), il n’en demeure pas moins que le territoire conserve un intérêt et une importance pour rendre compte de la modernité de l’Afrique urbaine : si « par les mobilités actuelles, l’Afrique s’invente une modernité », comme l’écrit à juste titre Denis Retaillé (art. cit.), il est tout aussi important de considérer que cette modernité s’invente aussi et surtout par les « territoires de la mobilité », selon l’expression de Laurent Faret (2003). C’est en ce sens qu’Alain Tarrius avait proposé dans les années 1990 la notion de « territoires circulatoires », entendue comme le cadre de « productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges de plus en plus amples » qui à l’époque résonnait comme un paradoxe (Tarrius et al., 1994, p. 89).
12Si l’identité de citadins est une identité fondée sur la mobilité, sur la quête de l’ailleurs, cela n’empêche en rien une insertion spatiale dans le cadre de leur vie réelle. C’est d’ailleurs le sens de la démarche d’Arjun Appadurai : « Il est tout à fait pensable qu’on continue à produire du local dans un monde déterritorrialisé » (Appadurai, 2001, préface de Marc Abélès, p. 18). Même si de jeunes Yaoundéens « ont élu domicile dans les cybercafés où ils passent la majeure partie de leurs journées les yeux rivés sur les écrans d’ordinateurs […] à la recherche de conjoints en Europe, au Canada et aux États-Unis » (Abé, 2004-2005), il n’en demeure pas moins qu’ils passent du temps dans un lieu au sens plein du terme, le cybercafé, où se nouent forcément des interactions (pause, discussion éventuelle, échanges avec le téléphone portable…), des pratiques du lieu et des déplacements pour s’y rendre : on traverse la ville, on prend un bus, on marche, etc. Plus qu’au correspondant au Canada au bout du réseau électronique, c’est au cybercafé de quartier à Yaoundé que je m’intéresse. C’est d’ailleurs ainsi que l’envisage Marie-Sophie Bock Digne : le cybercafé est traité dans la rubrique des « lieux de promenade et de loisirs », et est considéré comme un nouveau lieu de convivialité, comparé à un club de quartier, appelé à se développer et à en devenir un lieu central (Bock Digne, 2003, p. 300). Approche « localiste » confirmée involontairement par un de mes interlocuteurs : « Le vrai lieu cosmopolite à Tananarive, c’est le cybercafé » (communication orale, Dominique Bois, historien). Alors qu’il entend attirer mon attention sur ces nouveaux liens transnationaux nés des nouveaux médias électroniques, il énonce un paradoxe : voulant évoquer les réseaux sociaux déterritorialisés, il n’en fait pas moins référence à un lieu ancré dans un environnement local, en citant l’exemple de la multiplication des cybercafés dans le quartier populaire des 67 hectares à Tananarive, et fréquenté par une certaine catégorie de population, notamment de jeunes éduqués. Les citadins ont peut-être un imaginaire déterritorialisé, celui-ci ne les conduit pas moins à fréquenter, à investir et à faire émerger un nouveau lieu, le cybercafé6.
Quand la ville se défait : en Afrique aussi ? Pour une étude de la ville qui se fait et de ce qui fait la ville
13Si la ville se défait, comme nombre de chercheurs et d’essayistes le pensent, ses territoires se défont également : c’est l’hypothèse de la fragmentation urbaine et sociale. Si pour certains, la ville ainsi éclatée n’est plus composée que de lieux disjoints et ne faisant pas sens global (Navez-Bouchanine, 2001, 2003), pour d’autres les lieux eux-mêmes se défont et on observe une certaine déréliction de la sociabilité urbaine, avec un fonctionnement en archipels isolés (Davis, 2000 ; Lautier, 2003 ; Mongin, 2005). Cette déréliction serait étroitement corrélée à l’individualisation croissante des pratiques de loisirs et de sociabilité. Certains éléments factuels tendent à accréditer cette vision de la ville. Par exemple, la plupart des salles de cinéma ont fermé leurs portes dans les villes d’Afrique depuis les années 1980, que ce soit à Tananarive, à Dakar ou à Lagos (Blanchon, 2009). Une concentration spatiale s’est opérée, puisque les rares salles subsistant sont toutes localisées dans les métropoles, voire souvent dans la seule capitale (Afrique contemporaine, 2011). Dans les villes d’Afrique et plus largement du Sud, on assiste à un essor de la privatisation de la sociabilité, c’est-à-dire marqué par un repli sur la sphère domestique : la consommation d’images se déroule de plus en plus à domicile et non en salles (ibid., 2011). En outre, la diffusion de la criminalité en ville, corrélée à la circulation croissante d’armes à feu dans de nombreux pays, à la suite des conflits armés des décennies précédentes dans le contexte de guerre froide, conduit à de nouvelles pratiques de sociabilité et incite nombre de citadins à un repli sur la sphère domestique. Plus largement, le bâti des villes est désormais marqué par l’« engrillagement » qui caractérise aussi bien les immeubles de bureau que les habitations, y compris les immeubles d’une hauteur certaine ou encore les petits commerces de quartiers. À Maputo, cette tendance s’observe dans toute l’agglomération et dans tous les quartiers, centraux comme périphériques, aisés comme modestes car les attaques à main armée pour piller le maigre contenu d’un logement modeste sont fréquentes, la proie étant facile. Ainsi, contrairement aux images souvent véhiculées dans les médias, la criminalité et la violence affectent d’abord, en nombre, les habitants des quartiers populaires, bien davantage que les citadins aisés. Bien loin de nous l’idée de nier cette réalité.
14Cette analyse rejoint celles de la ville d’Afrique en termes exclusifs de « crise urbaine ». En Afrique, comment les citadins pourraient-ils songer à se distraire, à se cultiver, à sortir pour leur loisir alors même qu’ils sont confrontés au quotidien à des difficultés considérables d’approvisionnement, d’irrégularité des revenus, de défaillance des services de base, etc. ? Il y a alors deux réponses possibles : celle essentialiste, qui réduit la citadinité africaine à ces difficultés, qui est souvent la position développementaliste incarnée par les organisations humanitaires ou les agences internationales de développement, ou celle que l’on vient de présenter, qui consiste à ne mettre l’accent que sur la tendance inverse, celle de la recherche d’une échappatoire par l’imaginaire et le désir de mobilité. Ces deux approches, en apparence contradictoires, convergent en fait vers la même analyse : les citadins africains ne seraient pas ancrés dans leur ville, ils ne songeraient qu’à fuir le quotidien, ils vivraient dans une sorte d’apesanteur spatiale, d’a-spatialité, ou à l’inverse ne songeraient qu’à organiser ce quotidien pour répondre aux besoins primordiaux, auquel cas ils seraient enfermés dans des espaces contraints et limités. Les citadins africains n’auraient ainsi le choix qu’entre une souffrance continuelle dans le réel et une évasion dans l’imaginaire, les deux conduisant à ne pas vivre la ville au quotidien.
15Comme nombre de chercheurs étudiant les villes d’Afrique, le propos ici développé consiste au contraire à étudier la vie des citadins dans toutes ses facettes, dans sa diversité et dans son foisonnement, et non pas seulement dans la seule optique de la survie. Sont ainsi considérés les loisirs, les fêtes, les promenades, les sociabilités, les temporalités hors du thème du travail comme la nuit, etc. Dans cette démarche, le propos consiste à étudier les lieux de la mobilité et de la modernité, et à voir quelles sont les pratiques et les représentations qui leur sont associées. En quoi les citadins africains adoptent-ils – ou non – les nouveaux lieux qui se créent dans leur ville, que ce soit par des étrangers, comme les casinos chinois, ou bien par des locaux qui adaptent des modèles étrangers, comme La Médina ?
16Entendue comme l’étude des caractères de ce qui forge l’identité citadine et l’expérience urbaine des habitants, la citadinité est ici envisagée dans une optique « décentrée » : du cœur des populations majoritaires, autochtones, elle est déplacée pour être appliquée aux populations considérées comme étrangères à la ville, allogènes, qu’elles y soient installées de longue date, comme les Indiens des villes d’Afrique orientale, australe et de l’océan Indien, plus récemment, comme les migrants chinois contemporains, ou de passage comme les diplomates ou les travailleurs temporaires. S’intéresser à ces populations peu nombreuses numériquement, plus ou moins en marge des sociétés dominantes, peut permettre de progresser dans la connaissance et l’analyse des sociétés majoritaires. Ce décentrement n’a rien d’évident cognitivement car la citadinité étudiée est très souvent celle des groupes urbains majoritaires en nombre. Il importe alors de porter le regard sur les citadins peu nombreux dans une ville, en position marginale au sens numérique du terme ou socialement. La question de la citadinité des étrangers dans la ville peut sembler secondaire, je souhaite ici démontrer qu’elle ne l’est pas et qu’elle participe au contraire pleinement de la compréhension globale de la société urbaine. On pourrait alors dire que la citadinité est la forme de spatialité des citadins : elle est partagée par tous ceux qui vivent la condition citadine de par le monde, et ses expériences de modernité, y compris en Afrique, y compris par ceux qui y vivent sans en être originaires. La présente étude se situe donc à l’articulation des pratiques de mobilités et de production de lieux, en particulier de lieux de sociabilité7.
Du lieu de sociabilité urbain en Afrique
17Tout d’abord, le lieu de sociabilité peut être un simple espace de rencontre. Cette dernière peut être fortuite, dans la rue, au marché ou au restaurant par exemple, où les individus présents se côtoient sans nécessairement échanger entre eux. Il s’agit alors d’une acception a minima du lieu de sociabilité, fondée sur la coprésence ; la sociabilité s’effectue alors seulement entre les personnes qui se connaissent au sein de cet espace, par exemple des convives d’une même table de restaurant. On s’intéressera aussi bien aux lieux dans lesquels il existe une interaction entre les usagers, qu’à ces espaces de rencontre. Et de la rencontre fortuite peut naître la sociabilité, la discussion, l’échange, c’est l’un des sens du mot sérendipité.
18Le dictionnaire de langue française (Le Grand Robert) définit la sociabilité comme le « principe des relations entre personnes ». Un dictionnaire de géographie (Lévy et Lussault, 2003) propose à l’article sociabilité « l’ensemble des relations qu’un individu ou un groupe entretient avec d’autres individus ou groupes » (Guédez, 2003). L’article renvoie aux travaux fondateurs de l’historien Maurice Agulhon (1977) à propos des cercles en France au xixe siècle, puis à ceux de Georg Simmel :
« [La sociabilité est] un échange sans finalité pratique, un pur jeu relationnel de réciprocité. Jalonnant la vie ordinaire, elle participe de la dimension symbolique de la vie collective et contribue à entretenir le lien social tout en produisant de la différenciation » (Simmel, cité par Guédez, 2003).
19La sociabilité est distincte du loisir : il existe des formes de sociabilité au travail (entreprise, mais aussi commerces ou lavoir), dans des lieux de contrainte (prison) ou d’éducation par exemple. En outre, la gargote ou le maquis dans lesquels viennent se restaurer des employés à Tananarive ou à Bamako sont-ils liés au travail ou au loisir ? La fréquentation des hôtels haut de gamme par les élites du monde économique dans les villes d’Afrique relève-t-elle de l’un ou de l’autre ? des deux bien sûr, selon des temporalités et des acteurs différents. On retiendra donc une acception large de la sociabilité, non restreinte au seul loisir.
20La notion de lieu de sociabilité n’est pas centrale pour tout le monde. Annie Guédez, l’auteur de la notice « sociabilité » du Dictionnaire de géographie (op. cit., p. 849) est sociologue. Or, cet article « sociabilité », écrit dans un dictionnaire de géographie, ne fait significativement aucune référence à l’espace et donc au lieu de sociabilité. Pour l’auteur, la sociabilité est a-topique et de surcroît limitée au monde occidental, puisque aucune allusion à des formes extra-occidentales n’est faite dans l’article. Dans un texte de synthèse sur la sociabilité dans les sciences humaines, Omar Carlier (2009) explique que dans les « lieux de sociabilité », les lieux ont souvent été le parent pauvre des travaux, n’étant considérés que comme un simple cadre.
21À l’inverse, on les considérera comme une portion d’espace justifiant une étude en tant que tel : on s’intéressera ainsi à la configuration des lieux de sociabilité, à leur décor, à leur accessibilité, à leur localisation dans la ville, à leur fréquentation, à leurs temporalités, etc. En outre, le lieu de sociabilité est défini comme ayant une dimension spatiale concrète : une place publique, un cybercafé, un restaurant, un marché, un lieu de culte, un centre commercial, un casino, une gare, un club à accès sélectif, etc.
22Par ailleurs, la notion de lieu de sociabilité est plutôt porteuse d’une connotation positive, elle-même accolée au terme « sociabilité » ; être une personne sociable est considéré comme une qualité. Or le lieu de sociabilité peut être un lieu de tensions, de conflits d’usage, comme autour de la borne-fontaine, et être à l’origine de conflits violents, notamment à partir de lieux de culte ou de lieux en apparence plus anodins tels les restaurants. Ainsi en 2006, à Tananarive s’est déroulée devant moi une altercation vive entre un groupe de clients karana (d’origine indienne) d’un restaurant français et la patronne : lors du réveillon de la Saint-Sylvestre, les premiers, musulmans, après avoir découvert que le tournedos était entouré de couenne de porc alors qu’ils n’en avaient pas été avertis, ont quitté la salle avec colère et force agitation. Il convient donc de se garder de toute approche angélique des lieux de sociabilité.
23En outre, il s’agit de lieux sélectifs socialement, qui conduisent à une séparation des citadins, en fonction de leur statut, de leur origine parfois et de leur sexe. Le cas des clubs est bien connu en Europe. Ils fonctionnent de la même manière en Afrique, où le Rotary Club et le Lions Club constituent des cercles de rencontre des élites citadines d’une importance centrale dans la vie citadine8.
24Enfin, le lieu de sociabilité est à différencier du lieu public. En effet, le lieu de sociabilité peut être juridiquement privé mais d’accès public (le centre commercial) et variable selon les temporalités (fermeture nocturne), privé et d’accès payant (le café, le restaurant, le cinéma), public et d’accès payant (le parc zoologique, lieu de sociabilité important dans les grandes villes d’Afrique), public et gratuit bien sûr (la place, le marché), ouvert préférentiellement voire exclusivement à certains groupes (lieu de culte)… La diversité entre ces types de lieux est grande et les usages qui leur sont liés également, de même que leurs temporalités.
25Plus précisément à propos du contexte africain, est paru en 2009 un livre consacré aux Lieux de sociabilité urbaine en Afrique (Fourchard et al., 2009). Composé de textes issus d’un colloque, il est pour l’essentiel alimenté de contributions d’historiens, d’anthropologues et de politologues, et, plus modestement, de géographes. Les coordonnateurs insistent en introduction sur le caractère encore limité des études consacrées à cette thématique en Afrique. Omar Carlier signale qu’en Afrique du Nord, l’étude des lieux de sociabilité reste « un terrain presque vierge ». Ils souffrent de « la vision condescendante des collègues pressés de les renvoyer à la curiosité des folkloristes » (op. cit., p. 34). En effet, on a déjà eu l’occasion de le signaler à maintes reprises, le regard misérabiliste porté sur les villes d’Afrique a conduit nombre de chercheurs à se concentrer sur l’étude de la pauvreté, des inégalités ou des difficultés de la ville, au détriment de ce qui constitue la vitalité des sociétés urbaines :
« L’émergence encore plus récente d’études anthropologiques et historiques sur les répertoires culturels et sur les pratiques artistiques […] est le signal d’une inversion du regard porté sur le continent africain qui ne serait plus seulement l’espace des monstruosités urbaines, de la pauvreté et des bidonvilles, mais aussi un lieu de création culturelle cosmopolite entré de plain-pied dans la mondialisation » (Goerg et Fourchard, 2009, p. 39, souligné par nos soins).
26En Asie, le travail consacré à la sociabilité dans les grands hôtels a constitué un tournant et une approche novatrice (Sanjuan, 2003). La méthode et la thématique mises en évidence n’ont pourtant pas eu d’écho dans les études urbaines en Afrique. En effet, si beaucoup de passages dans des études de villes d’Afrique sont consacrés aux lieux de sociabilité, l’entrée par ces lieux n’est jamais principale. Choisir de placer les lieux de sociabilité des villes d’Afrique au cœur de l’analyse permet de mettre en évidence l’apparition de nouveaux citadins que sont les étrangers et leur rôle à la fois dans la production de ces lieux – les casinos chinois pour prendre un exemple emblématique9 – dans la manière dont les habitants locaux les adoptent ou non et dans l’influence qu’ils exercent sur la création de nouveaux lieux créolisés, dont La Médina constituerait un bon archétype.
27Enfin, il est possible de corréler l’analyse des pratiques des lieux de sociabilité avec la thématique du droit à la ville. Dans quelle mesure tous les citadins ont-ils ou non le droit d’y entrer, d’y flâner, d’y circuler librement ? La possibilité pour chaque habitant de la ville à pouvoir aller où il le veut, quand il le veut et comme il le veut, par exemple dans sa manière d’être habillé, relève-t-elle du droit à la ville, entendu comme le droit à être reconnu comme citadin par les autres ? La cofondatrice, française, de la galerie d’art La Teinturerie à Tananarive (avec son mari Tahina Rakotoarivony, malgache, artiste peintre) le formule très clairement :
« Ici, le public est très mélangé, il y a même des Karana [Indiens] qui viennent. On n’a pas de videurs, n’importe qui peut entrer, même en tongs, enfin je veux dire même un Malgache en tongs. Parce qu’en ville, dans les endroits où sortir le soir, c’est pas le cas, le gars il va se faire refouler […]. Ici c’est un vrai mélange, c’est cosmopolite quoi » (Cécile Bidaud, octobre 2016).
28À l’inverse, en Inde, à Delhi, le héros du roman Le Tigre blanc d’Aravind Adiga (2008) narre comment il est refoulé de l’entrée des centres commerciaux tant qu’il est identifié en tant que chauffeur par les vigiles. À Rio de Janeiro, de jeunes habitants des favelas se sont donné rendez-vous collectivement à partir de réseaux sociaux en ligne pour pouvoir entrer en nombre dans ces mêmes centres commerciaux desquels ils sont interdits en raison de leur allure : ils se sont mobilisés autour du slogan « Jeunesse brésilienne, rejoins les rolezinhos… occupe les shopping, ces espaces publics t’appartiennent comme à n’importe quel citoyen ! » (source : communication orale, Aurélia Michel). Ces mouvements collectifs appelés rolezinhos ont suscité beaucoup de débats dans la société carioca à partir de 2013. L’accès au lieu de sociabilité juridiquement privé mais de fréquentation publique pose donc problème en fonction de l’identité visuelle des citadins. Il en va cependant de même pour des lieux ouverts, d’accès libre et gratuit, publics au sens propre du terme, comme les plages. À Rio, la question de la territorialisation de leur fréquentation est connue et les rivalités entre groupes socio-spatiaux, favelados contre résidents des quartiers aisés riverains ont été bien étudiées (Gomes, 2008). Ce géographe brésilien écrit que « le droit à la ville à Rio correspond dans un certain sens au droit à la plage » (ibid., p. 305). Ainsi, on envisagera ici la fréquentation des lieux de sociabilité par les étrangers comme une forme de droit à la ville, entendu ainsi :
« Le droit à la ville, […] c’est le droit d’y habiter au sens fort du mot, c’est-à-dire de l’habiter, d’y avoir sa place dans l’espace public et d’y être reconnu par tous comme citadin » (Bret, 2013, p. 111-112).
Nouveaux lieux de sociabilité liés aux nouveaux cosmopolitismes
L’impact de la mondialisation dans l’organisation spatiale des métropoles secondaires d’Afrique : l’émergence de nouvelles centralités
29Les métropoles d’Afrique sont pleinement concernées par le processus de mondialisation, on l’a vu. À l’échelle des agglomérations, même de deuxième rang dans la hiérarchie urbaine, son influence est pleinement visible. David Harvey (2008) a identifié une double tendance, antagoniste mais simultanée, caractérisant cette influence : l’une, qui sera approfondie ici, consiste en l’homogénéisation croissante du paysage urbain des villes de par le monde, tandis que l’autre se caractérise par une différenciation accrue entre elles, à travers une rivalité pour se montrer originales, en valorisant des atouts locaux et uniques, tels leur patrimoine ou leur culture10.
30Pour l’heure, deux des formes spatiales de la métropolisation, entendue en tant que traduction spatiale de la mondialisation, sont observables : le développement de la polycentralité et celui de la verticalisation, c’est-à-dire la construction d’immeubles de grande hauteur, autrement dit des tours, à usage professionnel11. Dans des villes au bâti en général bas, la construction de ce type d’immeubles tranche dans le paysage urbain : c’est le cas à Addis-Abeba où depuis quelques années se multiplient les tours de bureaux, signe d’une politique de modernisation et d’ouverture internationale voulue par le pouvoir politique (Gascon, 2008), à Maputo, ou, de manière encore plus spectaculaire en raison de la rapidité de leur édification et de leur nombre, à Luanda, souvent présentée dans la presse africaine et internationale comme un « Dubaï africain ». Plus anciennement, des métropoles comme Abidjan, Lagos ou Nairobi ont connu de telles transformations du paysage urbain. En 2014, la Bank of Africa a diffusé une campagne publicitaire représentant dans un cadre futuriste quatorze images de villes d’Afrique, dont un lieu emblématique actuel est transformé par un montage photographique : c’est ainsi qu’à Dakar, on observe un quartier de hautes tours en arrière-plan de la place de l’Indépendance, tout comme à Djibouti à proximité de la place Ménélik, bordée d’immeubles de style arabe. À Tananarive, ce sont les rives du lac Anosy qui sont transformées là encore en vaste CBD monumental (voir l’illustration 21 du cahier couleur pour la peinture murale d’un complexe hôtelier chinois reprenant la même représentation futuriste et verticale). Aux côtés des grandes métropoles comme Abidjan ou Nairobi, d’autres villes de rang économique et démographique moindre figurent, telles Niamey ou Cotonou.
31L’un des thèmes de recherche en sciences sociales lié à ces changements est celui des acteurs et de la circulation des modèles : quels sont les vecteurs de ces formes standardisées de par le monde ? Les études portent alors sur les agences d’urbanisme, les cabinets d’architectes, les entrepreneurs, les promoteurs et les agences de communication (Morange, 2009 ; Fournet-Guérin et Morelle, 2014). En Afrique, si les Européens jouent encore un rôle important dans tous ces secteurs d’activité, les Chinois sont de plus en plus présents.
Encadré 8 – M. Liu, directeur de l’entreprise Lion Éveillé de Madagascar, architecte et promoteur immobilier installé à Tananarive (entretien, 2006)
M. Liu, un homme d’affaires originaire de République populaire de Chine, installé à Tananarive depuis 1990, marié à une Sino-malgache et père de deux enfants nés sur place, est à la fois architecte et promoteur. La plaquette de son entreprise, Lion Éveillé de Madagascar, énumère les réalisations, pour l’État, des municipalités et des clients privés : le Sénat, des salles des fêtes, des villas, des locaux de banques, supermarchés et hôtels, et des casinos. L’insistance est mise dans la plaquette sur le modèle européen, jugé valorisant : « Architecture et décoration spéciale européennes ». Cela se traduit par un style néo-grec ou néo-classique (colonnes, chapiteaux ouvragés, frontons…) qu’il considère comme original à Tananarive. Lors de l’entretien, il assure avoir été celui qui a introduit les façades en verre fumé à Madagascar avec le bâtiment du Sénat. Il souligne aussi le choix esthétique de faire à l’européenne, tout en utilisant des matières premières importées de Chine, moins chères que celles d’Europe. M. Liu avait réussi début 2006 à être un interlocuteur direct auprès de l’ancien président Marc Ravalomanana pour lui proposer d’édifier une version très moderne du centre-ville ancien, sur l’esplanade de l’ancien marché, en y construisant un centre commercial et administratif de style international et contemporain qui aurait vivement tranché avec le bâti environnant qui date des xixe et début xxe siècles. Ce projet n’a pas vu le jour.
NB : l’entretien se déroula en présence de sa femme, dans un mélange de mandarin, de malgache et de français (certains mots), avec traduction et précisions de celle-ci.
32Les commanditaires de ces nouvelles formes urbanistiques sont les entreprises, ou les firmes multinationales et autres entreprises étrangères. Dans nombre de pays d’Afrique, les premières ne sont pas les plus nombreuses, en raison de la limitation de l’accès à l’entreprenariat pour les nationaux à l’époque coloniale. Nombreuses sont également et conséquemment les minorités d’origine étrangère qui concentrent l’essentiel de l’activité économique. En Afrique orientale comme à Madagascar, les « Indiens », intermédiaires favorisés à l’époque coloniale, occupent toujours des positions très dominantes, voire oligopolistiques qui se sont renforcées lors des indépendances et du départ des Européens. Il est souvent avancé que ces minorités seraient à la tête de 80 % des entreprises industrielles, de 50 % des secteurs de la banque et des assurances, de l’essentiel du commerce de gros et de détail, et d’une proportion importante et croissante du tourisme et de l’agro-exportation (cf. Adam, 2009 ; Blanchy, 1995). Ces positions se traduisent également dans le domaine foncier, où l’emprise est forte. À Tananarive, dans les zones où s’édifient les nouvelles centralités (cf. infra), la plupart des terrains appartiennent à des hommes d’affaires d’origine indienne. Les investisseurs étrangers sont originaires de Chine, d’Inde, de Maurice, des Philippines, du Brésil, de Turquie, des pays du Golfe : toutes ces entreprises nouvelles venues préfèrent des localisations périphériques plutôt que les centres-villes coloniaux souvent engorgés, dans lesquels peu de terrains restent disponibles et où les locaux existants sont exigus. De fait, dans ces nouvelles périphéries urbaines, on trouve fréquemment des entreprises étrangères, qu’il s’agisse de leurs sièges sociaux, de bureaux ou de sites de production. Elles y sont parfois concentrées, comme l’exemple de Tananarive l’illustre.
33De fait, même les métropoles en apparence moins affectées par la mondialisation économique sont en fait fortement marquées dans leur paysage et dans leur agencement fonctionnel par celle-ci. À Tananarive, il n’existe tout d’abord que très peu d’immeubles de plus de dix étages : l’hôtel Carlton, appartenant anciennement à la chaîne internationale Hilton, un immeuble de bureaux accueillant jadis le siège de la compagnie pétrolière malgache, la tour Zital en périphérie nord de la ville, proche de la zone dite de la route des hydrocarbures. Or, la plus grande tour de la ville et du pays a été inaugurée en 2015 ; les citadins la dénomment la tour Orange, du nom de l’opérateur téléphonique français qui aurait assuré louer plus de la moitié des étages du bâtiment une fois livré (voir la page vi du cahier d’illustrations). La tour Orange tranche par ses dimensions (trente-six étages) et par sa construction aux normes internationales12. Elle se localise le long de la route des hydrocarbures, dans un quartier qui semble bien esquisser les contours d’un futur et nouveau centre des affaires. En effet, depuis quelques années s’y sont construits le Tana Waterfront, enceinte privée, fermée et sécurisée comportant un centre commercial, des maisons haut de gamme proposées à la location et des entreprises, le seul hypermarché de l’île, actuellement Jumbo Score, d’autres surfaces commerciales, l’hôtel Ibis du groupe Accor, et trois grands immeubles de bureaux d’architecture internationale : la tour Orange, l’ambassade d’Afrique du Sud et un troisième connu sous le nom d’« immeuble Dubaï », tandis qu’au milieu des années 2010, plusieurs autres sont en chantier. Des entretiens avec les acteurs économiques de la route des hydrocarbures ont confirmé cette analyse géographique :
« Ici, c’est le quartier d’affaires de Tana. On [le groupe Accor] a voulu être dans les premiers. Le centre-ville, c’est saturé en hôtels. Vraiment, on a voulu sortir de la ville. Le futur quartier d’affaires, ça va être ici. Aussi, on a voulu se rapprocher de l’aéroport. À cause des embouteillages, la plupart des sociétés essayent de fuir le centre-ville. En centre-ville, il n’y a pas grand-chose : plus de grande surface, plus de salon de beauté13, tout ferme entre midi et deux » (M. Favennec, directeur de l’hôtel Ibis à Ankorondrano, route des hydrocarbures, entretien, juillet 2011).
34Cette logique spatiale est confirmée par l’interview suivante d’une employée d’une entreprise mauricienne de centre d’appels, Procontact, installée dans la zone industrielle et commerciale Galaxy, au nord de la ville, le long de cette même route des hydrocarbures : « La localité, la zone Galaxy à Andraharo, nous donne l’impression de ne pas être à Madagascar. Une fois qu’on a franchi le local, on ne se communique plus en malgache. Les gens ne doivent pas savoir qu’on est à Madagascar », explique Kanto, une jeune femme stagiaire dans un article de L’express de Madagascar du 29 octobre 2015. L’idée ici exprimée est celle d’un lieu extraterritorial, hors de la ville quotidienne, et connecté avec d’autres lieux dans le monde, en l’occurrence la France et l’île Maurice.
35Dans ces logiques de centralité, les hôtels jouent un rôle important. Dans les métropoles d’Afrique comme ailleurs dans les pays du Sud, ils constituent des lieux de rencontre entre acteurs du monde des affaires et hommes politiques, des lieux de négociations commerciales ou simplement de discussions professionnelles (Sanjuan et al., 2003). On se donne aisément rendez-vous au bar d’un hôtel pour ce type d’activités. Cela s’explique par le caractère souvent peu accueillant des bureaux situés dans les administrations et dans les entreprises : pièces étroites, mal éclairées, à la décoration triste, souvent occupées par plusieurs employés…, ainsi que par leur bonne accessibilité. De ce fait, il est considéré comme plus plaisant d’organiser une réunion ou une rencontre professionnelle dans un hôtel. À Tananarive, ils sont plusieurs à jouer ce rôle : le Carlton, l’hôtel Colbert, vieille institution centenaire située en plein centre-ville colonial ancien, l’hôtel de France, sur l’avenue de l’Indépendance, la plus importante artère commerçante de la ville, ou encore le Panorama en position plus excentrée, sur une colline offrant une vue sur la ville haute, l’ancienne cité royale. Or depuis quelques années, s’ouvrent de nouveaux hôtels localisés franchement à l’extérieur de ce centre-ville merina ou colonial, qui sont proches soit de la route des hydrocarbures (l’hôtel Ibis, l’hôtel Le Tamboho, également ouvert en 2009 dans l’enceinte du Tana Waterfront), soit de l’aéroport international à Ivato. Se dessine ainsi une concurrence spatiale au sein de l’agglomération, davantage caractérisée par le développement de ces deux nouvelles centralités que par le glissement et le déclin du centre ancien. Il n’est en effet pas possible de parler de déclin de ce centre historique, lequel est soumis à des transformations importantes mais sans toutefois être délaissé (voir carte n° 3 page vii du cahier d’illustrations). Il serait excessif de parler de polycentralité à Tananarive, mais une ébauche de cette tendance internationale peut être discernée.
Carte 2. – Dynamiques économiques et territoriales à Tananarive : l’émergence de nouvelles centralités, la permanence d’une organisation ancienne.
Auteurs : Catherine Fournet-Guérin et Marie Morelle, réalisation Florence Bonnaud, université Paris-Sorbonne. Carte publiée en 2014 dans le chapitre « Antananarivo (Madagascar) : nouvelles politiques urbaines et maintien des hiérarchies sociales. La mondialisation au service d’une élite locale », in A. Le Blanc et al., Métropoles en débat. (Dé)constructions de la ville compétitive, à quel prix ?, Paris, Presses universitaires de Paris-Ouest, p. 321.
36Le second pôle en développement est celui des abords de l’aéroport de la ville, situé dans la commune d’Ivato, officiellement classée commune rurale, localisée dans la continuité du tissu urbain de l’agglomération et entre dix et quinze kilomètres du centre-ville au nord-ouest. En lien avec le développement du trafic aérien international, Ivato se développe continûment depuis les années 1990 et constitue l’un des fronts d’urbanisation de la capitale.
37Cette urbanisation s’est cependant fortement accélérée depuis 2008 car la commune devait accueillir le sommet de l’Union africaine prévu pour juillet 2009. Il s’agissait alors d’accueillir plus de quatre mille congressistes durant plus d’une semaine et en particulier de loger cinquante-trois chefs d’État et de gouvernement. Pour le président alors au pouvoir Marc Ravalomanana (2002-2009), l’attribution à son pays de l’organisation de ce sommet représentait une consécration continentale. L’État a alors mis en place un système incitatif de construction de chambres d’hôtels, dont l’agglomération était en déficit important. En particulier, un contrat a été signé avec une entreprise chinoise pour la construction de cinquante-trois villas dites présidentielles. Or Marc Ravalomanana a été renversé en mars 2009 et a dû quitter à la fois le pouvoir et le pays, lequel a alors connu une période de forte incertitude politique. L’Union africaine a alors décidé d’annuler la tenue de son sommet à Tananarive, à la fois en raison de la désorganisation de l’État et pour marquer son opposition à la prise du pouvoir par Andry Rajoelina, qui avait chassé le président en place. Les programmes de construction, déjà fort avancés, ont cependant été menés à terme : les villas présidentielles sont construites et ont été converties en hôtel par l’entreprise chinoise qui n’est pas parvenue à les vendre ; le centre de conférences a été livré et fonctionne (c’est le CCI, centre de conférences d’Ivato) ; plusieurs hôtels ont été ouverts, rénovés ou agrandis avec les aides publiques, à la fois à Ivato et dans toute la ville, ce qui a d’ailleurs conduit à une situation de forte surcapacité en raison de l’effondrement de la fréquentation touristique et des investissements étrangers depuis 2009. En revanche, le grand hôtel jouxtant le CCI, une tour élancée qui devait porter l’enseigne Sheraton, est quant à lui resté fermé en raison de son inachèvement (voir la page xi du cahier d’illustrations). Il fait figure d’éléphant blanc du sommet annulé de l’UA14. Ces hôtels construits à la hâte pour un objectif particulier ont depuis fait l’objet de nouveaux usages et d’une adoption par les citadins. Au CCI sont parfois organisées des manifestations culturelles.
38À ces constructions développées sous l’impulsion de l’État s’ajoutent d’autres dynamiques spatiales qui confortent le développement du nouveau pôle d’Ivato : l’ambassade des États-Unis, après avoir été localisée depuis 1960 dans le centre-ville de Tananarive, a ouvert en 2011 en périphérie, sur la route d’Ivato, à une dizaine de kilomètres du centre. La logique spatiale de cette délocalisation est aisée à lire : dans nombre de capitales d’Afrique, et probablement ailleurs dans le monde, les États-Unis ont fait le choix d’un site diplomatique très sécurisé, ce qui implique souvent une localisation excentrée, et qui soit le plus proche possible de l’aéroport international en cas de situation de crise nécessitant une évacuation rapide des ressortissants américains. C’est le cas à Yaoundé où le déplacement a eu lieu en 2009. Cette logique spatiale s’est développée après les attentats qui ont visé les ambassades de Nairobi et de Dar es Salaam en 199815. L’ambassade des États-Unis à Tananarive offre ainsi l’image d’un site très sécurisé, en rupture avec l’environnement urbain ; il est interdit de le photographier. D’autres installations aux alentours d’Ivato vont dans le sens d’un développement d’une nouvelle centralité, telles l’une des quatre écoles françaises de la ville, l’école américaine, un grand supermarché de la chaîne sud-africaine Shoprite, plusieurs usines en zone franche, divers établissements appartenant à des entreprises publiques chinoises (un restaurant d’entreprise, un supermarché, cf. infra), un site pour foires et salons internationaux et l’un des plus grands restaurants de la chaîne malgache de pizzas et de restauration rapide, La Gastronomie Pizza. Enfin, depuis quelques années, on vient célébrer des fêtes familiales telles que des mariages ou des baptêmes dans les salles de réception, très nombreuses, de cette périphérie en fort essor (voir la page x du cahier d’illustrations). Ainsi, les abords de l’aéroport peuvent également être considérés comme une nouvelle centralité, elle aussi embryonnaire et encore inaboutie.
Les nouveaux lieux de sociabilité à l’échelle micro-locale : identification et localisation
39Les nouveaux lieux de sociabilité sont tout d’abord des lieux consacrés au loisir, qui reflètent soit la présence de nouveaux groupes étrangers en ville, soit l’incorporation locale de modèles étrangers. Dans la plupart des grandes villes d’Afrique, sont apparus depuis quelques années des casinos construits et gérés par des Chinois, des salles de billards, des salons de massage et de soins esthétiques souvent pompeusement baptisés spas, empruntant à des influences asiatisantes diverses mêlées, des salles plus ou moins informelles de projection de films vidéos et des hôtels et restaurants ouverts et tenus par des étrangers. Tous ces lieux se localisent dans l’ensemble de l’agglomération : si, de manière logique, beaucoup se trouvent dans les périphéries, les centres-villes anciens et les quartiers péricentraux ne sont pas pour autant délaissés, loin s’en faut (voir la carte 3, page vii du cahier d’illustrations).
Carte 4. – L’inscription des Tananariviens d’origine chinoise dans l’espace urbain central et péricentral.
40Les casinos constituent une forme spatiale très visible de par l’envergure des bâtiments et leur architecture très contemporaine, tel Casino 2000. À Tananarive, il existe plusieurs casinos chinois, dont l’un est situé sur l’avenue de l’Indépendance, juste à côté de l’hôtel de ville (voir page ix du cahier d’illustrations). Nombre d’autres ont été ouverts durant les années 2000, soit dans le quartier de Behoririka qui est désormais dominé par le commerce chinois (Fournet-Guérin, 2006) soit dans divers quartiers périphériques de l’agglomération. C’est le cas du restaurant-casino Jim, ouvert en 2007 dans un quartier industriel et peu fréquenté du sud-ouest de la ville, à Ankadimbahoaka (voir les pages viii et ix du cahier d’illustrations). À Tananarive, la législation impose cependant qu’un casino soit adossé à une autre activité, hôtelière ou de restauration. De ce fait, les casinos chinois sont souvent localisés au premier ou au deuxième étage d’un immeuble comportant un restaurant au rez-de-chaussée ou au premier étage, et ce pour des raisons de sécurité. Dans les étages, le casino est moins vulnérable à une attaque à main armée, pratique qui s’est multipliée à Tananarive dans les années 2000.
41Les restaurants et hôtels tenus par des étrangers sont également nombreux dans les métropoles d’Afrique : chinois en premier lieu, mais aussi indiens, arabes, thaïlandais ou d’autres pays africains. Les restaurants chinois n’étaient pas une nouveauté à Tananarive et dans les villes dans lesquelles il existait depuis souvent un siècle une présence chinoise (Fournet-Guérin, 2009). Ils proposaient une cuisine d’inspiration cantonaise et souvent fortement modifiée en fonction des goûts locaux, comme partout dans le monde. En revanche, les restaurants chinois récemment créés l’ont été par des Chinois provenant de provinces du nord de la Chine, dont la cuisine est très différente de celle diffusée dans le monde entier par les Cantonais et autres Chinois du Sud. Ils sont avant tout destinés à une clientèle chinoise récemment émigrée en Afrique. La carte s’avère difficile à comprendre pour un consommateur malgache, africain ou européen. Nombre d’ingrédients sont importés de Chine et les cuisiniers sont soit le plus fréquemment des immigrés chinois, soit, plus rarement, des Malgaches qui ont été formés à cette cuisine (source : entretiens avec les directeurs d’hôtels et de restaurants, Tananarive, juillet 2011).
42Toujours dans le domaine des lieux de sociabilité consacrés au loisir, se sont développés depuis les années 1980 vidéoclubs et salles vidéos, à la suite directe de la fermeture de la plupart des salles de cinémas dans les grandes villes. Ces salles vidéos sont souvent installées dans des locaux sommaires composés d’une petite pièce, de bancs, d’un téléviseur et d’un lecteur de support, VCD, DVD ou VHS. Elles diffusent des films étrangers, pour l’essentiel des films asiatiques d’action (karaté), des films pornographiques et quelques vidéofilms malgaches. À Tananarive, ces salles sont appelées « vidéos gargotes » (Blanchon, 2009, p. 39) et elles se localisent partout dans la ville où elles sont synonymes de sociabilité populaire en raison du coût modique de la séance et de leur présence en grand nombre dans les quartiers denses et identifiés en tant que quartiers populaires. Il s’agit là d’une forme de lieu créolisé, inscrit dans l’espace urbain local, né de la forte baisse du pouvoir d’achat des citadins dans les années 1980 et du recul corrélatif des lieux de loisirs culturels, et qui diffuse des produits culturels originaires d’Asie. Une étude est consacrée à ceux du Tchad (Ndiltah, 2015) :
« Ce sont des lieux de convivialité, où l’on peut souvent grignoter quelque chose et rencontrer des amis avec qui on pourra discuter du film après la projection. Et ce sont des lieux financièrement abordables pour tous. Ce ne sont pas des lieux idéaux : conditions de projection déplorables, majorité masculine et souvent faible qualité de films souvent piratés » (préface d’Olivier Bardet au livre de P. Ndiltah, Des vidéoclubs pour l’Afrique ? : « salles » de cinéma populaires et lieux de sociabilité au Tchad, 2015, p. 5).
43Il ne s’agit cependant pas d’un phénomène nouveau. Des travaux d’historiens font en effet état de la diffusion de films indiens de « Bollywood » dans les années 1950 en Afrique, à Zanzibar par exemple (Fair, 2009), et de films arabes (égyptiens par exemple) en Afrique de l’Ouest (Goerg, 2009, 2015 ; Reinwald, 2006).
44Dans un tout autre genre, depuis quelques années, Tananarive semble gagnée par la mode du spa, terme qui désigne en réalité un institut de beauté plutôt haut de gamme. L’adoption même de ce terme signale un mimétisme international : le « spa » a une connotation à la fois chic, moderne et étrangère. Plusieurs ont ouvert, dans la plupart des hôtels visant une clientèle aisée ou dans des locaux à part, soit dans le centre-ville, soit en périphérie, à proximité des zones d’activités comme à Ivato ou route des hydrocarbures, dans les centres commerciaux. Ces lieux, d’accès payant et sélectif, font l’objet de nouvelles formes de sociabilité et témoignent de l’intérêt des élites tananariviennes pour ces lieux de soins du corps, au carrefour d’influences multiples, européenne, asiatique, orientalisante et locale.
45Enfin, les centres commerciaux constituent un type de lieu de sociabilité nouveau et développé sur des modèles étrangers. Plus qu’au monde occidental, les formes en vigueur dans les grandes villes d’Afrique empruntent à l’Afrique du Sud, aux pétro-monarchies du Golfe et aux pays émergents d’Asie ou d’Amérique latine. En effet, ces centres commerciaux sont souvent fermés, sécurisés, d’accès filtré. À Tananarive, c’est le cas du Tana Waterfront. Ce nom anglophone constitue une singularité dans la ville : dans toute la toponymie commerciale, le référentiel linguistique reste en effet le français. Qui plus est, la référence à un type d’aménagement urbain se veut explicite : il s’agit des fronts de mer réhabilités et accueillant des commerces, sur le modèle du Cap et de son Victoria and Alfred Waterfront tout d’abord, modèle ensuite repris à Maurice avec le Caudan Waterfront et dans d’autres villes d’Afrique, comme à Luanda. La transposition à Tananarive peut surprendre, car la capitale malgache est située à 1 250 mètres d’altitude, en plein cœur de l’île, à plus de trois cents kilomètres de la mer. Le waterfront de Tananarive se résume à un marécage hâtivement assaini et situé dans un environnement particulièrement peu avenant : bidonvilles et logements précaires abritant une population très pauvre, égouts à ciel ouvert, dizaines d’ateliers situés à une centaine de mètres à vol d’oiseau travaillant dans la réparation automobile et dégageant une forte pollution, et à proximité de l’une des grandes zones industrielles et commerciales de la capitale, la route des hydrocarbures.
Carte 5. – Le quartier de la route des hydrocarbures (ou Ankorondrano) au nord de Tananarive : l’émergence d’une nouvelle centralité périphérique.
46On est très loin de la notion originelle de waterfront et la volonté de transposition se heurte aux réalités de la capitale malgache. Sur le papier ou sur un site Internet, la dénomination Tana Waterfront peut susciter l’intérêt, mais tout visiteur se rendant sur le site ne pourra qu’être surpris du décalage avec la configuration du lieu. Le Tana Waterfront apparaît comme une enclave, construite comme telle : l’accès au centre commercial se fait par une rue sécurisée, privée, fermée la nuit de 20 h à 8 h du matin, et l’ensemble est clos par un mur d’enceinte. À Tananarive, un tel ensemble ainsi clos constitue une nouveauté et il signale l’apparition dans la ville du modèle international dit des gated communities. L’ensemble comprend également un hôtel haut de gamme destiné à une clientèle d’affaires, le siège de la radio-télévision Viva, et plusieurs villas cossues construites dans l’architecture merina traditionnelle, louées à des étrangers aisés. L’un des promoteurs, un Français natif de Madagascar, utilise spontanément le terme de « lac » pour désigner la vue depuis les maisons (il habite l’une d’elle), alors qu’il s’agit bel et bien d’un marécage assaini16. Il faut beaucoup d’imagination pour désigner cet espace comme un lac et le complexe tout entier comme un waterfront. La référence au waterfront s’insère bien dans une dynamique de marketing urbain, développée par les acteurs économiques de la capitale (voir Fournet-Guérin et Vacchiani-Marcuzzo, 2013).
47En 2012 a ouvert un nouveau centre commercial, directement accessible depuis la rue, unique par sa sophistication à Tananarive : la dénomination est également anglophone, La City, et le centre comporte un escalator17, soixante boutiques et une quinzaine de restaurants et cafés organisés selon le modèle international du food court (voir le stand Saveurs métisses, page xxiv du cahier d’illustrations). La City est également située le long de la route des hydrocarbures, à Alarobia, non loin de l’hôtel Ibis et, comme le Tana waterfront, son environnement immédiat tranche brutalement avec le luxe international affiché : masures ou maisons très densifiées, commerces de rue, artisans informels, marécages jonchés de déchets et servant d’égouts. Le contraste social est ainsi vivement inscrit dans l’espace.
48Il existe d’autres petites galeries marchandes à Tananarive. Tous ces lieux peuvent être considérés comme des lieux de sociabilité au sens où des citadins s’y rendent pour s’y distraire et s’y donnent rendez-vous18. En effet, il s’agit de lieux réputés calmes, propres et modernes. La diffusion de ces centres commerciaux (malls en anglais) a fait l’objet de nombreuses études en géographie dans les pays d’Afrique ces dernières années (Bénit-Gbaffou et al., 2009 ; Houssay-Holzschuch et Teppo, 2009). À Khartoum, Armelle Choplin (2009a, p. 561) présente le cas du mall Afra, turco-soudanais, ouvert en 2004. Outre le supermarché, on y trouve un bar, un bowling, un snack, ouverts le soir, ce qui tranche dans une ville dont la sociabilité est caractérisée par la rigueur de la pratique de l’Islam. On mesure ainsi l’attrait exercé sur les citadins par ces centres commerciaux, symboles de modernité.
49Les lieux de culte créés par les mouvements évangéliques, très influents en Afrique (Fourchard et al., 2005), se sont imposés comme de nouveaux lieux de sociabilité pour une partie des citadins depuis quelques décennies. À Tananarive, nombre de ces nouvelles Églises sont originaires de plusieurs pays africains, dont l’Afrique du Sud, du Brésil ou des États-Unis. Dans le paysage urbain, la visibilité des temples est forte : vastes édifices à l’allure d’églises ou grands hangars édifiés ad hoc, conçus pour accueillir plusieurs milliers de fidèles au culte du dimanche. C’est le cas du temple de Jesosy Mamonjy (Jésus sauveur) à Tananarive, au bord de la route des hydrocarbures. À Kinshasa, ces lieux sont très nombreux. Dans le film Kinshasa Symphony (Wischmann et Baer, 2010), l’orchestre formé par des musiciens appartenant tous à l’Église kimbanguiste répète dans de tels locaux. Il s’agit d’une bonne illustration de l’importance prise par ces nouvelles Églises évangéliques dans la vie quotidienne et la sociabilité de nombreux citadins. Il en va de même à Maputo au Mozambique, où les temples sont très nombreux et visibles dans la ville. À Johannesburg, ils sont implantés dans une rue au sud du quartier d’Hillbrow, populaire et peuplé de nombreux étrangers, ou encore dans celui de Troyeville, présentant les mêmes caractéristiques. On y trouve notamment la très influente et internationale Église universelle du Royaume de Dieu, d’origine brésilienne, qui organise des cultes en portugais à l’attention des migrants mozambicains de la métropole sud-africaine (voir Vidal, 2014, p. 146 sqq.).
50Une dernière catégorie de lieux peut être évoquée : il s’agit de lieux culturels, créés à partir des années 2000 pour la plupart, et qui s’inspirent de codes internationaux tout en étant, un peu comme les boutiques-hôtels (cf. infra), uniques car locaux. Ces lieux sont souvent consacrés à l’art contemporain. Leur décoration et leur agencement s’inspirent de métiers ou d’espaces industriels et artisanaux disparus de nos jours, voire purement et simplement inventés de toutes pièces. À Tananarive, c’est le cas de l’Is’Art Galerie, installée dans un local baptisé La Teinturerie : d’abord installée dans des locaux sans cachet particulier du centre-ville, la galerie a été déplacée en 2014 dans un quartier péri-central, proche de la route de l’université et a été rebaptisée à cette occasion en empruntant un nom de métier artisanal, la « teinturerie », en fait une ancienne blanchisserie industrielle. Les animateurs hébergent des artistes pour leur travail, des plasticiens, des musiciens, des danseurs et organisent des expositions, concerts et autres spectacles, dans un lieu qu’ils veulent ouvert à tous, sans discrimination sociale ou ethnique et qui est conçu comme un des rares lieux d’art spécifiquement malgache, c’est-à-dire non impulsé par les réseaux institutionnels culturels français (voir la page xxiii du cahier d’illustrations).
Qui fréquente ces nouveaux lieux ? De la clientèle « ethnique » à l’adoption par les citadins locaux, essai de typologie des pratiques citadines
Pratiques « ethniques »
51De manière banale et attendue, les nouveaux lieux de sociabilité sont fréquentés par la clientèle pour laquelle ils ont été conçus et à laquelle ils s’adressent directement : dans un restaurant chinois récent comme Jim à Tananarive, dont la carte est en français et en chinois, une partie importante de la clientèle est composée des « nouveaux Chinois19 » qui se sont installés depuis une dizaine d’années. Ainsi, il existe bien des lieux-dits « ethniques » dans les grandes villes d’Afrique, c’est-à-dire créés par des personnes appartenant à un groupe ethnique différent de la société majoritaire et d’abord conçus pour être fréquentés par d’autres membres de ce groupe. Ces lieux sont à la fois bien connus à l’intérieur d’un groupe spécifique et bien identifiés comme tels de la part des citadins d’origine locale. À Tananarive, nombre de personnes ont pu m’indiquer aisément quels étaient les lieux fréquentés par les Chinois, les Indiens ou les Africains : restaurants des quartiers péricentraux de Behoririka et de Soarano ou de périphérie pour les premiers, clubs de sport en proche campagne pour les deuxièmes, bars dans des quartiers populaires de plaine pour les troisièmes. Ainsi, l’hôtel New Century, situé en plein centre-ville à Ambodifilaho, deux rues derrière l’avenue de l’Indépendance mais dans un quartier assez populaire et peu prestigieux, a été ouvert en mai 2011 par un investisseur originaire de Canton, qui fait le « va-et-vient20 » entre Tananarive et sa ville d’origine depuis 2002. Selon les données communiquées, la moitié de la clientèle serait d’origine chinoise et l’autre moitié composée de Malgaches de province devant séjourner dans la capitale pour le travail. Le New Century offre une bonne localisation à un coût modique comparativement aux autres hôtels de la place, fort onéreux pour le budget d’une entreprise malgache. Au Pacifique voisin, la clientèle est similaire : en majorité des Chinois de province de passage dans la capitale, des hommes d’affaires malgaches également en province, et des visiteurs d’affaires originaires de RPC, de Hong Kong et de Singapour21. À Maputo, la Moderna Guest House procède de la même logique : une localisation très centrale, une clientèle principalement chinoise, des tarifs bon marché, une restauration de plats de Chine du Nord.
52À proximité de l’aéroport d’Ivato se trouvent d’autres établissements similaires : Orchid Hôtel, le Paon d’or, le restaurant de la grande entreprise Sogecoa (voir les pages x et xi du cahier d’illustrations). Tous présentent la carte du restaurant en deux langues, français et chinois. L’Orchid Hôtel affiche en français et en chinois le prix des articles susceptibles d’être facturés au client en cas de vol. L’affichage visible de cette liste indique qu’il s’agit d’une pratique usuelle. Le plus complet de ces établissements semble être Happy Zone, qui affiche : Grand Restaurant de Chine, bar, karaoké, billard, sauna, massage. Dans cet inventaire hétéroclite, si certaines activités sont bien avant tout destinées aux Chinois de la ville, comme le karaoké, loisir très apprécié en Chine, d’autres visent une clientèle bien plus large, locale également, telles le billard ou le « massage ». Il s’agit en fait très vraisemblablement d’un lieu de prostitution, comme le suggère l’annonce, rédigée en malgache et en français : « mitady [recherche] masseuse, fille, 18-22 ans » (voir le page ix du cahier d’illustrations). À Tananarive comme dans nombre de métropoles du monde, des salons de massage font office de maison close à peine dissimulée.
53Toutefois, force est de nuancer cette approche en termes de fréquentation ethnique. En effet, des Africains fréquentent ces lieux et des Chinois se rendent également dans des lieux africains. L’analyse des pratiques de sociabilité par le seul prisme ethnique est donc insuffisant.
Pratiques créolisées
54Pour approfondir l’analyse, il est fécond de considérer ces nouveaux lieux en termes de créolisation. Conçus par des étrangers et à leur usage, ils sont en fait rapidement adoptés par les citadins locaux qui y développent des usages mixtes : ils incarnent des formes nouvelles de sociabilité.
55À Tananarive, des lieux ouverts par des étrangers sont ainsi très prisés des Malgaches. C’est le cas des restaurants chinois tenus de longue date par les migrants installés il y a un siècle ou du snack Shalimar, évoqué par le patron de La Médina (cf. supra). Shalimar est synonyme de cuisine indienne de qualité. Le lieu fait partie de l’identité tananarivienne des classes moyennes et aisées : apporter des sambosy de chez Shalimar chez des hôtes constituera par exemple un geste très apprécié. On se donne rendez-vous chez Shalimar pour un rendez-vous d’affaires ou entre amis. Mais les restaurants chinois ou Shalimar sont des lieux anciens, installés en ville depuis plusieurs décennies. Il est d’ailleurs révélateur que pour le patron de La Médina, Shalimar ne serve pas de la « vraie » nourriture indienne, mais du « malgacho-indien » selon ses propres termes.
56Plus frappante est l’adoption immédiate des lieux de sociabilité ouverts ces dernières années par des étrangers, surtout des Chinois. Ainsi, dans les établissements chinois multifonctionnels que l’on a vus précédemment, une partie importante de la clientèle est malgache, que ce soit dans les restaurants, les billards, les salons de massage et les bars. Au New Century, il existe une vaste salle comportant plusieurs billards, qui sont pour l’essentiel utilisés par de jeunes étudiants malgaches, heureux de trouver là un lieu de rencontre et de loisir à la fois spacieux, central et peu onéreux (voir la page viii du cahier d’illustrations). Le billard constitue en effet l’un des loisirs préféré dans la sociabilité estudiantine, comme l’illustrent les pratiques des personnages de la bande dessinée Mégacomplots à Tananarive (Pov et Dwa, 2011), qui se retrouvent au billard une fois les cours terminés (cf. infra). Les faux salons de massage dans lesquels s’exerce la prostitution ont évidemment besoin d’une clientèle locale pour développer un chiffre d’affaires suffisant. Les Tananariviens apprécient également beaucoup les restaurants chinois nouvellement ouverts en raison de leur caractère à la fois moderne et exotique : on y mange une cuisine inconnue à Madagascar, dans un décor coloré et surchargé qui plaît beaucoup et dans un cadre moderne, très éclairé, qui tranche avec nombre de restaurants malgaches souvent sombres et au décor un peu triste. Ainsi, nombre de restaurants chinois ouverts dans les années 2000 sont très prisés pour l’organisation de fêtes familiales, telles que les mariages, les anniversaires ou les baptêmes. Le restaurant Jim organise ainsi des mariages malgaches le week-end.
57À Maputo, de tels établissements attirent également une clientèle aussi diverse. Au Khana Razana, un Indien originaire de Bombay, qui parle anglais avec sa clientèle, et non pas portugais, a ouvert en 2010 un restaurant indiano-chinois haut de gamme qui connaît un important succès auprès des élites de la ville, qu’elles soient indiennes de Maputo, chinoises ou encore européennes. Toutefois, cette attraction cosmopolite ne concerne pas que les lieux plutôt élitistes de par leurs tarifs pratiqués. Ainsi, le restaurant chinois situé à l’angle de la rue du 24-Juillet et l’avenue Lénine, installé dans un ancien restaurant grec dont il reste l’enseigne, est emblématique de ces fréquentations cosmopolites fluides dans l’espace urbain central. Situé à un carrefour fréquenté, ce restaurant possède une décoration composite et témoignant de multiples influences culturelles : de grandes guirlandes de Noël accrochées en croix à un lustre en style rappelant le vénitien ; des rideaux roses en polyester avec des froufrous dorés ; une entrée marquée par un rideau en plastique anti-mouches, fatigué ; des tableaux au mur, aux cadres dorés, mettent en valeur des plats chinois très colorés ; une télévision toujours allumée diffusant une chaîne sud-africaine anglophone payante, DSTv. Au mur pendent des fils électriques, signalant une installation vétuste, autour du climatiseur ou du grand réfrigérateur installé dans la salle centrale. La clientèle est diverse : Chinois certes, à toute heure du jour et du soir ; mais aussi familles mozambicaines de classe moyenne, dont un couple manifestement venu célébrer un événement heureux ; visiteurs européens de passage ; et les plats à emporter rencontrent un franc succès : le soir, plusieurs personnes, maputéennes, font la queue en regardant DSTv. Le restaurant chinois, qui ne propose qu’une cuisine chinoise, avec une carte en portugais, en anglais (tous les plats sont photographiés) et en chinois, attire ainsi une clientèle très diverse. Bien loin d’être un restaurant ethnique, il est ouvert à tous les citadins, résidents ou de passage, locaux ou étrangers. On y observe des « pratiques créolisées », à savoir que les citadins fréquentent des lieux à l’origine identifiés comme exclusivement ethniques, puis rapidement adoptés par les citadins locaux, précisément pour leur caractère exotique qui s’exprime dans le décor et dans la cuisine proposée. La modicité des tarifs de restauration contribue également fortement à leur caractère attractif. Cet exemple va à l’encontre des représentations courantes et dévalorisantes qui s’appliquent aux Chinois installés dans les villes d’Afrique : il leur est reproché de vivre en groupes fermés, en marge de la ville. De tels propos dépréciatifs ont été formulés à maintes reprises alors que je discutais avec des Mozambicains de la présence chinoise dans leur ville. L’un d’entre eux explique par exemple :
« Les Monhés [Indiens] ? Ça va. Il y en a qui parlent le changane [langue locale la plus parlée à Maputo]. Ils fournissent de l’emploi, alors… Ce n’est pas une relation conflictuelle. [question : et les Chinois ?] Mais les Chinois, ah non alors, on les sent différents, on a l’impression qu’ils exploitent les gens, ils sont très mal considérés, ils sont agressifs, ils sont violents avec leurs employés sur les chantiers, et les commerçants, ils vendent des contrefaçons ; ils restent entre eux, ils ne se mélangent pas, on ne les connaît pas » (entretien en français, Maputo, 2015).
58Ce restaurant montre au contraire une intégration à la vie citadine, mieux, une participation à la construction de celle-ci.
Pratiques internationales standardisées
59Enfin, des pratiques standardisées, développées dans toutes les métropoles du monde, sont observables à Tananarive et ailleurs en Afrique. Ces pratiques se déroulent dans des lieux eux-mêmes standardisés ou conçus selon des modèles qui en font des lieux qui pourraient se situer n’importe où dans le monde et non en particulier là où ils se trouvent. Jacques Lévy (1997) propose de les appeler « lieux génériques ». C’est le cas des spas. L’exemple du Spa Majorel de Tananarive est instructif pour notre propos. Le décor est délibérément kitch, c’est-à-dire qu’il emprunte à diverses origines : mobilier chinois, « ambiance balinaise » selon les termes de la responsable, et mise en scène de produits cosmétiques français, ce qui plaît à la clientèle car ils véhiculent une image de mode et de luxe. La clientèle est pour moitié étrangère mais résidente à Tananarive, européenne et américaine, mais pour moitié locale, à la fois malgache et indienne, selon une distinction opérée en réponse à une question spécifique. Ces clients tananariviens viennent par exemple y célébrer des anniversaires entre jeunes filles. Dans les spas des grands hôtels, la part de la clientèle de passage est très minoritaire : à l’hôtel Colbert, le plus chic de la ville, la gérante annonce une proportion de 20 % au maximum par exemple. De même, la pratique du drive-in, autre lieu générique du monde urbain, est apparue à Tananarive ces dernières années. La chaîne de pizzas à emporter, La Gastronomie Pizza22, le pratique dans certains de ses restaurants, celui d’Ivato ou celui du quartier populeux des 67 hectares. Si les modalités concrètes ne répondent pas aux critères internationaux du drive-in, car en fait, le client se gare devant le restaurant et un employé sort prendre la commande et revient la livrer, l’important réside dans la diffusion de pratiques standardisées. Aller à La Gastronomie Pizza chercher sa pizza en voiture est considéré comme du dernier chic et très moderne. Le site Internet de l’entreprise présente des photographies de foules massées à l’extérieur des restaurants, en particulier nocturnes, et par exemple le 26 juin, jour de la fête nationale malgache. L’existence d’une page « La Gastro Pizza Madagascar » sur le site de réseau social Facebook va dans le même sens23. Qui plus est, avec un peu de chance, la voiture en stationnement devant le restaurant sera repérée par une connaissance… ! Cependant, le prix d’une pizza est élevé, entre dix et quatorze mille ariary en 2016, soit de trois à quatre euros, et la fréquentation de ces chaînes reste l’apanage d’une minorité relativement aisée. La chaîne compte en 2016 quatorze restaurants à Tananarive, dont plusieurs sont installés dans des bâtiments récents et modernes (voir la page iv du cahier d’illustrations).
60Dans les hôtels haut de gamme de Tananarive, la référence à une norme internationale déterritorialisée est souvent forte. Les analyses formulées par les contributeurs d’un programme de recherche consacré aux grands hôtels d’Asie sont ici corroborées (Sanjuan et al., 2003). Ainsi, le propriétaire de l’hôtel du Louvre évoque le concept marketing de « boutique-hôtel » en le définissant ainsi : « se sentir chez soi et pouvoir posséder les objets de décoration que l’on y voit » (entretien, juillet 2011). Sa référence pour la décoration de l’hôtel, ouvert en 2009, fut l’hôtel Urban de Madrid. Sur le site Internet de ce dernier, l’hôtel est présenté comme suit : « endroit de rencontre si différent et cosmopolite ». Si différent que son modèle est reproductible partout dans le monde ! Or à l’origine, les concepteurs de ce type d’hôtels entendaient promouvoir un style unique et inscrit dans son environnement local, en opposition avec les hôtels de chaînes internationales. Si chaque boutique-hôtel est peut-être unique, le modèle qui préside à leur conception conduit en revanche à une impression de répétition dans le monde entier et de nouveau conformisme, à l’instar des malls qui s’inspirent de l’architecture locale. Ainsi, ces hôtels, qu’ils soient conçus comme uniques et le reflet d’une ville en particulier ou qu’ils appartiennent à des chaînes, font tous l’objet d’usages qui font d’eux des « territoires de l’économie-monde » (Gélézeau, in Sanjuan, 2003, p. 109) et les révélateurs d’une « culture urbaine internationale en construction depuis la fin du xixe siècle » (ibid., p. 115). En outre, il importe que les boutiques-hôtels soient apparus dans les villes d’Amérique du Nord telles New York : la diffusion de ce concept dans les capitales d’Afrique témoigne bien de la perméabilité de celles-ci aux influences internationales les plus récentes et les plus emblématiques de la métropolité occidentale (voir la page xxii du cahier d’illustrations).
61Dans les grands hôtels des villes d’Afrique, on se rencontre, on se restaure, on vient passer un moment en famille et on célèbre également des mariages et autres fêtes familiales, comme on le verra pour les hôtels anciens de l’époque coloniale et immédiatement post-coloniale. Si les nouveaux hôtels chinois de périphérie attirent, c’est non pour leur cachet ancien mais en raison de leurs tarifs moins élevés d’une part, et de leur caractère considéré comme moderne d’autre part24. Pour les élites, les « grands hôtels » demeurent toutefois le lieu où organiser de telles festivités, dans une logique d’ostentation. À Tananarive, le Carlton, le Louvre, le Panorama, à Maputo le Cardoso ou le Girassol remplissent ce rôle qui fait d’eux un « microcosme qui fournit à la bourgeoisie locale un des espaces privilégiés de la mise en scène de son rang social » (Gélézeau, 2003, p. 204). Pour tous ceux qui ne s’y sentent pas les bienvenus ou pas à l’aise socialement, les nouveaux hôtels chinois offrent une alternative séduisante. Néanmoins, les nouveaux hôtels chinois de la périphérie attirent également de plus en plus la clientèle des élites en quête de nouveauté, on y reviendra.
62Enfin, ces hôtels et restaurants sont fréquentés par une nouvelle clientèle, celle des émigrés de passage au pays. Ils sont désireux de plus d’espace que leur famille ne peut leur en offrir et souhaitent souvent être tranquilles et échapper à la pression familiale et aux sollicitations incessantes auxquelles ils sont soumis lors de leur passage. Leur aisance financière relative leur permet de séjourner dans de tels lieux durant quelques jours, voire quelques semaines. Comme ailleurs en Afrique, les citadins émigrés contribuent ainsi à développer de nouvelles pratiques spatiales et à en imprégner les lieux qu’ils fréquentent (Piermay et Sarr, 2007 ; Tall, 2000). À Madagascar, les conséquences de l’influence croissante des Malgaches « d’outre-mer25 » n’ont pas fait l’objet d’études. Il s’agit d’un thème à creuser en ce qu’il éclaire les dynamiques spatiales à l’œuvre et l’évolution de la société citadine. L’apparition des émigrés dans la construction de la ville en Afrique, au sens propre comme au sens figuré, fait d’eux de nouveaux acteurs du fait citadin. Par exemple, durant la période des fêtes de Noël, les restaurants chinois de périphérie sont très fréquentés par les émigrés séjournant à Tananarive. Ils répondent à leurs exigences d’un cadre agréable et moderne, d’une bonne accessibilité en voiture et d’un dépaysement par rapport à la cuisine malgache.
Qui fréquente ces lieux ? Approche sociologique
63Des citadins très divers en termes d’origine ethnique ont été identifiés comme usagers de ces nouveaux lieux de sociabilité. D’un point de vue sociologique, la diversité est forte également. Beaucoup de lieux évoqués sont destinés à une clientèle aisée, aux élites urbaines, voire aux classes moyennes en développement timide mais réel dans les grandes villes d’Afrique (Darbon, 2012 ; Quénot-Lopez, 2012) : hôtels et restaurants haut de gamme, spas, drive-in, centres commerciaux… Signe de la perception du développement de ces classes moyennes, un programme de recherche pluridisciplinaire est en cours à Bordeaux, au CEAN, sur cette thématique. Il comporte un volet plus grand public centré sur le travail du photographe Joan Bardeletti, présenté sur le site Internet www.classesmoyennes-afrique.org (consulté le 22 janvier 2016). Il propose des clichés de la vie quotidienne de citadins habitant dans quatre grandes villes d’Afrique, Abidjan, Yaoundé, Nairobi et Maputo. Une place importante est consacrée à une sociabilité plutôt aisée : clubs de sport (tennis, piscine, golf), bureaux, plages, rencontres dans l’espace domestique… Le magazine hebdomadaire Jeune Afrique rend compte de ces évolutions des sociétés citadines africaines avec des reportages de plus en plus nombreux et fréquents consacrés aux nouvelles formes de consommation dans les métropoles : centres commerciaux, hôtels, lieux culturels à la mode évoquant des prémices de gentrification, tels La Teinturerie à Tananarive (cf. supra), lieu consacré à l’art contemporain malgache ou le Freedom Park à Lagos, ancienne prison transformée en « centre culturel bouillonnant » en 2011. Rappelons que si la définition de la notion de « classe moyenne » fait débat, notamment en raison de la grande hétérogénéité des revenus des gens intégrés dans cette catégorie floue, qui n’a pour unité que d’exclure les extrêmes, il n’en demeure pas moins que le phénomène est très visible en ville. De manière assez simple et uniquement qualitative, on pourrait considérer comme appartenant à la classe moyenne des ménages ayant des revenus réguliers, disposant d’une capacité d’épargne minimale, envisageant l’avenir avec confiance et dans une perspective de sécurité économique relative et donc pouvant consacrer une partie de leurs revenus à la consommation au-delà du strict nécessaire. Dans cette acception, ce sont bien les ménages de classes moyennes qui constituent le gros de la clientèle des supermarchés tels que Shoprite ou des restaurants évoqués précédemment.
64Cependant, d’autres lieux relèvent d’une sociabilité plus populaire et sont fréquentés par des citadins bien plus modestes : maquis, bars, casinos chinois, lieux de culte animés par les mouvements évangéliques. Il faut prendre garde à ne pas réduire l’impact sur la ville des nouveaux migrants et des modes en circulation internationale aux seules catégories aisées de la population et aux seuls quartiers privilégiés. Si la répartition spatiale qui s’en dégage s’inscrit en partie de fait dans une géographie socialement sélective, nombre de ces nouveaux lieux de sociabilité sont également présents dans les quartiers défavorisés, qu’ils soient péricentraux ou périphériques. C’est d’ailleurs en ce sens qu’Alain Tarrius entend la notion de « nouveaux cosmopolitismes » (2000), lesquels concernent au premier chef des individus aux ressources souvent modestes. Celle de « cosmopolitisme populaire » proposée par Virginie Baby-Collin (2014) est plus précise encore.
65La fréquentation des supermarchés de l’agglomération de Tananarive avait fait l’objet d’une étude au début des années 2000 (Fournet-Guérin, 2007). Une question auprès d’un échantillon de citadins avait permis de montrer que les supermarchés constituaient un but de promenade, en famille ou entre amis. Les habitants en faisaient une sortie à but récréatif, parfois pour y conduire leur famille de province en visite, et les enfants des quartiers pauvres des environs venaient y flâner. Le supermarché, archétype du « non-lieu » (Augé, 1992) et qui plus est uniquement dévolu à la consommation, constituait en fait un lieu de détente assez présent dans la vie de tous les citadins, qu’ils habitent loin ou non, et qu’ils aient les moyens d’y faire des achats ou non. Plusieurs observations quinze ans après semblent attester de la permanence de ces pratiques. Ainsi, à Tananarive, l’accès aux supermarchés comme aux centres commerciaux est libre : il n’y a pas de vigile filtrant l’accès et l’interdisant aux indésirables, notamment nu-pieds au sens propre, lesquels viennent à l’ouverture pour acheter des bas morceaux à la boucherie ou à la poissonnerie (os, têtes…). À La City, il y a un vigile, mais tout le monde, quelle que soit son apparence, a le droit d’entrer (entretien, 2016). La question du droit à la ville comme droit pour chaque citadin d’entrer librement dans un lieu de consommation marchande est ici résolue de manière fort différente de l’Inde par exemple, où il est impossible d’entrer à une personne qui dans son apparence n’est pas apte à consommer, comme évoqué précédemment.
66Cependant, il n’en demeure pas moins que le développement rapide de lieux destinés à une clientèle aisée constitue le signe d’une polarisation croissante de la société urbaine, entre une minorité privilégiée et une majorité à l’écart de certaines formes de consommation. Il est évident que certains des lieux évoqués, tels les grands hôtels ou les spas, ne sont pas accessibles aux plus modestes de la société, souvent numériquement très majoritaires. À Tananarive, près des deux tiers de la population urbaine est considérée comme pauvre, tandis qu’à Maputo c’est environ la moitié de celle-ci. Cette observation conduit à affirmer l’importance de l’étude des élites dans une société en raison de leur rôle dominant dans tous les domaines de la vie urbaine, qu’ils soient économiques, politique ou culturels. Or en sciences humaines et surtout en Afrique, celles-ci sont souvent délaissées et ne font l’objet que de peu d’études. Ainsi, en Amérique latine ou en Asie du sud-est comme aux Philippines, le terme d’oligarchie est très usité et nombre de travaux portent sur les formes de domination exercées par les oligarques. Rien de tel en Afrique, si ce n’est des travaux épars et à l’état d’esquisse (voir par exemple Lesourd, 2012, à propos des élites cap-verdiennes dans la mondialisation). Ce silence relatif de la recherche à propos des élites africaines reste étrange. À Madagascar, trois chercheurs ont publié une étude sociologique en 2016, et un communiqué de presse qui a suscité de vives réactions de protestation de la part des intéressés sur place (Razafindrakoto et al., 2016).
67Il est indispensable de dresser une sociologie des migrants récents impliqués dans le commerce : ceux-ci sont en situation de « subalternes » au niveau mondial. Ils sont par exemple Chinois originaires de provinces peu riches ayant émigré dans les pays les plus pauvres du monde. Dans cette société d’accueil, nombre d’entre eux exercent des métiers peu rémunérateurs ou des activités peu valorisantes, comme celle de tenancier d’épicerie ou de restaurant populaire. Ainsi au sein d’un groupe de ressortissants, la diversité sociale est très élevée, allant d’entrepreneurs aisés à de petits commerçants ayant tout investi dans leur nouvelle vie en Afrique (Tremann, 2013). Dans cette optique, ces migrants installés en ville ne sont pas considérés comme des profiteurs venus s’accaparer la richesse nationale, comme la presse s’en fait très souvent l’écho, mais bien comme des gens ayant quitté une situation mauvaise dans leur pays d’un point de vue socio-économique, politique voire environnemental. Howard French (2014) l’explique bien à propos des Chinois, qui tentent d’améliorer leur condition par l’émigration dans des pays perçus comme ouverts et où des affaires, même modestes au départ, sont possibles.
68La composition sociologique des citadins fréquentant les nouveaux lieux de sociabilité peut également s’appréhender à travers la question du genre. De manière très frappante, la plupart des lieux précédemment évoqués sont très homogènes, qu’ils soient massivement masculins pour la majorité d’entre eux, ou féminins pour les spas. En ce qui concerne les salles de billards, les casinos et autres lieux de loisir, les hommes sont majoritaires de manière écrasante. Cela s’observe, se voit sur les photographies, comme l’a montré Jérôme Chenal à propos de la fréquentation de la rue de trois villes ouest-africaines (Chenal, 2013) : prenant un cliché d’un lieu choisi toutes les trente minutes, « une journée dans la vie d’une ville » est proposée. À travers la banque de photographies ainsi recueillies, J. Chenal analyse les évolutions de la rue : qui passe, qui circule, qui vend, qui achète, etc. Le résultat le plus marquant est le fait que la rue soit massivement un espace masculin. Les femmes, au mieux, y représentent 25 à 30 % des individus qui passent dans une journée. À Nouakchott, les femmes représentent partout moins de 10 à 15 % des passants. L’espace de la rue est genré, et c’est un monde d’hommes26. Cette méthode mise en œuvre pour la rue pourrait être transposée aux nouveaux lieux de sociabilité. En revanche, d’autres lieux tels les restaurants sont fréquentés à la fois par des hommes et des femmes, le plus souvent en famille.
69Une approche sociale en termes de temporalité peut également être menée. Elle consiste à interroger la fréquentation des lieux de sociabilité en fonction de différents moments du jour, en particulier la nuit, considérée alors comme une construction sociale révélatrice de rapports de classe et de genre, ou de la semaine, avec l’alternance entre jours travaillés et jours chômés, le plus souvent le dimanche. Peu de travaux ont jusqu’alors été consacrés à la nuit dans les villes d’Afrique, alors même que les pratiques sociales qui s’y déroulent en matière de sociabilité sont révélatrices de différences sociales majeures : ainsi, à Johannesburg, les membres des classes dominantes ignorent jusqu’à l’existence de modalités de pratiques de sociabilité nocturnes de la part des classes populaires (Oloukoï et Guinard, 2016). Sans atteindre le même degré de clivages en raison de l’absence de processus poussés de gentrification, les « nuits tananariviennes » sont également caractérisées par des pratiques fort différentes entre citadins reconnus et marginaux stigmatisés (Morelle et Fournet-Guérin, 2006), comme le confirment les personnages et situations du recueil de nouvelles de Johary Ravaloson paru en 2016, Les nuits d’Antananarivo. Les questions de la place des minorités sexuelles comme celles des temporalités se recoupent par ailleurs dans l’usage d’un même lieu selon les moments de la journée : c’est le cas de l’hôtel aux mille étoiles d’Abidjan, marché le jour et lieu de rencontres entre personnes de même sexe la nuit (voir encadré 5).
70Toutefois, du point de vue de l’analyse en termes de genre comme de celui des temporalités, la fréquentation des nouveaux lieux de sociabilité créés par des étrangers ne diffère pas de celle des anciens lieux de sociabilité locaux.
Nouveaux lieux génériques et anciens lieux de sociabilité urbaine : quels liens ? quelle place dans la vie des citadins ?
71Les nouveaux lieux de sociabilité présentés ci-dessus sont pour l’essentiel des lieux génériques qui existent sous des formes similaires dans de très nombreuses villes du monde. Parallèlement, il existe une multitude de lieux de sociabilité locale, plus anciens et souvent reflétant une (ou des) culture(s) locale(s), des histoires particulières, comme les shebeens clandestins à l’époque de l’apartheid, ou plus simplement l’adaptation aux conditions climatiques : bars, maquis d’Afrique de l’Ouest, bancs d’usage collectif devant les habitations occupées par des associations d’hommes jeunes – les grins du Mali ou du Niger, places publiques, marchés et souks, dancings, rues, plages, gares, promenades de bord de mer construites à l’époque coloniale comme à Maputo ou à Majunga, etc. (voir les pages xiv et xv du cahier d’illustrations). Dans ces villes, ces lieux d’inspiration locale, même si créés à l’époque coloniale et utilisés ensuite par l’ensemble de la population, continuent d’être très fréquentés par les citadins : tout se passe comme si l’offre globale de lieux de sociabilité augmentant, la fréquentation augmentait également, sans que les lieux plus anciens, moins perçus comme « modernes », ne soient pour autant délaissés. Ainsi, à Maputo, l’habitude pour des résidents de la ville coloniale de se promener sur l’Avenida Marginal à la tombée du jour et le dimanche se maintient, tout comme la restauration rapide dans tous les quartiers dans les contentores, conteneurs aménagés, devant ou dans lesquels sont installés des tabourets, ou la consommation d’alcool dans les barracas, de conception similaire (voir la page xvi du cahier d’illustrations). À N’Djamena, dans un texte relatant une expérience personnelle, Sami Tchak décrit bien ce type de lieux composite dans lequel on vient s’approvisionner mais aussi consommer à boire :
« Celui [le local] dans lequel nous entrâmes était exigu, son gérant vendait aussi bien des boîtes de conserve, des fournitures scolaires, des posters de vedettes américaines de la chanson, des maillots à l’effigie de Zidane, des cigarettes et du sucre au détail, des produits pharmaceutiques, au détail aussi, de l’huile, de l’essence, du kérosène, des lampes, des bougies, du poisson séché, du riz, des haricots, des lampes, même des pièces de rechange de bicyclette et bien d’autres articles dont la liste pourrait occuper au moins dix pages. Mais il y avait un espace réservé à ceux qui voulaient boire un coup » (Sami Tchak, La couleur de l’écrivain, 2015, p. 91).
72Ces lieux de sociabilité locale ont été beaucoup étudiés, souvent dans le cadre de travaux monographiques consacrés aux villes : à Lomé et à Harare par Philippe Gervais-Lambony (1994), au Cap par Myriam Houssay-Holzschuch (1999), à Nouakchott par Armelle Choplin (2009) ou à Dar es Salaam par Bernard Calas et son équipe (2006). Cela s’explique par leur rôle important dans la construction de la citadinité : lieux de rencontre, d’échanges, de détente, mais aussi lieux de crispations identitaires, d’entre-soi et de conflits latents ou ouverts. En effet, il est nécessaire pour l’observateur de se départir de préjugés « populistes » (Olivier de Sardan, 2008), empathiques envers ces lieux de sociabilité locale, c’est-à-dire considérés d’un œil bienveillant et positif alors que les nouveaux lieux, d’inspiration étrangère et internationale, seraient, eux déconsidérés en raison de leur manque supposé d’authenticité, d’ancrage culturel local. En effet, très souvent, les lieux de sociabilité locale et ancienne sont le reflet de la stratification sociale et des mécanismes d’exclusion de l’espace de certains groupes de population. C’est le cas bien connu des lieux de rassemblement exclusivement réservés aux hommes et de surcroît aux aînés, tels les grins et les arbres à palabres dans les villes sahéliennes comme au Niger (Boyer, 2005) ou les combats de coq à Tananarive. Les « épi-gargotes » et autres « épicerie-bars » des Mascareignes et de Madagascar au nom pittoresque pour l’étranger francophone ne sont en fait fréquentées que par des hommes et sont souvent le théâtre de bagarres (Ndiltah, 2015). l’inverse, d’autres lieux sont exclusivement féminins, qu’ils soient des lieux de rencontre mais où l’on travaille, comme le lavoir ou le salon de coiffure installé dans une ruelle piétonne, ou des lieux dont la fréquentation est contrainte, telle la borne-fontaine. Ils sont tout autant le lieu de l’expression de tensions, sociales, relationnelles, générationnelles, etc. Ainsi par exemple, la borne-fontaine est principalement fréquentée à Tananarive par les descendants d’esclaves (Fournet-Guérin, 2007).
73D’autres espaces, transformés de manière éphémère seulement en lieux de sociabilité selon des temporalités variables, fonctionnent comme des clubs dans l’espace public : à la vue de tous, dans la rue par exemple, quelques personnes se rassemblent autour d’une activité, par exemple un jeu de société, telles les dames ou les dominos, ou d’un instrument de musique, souvent une guitare (voir la page xvii du cahier d’illustrations). Pour l’observateur extérieur, l’impression qui s’en dégage est celle de liberté, de détente, de convivialité. Mais en fait, il n’est pas possible à une personne extérieure au groupe de s’y agréger, qu’elle soit inconnue du réseau de sociabilité et a fortiori étrangère. Toute personne tentant cette approche serait, comme dans tout groupe, considérée de prime abord avec suspicion et méfiance. Or ce qui apparaît comme une évidence pour la sociabilité en Europe par exemple, ne l’est pas pour l’Afrique où l’impression visuelle est souvent celle de rassemblements ouverts à tous, ce qui est faux.
74De ce fait peut-être, les lieux anciens de la sociabilité urbaine ont également été privilégiés dans les représentations iconographiques de la ville à destination des visiteurs étrangers : peintures telles les tinga-tinga de Tanzanie, art populaire en général, photographies d’art, dessins de voyageurs dans des carnets de voyage édités… Également aisée à filmer, cette sociabilité locale est souvent mise en scène dans les films africains ou se déroulant en Afrique. Dans les vidéofilms malgaches, de nombreuses scènes sont ainsi tournées dans des gargotes. C’est le cas dans Hatraiza Andriamanitra 2, paru à Antananarivo en 2013 : les héroïnes, jeunes paysannes échouées dans la grande ville prédatrice, sont filmées à plusieurs reprises dans de tels lieux.
Encadré 9 – Les lieux de sociabilité anciens et nouveaux dans la bande dessinée Mégacomplots à Tananarive
La bande dessinée Mégacomplots à Tananarive, écrite et dessinée en 2011 par deux auteurs malgaches, Pov et Dwa, narre l’histoire d’un jeune étudiant en géographie, Rémy, qui désire rejoindre son frère aîné en France. Pour ce faire, il a besoin d’obtenir un visa. L’un des moyens d’accès à ce sésame serait de présider une association étudiante. Dès lors, il mène campagne pour se faire élire président de la MEGA, la mutuelle des étudiants géographes d’Antananarivo. Il fédère autour de lui des indécis et des opportunistes. Son dessein échoue finalement car l’un des membres de son équipe le trahit et convainc des étudiants de voter pour la liste adverse en raison du caractère mensonger de son programme.
Dans cette bande dessinée, le cadre est la ville de Tananarive. Y sont représentés nombre de lieux fréquentés par les étudiants et il est possible d’en étudier les lieux de sociabilité.
Les étudiants fréquentent assidûment certains lieux, tous situés dans le centre-ville ou dans les quartiers péricentraux. Il s’agit de restaurants populaires dans lesquels on se restaure pour un coût modique, localement appelés « gargotes », en français comme en malgache. Plus modestement encore, nombre de rencontres et de discussions ont lieu dans des bars très simples, où l’on consomme des bières malgaches très appréciées, de marque THB (voir encadré 2). Il s’agit d’un produit identitaire malgache phare, tout comme le « composé », un plat de légumes assaisonné de mayonnaise, également mentionné. La gargote et le petit bar constituent des lieux de sociabilité ancienne et qui ne sont pas l’apanage des étudiants ou des jeunes. Une autre séquence met en scène un groupe d’étudiants lors d’une virée dans la proche campagne, qui rassemble tous les éléments identitaires d’une « partie de campagne » telle qu’elle se pratique en famille, de manière trans-générationnelle : pique-nique composé de brochettes de viande cuites au barbecue, de THB, et détente autour de jeux de cartes, jeux de ballon et guitare.
Le livre met également en scène des lieux plus récents et qui incarnent la modernité internationale pour ces étudiants : le cybercafé et la salle de billard. Le cybercafé n’apparaît que fugacement dans le récit, mais il entre dans les projets de Rémy d’en ouvrir un sur le campus de l’université, situé dans un quartier excentré et dépourvu de tels équipements. Cela prouve son caractère attractif auprès des étudiants. Quant à la salle de billard, elle est très fréquentée, en particulier le soir. Ces salles sont très populaires auprès des jeunes. Leur fréquentation, sans être très onéreuse, n’est cependant pas accessible à tous. Aussi s’agit-il d’un loisir qui incarne le développement d’une classe moyenne tananarivienne. Dans la bande dessinée, l’une d’entre elles est située dans le quartier d’Ampefiloha, à l’ouest de la ville. Il s’agit d’un quartier moderne, construit dans les années 1960, animé la journée en raison de la présence de nombreux bureaux et de l’hôtel d’affaires Carlton (ex-Hilton) et comprenant quelques immeubles d’habitation dans lesquels résident des membres de la classe moyenne. Ce quartier fait transition avec les quartiers voisins populeux, défavorisés et stigmatisés. Se rendre dans une salle de billard à Ampefiloha, c’est ainsi affirmer à la fois son appartenance à une classe moyenne et son désir de modernité. La salle est d’ailleurs dotée d’un nom anglophone, le Bloo’s Billard. À Tananarive comme dans nombre de villes francophones d’Afrique, des raisons sociales en anglais correspondent à une marque de modernité affichée.
75Comment dès lors les lieux de sociabilité considérés comme autochtones accueillent-ils ou non les allogènes ou ceux perçus comme tels ? Leur sont-ils ouverts sans réticence, ouverts mais avec réticence, fermés de facto (assemblée réunie dans l’espace public) ou de jure (cas d’un club) ? Il semble évidemment plus facile de s’installer dans un square quand on est Chinois ou de prendre part au rituel du passeo à la tombée du jour avec les citadins maputéens que de s’asseoir dans un barraca, bar populaire local, bondé et fréquenté par des habitués. Au-delà d’intuitions évidentes, une typologie rigoureuse est à dresser, qui prenne en compte la localisation du lieu, son ancienneté, son usage, sa fréquentation dominante (par âge, sexe, catégorie sociale, groupe ethnique…), ses temporalités, sa gestion éventuelle par les autorités, etc. : des pistes de recherche sont ici tracées, notamment pour mieux cerner comment les étrangers ont le droit de prendre place dans l’espace public, de s’y installer, d’y déambuler (voir les travaux de Virginie Baby-Collin à propos des migrants boliviens, 2014). À Maputo, les étrangers vivant en ville ont évoqué une manière de s’insérer dans les lieux de sociabilité similaire à celle des autres citadins (entretiens, 2015 et 2017). Ainsi, plusieurs d’entre eux, commerçants, ont évoqué des lieux de sociabilité qu’ils fréquentent de temps à autre, en particulier le dimanche. Un Sénégalais cite la Feira Popular, vieux Lunapark datant de l’époque coloniale, situé dans la Baixa, le quartier commerçant fondé à la même période (voir la page xvii du cahier d’illustrations). Un Guinéen évoque quant à lui Costa do Sol, un quartier balnéaire situé à quelques kilomètres au nord de la ville. Au bord de la plage, le dimanche, nombreux sont les habitants à venir y déguster de la viande ou du poisson grillés et consommer des bières. Il dit également fréquenter la piscine d’un hôtel. Un autre, Guinéen également, déclare « le dimanche, on va à Maputo shopping [centre commercial récent de la Baixa], on s’assoit quoi, voilà ». Enfin, le gérant d’un hôtel restaurant chinois situé en plein centre-ville a parlé de plusieurs restaurants, chinois ou non, de casinos et de la plage. Ce sont les seuls lieux qui ont été positivement cités en entretien, les autres personnes étrangères rencontrées ne développant que des propos très vagues (« On se promène »). On retrouve ici des lieux génériques internationaux (la piscine, le centre commercial) ou bien des lieux de sociabilité locale ancienne (la Feira Popular). Tous ces lieux, qui ont été visités par ailleurs lors du travail de terrain, présentent de fait une fréquentation diversifiée, composée de locaux comme d’étrangers.
76Il en va de même dans les périphéries de Tananarive où, depuis les années 2000, se multiplient les « espaces », nom local pour désigner un complexe de loisir où l’on vient plutôt le dimanche et les jours fériés passer la journée, en famille ou en groupe, à l’occasion d’une cérémonie comme un anniversaire de mariage. Dans un « espace », il y a plusieurs propositions de loisir, comme la piscine, le karaoké, des équipements pour les enfants, ou encore la restauration (voir la page xv du cahier d’illustrations). Les « espaces » sont eux aussi caractérisés par une fréquentation fort diverse, locale comme étrangère. Ils représentent un phénomène récent, mais typiquement tananarivien.
Les lieux génériques, des « non-lieux » ?
77Dans les nouveaux lieux de sociabilité identifiés, beaucoup sont des lieux génériques qui pourraient s’apparenter à la définition devenue classique – mais souvent simplifiée et réductrice – des « non-lieux » (Augé, 1992), c’est-à-dire des endroits identiques de par le monde, mono-fonctionnels et caractérisés par une circulation permanente, et qui de prime abord ne sont pas des lieux au sens fort du terme, c’est-à-dire qui ne sont pas le support de pratiques et de formes de socialisation. Il est alors logique de se demander dans quelle mesure ces lieux contribuent ou non à la vie citadine, comment ils sont intégrés dans les pratiques et les représentations des citadins. Or Marc Augé a en réalité montré que ces endroits, dont l’archétype est l’aérogare, peuvent bien devenir des lieux et accueillir des pratiques et des représentations. Pourtant, nombre de chercheurs semblent rétifs à cette idée de l’adoption des lieux génériques par les citadins et continuent de projeter un a priori négatif sur ceux-ci, sans y avoir mené d’observations ni d’entretiens ou d’enquêtes. Le cas du Caudan Waterfront de Port-Louis à Maurice est emblématique. Il s’agit d’un centre commercial datant des années 1990, en plein centre-ville, conçu sur le double modèle international du waterfront et du mall. Dans un article consacré aux lieux de sociabilité à Port-Louis et à leur adoption par les différentes communautés ethniques, Alexandra de Cauna (2002) voit le Caudan comme un « non-lieu », un « espace transnational », standardisé, sans lien avec l’urbanité locale, ce qui la conduit à le qualifier de « lieu culturellement neutre » (ibid., p. 53). Reprenant ces analyses, Marie-Sophie Bock Digne va plus loin dans le rejet du Caudan hors de toute adoption citadine :
« Les visiteurs ne font que passer et ne tentent plus de s’approprier l’espace comme dans les “véritables” lieux publics. Les marqueurs culturels devenant quasi inexistants […], le Caudan, apparaît donc comme un lieu de contraste hors de la ville réelle, du moins celle de la majorité de la population. Il ressemble plus à une infrastructure imprégnée des signes de la mondialisation qu’à un traditionnel lieu de rencontre » (Bock Digne, 2003, p. 292, souligné par nos soins).
78Dans les deux cas, ces assertions déniant tout caractère citadin au Caudan Waterfront se fondent sur la propre représentation que se fait le chercheur de ces lieux, à savoir négative : pour nombre d’intellectuels, le centre commercial constitue souvent un lieu sans âme, symbole honni d’une société vouée à la seule consommation. C’est d’ailleurs pour aller à l’encontre de ces présupposés que la romancière Annie Ernaux a écrit en 2014 le témoignage de son expérience de cliente ordinaire dans l’hypermarché Auchan en banlieue parisienne, dans la collection « Raconter la vie » au Seuil, qui se donne pour ambition de publier des expériences du quotidien de toutes les catégories sociales. Cependant, d’autres chercheurs se sont intéressés directement à cette question de la fréquentation et de la représentation du centre commercial, en France mais aussi, récemment, en Afrique. Entretiens avec la clientèle et observations permettent alors de mettre en évidence une bonne image de ce lieu, une bonne intégration dans la vie des citadins, un rayonnement important et un lieu en tant que tel, c’est-à-dire associé à des pratiques, telles que le loisir, la déambulation, l’ostentation (il est bien vu d’y être vu !), etc. L’analyse développée pour les pays riches en termes de leisure shopping (Mansvelt, 2005) semble ainsi tout à fait s’appliquer pour les villes d’Afrique, y compris pour les citadins au niveau de vie modeste, on l’a vu. Le fait que le centre commercial ne relève pas de lieux à forte dimension culturelle locale ne permet donc pas de conclure à sa non-existence et à son caractère extraterritorial.
79C’est dans cette optique que divers lieux méritent attention pour ce qui relève de l’analyse des pratiques sociales dont ils sont le support : le casino, le grand hôtel, sa piscine, ouverte à la clientèle citadine aisée et souvent le seul équipement de ce type en ville, le centre commercial, le cybercafé, ou encore l’aérogare27.
80Ainsi considérés, c’est-à-dire de manière dépassionnée, neutre, sans a priori négatif à leur égard, ces nouveaux lieux génériques n’entrent pas en concurrence avec les lieux de sociabilité locale : plus les citadins ont une offre diversifiée à leur disposition, plus ceux-ci varient leurs pratiques, comme le montrent les pratiques de loisir dans les villes d’Europe par exemple. Au contraire, il est fort probable que cette diversification des possibilités contribue à accentuer le sentiment d’avoir accès à des formes internationales de modernité, et donc à améliorer la satisfaction de vivre en ville. Loin de l’affaiblir ou de la diluer, les nouveaux lieux de sociabilité contribuent ainsi à épanouir la citadinité. L’exemple développé dans l’encadré n° 9 tend à montrer un usage mêlé de tous les lieux de sociabilité, qu’ils soient anciens ou récents : on est en présence de pratiques quotidiennes populaires créolisées, fondées sur une articulation entre des lieux de sociabilité locale ancienne et des nouveaux lieux génériques.
81Lors des débuts de cette recherche, j’avais pensé ne rencontrer comme nouveau lieu de sociabilité que ceux créés par des citadins étrangers récemment installés ou des lieux génériques adoptés et adaptés localement à partir de modèles en circulation dans les villes du monde. Or tant les lectures à propos de villes d’Afrique que le travail de terrain à Tananarive en 2011 et à Maputo en 2015 m’ont conduite à prendre en compte un autre type de lieu de sociabilité qui participe à l’insertion de la ville dans la mondialisation, au développement de l’ouverture sur l’ailleurs et à la quête de modernité. Il s’agit des lieux anciens de sociabilité, fondés à l’époque coloniale, qui depuis quelques années font l’objet de transformations d’usages et d’images : par le biais de pratiques qui s’apparentent à des processus de gentrification des lieux de sociabilité, l’ancien acquiert désormais une connotation moderne. En guise de transition entre les deux catégories de lieux, l’encadré suivant montre leur intrication étroite dans les lieux visités par un journaliste malgache, citadin averti.
Encadré 10 – Reportage sur le site [www.newsmada.com] (consulté le 2 janvier 2012, article non accessible à ce jour) consacré aux lieux de la fête à l’occasion de la Saint-Sylvestre 2011 à Tananarive
Le reporter narre sa nuit qui se déroule dans six lieux différents qu’il a sélectionnés :
• Le réveillon évangélique payant au stade couvert de Mahamasina, situé dans un quartier péri-central : le journaliste assiste à des messes et des chants dans ce qui constitue une forme de sociabilité récente, remontant aux années 1990 tout au plus, malgache mais développée sous l’influence exogène des Églises évangéliques africaines et américaines
• La soirée « Danseurs » à l’institut catholique Sainte-Famille, localisé dans ce même quartier : il assiste à des chorégraphies exécutées par des citadins appartenant à ce club de danse. Il s’agit d’une forme de sociabilité locale et ancienne pratiquée par les classes moyennes et aisées, avec un code vestimentaire rigoureux et désuet, centrée sur les danses de salon européennes.
• Le cabaret de jazz The Manson, dirigé par un Européen dans le quartier central et à la mode d’Isoraka : c’est un lieu nouveau, mais qui puise dans la culture citadine locale très marquée par la pratique du jazz depuis l’époque coloniale. Il s’agit donc d’un lieu créolisé dans son offre culturelle.
• Le cabaret Le Glacier, sur la grande artère centrale, l’avenue de l’Indépendance, à la réputation sulfureuse, notamment lié à la prostitution, mais haut lieu d’une sociabilité entre Européens et Malgaches depuis les années 1920.
• Le Madarail dans le quartier péricentral d’Antanimena : du nom de l’entreprise de chemin de fer après la privatisation, dans un quartier industriel. Les débuts de la gentrification ? Un lieu nouveau.
• L’hôtel A & C proche de l’aéroport d’Ivato, à quinze kilomètres des lieux précédents, très excentré et isolé. Un hôtel chinois ouvert en 2009.
Ce parcours nocturne met en évidence à la fois une géographie des lieux festifs dans la capitale malgache et une répartition entre lieux de sociabilité « traditionnelle », fortement ancrés dans la culture locale, lieux hybrides depuis des décennies et ayant été construits comme tels à l’époque coloniale, et nouveaux lieux génériques de grande périphérie. Ainsi, de manière révélatrice, tout le panel des lieux étudiés, aussi bien précédemment qu’à venir, est rassemblé dans ce reportage.
Créolisations actuelles de lieux anciens de sociabilité coloniale : la nostalgie mise en scène
82Philippe David, recherchant les « traces italiennes en Afrique de l’Ouest » (2002), a un jour trouvé sur une carte postale des années 1920 la photographie d’un café portant en français et en italien la mention suivante : « Café cosmopolite : rendez-vous des passagers ». Si ce café cosmopolite a disparu aujourd’hui, d’autres lieux similaires, à la fois fréquentés par une clientèle de passage, comme les nouveaux immigrants en ville mais aussi par les citadins locaux en quête d’un lieu ouvert et brassé, ont quant à eux survécu. Certains connaissent même des adaptations importantes à la modernité africaine actuelle, voire ont été purement et simplement recréés, à l’instar du Café de la Gare à Tananarive. Ces lieux de sociabilité créés à l’époque coloniale connaissent donc un processus de transformations importantes grâce auquel ils acquièrent une nouvelle place dans les pratiques des citadins et dans les imaginaires. Ainsi, la nostalgie devient le moteur de la création de lieu, selon une dynamique observée ailleurs dans le monde (Gervais-Lambony, 2003 et 2012 ; Poulot, 2014). Cette vision idéalisée du passé, même si elle n’est pas sans fondement, repose en partie sur une reconstruction. Italo Calvino a formulé cette illusion rétrospective à propos de Maurillia dans la section « Les villes et la mémoire », ville moderne à laquelle on oppose toujours la nostalgie du passé à travers les cartes postales anciennes : « La métropole a cet attrait supplémentaire qu’au travers de ce qu’elle est devenue on peut repenser avec nostalgie à ce qu’elle était » (Calvino, 1974, p. 40).
Les lieux d’origine coloniale du contact avec l’ailleurs : recompositions et recréations
La gare et le Café de la Gare à Tananarive
83Le contact avec l’ailleurs, en particulier l’étranger, s’apprécie peut-être le plus dans les lieux de la mobilité que sont les gares. La gare centrale des capitales d’Afrique est un bâtiment imposant, un symbole de la présence coloniale européenne, souvent située à proximité immédiate du centre-ville, comme à Maputo, voire ayant contribué à localiser ce centre-ville créé par les colons comme à Tananarive. Dans cette ville, la gare est l’un des lieux qui est le plus porteur de la nostalgie volontiers évoquée par les Tananariviens par rapport à leur ville. Il s’agit là d’une forme « moderne » de nostalgie selon Philippe Gervais-Lambony (2003, 2012), c’est-à-dire qui se fonde sur le regret du changement affectant un lieu qui existe toujours. C’est également une forme de nostalgie « post-moderne » puisque pour les générations plus jeunes, il s’agit d’un lieu qu’on aurait aimé connaître avant et qu’on idéalise. À Tananarive, le trafic ferroviaire a pratiquement cessé depuis les années 1990, et depuis, en dépit de la privatisation du réseau, seul le fret et une micheline à usage purement touristique ont repris depuis la capitale. Au début des années 2000, nombreux étaient ceux qui regrettaient amèrement la quasi-disparition du trafic ferroviaire de voyageurs à partir de Tananarive. Il existait ainsi une poésie ferroviaire à Tananarive. Lucien, âgé d’une soixantaine d’années, évoque le temps où il se rendait avec sa famille sur l’Avenue : « L’Avenue de l’Indépendance, avant, on allait s’y promener le dimanche. On allait voir les arrivées des trains à la gare, on aimait bien ça, celui de 21 h 30 qui arrivait d’Antsirabe, on faisait une petite promenade » (entretien, 2001). La gare était ainsi le support d’une forme de sociabilité urbaine et un repère spatial fort. Les Tananariviens affectionnaient les trains et leur entrée en gare et supportaient mal ce vide au cœur de celle-ci, nouveau bâtiment fantôme qui fait comme un écho au terrain vague occupé par l’ancien emplacement de l’hôtel de ville à quelques dizaines de mètres de là.
84Or depuis 2009, la gare a totalement changé d’aspect et d’usages. L’entreprise privée concessionnaire du bâtiment, Madarail, a lancé un appel d’offres afin d’en louer les locaux. Des investisseurs suisses, les frères Mayer, ont obtenu le marché et ont ouvert le Café de la Gare en novembre 2009, dans une aile du bâtiment (voir la page xii du cahier d’illustrations). À côté, dans le corps même du bâtiment central, des boutiques se sont également installées, proposant vêtements, téléphonie mobile, artisanat haut de gamme…
85Alors que la gare était depuis les années 1990 un endroit déserté et quelque peu fantomatique, elle est redevenue en moins de deux ans, au tournant des années 2010, un haut lieu de la sociabilité tananarivienne28. Le Café de la Gare est ainsi aujourd’hui un lieu prisé, très apprécié des étrangers mais aussi et surtout des élites malgaches, qui viennent y respirer l’atmosphère d’antan, comme l’évoque avec émotion le dessinateur Doda :
« Je dessine l’ambiance du Café de la Gare. Ici, ils ont fait revenir l’ambiance de la gare, la musique de la gare, le train de nuit, tout ça quoi. J’aime bien les choses qui bougent, les véhicules, les enfants, les trains. J’aime beaucoup le chemin de fer. Mon père, son père, ils étaient cheminots, alors… forcément… Tout ça ici, ça a failli s’écrouler avant la réhabilitation, avant le Café de la Gare » (entretien, juillet 2011).
86Dans un web-documentaire produit par la chaîne de télévision Arte à l’occasion des cinquante ans de l’indépendance des anciennes colonies françaises, chacun étant réalisé par un acteur local d’une capitale africaine, le photographe Dany Be (2010), en charge de la présentation de Tananarive, a choisi de mener les internautes au Café de la Gare, qu’il définit comme « le rendez-vous des VIP malgaches ». L’un des clients malgaches interrogés livre un témoignage similaire :
« Quand il n’y a pas trop de touristes, les Malgaches, ils viennent ici. C’est raffiné, on croise du monde, c’est calme par rapport à d’autres endroits. On ne croise que des VIP, ou des moins VIP, mais on n’est jamais dérangé ici […]. Les Malgaches qui peuvent s’offrir le dîner là… D’abord on y mange, et… c’est… c’est la gare ! C’est toute une histoire entre la France et Madagascar, enfin, vous voyez de quoi je parle » ([http://afrique.arte.tv/blog/?p=4218](en erreur 2020, NdÉ), consulté le 12 février 2016).
87Les clients du Café de la Gare évoquent également le souvenir resté vif du Buffet de la Gare, qui ferma pourtant ses portes dans les années 1960. Le Café de la Gare est considéré comme sa résurrection.
88Au Café de la Gare, les clients trouvent des services appréciés des élites intellectuelles, artistiques, médiatiques, du monde des affaires ou politique : l’accès à la connexion sans fil au réseau Internet, un cadre raffiné dans un décor qui joue franchement sur l’histoire coloniale du lieu (cf. infra), la possibilité de stationner dans un parking gardé et sécurisé et une excellente accessibilité, puisque la gare est par convention le centre géographique de la ville et de Madagascar, les bornes kilométriques de tout le pays y ayant leur point zéro. Ils apprécient également les spectacles qui y sont produits, tels que des concerts, des projections de films ou des défilés de mode. Plus encore, le décor séduit. Les gérants ont opté pour un mélange entre la référence explicite au passé colonial et ferroviaire, mise en avant avec des photographies anciennes, un ancien wagon converti en sanitaires sur le quai même, des ventilateurs à l’ancienne, des sièges en cuir, du zinc, du parquet, une horloge ancienne et des bougeoirs, et l’ancrage malgache grâce à une décoration réalisée par des artisans locaux, composée notamment de ferronneries et de boiseries. La première influence est cependant nettement plus appuyée, si bien que le Café de la Gare s’inscrit visuellement dans un ensemble de signes renvoyant au passé français et à la nostalgie de cette époque considérée dans le domaine de la vie urbaine comme agréable par les Tananariviens eux-mêmes :
« Avant, l’Avenue c’était les Champs Élysées, il y avait des arbres, on y circulait à pied avec aisance sans craindre les pickpockets, il y avait des magasins de mode. Analakely était un très beau quartier, on aimait y descendre le vendredi, ça faisait partie de notre vie, c’était agréable, c’était un lieu de rendez-vous, à la tranompokonolona (salle de spectacle), on allait voir des ballets… Ce sont des bons souvenirs du Zoma, c’est toute une génération, on n’oublie pas » (Georgette, soixante ans, tananarivienne, entretien en mars 2000).
89Ces propos témoignent d’un sentiment partagé par nombre de Tananariviens d’un certain âge et d’un certain milieu social. Ainsi, le Café de la Gare a réussi, en deux ans, à créer de toutes pièces un lieu de sociabilité connu et reconnu par une partie de la société urbaine, en jouant sur la nostalgie et sur l’hommage à un lieu disparu du passé colonial. À ce titre, cette expérience est extrêmement originale et frappe par son incorporation très rapide à la citadinité locale. On peut relever le paradoxe politique dans un pays et dans une ville dans lesquels le souvenir de la domination coloniale est vif. Pourtant, pour ce qui est de Tananarive, ce souvenir est marqué par l’ambivalence : d’une part une vigoureuse affirmation nationaliste et d’autre part l’expression fréquente d’une nostalgie de cette période coloniale comme celle d’un âge d’or urbain, en termes d’aménagement, de qualité du paysage, d’aménités, d’urbanité des mœurs citadines, etc.29.
Nouveaux usages des salles de cinémas coloniales
90Les salles de cinéma de centre-ville ont également connu des formes de réinventions. Partout ou presque en Afrique, on l’a vu, ces grandes salles ouvertes à l’époque coloniale ont fermé. Certaines, à Maputo par exemple, ont d’ailleurs été reprises par les nouvelles Églises, en quête de locaux de grande capacité d’accueil. Cependant, depuis les années 2000, certaines salles ont ouvert de nouveau. Y sont projetés des vidéofilms réalisés sur place dans des conditions très modestes. À Tananarive, des projections sont organisées le week-end dans les trois cinémas encore en activité, le Rex, le Ritz et le CCEsca30 (Blanchon, 2009). Ces hauts lieux de la culture des Français et des Malgaches francophones à l’époque coloniale sont ainsi devenus ceux d’une culture populaire malgache. On se presse aux séances entre jeunes ou en famille. Signe des temps, dans les années 2000, les séances ne se déroulent qu’à 14 h et 16 h 30 les samedi et dimanche. En effet, en raison des risques d’agression et de l’absence de moyens de transport collectifs le soir, la vie tananarivienne nocturne des classes moyennes et aisées est réduite à la portion congrue (Morelle et Fournet-Guérin, 2006).
91Cette situation n’est toutefois pas la même partout en Afrique : à Maputo, le quartier historique, colonial et central de la Baixa est réputé sûr, y compris la nuit. De ce fait, un grand cinéma multiplexe, Digital, y a ouvert ses portes et il propose des séances nocturnes, à un tarif élevé.
Les parcs zoologiques, lieux de sociabilité et d’évasion
92Dans nombre de grandes villes d’Afrique, en particulier dans les capitales, des zoos ou parcs zoologiques ont été créés à l’époque coloniale (Bondaz, 2011). Dans ces capitales, ils jouent aujourd’hui encore un rôle important dans les pratiques de loisirs des citadins. Ce sont des lieux très fréquentés par les habitants, en famille, en couple pour les jeunes car la ville d’Afrique est souvent inhospitalière pour des rendez-vous discrets, ou entre amis venus y pratiquer une activité commune, notamment de la musique ou du chant. De nombreux groupes amateurs se donnent rendez-vous dans le parc zoologique, dont l’accès est à un coût très modique, pour y répéter sans déranger. Cette pratique a été observée à Tananarive dans le parc de Tsimbazaza (voir la page xvii du cahier d’illustrations). À Kinshasa, le film consacré à un groupe de musiciens handicapés, Benda Bilili !, montre les répétitions organisées dans le parc zoologique (voir encadré 4). À Niamey, le parc est celui du musée national du Niger, qui a pris la succession du musée colonial de l’IFAN (Institut français d’Afrique noire). En 2007, à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd el Kebir, dix-huit mille entrées y sont comptabilisées. Ce parc est « un lieu de sociabilité incontournable à Niamey » (Julien Bondaz, communication orale, colloque Paris 7, « Vivre les indépendances africaines », décembre 2010).
93Il est aisé de comprendre pourquoi ces parcs attirent autant les citadins. Bien souvent, ils constituent le seul espace vert de la ville. Du fait de leur accès payant, ils sont relativement bien entretenus, au contraire des autres parcs et jardins souvent détériorés. On a déjà évoqué la tranquillité qu’ils offrent aux citadins en quête de discrétion. Enfin, de par la présence d’animaux et de plantes étrangères, considérées comme exotiques (d’Afrique à Madagascar par exemple), ces lieux représentent un espace de contact avec l’ailleurs. Ils permettent une évasion appréciée du cadre quotidien. Là encore, il s’agit de lieux créés dans un contexte colonial, qui étaient destinés à mettre en scène la métropole et à glorifier son action et qui n’étaient pas d’abord destinés à la population locale (Gaugue, 1997). Ils ont été par la suite adoptés par les citadins locaux et font partie intégrante des lieux de détente des capitales. Ils ont ainsi acquis une connotation exotique nouvelle.
L’insertion urbaine des centres culturels étrangers
94Enfin, parmi les lieux d’origine étrangère et coloniale qui sont porteurs de nouveaux usages citadins figurent les centres culturels31 (Bouchaud, 2009).
95Dans les capitales africaines de l’ancien empire colonial français, des centres culturels ont été ouverts. Depuis les indépendances, ils jouent un rôle important dans la vie culturelle des élites urbaines, à la fois locales et étrangères. Mais ils font également l’objet d’une fréquentation par des populations moins élitistes et d’une ouverture sur la société urbaine. En effet, ces centres culturels sont tout d’abord très prisés des jeunes citadins scolarisés. Un tarif réduit leur est souvent réservé et ils fréquentent le lieu pour y travailler dans un cadre calme (et climatisé !), pour s’y rencontrer entre amis, pour étudier ou pour se détendre dans le café. Le centre culturel est ainsi un lieu de sociabilité locale dans la journée, principalement fréquenté par des lycéens et des étudiants, alors que les spectacles du soir attirent surtout des Européens ou des élites locales aisées peu au fait des pratiques de sociabilité de la majorité de la population. Le centre culturel, souvent situé en plein centre-ville, est aussi un point de rencontre : on se fixe rendez-vous devant car le lieu est connu de tous.
96Ainsi, le centre culturel européen est un lieu qui accueille des sociabilités socialement différenciées, selon des temporalités différentes. En ce sens, il est à la fois un lieu populaire de l’ailleurs et un lieu sélectif, un lieu de représentation sociale où il est bon être vu et se montrer. Il nous conduit à étudier les « lieux du chic » citadin, nés du contact entre cultures différentes et aux usages contemporains renégociés.
La réaffectation de bâtiments coloniaux en musées et salles d’exposition
97Dans ces aménagements de lieux inspirés par une mise en scène de la nostalgie architecturale coloniale, on trouve enfin des musées, des salles d’exposition, voire des centres culturels étrangers, ici considérés du point de vue de l’affectation des bâtiments. Les exemples sont nombreux. La villa Ajavon, située à Ouidah au Bénin, abrite un musée d’art contemporain, ouvert par la fondation Zinsou depuis 2005. L’articulation entre le lieu et la fonction muséale est explicitement revendiquée dans la notice historique et architecturale proposée sur le site Internet ([http://www.fondationzinsou.org/FondationZinsou/Ouidah_La_Villa_Ajavon.html], consulté le 12 avril 2016, en erreur 2020, NdÉ), tout comme est souligné le caractère créolisé (c’est le terme de « syncrétisme » qui est employé) de cette villa, emblématique de l’architecture afro-brésilienne évoquée au premier chapitre. À Tananarive, dans le quartier colonial prestigieux d’Isoraka, une maison ancienne abrite les collections du musée d’art et d’archéologie. À Maputo, l’Institut français est installé dans une grande maison coloniale à étage avec véranda, située en pleine ville, construite à la toute fin du xixe siècle, laquelle fut à l’origine construite pour abriter un club, puis fut successivement transformée en casino, puis en hôtel et enfin en centre culturel : cette bâtisse est depuis sa construction un lieu de sociabilité, d’abord sélective racialement et socialement, puis plus ouverte de nos jours. À Maputo également, l’actuel musée de géologie est installé dans une maison d’architecture mauresque, datant également de l’époque coloniale. Ancienne demeure privée d’un résident européen collectionneur de pierres, la rumeur populaire la considère à tort comme une ancienne synagogue. Le gouvernement socialiste a repris cette maison qui représente pourtant la diversité des origines des flux d’immigrants de l’époque coloniale pour la transformer en musée public.
98Le dessin présenté ci-dessous représente une partie des lieux précédemment évoqués : il émane d’un élève de classe de septième, soit l’équivalent du CM2, en 1999 : dans le cadre du travail de thèse, j’avais fait réaliser par des élèves un dessin de leur ville, avec la consigne suivante, délibérément très vague : « Dessine Tana32 ». L’écolier a sélectionné la partie du centre-ville prolongeant l’avenue de l’Indépendance, édifiée à l’époque coloniale, et plusieurs de lieux de sociabilité créés à cette même époque : le cinéma Rex datant des années 1930, la pâtisserie et le salon de thé au nom créolisé (jeu de mots à partir du décorum, et d’un alcool local, le rhum) et la bibliothèque municipale. Curieusement, cet enfant a choisi une représentation moderne de la ville, qui renvoie non pas à des lieux merina comme la plupart de ses camarades mais bien à ceux créés durant la période coloniale et totalement adoptés par les habitants.
Figure 1. – Tananarive vue par un élève de classe de 7e : lieux de sociabilité créolisée du centre-ville (Analakely), 1999.
« C’est chic, dêh33 ! » : les lieux du paraître et de l’ostentation
99Dans nombre de villes d’Afrique, il existe également des lieux créés dans le contexte colonial ou immédiatement post-colonial, qui sont toujours aujourd’hui des hauts lieux du paraître et de l’ostentation : pour les citadins, leur ancienneté, leur fréquentation par les Occidentaux et leur image de modernité contribuent à l’attrait puissant qu’ils exercent.
100Certains grands marchés peuvent tout d’abord jouer ce rôle. À Tananarive, le marché du Zoma était un des lieux principaux de la sociabilité citadine (Rajaonah et Bois, 2007). Or l’histoire de ce marché est mouvementée : il est fondé par décret royal au xviiie siècle et se tient le vendredi en ville haute. À l’époque coloniale, il est délocalisé à deux reprises avant d’atteindre son emplacement définitif, dans le quartier qui deviendra le nouveau centre colonial, celui d’Analakely. Il est alors réaménagé et réorganisé, si bien que l’empreinte coloniale est désormais forte. Or pour les Tananariviens, il est pourtant toujours considéré comme une forme de sociabilité typiquement merina : « C’était la vie, tout le monde s’y réunissait, quels que soient la caste, le milieu social, c’était vraiment un endroit de rencontre » ; « C’était plus qu’un marché, c’était une sorte de berceau culturel » (Fournet-Guérin, 2004, p. 300). Les habitants évoquent avec force détails et nostalgie l’art de la négociation avec les marchands, la connaissance mutuelle entre chalands et commerçants, les rencontres avec la famille, les amis ou les connaissances dans les allées du marché. C’était, jusqu’à sa suppression par la municipalité en 1997, dans une optique hygiéniste, un lieu où il fallait se rendre non seulement pour faire ses emplettes, mais pour se montrer, voir et être vu, le cas échéant pour régler des affaires diverses. Or, alors qu’il est présenté comme un symbole identitaire local « pur » par les habitants, le Zoma est en fait un lieu de sociabilité créolisée entre une sociabilité merina et une sociabilité française. En effet, ses horaires, sa localisation, son agencement spatial renvoient bien à un marché français.
101De même, les propos de Georgette comparant l’avenue de l’Indépendance aux Champs-Élysées (cf. supra) sont révélateurs d’une créolisation forte des représentations de l’espace urbain, entre repères malgaches et français. Comparer l’artère principale de la ville à son homologue à Paris, dans l’ancienne métropole coloniale, n’est pas anodin. La référence coloniale à l’organisation de l’espace urbain, loin d’être rejetée, est toujours valorisée par une partie des Tananariviens. Le cas de l’ancien hôtel de ville, incendié et détruit en 1972, support d’une nostalgie citadine importante, est identique. Ce paradoxe peut s’expliquer par une idéalisation et par une reconstruction a posteriori d’un âge d’or urbain à l’époque coloniale. Il s’agit là de la forme la plus subtile de nostalgie selon Philippe Gervais-Lambony, celle du lieu qui n’a jamais existé de la manière dont on se le représente aujourd’hui.
102Les cafés, bars, dancings, cabarets, hôtels et restaurants haut de gamme ouverts à l’époque coloniale font également l’objet d’une réappropriation similaire par les citadins. C’est le cas du café maure en Afrique du Nord, étudié par Omar Carlier (2009) : lieu de sociabilité purement coloniale à l’origine, il se métamorphose peu à peu pour incarner à la fois l’interaction et la confrontation avec le monde occidental. Après le retour aux indépendances, il est adopté par des groupes citadins appartenant aux élites, comme des intellectuels ou des artistes, qui en font des hauts lieux de sociabilité : rencontres amicales, politiques, artistiques… En Afrique, loin d’avoir été délaissés après les indépendances, ces bars et restaurants ont été également fréquentés par les élites citadines qui en appréciaient le cadre, la localisation et l’atmosphère d’entre-soi élitiste. C’est le cas du célèbre bar La Croix du Sud à Dakar, évoqué dans le texte suivant dans lequel le journaliste Jean de la Guérivière évoque le rôle de tels lieux dans la sociabilité coloniale et post-coloniale, en en soulignant la continuité par-delà la rupture politique :
« Les Cocotiers à Douala, La Tchadienne à Fort-Lamy, le Roc Hôtel à Bangui, l’Hôtel du Parc à Abidjan, l’Hôtel de la Poste à Saint-Louis […] : ils ont tous leur histoire. Gérés par la société des Relais aériens français ou possédés par l’illustre Émile Perras, patron du Métropole et de La Croix du Sud à Dakar, ils ont été au centre de la vie sociale en Afrique francophone. Ce n’étaient pas des endroits où l’on passait. On s’y réunissait entre habitués, entre associations, entre corporations. […] La plupart de ces établissements mythiques ont disparu ou périclitent. […] Toujours climatisés à outrance, parfois gérés selon les directives standardisées des chaînes internationales, l’Hôtel Ivoire à Abidjan, Le Teranga à Dakar, le Mont Fébé à Yaoundé leur ont succédé. Ils ont quand même une “âme”, tant est vivace l’ambiance africano-française. On converse au bord de la piscine et non plus à l’ombre des frondaisons du patio. Au restaurant, on a maintenant pour commensaux des Africains incollables en bordeaux et exigeants envers le sommelier blanc » (Jean de la Guérivière, Les fous d’Afrique, 2001, p. 131).
103Le cas des grands hôtels urbains est ici détaillé. Nombre de ceux-ci ont été construits à l’époque coloniale, dans un style ostentatoire. Ils constituaient l’établissement de prestige de la métropole : hôtel Colbert à Tananarive, hôtel de la Poste à Saint-Louis du Sénégal, hôtel Polana à Maputo… Or tous ont acquis et conservé un rôle majeur dans la sociabilité locale depuis les indépendances.
104À Madagascar, l’hôtel Colbert est toujours un lieu de sociabilité de premier plan pour les élites qui apprécient sa pâtisserie et son salon de thé, son bar et ses restaurants, sa piscine et son spa, ouverts au début des années 2000 : le Colbert a su s’adapter à des exigences nouvelles et demeurer l’un des piliers de la sociabilité dans un lieu ouvert au public. On y vient entre collègues, en famille le dimanche après-midi, entre amis le soir, discuter affaires ou fêter un événement comme un mariage. La responsable de la clientèle (entretien, juillet 2011) fait même état d’une demande particulière, la célébration de mariages civils, en lieu et place de la mairie de l’arrondissement, située à quelques centaines de mètres dans le quartier de Soarano, près de la gare, en bordure d’une rue très passante, aux trottoirs entièrement occupés par des commerçants de rue et dans laquelle la circulation automobile est très dense. Cette demande émane de Malgaches aisés ou de couples franco-malgaches : « C’est pour sortir de l’ordinaire, c’est pour la sécurité, c’est différent de Soarano, c’est trop peuplé là-bas. » Le souci de distinction est clairement affiché dans la fréquentation du Colbert. Cette même employée en a pleinement conscience et tient à marquer une distance symbolique très forte : à ma question sur l’existence d’une clientèle chinoise dans l’hôtel, elle répond : « Des clients chinois ? Ah non, jamais ! Au restaurant non plus, on n’a pas de baguettes ici. » La responsable évoque également la pratique du « zoma mahafinaritra », littéralement « vendredi joli », qui désigne à Tananarive le fait de sortir le vendredi soir en ville pour s’y détendre autour d’un verre, dans un cabaret musical ou autre. Il est révélateur que l’hôtel Colbert se soit positionné sur ce créneau plutôt associé à une sociabilité soit populaire, soit ancienne, des années 1950 et 1960. Même si l’hôtel se présente avant tout comme un hôtel d’affaires nationales et internationales34, il est le lieu de multiples activités citadines locales.
105Dans la ville d’Antsirabe, située à cent cinquante kilomètres au sud de Tananarive, ville d’eau créée à la fin du xixe siècle et actuellement centre industriel d’une certaine importance, l’hôtel des Thermes a connu une évolution originale. Cet édifice colonial est le plus imposant de la ville. Il représente la domination coloniale par excellence puisque le sultan du Maroc, Mohammed V, y fut logé durant son exil malgache, dans les années 1950. Après l’indépendance, il connut une alternance entre des périodes de faste et d’autres de déclin, en particulier durant sa nationalisation et la gestion par l’État, qui laissa les lieux et la qualité du service se dégrader. Il était fréquenté par une clientèle d’affaires, extérieure à la ville, ou par des groupes de touristes encadrés par des tour-opérateurs. Il n’était guère intégré à une sociabilité antsirabéenne. Tout a changé en 2002. À la suite du succès de la diffusion de telenovelas brésiliennes et mexicaines les années précédentes sur une chaîne de télévision malgache (Marimar et Rosa Linda), la télévision nationale décida de produire un feuilleton à Madagascar. Ce fut Sangodim-panina (Le Tourbillon de la vie), en 150 épisodes de 26 minutes chacun, qui fut projeté dans les cinémas et en tournée dans de nombreuses petites villes du pays en cinéma itinérant. Ce feuilleton connut un succès extraordinaire : « Tout le monde en parlait. On en parlait dans le bus, dans la famille, au travail, dans les bars. Les gens rentraient exprès à la maison à l’heure de la diffusion du feuilleton à 18 h 30 » (témoignage recueilli et cité par Karine Blanchon, 2009, p. 53). Cet engouement populaire est similaire à celui suscité par la diffusion de Marimar en 1999 et 2000 : des Tananariviens m’avaient expliqué qu’ils allaient se coucher juste après la diffusion de l’épisode du soir, qui était entré dans le rythme de leur journée. Or cette telenovela malgache a été tournée à l’hôtel des Thermes d’Antsirabe. Le héros, qui jouait le rôle du propriétaire de l’hôtel, était « devenu l’un des personnages les plus populaires du pays » explique le réalisateur (ibid.). Ainsi, cet hôtel, qui incarne visuellement et historiquement la colonisation française, est-il devenu un symbole populaire malgache apprécié dans tout le pays. Exemple de créolisation culturelle entre pays du Sud en soi, la première telenovela malgache a été tournée dans un lieu d’origine étrangère et dans une ville de création coloniale.
106Enfin, l’hôtel Ivoire à Abidjan peut être analysé selon la même approche en termes d’adoption citadine locale, même s’il a été construit juste après l’indépendance. Construit dans les années 1960 comme un symbole de la jeune Côte d’Ivoire, lieu de sociabilité des Européens très nombreux à Abidjan, il fut très rapidement intégré à une sociabilité vraiment ivoirienne, selon des mécanismes similaires à ceux identifiés à l’hôtel Colbert de Tananarive : séminaires d’entreprises, réceptions familiales, lieu de rendez-vous de couples et de séduction. Il faut y ajouter le rôle de la piscine et de la patinoire, équipement longtemps unique en Afrique, et même en zone tropicale. Dans la plupart de ces hôtels, la piscine, souvent durant longtemps la seule de la ville, est fréquentée par les élites locales en quête à la fois d’un espace sportif et d’un lieu où se montrer : à Kinshasa, la piscine du complexe sportif de la FUNA est depuis les années 1960 « le haut lieu multiracial de détente et de rencontre de la capitale » (Anthologie de la photographie africaine, à propos des clichés de Jean Dépara). Avec le bar et le restaurant, la piscine fonctionne donc comme un triptyque au cœur de la sociabilité des élites africaines. Ce rôle du grand hôtel n’a pas échappé à Catherine Coquery-Vidrovitch (2009) dans le témoignage qu’elle livre de l’évolution perçue des lieux de sociabilité en Afrique : dans les années 1970, elle voit s’esquisser une « sociabilité mixte » entre Blancs, Noirs et classes moyennes et aisées. De fait, d’une sociabilité élitiste auparavant, le grand hôtel, par sa force d’attraction, par le symbole de réussite qu’il incarne, a élargi sa clientèle à des émigrés de retour dans le pays et qui y séjournent un temps, dans le but d’exhiber une aisance, réelle ou affichée, à leur famille et amis. Les « Benguistes » (Parisiens dans le français ivoirien) y sont ainsi connus comme une clientèle tapageuse, flambeuse et qui peut souvent y dépenser les économies de plusieurs années en quelques jours dans une recherche d’ostentation. Un article paru dans le journal français Libération à l’occasion de la réouverture de l’hôtel après une rénovation fait état de ces pratiques :
« L’hôtel est une sorte de village, une enclave de plaisirs au beau milieu d’une ville en pleine croissance. “C’était un lieu de drague idéal, se souvient l’écrivain ivoirien Venance Konan. On emmenait les filles jouer au bowling et manger un hamburger.” Les plus audacieux s’y enhardissent sur la glace de la patinoire. Les mariés viennent s’y faire photographier, ou passer leur nuit de noces » (Libération, 18 juin 2010).
107Enfin, l’hôtel est fréquemment choisi comme cadre pour des fonds peints sur lesquels des citadins viennent se faire prendre en photo dans un studio à Accra au Ghana (Wendl, 1998).
108Ainsi, les villes d’Afrique regorgent de nouveaux lieux de sociabilité, qu’ils soient liés à l’insertion de la mondialisation, qu’ils soient introduits par des étrangers du monde entier, ou encore qu’il s’agisse de lieux anciens, datant de l’époque coloniale, et pris dans un processus de recréation moderne dans le but de les adapter à un goût citadin standardisé tout en se prétendant local et unique. De ces lieux nés de la circulation des individus – ou de groupes d’individus –, que ce soit dans l’espace ou dans le temps, émerge-t-il du cosmopolitisme ?
Lieux du cosmopolitisme et cosmopolitisme des lieux ?
109Dans les grandes villes d’Afrique, il existe des lieux du cosmopolitisme, qu’il s’agisse de lieux coloniaux à l’usage et à la fréquentation renouvelés ou de lieux récents créés par des groupes ou des individus migrants, ou encore par l’adoption locale de modèles en circulation internationale. Les citadins africains fréquentent ces lieux soit pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des lieux considérés comme étrangers, auquel cas il s’agit d’une recherche d’exotisme, on y reviendra, ou bien pour la commodité qu’ils offrent, auquel cas il peut s’agir d’une forme minimale de cosmopolitisme, dit « de circonstance ». Ainsi, les Loméens fréquentent les cafétérias créées par les migrants guinéens car ce lieu répond à un besoin dans la ville : on vient s’y restaurer sur le pouce, y consommer un verre ou simplement s’y asseoir, discuter avec d’autres ou regarder la télévision (Spire, 2011). À Tananarive, les citadins se précipitent pour organiser des fêtes dans les hôtels chinois de la périphérie en raison du coût modique des prestations et de leur localisation appréciée. Quoi qu’il en soit, il existe bien des lieux du cosmopolitisme, nés des circulations humaines et que leur clientèle, fort diverse, identifie comme tels.
110Il est à présent temps d’examiner avec précision en quoi ces nouveaux lieux de sociabilité sont ou non cosmopolites, dans le sens plein du terme. Relèvent-ils de dynamiques d’échanges entre individus de différentes cultures ou non ? Sont-ils révélateurs de formes de sociabilité créolisée ? Ou bien ne s’agit-il que de juxtapositions spatiales et sociales, sans interaction ? Ou encore relèvent-ils d’un exotisme nouveau, c’est-à-dire élargi au monde entier et non plus seulement limité à l’attrait de l’Occident, qui se développerait dans les grandes villes d’Afrique ?
Des représentations négatives de ces nouveaux lieux de sociabilité
111Dans les villes d’Afrique, l’image de ces nouveaux lieux de sociabilité est ambivalente. Ils sont appréciés et recherchés par les citadins pour les raisons et selon des modalités qui seront exposées ci-après. Cependant, ils font aussi l’objet de représentations négatives et d’un rejet parfois virulent. Il existe une « tension entre hostilité et hospitalité des villes-métropoles contemporaines » (Côté, 2005, p. 256).
112Un certain nombre de critiques peut être résumé dans un courant d’opinion hostile à la mondialisation. Pour certains, ces nouveaux lieux de sociabilité sont des lieux nés de consommation, conçus selon les modèles du marketing standardisé qui conduisent à leur reproduction à l’identique de par le monde et qui ne proposent à leurs clients qu’une image appauvrie de l’ailleurs qu’ils sont censés véhiculer.
113L’autre volet de cette opinion est souvent l’exaltation de l’identité locale et de l’authenticité au nom d’une pureté culturelle. Cela se manifeste par des discours hostiles aux influences étrangères et par des crispations identitaires, qui s’expriment dans les médias et dans les propos de leurs contempteurs. À Madagascar, la presse se fait souvent l’écho de propos hostiles aux casinos chinois susceptibles d’attirer de la violence et de représenter une forme de dépravation morale, aux salons de massage, tous assimilés à une origine thaïlandaise, comme étant des lieux de prostitution et de corruption de la jeunesse malgache, aux salles vidéos projetant des films asiatiques pour les mêmes motifs, etc. Il en va de même pour la présence chinoise en ville : les quelques milliers de ressortissants chinois installés depuis la fin des années 1990 sont accusés de menacer l’identité malgache, de faire partie d’un plan concerté mais caché pour coloniser démographiquement le pays35 ou, bien classiquement, de représenter des concurrents économiques déloyaux. Il semble désormais que l’arrivée d’un nouveau groupe de migrants, très visibles car urbains et s’imposant dans des secteurs économiques affectant la consommation, ait conduit à un déplacement partiel de la position de bouc émissaire, occupée par les Karana, originaires de l’empire britannique des Indes, sur les nouveaux Chinois (Fournet-Guérin, 2006 et 2009).
114En effet, si les Chinois concentrent une partie importante des représentations xénophobes en raison de leur forte visibilité et de leur arrivée perçue comme soudaine à la fin des années 1990, d’autres groupes étrangers sont également stigmatisés dans les médias (presse, télévision, radio) et sur les forums Internet, sur lesquels des propos très virulents circulent. C’est le cas des Karana, qui se trouvent dans une situation ambiguë du fait qu’ils sont installés de très longue date dans le pays, qu’ils parlent malgache (entre autres), qu’une partie d’entre eux sont ressortissants malgaches et qu’ils considèrent Tananarive comme « leur » ville, au sens qu’ils s’en sentent pleinement habitants (Fournet-Guérin, 2007, p. 340 sqq.). Mais ils sont très mal considérés par la population malgache et sont victimes d’un ostracisme très fort. Les lieux identifiés comme karana sont également décriés. C’est le cas des commerces, lesquels sont parfois incendiés et pillés à l’occasion d’émeutes populaires appelées OPK36 (opération karana) en malgache, ainsi que des lieux de culte qui sont des temples ou des mosquées. À Tananarive, la communauté khodja s’est dotée au début des années 2000 d’une très grande mosquée, visible de loin, située sur la route des hydrocarbures, au nord de la ville (voir la page xix du cahier d’illustrations), dans ce qui constitue une centralité en émergence. Dans cette zone, la majeure partie du foncier appartient à des hommes d’affaires karana. Cette visibilité dans le paysage urbain a suscité des réactions négatives dans une ville très majoritairement chrétienne37.
115Pourtant, les fidèles qui fréquentent ces lieux de culte s’efforcent de développer des activités en lien avec la ville et les citadins, en particulier des actions de charité. C’est ainsi que lors de la crise politique de 2002, qui dura plusieurs mois et durant laquelle les Tananariviens organisèrent des manifestations quotidiennes et tinrent des barrages dans de nombreux quartiers, la presse rapporta que du ravitaillement fut régulièrement apporté par les mosquées de la ville, c’est-à-dire par les Karana. Par ailleurs, à Itaosy, à quelques kilomètres à l’ouest de Tananarive, se trouve le temple hindou fréquenté par les Mauriciens de la capitale. Dans les années 2000, les dirigeants de ce temple ont mis en place un système caritatif de distribution de repas chauds le dimanche. L’un des membres explique qu’il s’agit là d’une volonté de mener une action sociale à destination de la population malgache voisine du temple, très pauvre (source : entretien avec la directrice adjointe de l’hôtel du Louvre, 2011). Ce faisant, les fidèles du temple hindou reprennent en fait, délibérément ou non, une modalité d’action des temples protestants de la capitale, fréquentés par les Malgaches. Ils cherchent à développer leur ancrage local et leur insertion auprès de la population. Il serait intéressant d’étudier quelle est la perception de ce temple et de ses fidèles par les Malgaches riverains et de Tananarive : il est fort probable qu’ils soient considérés comme des Karana, terme générique pour désigner les personnes d’origine du monde indien. En effet, les Mauriciens ne sont que quelques centaines à résider à Tananarive et ils sont aisément assimilables aux Karana en raison de leur langue et de leur apparence physique : couleur de la peau, vêtements, tilak – marque rouge au front – pour les femmes hindoues… Les Malgaches n’effectuent pas de distinction entre les Hindous et les Musulmans, et encore moins entre les différents sous-groupes composant ces ensembles.
116Il est frappant d’observer la récurrence des clichés dévalorisants d’une ville à l’autre. À Maputo, les discours sont les mêmes, avec bien sûr des nuances. Les originaires du monde indien, appelés Monhés, sont décriés, pour les mêmes motifs, tandis que les Chinois récemment installés cristallisent plus encore toutes les représentations négatives. Les premiers sont, comme à Tananarive, installés de très longue date dans la ville, où ils travaillent, résident, et sont de nationalité mozambicaine (Khouri et Pereira Leite, 2014 ; Zamparoni, 2000).
117Mais la différence entre Tananarive et Maputo s’inscrit dans le paysage urbain, avec une place fort différente accordée dans l’espace bâti aux bâtiments appartenant ou gérés par des « Indiens » ou des Chinois. À Tananarive, ces lieux sont soit discrets, soit localisés en périphérie lorsqu’ils sont de grande taille, comme c’est le cas pour la mosquée évoquée précédemment. Il en va de même pour les cimetières musulmans, les temples hindous et les lieux d’incinération, petits, peu visibles et situés dans des quartiers excentrés. À Maputo au contraire, ces lieux sont localisés dans la cidade, c’est-à-dire dans l’espace central de la ville, d’origine coloniale. Le cimetière musulman est vaste, bien visible, tandis que plusieurs mosquées s’y trouvent également, dont la vieille mesquita de la Baixa, de style indo-océanique ou la mosquée Masjid Taqiha, plus contemporaine, sur l’artère principale de la ville, via Eduardo Mondlane (voir les pages xviii et xix du cahier d’illustrations). Le cas d’un supermarché chinois est également riche d’enseignement. Horizon Ivato est un nom de supermarché ouvert à Tananarive au début des années 2000, à proximité de l’aéroport, d’où son nom, Ivato étant la commune sur laquelle celui-ci est situé. Il est donc loin de la ville, à l’écart de la route principale, et, pour s’y rendre, il faut être motorisé. De ce fait, la majeure partie de sa clientèle est composée des Chinois de Tananarive, qui viennent s’y approvisionner en produits chinois importés, aux étiquettes souvent traduites ni en malgache ni en français. Or Horizon Ivato est devenu une marque et à Maputo, un supermarché éponyme mais autochtonisé, Horizon Ivato Supermercado, a ouvert. On y retrouve les mêmes produits importés de RPC, mais aussi des produits sud-africains, comme partout à Maputo, et cette fois-ci, il est localisé en plein centre-ville (voir la page v du cahier d’illustrations). D’un lieu à la fréquentation presque exclusivement ethnique à Tananarive, Horizon Ivato est donc devenu un nom de marque internationale, du moins régionale, et à Maputo il est fréquenté par l’ensemble de la population résidente ou travaillant dans ce quartier animé, situé entre le plateau et la Baixa. Il s’agit d’un bel exemple de circulation et de créolisation à l’échelle régionale d’un modèle architectural et commercial ethnique.
Quand la coprésence ne donne pas lieu à du cosmopolitisme : de la séparation spatiale
118L’absence d’interactions entre groupes étrangers peut procéder de différents éléments. Tout d’abord, il peut s’agir d’une séparation résidentielle. Dans les villes d’Afrique orientale, il existe des « quartiers » indiens, dans lesquels la population est très homogène et au sein desquels se déroule l’essentiel de la sociabilité des Indiens (Adam, 2009). Les interactions avec les citadins africains sont faibles et ne sont en général pas recherchées. La sociabilité indienne est concentrée dans des lieux « communautaires », « monogènes » selon la proposition de Nathalie Bernardie-Tahir (2007), c’est-à-dire fermés aux gens de l’extérieur du groupe : clubs (héritage britannique), lieux de culte, centres de loisirs, écoles privées et confessionnelles, restaurants communautaires, quartiers résidentiels fermés : « Les Indiens n’ont pas ménagé leurs efforts pour éviter la cohabitation avec les Africains, privilégiant la sociabilité intra-communautaire, imposant les préceptes de l’endogamie et maintenant soigneusement l’évitement résidentiel » (Adam, 2009, p. 57). L’un des chapitres de L’Afrique indienne est intitulé « Living apart together » (ibid., p. 303), ce qui résume bien ce qui précède. L’exemple de la fréquentation de la plage de Dar es Salaam est donné : à Coco Beach, les soirs de week-end, les Africains se rassemblent d’un côté, le sableux, tandis que les Indiens s’installent plus loin, sur un platier corallien. Des stands de restauration sont présents des deux côtés, mais ne fournissent pas l’ensemble des deux groupes, leur clientèle est également séparée. Il s’agit de villes en apparence cosmopolites, et même vantées pour cela dans certaines représentations exogènes (guides de voyage, sites Internet promotionnels par exemple), mais dans lesquelles les échanges entre groupes sont en fait fort limités. Ainsi, la connotation de territoires baptisés Little Bombay, comme c’est le cas à Nairobi ou à Mombasa, loin d’être folklorique et touristique comme c’est devenu le cas dans les métropoles d’Occident (Little Italy par exemple), est en fait très dépréciative. Il en va de même pour le terme de chinatown, très négatif sous la plume de journalistes malgaches par exemple. Cette « auto-ségrégation communautaire » (ibid., p. 57) renvoie plus largement aux règles et aux pratiques matrimoniales fortement endogames.
119La séparation et le caractère très limité des interactions peuvent être également causés par la peur due à la criminalité. C’est le cas en Afrique du Sud. Parmi les Sénégalais et les Maliens interrogés à Johannesburg par Christine Ludl (2010) ou les Mozambicains rencontrés par Dominique Vidal (2014), nombre d’entre eux ont indiqué n’avoir qu’une très faible mobilité spatiale et ne fréquenter que des lieux connus. Sortir de ces lieux, s’écarter d’un trajet quotidien, c’est prendre le risque, réel ou perçu, d’une agression violente car c’est se placer comme étranger vulnérable aux yeux des agresseurs potentiels. Cependant, les entretiens révèlent d’autres expériences, plus positives et jalonnées d’interactions cordiales, voire chaleureuses, avec les Sud-africains : la représentation de l’autre « varie considérablement d’un groupe à l’autre, d’un environnement social à l’autre, d’un quartier à l’autre » (ibid.).
Un « cosmopolitisme de circonstance » ?…
120Si l’on esquisse une gradation vers le cosmopolitisme, des lieux stigmatisés ou séparés évoqués précédemment, on passerait à des lieux et à des pratiques plus empreintes de cosmopolitisme, mais a minima : il s’agirait davantage de coprésence fortuite que de cosmopolitisme des lieux procédant d’une démarche active et délibérée. En effet, dans nombre de ces nouveaux lieux de sociabilité (hôtels d’affaires, casinos, restaurants étrangers, cybercafés, spas, centres commerciaux…), la plupart des clients se côtoient mais ne développent pas forcément d’interactions, ni même n’apprécient cette diversité d’origines. À l’instar de ce que Camille Schmoll a observé à Naples, le cosmopolitisme des lieux est alors souvent de circonstance : les étudiants tananariviens qui fréquentent le billard de l’hôtel chinois New Century ne sont probablement pas particulièrement attirés par l’univers culturel chinois, mais plutôt par l’usage ludique du billard dans une salle fermée et agréable car à Tananarive, beaucoup de billards sont disposés en extérieur, dans des quartiers populaires et dans des cadres peu amènes (voir les pages viii et xiv du cahier d’illustrations). Dans les hôtels d’affaires, la clientèle est de plus en plus diversifiée et provient de nombreux pays du Sud. Cela ne dit rien pour autant des échanges éventuels qui peuvent se nouer, ou non.
121Ainsi, les lieux peuvent être en apparence cosmopolites, sans l’être dans les représentations de leurs usagers. Cela conduit à distinguer entre les types d’usagers des lieux : membres de la diaspora de passage, migrants durablement installés ou en circulation, visiteurs de passage séjournant pour le compte d’une entreprise pour un temps déterminé, « expatriés38 » européens… Les lieux de sociabilité que fréquentent ces différents types d’individus peuvent être les mêmes mais les usages et les représentations qu’ils en développent être différents. C’est le cas du spa d’un grand hôtel d’affaires ou de son restaurant. David Harvey invite ainsi à distinguer diaspora, touristes et migrants d’une part et cosmopolites d’autre part (Harvey, 2000, p. 80). Il rappelle également que Saskia Sassen invite à ne pas confondre élites internationales d’affaires et cosmopolitisme. Ces élites voyagent beaucoup de par le monde, y compris entre pays du Sud, mais ne cherchent pas pour autant une ouverture à l’autre dans la ville où ils sont installés, quelle que soit la durée de cette installation. Par exemple, à Tananarive, des équipes de techniciens travaillant dans le secteur des télécommunications séjournent durant plusieurs semaines dans la capitale, le temps de leur mission. Ils sont Kényans, Sud-africains ou Indiens. Ils sont logés dans des hôtels d’affaires, comme l’Ibis, le Tamboho ou le Louvre (source : entretiens avec les directeurs des hôtels Ibis, Louvre, Tamboho et Colbert, 2011). Ces employés travaillent tous les jours durant leur séjour, rentrent le soir à l’hôtel, et n’ont pas accès à une mobilité aisée dans la ville en raison de la localisation excentrée de leurs hôtels, de l’absence de transport en commun le soir, ou encore d’une criminalité réelle la nuit. S’ils fréquentent des lieux en apparence cosmopolites comme leur hôtel, ils ne développent pas pour autant une pratique cosmopolite de la ville. De manière révélatrice, ils n’existent pas dans les représentations des citadins qui ne les voient pas (Fournet-Guérin, 2007). À Maputo, l’évolution des acteurs en présence dans le secteur du commerce de détail illustre bien ces côtoiements cosmopolites sans que pour autant ne se créent de liens entre les personnes impliquées. Les Monhés (d’origine indienne), qui possèdent les locaux commerciaux du quartier de la Baixa, cèdent certains d’entre eux à des Chinois ou à des Africains nouvellement arrivés sous la forme de baux. Ceux-ci emploient du personnel mozambicain et revendent une partie de leurs produits à des commerçants ambulants qui revendent à leur tour soit dans les rues du quartier soit souvent même au pied de la boutique, sur le trottoir. Mais pour autant, aucun lien autre que professionnel ne se noue entre ces trois groupes d’acteurs aux origines nationales différentes (entretiens, 2015, et Bunkerborg, 2014).
122Pour décrire et analyser de telles situations, Cécile Roy (2004) emploie le terme de « rencontre », moins connoté que celui de cosmopolitisme. Étudier la rencontre permet de mettre en évidence que les citadins se rencontrent mais sans nécessairement l’avoir recherché. La rencontre peut être fortuite, par défaut, motivée par la commodité du lieu ou l’utilité de l’échange inter-culturel, voire contrainte, dans le cas d’un rendez-vous fixé dans un lieu de sociabilité étranger par exemple. Souvent, la rencontre naît de la proximité, sans qu’il faille y chercher une interprétation en termes de cosmopolitisme actif par exemple.
… mais aussi un désir d’ailleurs : pour un droit des citadins africains à la quête d’exotisme
123Cependant, certains lieux de sociabilité semblent bien relever de pratiques et de représentations cosmopolites, c’est-à-dire qu’ils sont fréquentés pour leur caractère étranger. Ce caractère peut être un décor, une cuisine, un type d’activité ou une image de modernité : salons de thé au cadre étranger, restaurants chinois, thaïlandais ou indien, spa, piscine-bar-restaurant d’un grand hôtel… Il est très probable que les consommateurs qui fréquentent ces lieux viennent y rechercher une forme d’évasion et y consommer un ailleurs. De ce fait, la recherche de l’exotisme existe bien chez les citadins africains, dans le même sens que celui qui est identifié chez les consommateurs européens par exemple. Autrement dit, la quête de l’exotisme n’est pas l’apanage de l’Occident moderne. La fréquentation de lieux recréant artificiellement un ailleurs dans une logique commerciale est donc tout autant désirée par les Africains que par les Occidentaux. Je rejoins ici pleinement l’analyse développée par Thomas Fouquet (2007) à propos des migrants sénégalais : « Ni vraiment au Sud, ni vraiment au Nord […], les individus se construisent en se nourrissant d’imaginaires multiples et en élaborant “leur” monde » (art. cit., p. 97). Les citadins africains fréquentent des lieux « kitsch » et cela signale d’une part un imaginaire ouvert, et d’autre part l’adoption et l’adaptation locales de modèles en circulation mondiale. Armelle Choplin l’a observé auprès des habitants de Nouakchott :
« Face au vide culturel, au besoin de sortir de la capitale et aux imaginaires de l’ailleurs, l’élite tout comme le reste des habitants s’inventent de nouveaux référents identitaires et des pratiques consuméristes, qui passent par la globalisation et l’ouverture au monde. La consommation est devenue un idéal partagé par tous et a le mérite […] d’unifier derrière certains rites et symboles les groupes sociaux traversés par de multiples courants contraires » (Choplin, 2009b, p. 319).
124Dans une étude portant sur les habitants de Yaoundé, Claude Abé (2004-2005) insiste sur les représentations de l’ailleurs qui sont concentrées sur l’Occident pour les jeunes citadins. Ceux-ci traduisent cette attirance dans les vêtements, la coiffure, la musique écoutée ou les sports pratiqués. Si beaucoup de travaux insistent ainsi sur l’attirance, voire la fascination, exercée par l’Occident, ils n’évoquent jamais des attirances autres exercées par des pôles issus de pays autres, tels Dubaï, le Liban, l’Égypte, le Brésil ou l’Inde. L’exotisme existe pour les citadins africains, c’est un fait, mais cet exotisme n’est pas nécessairement limité au monde occidental, loin s’en faut.
125Les citadins apprécient le caractère exotique du lieu, son décor composite mêlant plusieurs influences étrangères, comme La Médina ou le Café de la Gare, ou encore le fait d’y voir des individus divers socialement et ethniquement, même si cela relève d’une vision folklorisée. L’établissement le Paris-Delhi, restaurant de l’hôtel Mellis à Tananarive, résume bien ces circulations multiples : un lieu situé dans une ville d’Afrique, tenu par des Indiens de Madagascar, jadis fondé par des Grecs, rapproche dans sa dénomination deux grandes villes du monde, l’une française, Paris, l’autre indienne, Delhi. À Tananarive, on n’est ni à Paris ni à Delhi, mais on peut aller se restaurer au Paris-Delhi (voir la page xxiv du cahier d’illustrations). Le caractère composite du décor de ces lieux ou de la cuisine qui y est servie – la fusion food consistant à proposer une cuisine mêlant plusieurs origines qui se développe aussi en Afrique – est précisément ce qui serait recherché. Dans les préfaces aux rééditions de Logiques métisses, Jean-Loup Amselle (2009) dénonce ces pratiques « ethno-bobos » (sic) qui idéalisent des lieux-dits métissés, alors que les individus qui fréquentent ces lieux n’ont aucun intérêt pour l’ailleurs réel. Il entend dénoncer la vogue du métissage dans les villes occidentales comme un vain artifice. Certes, mais cette tendance s’affirme en fait dans toutes les villes du monde, y compris dans celles qui sont dominées dans les représentations mondiales, celles que d’aucuns voudraient défendre de ce marketing de l’exotisme. À Dakar comme à Paris, certains citadins, que l’on peut appeler « branchés » ou « modernes », n’aiment rien tant que de se rendre dans des lieux de sociabilité qu’ils se représentent comme métissés pour s’enorgueillir d’ouverture sur l’autre et de métissage. On peut y voir et y dénoncer une domination du capitalisme dans sa version culturelle, certes, mais on peut aussi y voir l’accession à une forme de liberté de consommation et d’expression du désir d’ailleurs chez des groupes symboliquement dominés à l’échelle mondiale :
« Parler des sociétés de la mondialisation, c’est partir d’un postulat humaniste : celui de l’existence de mondialisations multiples, centrées sur les hommes et l’espace dans lequel ils évoluent » (Roy, 2005).
126Ainsi, à propos des goûts des citadins d’Afrique, il est possible de revenir aux conclusions mises en évidence par Pierre Bourdieu dans un tout autre contexte et à une autre époque. Dans La distinction (1979), s’intéressant à la société française et à la stratification sociale des goûts, notamment culturels ou alimentaires, le sociologue a montré combien les goûts des individus étaient des marqueurs fins de la position sociale, traduisant des rapports de domination. Dans les villes d’Afrique, les citadins apprécient des modèles étrangers souvent critiqués par les élites intellectuelles ou de l’ancienne bourgeoisie locale car jugés de mauvais goût ou marqués par cette origine étrangère, considérée comme une forme de domination culturelle honnie. À l’instar de Bourdieu, on défend ici la position selon laquelle chacun est libre de ses goûts même si cela peut relever d’une aliénation culturelle inconsciente, s’il y trouve du plaisir et si cela participe d’une amélioration de sa vie quotidienne. Est ici refusée la position culturellement dominante qui consiste à prescrire ce qui relèverait d’une pratique culturelle « authentique » et donc jugée bonne et à décrier le recours à des pratiques culturelles d’inspiration étrangère méprisées par les élites. Le débat dépasse de très loin l’antagonisme entre sociétés dominantes et sociétés dominées économiquement et dans les représentations, et se place bien plus dans un antagonisme de classe qui transcende les différence de lieux entre « culture populaire et culture des élites », selon la formule célèbre de l’historien de l’époque moderne Robert Muchembled.
Conclusion
127Les métropoles d’Afrique, même secondaires dans la hiérarchie urbaine, sont touchées par le phénomène de mondialisation, que ce soit à travers la présence pérenne ou transitoire d’étrangers, la création de nouveaux lieux de sociabilité par des acteurs étrangers ou la modification du paysage urbain, qui prend les formes de la verticalisation, de la polycentralité ou de la diffusion d’une architecture internationale. Dans toutes ces villes, les lieux de sociabilité se sont diversifiés et se sont multipliés ces deux dernières décennies, ce qui tend à les rapprocher des grandes métropoles du monde. À maints égards, la vision péjorative de ces « provinces du monde » s’avère de moins en moins exacte – si tant est qu’elle l’ait jamais été. En effet, dans toutes les villes d’Afrique se trouvent désormais des lieux de sociabilité internationale, qu’ils soient standardisés ou au contraire « artisanaux », c’est-à-dire créés localement par des individus étrangers, tels les barracas de Maputo. Et partout dans ces villes, les citadins adoptent ces nouveaux lieux, tout en continuant de fréquenter des lieux créés par des formes locales et anciennes de sociabilité. Ils composent ainsi de nouvelles formes de sociabilité citadine, de nouvelles pratiques de la ville et de nouvelles représentations de l’étranger.
128La notion de créolisation des lieux et de leurs pratiques peut alors être de nouveau utilisée. Les recherches menées à Tananarive et à Maputo conduisent à proposer plusieurs degrés de créolisation :
lieux dont la créolisation fait l’objet de vives oppositions au sein de la société majoritaire : stigmatisation, rumeurs négatives, parfois actes de violence ;
lieux dont la créolisation est tolérée ou constatée de facto, mais non valorisée ni dans les représentations des citadins locaux ni dans celles des étrangers ;
lieux enfin dont la créolisation est recherchée, ce qui permet de qualifier ceux-ci de cosmopolites : il s’agit alors, surtout pour les citadins autochtones, de développer une sociabilité fondée sur la recherche d’un exotisme élargi au monde entier et non plus seulement occidental, d’un dépaysement, voire d’une nostalgie. Le tout s’inscrit dans une mode internationale qui valorise le cosmopolitisme. Loin d’être circonscrit à une élite, ce mouvement d’affichage d’ouverture sur l’autre est assez largement diffusé socialement - sans toutefois concerner l’ensemble de la population. Le nouvel exotisme traduit bien sur le plan individuel l’évolution du monde actuel, caractérisé par la diffusion de la mondialisation, la circulation d’idées et de pratiques cosmopolites, fussent-elles standardisées et artificielles. Il n’en demeure pas moins que les citadins africains sont eux aussi « des citadins comme les autres » pour reprendre la célèbre formule de Max Gluckman élaborée à propos des citadins de la Copperbelt des années 1960, dans le sens où ils sont désormais à l’affût des modes venues du monde arabe ou de différents pays d’Asie considérés comme à la pointe de la modernité.
Notes de bas de page
1 Entendu au sens propre de mélanges d’éléments hétérogènes dans le temps ou dans l’espace, désigne des objets « dont le sens et la finalité sont transférés » : le kitsch est un « concept inséparable de la triade industrie-masse-consommation, il prospère dans les lieux et les moments de civilisation “flottante” » (Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992).
2 Le jour de ma visite en 2011, un groupe de jeunes étudiants malgaches se détendaient, tandis qu’une jeune femme manifestement chinoise surfait sur Internet en utilisant le service de connexion à distance. En 2016, à l’occasion d’une deuxième visite, la salle était vide à l’exception de la présence de jeunes femmes malgaches dont l’attitude pouvait laisser supposer qu’elles se livraient à une activité de prostitution.
3 « Globalization has become the compelling catchword of the fin de siècle, a millenarian metaphor for practically everything that has been happening almost everywhere through the late xxth century. »
4 Dans les pays du Nord comme du Sud, les campagnes publicitaires pour la consommation de téléphonie mobile insistent sur cette dimension de la modernité attachée à la mobilité. Le lien avec la modernité technologique est ici étroit.
5 « The dialectic between flows and forms, circulations and landscapes, mobility and fixity. »
6 Cette évocation du cybercafé, lequel a émergé à la fin des années 1990, est déjà en passe d’être obsolète. En effet, depuis les années 2010, pour un nombre croissant de citadins, l’accès à Internet s’effectue à partir du téléphone mobile, et donc sans lieu spécifique. Le cybercafé est désormais en recul rapide dans les villes d’Afrique car une partie de sa clientèle, celle qui peut s’offrir un tel équipement, l’a ainsi déserté.
7 Les mobilités créent d’autres lieux, qui ne sont pas étudiés dans ce livre : lieux domestiques, lieux de travail, lieux mêmes de la mobilité : moyens de transport, « terminaux » d’arrivée tels les gares routières, hébergements provisoires, aéroports internationaux…
8 À ma connaissance, il n’existe pas de travaux sur ces clubs africains.
9 Rappelons que ces établissements sont interdits sur le territoire de la République populaire de Chine, d’où l’attrait qu’ils représentent pour les ressortissants expatriés de ce pays.
10 Cette thématique de la différenciation des villes qui développent ce qu’Harvey appelle des « rentes de monopole » sera évoquée plus loin, à travers l’exemple des « boutiques hôtels ».
11 Contrairement à l’Asie orientale et du Sud-Est, il n’existe pratiquement pas de tours d’habitation en Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud et de quelques exemples ponctuels, comme à Khartoum où la mode des tours résidentielles se répand, comme le rapporte la géographe Alice Franck.
12 Ce serait la première fois à Madagascar, source : communication orale, Institut des métiers de la ville.
13 Si le supermarché emblématique du centre-ville a effectivement fermé en 2008 (Prisunic, devenu Champion et enfin Shoprite), il en existe un autre sur l’avenue de l’Indépendance, et plusieurs salons de beauté ont au contraire ouvert ces dernières années dans le centre.
14 En novembre 2016, la capitale malgache a accueilli un autre grand sommet, celui de l’Organisation internationale de la Francophonie. Les mois précédents, la presse a relayé des rumeurs d’annulation et a exprimé des doutes quant aux capacités des autorités de mener à bien les travaux demandés et prévus. En particulier, il a fallu à la hâte remettre aux normes des bâtiments existants, créer plusieurs milliers de chambres d’hôtels haut de gamme et construire plusieurs routes pour accéder plus rapidement à l’aéroport international, afin d’éviter des heures de congestion. L’hôtel Sheraton a été repris et cette fois-ci mis en service, sans toutefois que sa gestion soit très claire : en avril 2017, l’hôtel ne figure pas sur le site Internet officiel de la chaîne.
15 À Dar es Salaam, la nouvelle ambassade des États-Unis a été reconstruite à quelques kilomètres du centre-ville, où elle a donné naissance à un nouveau quartier fréquenté par les élites de la ville, tanzaniennes et étrangères. En particulier, trois grands centres commerciaux modernes se sont implantés dans ce quartier de Mikocheni (Roy, 2006).
16 La pratique n’est pas nouvelle puisque Blaise Cendrars l’évoque à propos d’un lotissement de banlieue parisienne pompeusement baptisé Le Lac, lui aussi bâti sur un marécage (Le lotissement du ciel, Paris, Folio, 1949, p. 423 sqq.).
17 À ma connaissance à ce jour le premier à Madagascar.
18 À La City, en 2016, lors de mon passage, un groupe de jeunes filles étaient installées dans les immenses toilettes, sans doute les plus vastes et les mieux équipées de Madagascar, et y discutaient tout en se maquillant. Elles étaient manifestement là pour un bon moment.
19 Il s’agit d’une désignation externe, provenant à la fois de la population tananarivienne malgache et des originaires de Chine installés dans la capitale depuis plusieurs générations, lesquels sont désignés localement comme les « anciens Chinois », en contre-point (cf. Fournet-Guérin, 2009).
20 Expression locale en français de Madagascar (peut-être d’ailleurs en Afrique ?) pour désigner toute forme de mobilité spatiale circulatoire, entre ville et campagne, entre plusieurs villes du pays ou entre des espaces à l’étranger et Madagascar. Cette expression traduit bien que la mobilité est perçue comme relevant du quotidien et du banal.
21 Ces données ont été communiquées par l’interprète de l’hôtel, un Malgache qui a été envoyé à Pékin dans les années 1980, dans le cadre de la coopération Chine-Madagascar qui rapprochait alors dans une rhétorique tiers-mondiste deux pays communistes (entretien en juillet 2011).
22 L’entreprise fut fondée en 2002. Son essor est régulier et important. En 2012, le nom d’origine, La Gastro, est modifié en La Gastronomie Pizza, signe d’une prise de conscience de la connotation peu avenante en français du terme de « gastro » !
23 Page Facebook sur laquelle un jeune homme s’appelant Hiridjee réclame du romazava : son patronyme le désigne comme un Karana, d’origine indienne, et il suggère la mise au menu du plat malgache le plus identitaire qui soit.
24 Ainsi, à l’hôtel A & C, dont le nom est prononcé par tous à l’anglaise, situé dans une rue non revêtue et d’accès malcommode non loin de l’aéroport d’Ivato, le ministre de la santé s’apprêtait à fêter le mariage de son fils lors de ma visite en juillet 2011.
25 En Afrique et à Madagascar, ces émigrés sont désignés et s’auto-désignent par le vocable de « diaspora ». Les ambiguïtés de ce terme sont connues, aussi est ici suivie la préconisation de Asiwaju dans Étranger et migrant en Afrique au xxe siècle de parler d’« Africains d’outre-mer » (Coquery-Vidrovitch et al., 2003, introduction).
26 À la suite de la lecture de ce livre, je me mis à observer mes propres photographies prises dans les rues, notamment à Maputo : le constat, empirique, fut le même et ce fut une surprise car je n’avais jusqu’alors pas pris conscience d’une telle surreprésentation des hommes dans l’espace de la rue.
27 Dans nombre de métropoles d’Afrique, l’aérogare est en effet un lieu important d’ostentation : à Tananarive, on met ses beaux vêtements pour aller y accueillir de la famille arrivant d’Europe, de la Réunion ou d’Afrique du Sud, on sort son véhicule fatigué qui n’est qu’exceptionnellement mis en service, on y arrive bien avant le vol pour voir et être vu. La bande dessinée La vie de Pahé (Pahé, 2006) relate le même type d’attitude au Gabon du côté des émigrés de retour au pays : « à la descente d’avion, les passagers sont sapés. Il faut montrer qu’on revient de loin » (p. 7).
28 Alors que je n’étais pas retournée à Tananarive depuis 2008, j’ai eu la surprise de constater qu’en 2011 presque tous mes interlocuteurs (chercheurs, étudiants, collègues de l’Institut des métiers de la ville, artistes…) me donnaient rendez-vous au Café de la Gare, qu’ils soient Français ou Malgaches.
29 Pour une analyse de cette ambivalence de la mémoire de l’époque coloniale à Tananarive, voir Fournet-Guérin, Vivre à Tananarive, 2007.
30 En 2011, les deux premières citées ont toutefois de nouveau fermé et ont été reprises par une Église évangélique (communication orale, Dominique Bois).
31 Faute de documentation à propos des centres culturels anglophones (British Council) ou lusophones (Instituto Camões), on évoquera surtout les centres culturels français, devenus Instituts français depuis 2010. Depuis les années 2000, la République populaire de Chine ouvre à son tour des Instituts Confucius dans les grandes villes d’Afrique, sur un modèle similaire, du moins pour les cours de langue, car l’activité culturelle y est pour l’heure plus réduite. La différence réside cependant dans le fait qu’il s’agit avant tout d’établissements d’enseignement, hébergés dans des universités locales.
32 Appellation la plus courante en français à Madagascar.
33 Expression courante à Abidjan qui revient souvent dans la bouche des personnages de la bande dessinée Aya de Yopougon pour désigner l’enthousiasme, le caractère positif et valorisé d’un objet (une voiture, un accessoire), d’une action (une invitation, une promotion) ou d’un lieu (un maquis).
34 En 2005, la chaîne de télévision franco-allemande Arte avait diffusé une émission de vingt épisodes intitulée Et plus si affinités, réalisée par Gilles de Maistre, qui mettait en scène des rencontres entre hommes français et femmes malgaches dans une optique matrimoniale. Ces rencontres étaient organisées au Colbert.
35 Il s’agit là d’un nouvel avatar d’un fantasme insulaire ancien, parfois réactivé par des projets réels, comme celui élaboré par les Nazis au début des années 1940 pour déporter les Juifs d’Europe sur le territoire malgache. Durant l’époque coloniale, les élites craignaient une colonisation massive de la part des Réunionnais voisins.
36 Pour la première fois à ma connaissance, une « opé-si » (opération chinois) s’est déroulée en novembre 2011 dans le quartier de Behoririka. À la suite d’une altercation entre un employeur chinois et un employé malgache, le premier accusant le second de vol et l’ayant frappé publiquement, des centaines de personnes ont rapidement afflué dans la rue et ont failli lyncher deux Chinois. Les magasins sont restés fermés durant plusieurs jours et le quartier sous surveillance militaire. Source : presse malgache en ligne.
37 Une thématique de recherche est à creuser, celle de la possible réactivation de l’hostilité de la population majoritaire envers les minorités musulmanes dans le contexte international de terrorisme revendiqué par des groupes islamiques extrémistes. Ainsi la presse malgache rapporte des rumeurs hostiles depuis les années 2000, en évoquant par exemple des suspicions envers tel individu d’origine indienne. Plus encore depuis 2015 et les attentats en France, les propos se font plus fréquents et plus précis. Il est par exemple révélateur que l’un des suspects des attentats de novembre 2015 à Paris ait été reconnu par des employés dans un cybercafé de Maputo en 2016 : même s’il s’agit d’une confusion, l’existence même de celle-ci est lourde de significations.
38 De manière révélatrice de différences sociales majeures entre pays riches et pays pauvres, une personne émigrant depuis le Nord est qualifiée en français d’« expatriée », tandis que réciproquement on parle de « migrant » ou d’« immigré » : la connotation n’est pas la même.
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