Chapitre II. Modernités citadines en Afrique : formes, pratiques et représentations
p. 65-100
Texte intégral
« [Des villes comme Johannesburg, Le Caire, Kinshasa, Nairobi, Lagos, Douala, Dakar et Abidjan] constituent à présent de grandes métropoles desquelles émerge une nouvelle civilisation urbaine africaine. Cette nouvelle urbanité, créole et cosmopolite, se caractérise par le mélange et la mixité des formes tant sur le plan du vêtement, de la musique ou de la publicité, que dans les pratiques de consommation1. »
Mbembe, 2001, p. 34.
1Dans l’esprit d’Achille Mbembe, il sera question d’examiner dans le présent chapitre quelles sont les traductions des circulations étrangères anciennes et récentes dans l’élaboration de formes de modernité citadine. Par « modernité », le dictionnaire en ligne Trésor de la langue française informatisé indique la définition suivante : « Qui est, a été réalisé depuis peu de temps et souvent d’une manière différente de ce qui avait été fait précédemment ; qui est représentatif du goût dominant de l’époque » ; plus loin il est ajouté : « Qui est d’une facture nouvelle et apporte quelque chose d’inédit, d’original. » Ce sens neutre convient à notre propos.
2Alors que cette notion est souvent refusée aux citadins africains, tout comme celle de cosmopolitisme, on montrera que des « modernités hybrides », selon la formule de l’historienne Patricia Morton (2002) se sont construites et se développent toujours, revêtant des formes très variées. Quelles sont alors les marques de telles pratiques d’influences réciproques et souvent anciennes entre éléments locaux et allogènes ? On esquissera ensuite une définition des formes de modernité en Afrique aujourd’hui. Puis on verra comment ces formes de créolisation sont perçues par les sociétés urbaines locales. Enfin, on recherchera les thématiques de mobilités internationales, de modernité créolisée et des lieux de sociabilité cosmopolites dans une sélection de représentations artistiques de la ville d’Afrique.
3Tout au long de cette réflexion, on montrera combien ces formes de modernité créolisée ne sont pas l’apanage des grandes métropoles ou potentielles villes mondiales, seules citées par Achille Mbembe : elles sont tout autant identifiables dans les métropoles secondaires qui nous intéressent. La notion de « province du monde », évoquée en introduction de ce livre dans une optique plutôt économique, trouve alors un sens plus large : certes, les métropoles secondaires d’Afrique constituent une province du monde au sens de périphérie souvent dominée, y compris dans le domaine culturel, mais, pour autant, ces villes ne sont pas exclues des formes de modernité qui sont émises depuis les grands pôles mondiaux et qui circulent dans le monde entier. Les modes, les innovations, les idées nouvelles apparaissent, et pas forcément avec retard. Loin d’être à l’écart du monde, les métropoles d’Afrique, fussent-elles secondaires, sont pleinement ouvertes aux circulations internationales et aux modernités. Qui plus est, il ne s’agit pas d’un phénomène récent : le roman Cinéma de Tierno Monénembo, dont une analyse géographique est proposée plus loin, montre à quel point la petite ville de Mamou, nœud ferroviaire en Guinée, est déjà imprégnée de modes internationales dans les années 1950.
Une modernité urbaine « créolisée » ? Essai de définition
4Dans l’introduction au livre collectif Voyage en Afrique urbaine, Pierre Gras (2010, p. 15) souligne combien s’intéresser à « l’Afrique urbaine, terre de modernité » est ressenti au mieux comme paradoxal, au pire comme déplacé. En raison des multiples difficultés que connaît l’Afrique, les représentations du continent, des pays et des villes sont très souvent dominées par le misérabilisme et le catastrophisme, qui s’expriment sur un registre compassionnel.
5La volonté qui consiste à lutter ainsi contre les clichés et contre une vision de l’Afrique appréhendée uniquement en termes de développement renvoie aux positions développées de manière théorique par d’autres chercheurs – dont des Africains –, tels Achille Mbembe et Sarah Nuttall (2004), AbduMaliq Simone (2004), Jennifer Robinson (2006), Ananya Roy (2011), Monique Bertrand (1998), Denis Retaillé (1998), ou des artistes africains (Wainana, 2005, dans un article de presse ironique et célèbre, « How to write about Africa »)2. L’anthropologue Michel Agier insiste sur la position éthique du chercheur : il est important de montrer et d’étudier « ce qui fonctionne » dans les villes d’Afrique, et non pas seulement ce qui ne marche pas, ce qui produit de l’exclusion et de la violence, et ce afin d’éviter de construire et de diffuser une image biaisée de la ville (Agier, 2009).
6Cette représentation négative est particulièrement marquée pour Johannesburg, comme le développent Achille Mbembe et Sarah Nuttall. Depuis la fin de l’apartheid, la plupart des études et des représentations de la ville insistent sur la fragmentation, la violence, la déréliction, l’enfermement des riches, autant de reflets d’une idéologie anti-urbaine virulente3. Or en n’étudiant que ce qui sépare, on se prive d’étudier ce qui relie les citadins. Les travaux portant sur les questions de l’injustice dans l’accès aux services par exemple n’envisagent la ville qu’en tant que problème (Mbembe et Nuttall, art. cit., p. 356 sqq.). La conclusion de l’article est éclairante pour notre propos :
« Johannesburg est depuis longtemps une ville polycentrique et internationale qui a développé sa propre culture cosmopolite. [Il y a] une relative faiblesse de la littérature disponible sur la citadinité de Johannesburg et sur la modernité de formes de la vie citadine africaine4 » (ibid., p. 369-370).
7Ces approches négatives de l’Afrique peuvent être rapprochées des thèses dites essentialistes dans les études relatives aux diasporas : loin d’étudier les processus de construction, d’hybridation, de recomposition, elles se concentrent sur l’exposé des seules continuités, structures, dans la fixation atemporelle d’une essence culturelle.
8Au contraire, pour nombre de chercheurs étudiant les mutations des sociétés citadines d’Afrique aujourd’hui, le paradigme de la modernité est devenu central. Cela nécessite une définition précise de l’acception de cette notion, car son usage fut longtemps cantonné aux seules villes d’Occident, tandis que les villes du reste du monde, et surtout d’Afrique, considérées comme jeunes et immatures, étaient regardées comme « traditionnelles » ou en situation de retard à combler (Fournet-Guérin, 2011). Dans un essai célèbre, Provincialiser l’Europe, l’historien indien Dipesh Chakrabarty emploie la métaphore éclairante de sociétés condamnées à attendre « dans l’antichambre de l’histoire » :
« L’historicisme européen développe une conception du temps imposant aux peuples colonisés d’attendre dans l’antichambre imaginaire de l’histoire, avant de pouvoir accéder à la démocratie et à la modernité. Si la modernité a été européenne, alors les autres peuples ne peuvent qu’aspirer […] à des simulacres de modernité » (Chakrabarty, 2000, cité par Smouts, 2007, p. 90).
9Pour la ville d’Afrique, cerner les formes de modernité locales est précisément ce à quoi s’attelle Jennifer Robinson dans Ordinary Cities (2006). Le chapitre iii de son livre s’intitule ainsi : « Ways of being modern. Towards a cosmopolitan urban studies ». La géographe sud-africaine se propose d’étudier « la circulation féconde des pratiques culturelles et des objets matériels de la modernité urbaine de par le monde » (ibid., p. 9) ; « Toutes les villes peuvent être comprises comme des manières diverses à la fois de combiner et d’inventer comment être moderne5 » (ibid., p. 90). Elle propose la définition suivante de la « modernité urbaine », qui sera suivie dans ce livre : « L’expérience culturelle de la vie citadine contemporaine et l’éloge conjoints de l’innovation et de la nouveauté6 » (ibid., p. 4).
10Achille Mbembe propose quant à lui une définition de la modernité africaine fondée sur la ville et son expérience, en proposant le néologisme d’« afropolitanisme » :
« La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires7 et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche […], c’est cette sensibilité culturelle, historique et esthétique qu’indique bien le terme “afropolitanisme” » (Mbembe, 2010, p. 229).
11C’est bien une modernité fondée sur le contact, l’échange avec l’extérieur qui est proposée ici, tout comme chez Jennifer Robinson, et plus largement dans la perspective postcoloniale des penseurs antillais de la créolisation (cf. infra). On entendra donc par « modernité créolisée » les pratiques et les représentations que les citadins africains construisent en combinant des références multiples empruntées au monde entier et à différentes époques, au même titre que les citadins européens ou américains. Cette modernité créolisée n’est en rien singulière de l’Afrique, mais elle y revêt des formes particulières, et d’un point de vue épistémologique elle place les citadins d’Afrique sur un pied d’égalité avec les citadins occidentaux : « Un citadin africain est un citadin. » La formule de Max Gluckman énoncée à propos des villes du Copperbelt dans les années 1960 n’a rien perdu de son actualité. En outre, ainsi définie comme carrefour d’influences et recherche de la nouveauté en perpétuelle redéfinition, la modernité n’est pas envisagée comme un processus chronologique qui impliquerait un avant, un état présent et la quête indéfinie d’un rattrapage. Au contraire, cette acception ouverte permet de parler de modernité dans les comptoirs portugais au xvie siècle ou français au xviiie siècle (Coquery-Vidrovitch, 1993b). Ainsi insérées dans une conception dynamique et « désoccidentalisée » de la modernité, les sociétés urbaines d’Afrique ne sont plus dans l’antichambre de l’histoire.
12La pensée de Michel Lussault (2003) à propos du temps s’applique plus directement à la géographie. En effet, selon lui, une conception trop linéaire et positiviste du temps a contribué à ne considérer certains objets spatiaux, en l’occurrence les villes d’Afrique, qu’en vertu d’une progression vers une hypothétique convergence avec le modèle de la ville des pays riches : ville précoloniale, ville coloniale, ville postcoloniale caractérisée par le chaos et inéluctablement vouée aux cataclysmes en raison de sa forte croissance spatiale et démographique, des maux africains telle la faiblesse des pouvoirs publics ou l’instabilité des États, aujourd’hui ville compétitive, demain ville « intelligente » sans doute. Dans cette conception, les citadins africains sont bien cantonnés dans l’antichambre de l’histoire à attendre désespérément d’accéder à la modernité.
13Envisager l’espace urbain et l’expérience qu’en ont les citadins en termes de temporalités d’une part, et en relativisant cette approche par strates temporelles d’autre part, permet d’insister « sur les processus permanents de réinterprétation, d’hybridation, de réinvention des formes et structures anciennes qui sont constitutifs des dynamiques spatiales » (ibid., p. 902). Cela permet d’analyser d’une autre manière les monuments historiques, considérés comme en permanence réinventés dans leur sens par la société. Ainsi, le palais du Rova ou l’hôtel de ville de Tananarive en reconstruction (cf. infra) ne sont ni les bâtiments qui ont été édifiés, aux xviiie-xixe siècles pour l’un, dans les années 1930 pour l’autre, ni ceux qui ont été détruits par des incendies contemporains, mais bien ceux que se représentent les citadins et les édiles aujourd’hui, tels qu’ils veulent les présenter et les représenter, au service d’objectifs politiques précis – vitrine nationaliste, glorification de la monarchie, incorporation patrimoniale du bâti colonial au service de l’affirmation du pouvoir municipal souvent jugé très faible. Ainsi, la réinterprétation continue des formes urbaines héritées du passé par les sociétés conduit à reconsidérer leur conception de la modernité : dans cette optique, le bâti colonial peut aujourd’hui être très moderne.
14Ces précisions sémantiques et théoriques permettent de bien cerner ce qu’on entend par modernité. Explorons-en quelques exemples concrets, nécessairement sélectifs.
Des formes de « modernité hybride » (Morton, 2002) élaborées de longue date en ville
15Dans un article qui fit date (1993b), l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch insiste sur les processus de créolisation, de contact, de mélange, bien plus que sur ceux de ségrégation, de rejet, de méfiance, qui se firent jour dans les sociétés urbaines d’Afrique à l’époque coloniale. Elle met en garde contre la tentation actuelle de trop vouloir interpréter ces sociétés citadines en termes manichéens, attitude qui pourrait être liée à la mauvaise conscience postérieure de chercheurs originaires des anciennes puissances européennes envers la colonisation.
16Cependant, ces formes nées du croisement d’influences sont également apparues avant la colonisation. Catherine Coquery-Vidrovitch rappelle que les comptoirs portugais implantés au xve siècle n’entraient pas dans une logique de colonisation, comme par exemple dans l’île de Mozambique (1993b). Jean-Loup Amselle parle de formes de « mondialisations parallèles » précoloniales, c’est-à-dire entre pays du Sud, par opposition aux formes « méridiennes », c’est-à-dire Nord-Sud (2009). Philippe David, dans le texte introductif au livre de dessins Afriques capitales croquant des scènes de la rue dans les villes d’Afrique (Di Muro, 1995), à la tonalité très impressionniste, expose cette même idée :
« Complexes, actives, [ces villes] combinent depuis longtemps races, langues, marchandises et styles d’architecture très originaux. […] [Ce sont des] lieux d’osmose et d’influences réciproques parfois fructueuses, antérieures à l’occupation coloniale effective » (ibid., p. 15).
Hybridité, métissage, interculturalité, créolisation ? Du choix des mots
17Ces influences réciproques entre cultures différentes seront désignées ici par le terme de créolisation. On entend par là un processus toujours en reconfiguration d’influences réciproques entre deux ou plusieurs ensembles géographiques et culturels différents, qui se manifeste dans des domaines divers, comme la langue, l’art, le vêtement, l’alimentation ou autres. Le terme est employé dans l’esprit de la pensée de Raphaël Confiant :
« Le terme “créole” est donc éminemment moderne, et non passéiste et colonial comme d’aucuns pourraient le croire, et même post-moderne dans le sens où il signale l’émergence d’un nouveau modèle d’identité qu’on pourrait appeler « multiple » ou « mosaïque », en train de s’élaborer sous nos yeux, partout à travers le monde, notamment dans les mégalopoles occidentales. La créolisation a été en quelque sorte la préfiguration, au cours des trois derniers siècles, de ce phénomène irréversible » (Confiant, 1993, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, cité par Chivallon, 2004, p. 155, souligné par nos soins).
18Raphaël Confiant insiste sur le modèle que pourrait constituer l’identité des membres de la « diaspora noire des Amériques » (Chivallon, 2004) pour appréhender des processus comparables de construction des identités de par le monde. Cette extension demeure cependant limitée aux villes d’Occident chez de très nombreux penseurs et chercheurs, comme cela a déjà été relevé.
19Ainsi, je m’appuie ici sur les notions produites dans le courant de pensée développé par des chercheurs britanniques et des essayistes antillais, notamment, tels Stuart Hall ou Édouard Glissant – mais pas seulement – dans le cadre des Cultural Studies. Les notions développées par Édouard Glissant dans son œuvre lors des dernières années de sa vie et transposées par des chercheurs en sciences humaines me semblent particulièrement adaptées pour décrire et analyser les processus étudiés8 :
« [La créolisation est] l’action par laquelle, sous l’emprise d[e] colonisation[s], des cultures hétérogènes, soit dominantes, soit dominées, sont entrées en phase de synthèse et, par tout un jeu de répulsion et […] d’attraction, […] a donné jour à une nouvelle sorte de réalité » (Glissant, 1999).
20La notion de créolisation, au départ linguistique, étendue aux sociétés, est ainsi féconde. Chez Glissant, l’identité, pensée selon la métaphore du rhizome, est conçue dans la relation avec l’altérité, celle-ci étant multiple, tant dans le temps que dans l’espace. Les sociétés sont à penser comme étant au carrefour d’influences multiples, ce que le penseur et écrivain martiniquais désigne par le « Tout-monde » (Glissant, 1997). Denis-Constant Martin expose comment le terme de créolisation est préférable à celui d’hybridité, directement traduit de l’anglais, langue dans laquelle le mot a lui-même été conçu pour échapper à celui de métissage, considéré comme impropre car renvoyant à un état figé, à une conception racialiste et à la combinaison d’éléments considérés comme purs à l’origine, hypothèse absurde en sciences humaines (Martin, 2007 ; 2013). Depuis quelques années, la plupart des chercheurs travaillant sur ces questions n’emploient plus le terme de métissage. Jean-Loup Amselle a ainsi exposé l’évolution de sa position, passant du terme de « métissage » dans Logiques métisses de 1990 à celui de « branchements » en 2000. Dans la préface à la troisième édition de ce livre en 2009, il écrit qu’il n’est possible de conserver le terme métissage qu’à la condition de l’entendre au sens métaphorique, et encore, « à la rigueur ». Enfin, Stuart Hall, dans son article « Penser la diaspora : chez-soi de loin » (Hall, 2007), cite Mary Louise Pratt et son concept de transculturation : « C’est un processus de “zone de contact” », c’est-à-dire « la coprésence spatiale et temporelle de sujets antérieurement séparés par des déconnexions géographiques et historiques […] dont les trajectoires, désormais, se rencontrent » (Pratt, 1992, p. 334, cité par Hall, 2007, p. 617). Ce terme de transculturation peut paraître le plus pertinent, car le plus neutre, non métaphorique, à l’inverse de la créolisation, de l’hybridation ou du métissage9. Le terme « multiculturel » ne sera pas employé non plus car son acception est trop large et son usage en sciences sociales recouvre trop rapidement un sens politique qui ne correspond pas au travail mené ici10. En outre, en Amérique du Nord notamment, « multiculturel » est souvent entendu dans un sens fixiste, avec l’idée qu’un individu a une seule identité, ou du moins une principale, et qu’elle détermine une partie de ses comportements.
21En définitive, après l’examen des différentes notions présentes dans mon champ thématique, j’ai donc choisi d’avoir recours à la notion de créolisation telle que définie par Glissant. Une brève étude de la diffusion de ce mot s’avère intéressante : portugais à l’origine, il désigne un phénomène linguistique, un mélange entre langue africaine et langue européenne, avec un présupposé de hiérarchie entre les deux, voire une connotation négative avec l’idée d’abâtardissement de la seconde. Une recherche bibliographique met nettement en évidence le sens qu’a pris le terme dans le contexte post-colonial : s’il conserve son orientation linguistique de manière prononcée, il s’est élargi à des pratiques culturelles, notamment musicales et alimentaires, en acquérant une connotation positive. Enfin, la géographie des études consacrées à la créolisation est très significative : pour l’essentiel, il s’agit de travaux ayant pour cadre les Caraïbes et les Mascareignes. Très peu sont développés en dehors de ces espaces insulaires construits par la traite et la colonisation. Ce n’est que depuis les années 2000 que le terme est utilisé à l’extérieur de ces champs thématiques et géographiques. En cela, y avoir recours en géographie et pour désigner des pratiques et des représentations, comme des usages de lieux par exemple, est sans conteste nouveau. Toutefois, le mot se diffuse également par mimétisme, porté par une vogue. Ce n’est pas un motif suffisant pour ne pas en faire usage, mais il importe que le chercheur soit conscient de la nature située et de l’inscription dans l’espace et dans le temps des notions qu’il utilise. L’avenir dira si « créolisation » demeurera un mot à l’usage circonscrit en géographie et en sciences sociales, ou bien s’il se diffusera massivement jusqu’à en perdre sa vigueur sémantique et connotative.
Architectures : formes de modernité créolisée inscrites dans l’espace
22Dans les métropoles d’Afrique, les marques et les traces de cette présence de multiples individus d’origine extra-africaine à l’époque précoloniale et coloniale sont nombreuses. Il en reste souvent des signes dans la toponymie, dans la dénomination de certains bâtiments, dans l’architecture ou encore dans les patronymes de descendants de colons restés sur place après les indépendances.
23Le domaine de l’architecture est sans doute le plus étudié car le plus immédiatement visible. Les historiens de l’Afrique ont montré à quel point l’architecture dans les villes du continent portait la marque d’influences réciproques, parfois très anciennes. On pourrait ainsi multiplier les exemples : architecture d’inspiration arabe sur la côte orientale du continent, à Mogadiscio, Mombasa, Zanzibar ou Dar es Salaam (cf. Rajaonah, 2011), ou dans les anciennes villes commerçantes du Sahel, d’origine portugaise le long du golfe de Guinée, maisons afro-brésiliennes de Lomé, de Porto-Novo, de Lagos ou d’autres villes, maisons indiennes de Harar, etc. Nombre de beaux livres ou de travaux d’architectes-urbanistes ont rendu compte de cette créolisation architecturale, témoins d’une fascination pour les cultures de frange (Di Muro, 1995 ; Morton, 2002 ; Wright, 1991).
24À Tananarive au xixe siècle, s’élabore une architecture empruntant à des apports locaux merina, anglais, créoles, depuis la Réunion, et indiens (Nativel, 2006 ; Raison-Jourde, 1989-90), comme on l’a déjà mentionné : il s’agit de la varangue des Mascareignes, de l’usage de piliers extérieurs, de balcons ouvragés ou encore de la forme des toits. Ces historiens ont recours à la notion de « métissage » architectural pour caractériser ces emprunts et circulations multiples de modèles (Nativel, 2005). Dans son article précité, Françoise Raison-Jourde évoque le cas oublié des menamaso, ingénieurs malgaches des années 1830 à 1850, qui adaptèrent des techniques importées d’Europe pour produire sur place des objets manufacturés de haute technicité, tels des pianos, des violons, un orgue, une locomotive miniature ou une horloge fabriquée pour le palais royal du Rova. Quelques années plus tard, nombre de leurs inventions (au moins quarante d’entre elles selon F. Raison-Jourde) seront attribuées postérieurement à un Français ayant les faveurs de la Reine, Jean Laborde, dans une négation délibérée de la première industrie malgache motivée par le rejet politique de l’ouverture sur l’étranger. Jean Laborde fut alors le seul étranger toléré durant de longues années. Ces menamaso font ainsi figure de ce que David Coplan a appelé des « courtiers culturels » (Coplan, 1992, p. 361), artisans faisant circuler les influences et les techniques entre des espaces géographiquement fort éloignés et mis en contact par un nombre très restreint d’individus.
25Il ne s’agit cependant pas d’une circulation à sens unique, qui placerait l’Afrique dans une position de seule réceptrice d’influences extérieures. Bien au contraire, le cas des menamaso de Tananarive montre bien combien il y eut souvent « réinvention créatrice » selon la formule d’Édouard Glissant, par laquelle il entendait l’adoption et la modification locales d’éléments venus de l’extérieur. Ainsi, pour reprendre le cas de Tananarive, le palais royal, nécropole sacrée des souverains merina depuis le xviiie siècle, est en fait construit dans des styles protéiformes qui empruntent à des influences venues de différents endroits du monde, et nul, si ce n’est les spécialistes d’architecture, ne prête attention à ce qui pourrait constituer un paradoxe. En effet, ce Rova est un symbole identitaire très fort pour les Merina, voire pour la nation entière, et il est l’un des supports de l’identité nationale. Lorsqu’il fut détruit lors d’un incendie en 1995, cet événement fut ressenti comme un traumatisme par la population. Sa reconstruction, encore inachevée, prend la forme d’une reconstruction « à l’identique » considérée comme authentiquement malgache, alors que sont en fait reprises des formes architecturales fort hétérogènes dans leurs origines : françaises, anglaises, créoles de la Réunion ou encore indiennes.
26Toujours à Tananarive, ce qu’on appelle aujourd’hui la « maison traditionnelle merina » (voir les pages i et ii du cahier d’illustrations) est en fait une forme inventée au xixe siècle, fondée sur un mélange entre la maison rurale merina et des transformations véhiculées par les missionnaires britanniques du début du xixe siècle11. Ce modèle est parti du monde rural, puis a été réinventé et transformé dans la capitale dans laquelle il s’est imposé comme dominant, avant d’être rediffusé dans l’ensemble des hautes terres de Madagascar, de la grande ville aux bourgs et aux hameaux les plus reculés. Il s’agit donc d’un phénomène de circulation double, à la fois dans l’espace malgache, entre les mondes urbain et rural, et international. En effet, ces maisons comportent des apports européens, indiens et créoles, avec un substrat malgache, tout comme le palais du Rova. Il s’agit bien d’un exemple d’enrichissements réciproques et non d’une seule influence externe qui se serait imposée sur une page blanche. Dans le domaine architectural, l’influence étrangère est ainsi totalement intégrée, si bien que la « maison traditionnelle » apparaît aujourd’hui comme un signe de création authentiquement merina : les Tananariviens d’abord, puis la bourgeoisie des hautes terres ensuite, ont adopté ce modèle à un point tel qu’elle est considérée depuis longtemps comme un type architectural local. L’influence européenne, pourtant forte, n’est plus perçue par la majorité des Malgaches, et le fait que ce modèle ait essaimé dans le monde rural renforce cette représentation : il y a là un remarquable cas de « métissage autochtonisé » (Nativel, 2005).
27Cet exemple montre bien qu’à partir d’un certain stade d’autochtonisation et de créolisation, les éléments étrangers cessent d’être perçus comme tels : l’objet exotique devient un symbole identitaire.
28Le cas de l’hôtel de ville de Tananarive éclaire également l’argumentation. Nombreux sont les Tananariviens qui évoquent avec force nostalgie ce bâtiment situé en plein centre de la ville, édifié dans les années 1930 et réduit en cendres lors d’émeutes en 1972 (source : entretiens, 1999-2002). En 2010, après des décennies de tergiversations et de projets abandonnés, un nouvel édifice est enfin construit au même endroit, dans un style qui rappelle le bâtiment originel – en tout cas qui ne prétend pas s’en démarquer (voir les pages i et ii du cahier d’illustrations). Cela conduit à mettre en évidence un paradoxe : Madagascar est un pays qui a perdu son indépendance dans la colonisation, et sa capitale royale, Tananarive, a toujours été une ville hostile au pouvoir colonial12 ; l’hôtel de ville était une construction coloniale, sur une avenue tracée par le pouvoir colonial, et pourtant il est cité comme l’un des deux symboles principaux de la ville, avec le palais du Rova. Dans les débats lors de sa reconstruction, il semblait également pourtant une évidence pour la population de choisir de procéder à l’identique.
Musiques, pratiques langagières, alimentaires et vestimentaires : formes de modernité créolisée non spatialisées13
29Les influences réciproques entre cultures en milieu urbain en Afrique ont fait l’objet de très nombreuses études dans le champ de l’anthropologie, de l’histoire, de la linguistique et de la sociologie. La bibliographie est très vaste sur ce sujet, aussi on ne dressera ici qu’un tableau nécessairement partiel, mais qui se veut synthétique, des thématiques d’étude.
30C’est tout d’abord dans l’art que les formes de créolisation ont été le plus étudiées, dans la lignée des études menées aux États-Unis sur le jazz, le gospel, puis sur les musiques urbaines africaines des années 1950 et 1960 (makossa, soukouss, high life, etc.) et plus tard sur les nouvelles « musiques noires », telles le hip-hop. Les références sont très nombreuses en la matière. Cette créolisation musicale, en dehors d’avoir intéressé les chercheurs, constitue en outre l’un des domaines les mieux connus d’un public extra-africain cultivé et curieux de découvrir des genres musicaux étrangers. La notion de « musique métisse » connaît un succès important dans le monde occidental, comme en témoignent l’essor du label « musique du monde » pour désigner des œuvres principalement africaines mélangeant plusieurs influences, dont des occidentales, ou la création en 1976 du festival des musiques métisses à Angoulême comme de celui de Seine-Saint-Denis, Africolor, créé en 1988. Depuis une vingtaine d’années, la créativité culturelle des villes d’Afrique est ainsi valorisée, et tout particulièrement dans le domaine musical14. Plusieurs films réalisés par des Européens sont consacrés à des groupes musicaux urbains : Kinshasa Symphony (2011), Benda Bilili ! (2010), Mahaleo (2005) par exemple.
31Ces pratiques de créolisation musicale dans les grandes villes d’Afrique ont été fort étudiées. À Tananarive par exemple, un mémoire de sciences politiques s’intéresse au lien entre « musique malgache et quête identitaire postcoloniale » et développe une approche urbaine conséquente (Bocandé, 2010). À Maurice, Catherine Servan-Schreiber (2010) aborde des thématiques similaires, en faisant figurer la « musique métisse » dans le titre de son livre ; le sous-titre s’inscrit également dans cette valorisation de la créolisation : « Chutney indien et séga Bollywood ». Le chercheur canadien Bob White a étudié le contexte social et culturel de la rumba et du reggae, Denis-Constant Martin a proposé une large synthèse consacrée aux musiques créolisées du Cap : dans Sounding the Cape (2013), il consacre un chapitre intitulé « Cape Town’s musics: a legacy of creolisation » (ibid., p. 55). L’historien Didier Nativel étudie les circulations musicales en Afrique australe et dans l’océan Indien, à travers des genres musicaux tels le marrabenta mozambicain ou le marabi sud-africain. Le marabi est né dans les années 1920 avec l’installation des migrants dans des villes comme Johannesburg ou Port Élisabeth. Ces derniers ont fusionné des musiques rurales, des chants chorals africains (xhosa, zulu, sotho), du ragtime et du blues15. Des instruments peuvent par exemple être repérés le long de routes transnationales ou dans l’archipel cosmopolite africain, diffusés par des artistes ou des travailleurs émigrés. C’est le cas de l’accordéon, arrivé d’Europe à Madagascar dans les années 1840 et qui s’est profondément et totalement intégré aux cultures musicales locales.
32Toutefois, les formes identifiées de « musique métisse » vont souvent dans le sens d’une musique africaine qui emprunterait au reste du monde, dans un mouvement de dépendance toujours réaffirmé, même si, depuis les années 1970, des artistes occidentaux se sont saisi des instruments et des rythmes d’Afrique. Tout autre est le point de vue développé par l’un des musiciens de l’orchestre symphonique amateur de Kinshasa, exprimé dans le documentaire Kinshasa Symphony (Wischmann et Baer, 2011) : « C’est un peu caché mais on dirait qu’il y a des rythmes africains chez Beethoven. » Ce point de vue « révolutionnaire », au sens étymologique du terme, d’un Africain sur une musique européenne est révélateur d’une perception de l’art musical en termes de créolisation, créolisation qui ne fonctionnerait pas dans le seul sens de l’Occident vers ses périphéries culturelles dominées.
33L’approche sociolinguistique s’avère précieuse pour analyser certaines autres formes de modernité créolisée. En effet, les langues citadines mêlent très souvent des apports très variés, langues africaines, européennes, arabe ou autres. Le cas du mina de Lomé est très intéressant à cet égard : langue véhiculaire citadine, ce dialecte éwé à la base est un mélange d’autres langues régionales (bien au-delà du Togo) et de français. La plupart des étrangers vivant à Lomé l’apprennent car cela facilite grandement leur vie quotidienne dans la ville (Spire, 2011). Ce type de pratiques langagières créolisées est bien connu et bien étudié, depuis les travaux pionniers de Louis-Jean Calvet consacrés aux langues des marchés (1992 ; 1994). Dans les grandes villes d’Afrique, le promeneur occidental reconnaîtra dans une conversation entre citadins locaux une proportion plus ou moins forte de français, d’anglais ou de portugais. À Abidjan, le « français populaire » est en voie de créolisation (Tilliette, 1984). Les forums de discussion sur Internet animés par les Africains résidant en Europe en sont également un témoin frappant : l’emploi simultané de plusieurs langues y est la règle dominante (Rasoloniaina, 2005). Les Malgaches désignent ainsi ironiquement, avec une connotation quelque peu péjorative, cette pratique langagière mixte, par le terme de vary amin’anana, qui littéralement signifie « le riz avec les brèdes » ; c’est un plat rustique, consommé le soir, une sorte de bouillie qui consiste en un mélange de riz collant avec des légumes cuits. Au cours des entretiens menés auprès des Tananariviens, l’idée selon laquelle le français serait considéré comme « moderne » est revenue souvent, à propos des enseignes et des marques notamment. Il s’agit alors souvent d’un français créolisé ou mêlé à du malgache.
34Dans les villes francophones et lusophones, l’usage de l’anglais dans l’espace public se diffuse rapidement, en particulier dans les dénominations commerciales, telles les noms de restaurants, de boîtes de nuit, de cabarets ou de produits alimentaires consommés par la jeunesse. Ces dénominations ne sont pas à interpréter en termes de domination culturelle d’origine néo-coloniale, mais bien davantage comme l’incarnation africaine d’un processus universel : en ce début de xxie siècle, l’anglais est considéré dans le monde comme la langue de la modernité par de très nombreux individus, qu’ils soient au « centre du monde » ou dans ses « provinces » lointaines. Les pages iii et iv du cahier d’illustrations en donnent quelques exemples à Maputo et à Tananarive. Si l’écrivain algérien Kateb Yacine considère le français comme un « butin de guerre » pour les écrivains africains, dans le domaine de la consommation ordinaire et de l’usage très ponctuel d’une langue internationale par les citadins africains, l’anglais ne semble pas être envisagé comme tel.
35Les formes de créolisation considérées comme modernes ont été identifiées dans les pratiques culinaires, par les historiens, les sociologues et les anthropologues. Dans les grandes villes d’Afrique, les pratiques alimentaires d’une proportion importante des citadins sont imprégnées à la fois d’éléments locaux et occidentaux, souvent liés au pays colonisateur : baguette de pain et café dans les anciennes colonies françaises et portugaises, thé dans les anciennes colonies britanniques, concentré de tomate et bouillons cube à la base des préparations sénégalaises, notamment représentés par la marque Maggi, etc. Processus moins connu, les minorités étrangères non européennes ont également marqué les cuisines locales. Ainsi à Madagascar, les sambosy sont les samosas indiens fabriqués en ville, très appréciés et consommés par tous, et considérés comme un élément à part entière de l’alimentation malgache. Autre exemple, l’auteur du livre Ma cuisine de Madagascar, dont le titre renvoie à une forte identité nationale, diffusé à l’étranger, est d’origine chinoise (Chan Tat Chuen, 2008). Dans l’introduction à son livre de recettes, il évoque son enfance dans la ville littorale de Tamatave, centre symbolique de l’identité des Chinois descendants des premiers immigrants à Madagascar.
Encadré 2 – La bière THB, symbole identitaire malgache et exemple de créolisation alimentaire
Dans toutes les villes de Madagascar comme dans toute épicerie reculée de brousse, il est possible de consommer une bière en bouteille de la marque THB (Three Horses Beer), dont le logo est souvent affiché à l’extérieur de la boutique.
En ville, la brasserie malgache Star qui la fabrique mène des campagnes de publicité très actives, à travers à la fois des affiches et des films destinés à la télévision. Toutes les publicités reprennent des images aisément identifiables par une clientèle malgache plutôt urbaine et un tant soit peu aisée : paysages emblématiques du pays (ville littorale de Diego Suarez, plage touristique, marché rural, rizières), pratiques récréatives très diffusées et appréciées (pique-nique familial ou voyage en car d’un groupe d’étudiants, scènes dans lesquelles on relève la présence d’un accordéon et la consommation de brochettes de zébu grillées), références à un univers prisé par les élites urbaines à Madagascar, celui du Western. Le slogan est toujours en malgache : « Soa ny Fiarahantsika », le plaisir d’être ensemble (voir les pages iii et iv du cahier d’illustrations).
Star organise également une Oktoberfest à Tananarive, dont les affiches reprennent les codes visuels (nom, écriture en lettres gothiques) de la Fête de la bière de Munich, tout en étant rédigées exclusivement en malgache. Le principe de l’Oktoberfest existe depuis longtemps dans d’autres villes, comme à Kinshasa dans les années 1980 ; à Tananarive, il est plus récent puisqu’il date des années 2010.
Toutes ces campagnes publicitaires de la THB jouent donc sur l’idée du symbole identitaire, partagé par tous. De fait, en ville, la THB est une boisson très consommée. Elle est de toutes les réunions amicales, familiales ou festives. Sa diffusion est très large et son prix la rend accessible à une partie importante de la population urbaine. De manière révélatrice, les commerces malgaches implantés en France en proposent à la vente, et il est fréquent que les Malgaches résidant à l’étranger glissent quelques cannettes dans leur valise pour les offrir à leurs compatriotes à leur retour.
Or, ce symbole identitaire malgache s’il en est, est en fait d’une part récent, d’autre part né d’une initiative européenne et nullement malgache. La THB naît en effet en 1958, elle s’appelait alors The Holland Beer. C’est un entrepreneur européen qui fonde la brasserie Star dans la ville d’Antsirabe et qui commercialise et diffuse la bière dans le pays à partir des années 1960. Cette origine européenne est aujourd’hui totalement méconnue des consommateurs malgaches. Le produit européen a été entièrement adopté localement, y compris par la publicité qui promeut un exotisme à l’envers (occidental) : le symbole est tellement puissant et affirmé qu’il est possible de faire référence sans aucune difficulté à des codes européens. Il s’agit là d’un bon exemple de créolisation alimentaire, ainsi que de syncrétisme culturel : la THB est à la fois un symbole identitaire malgache d’origine européenne, origine aujourd’hui totalement oubliée sur place, et un produit dont la promotion repose sur des références à la fois locales et occidentales, telles le nom anglophone, les références à l’univers du western (vastes espaces, chevaux bien sûr, costumes des acteurs jouant dans les films promotionnels, contraste classique entre la chaleur et la poussière du jour et la fraîcheur de la bière…) ou encore la création de toutes pièces d’une Oktoberfest avec son graphisme en gothique.
La même analyse pourrait être menée à propos de la limonade appelée Bonbon anglais, très diffusée à Madagascar : elle représente également un élément important de la culture alimentaire, et est le support d’une nostalgie pour les émigrés.
36L’exemple de la THB est intéressant car il s’agit d’un produit d’origine exogène qui est considéré comme purement local. C’est en fait le cas dans de nombreux pays, où ce qui est mis en avant comme « plat national » ou comme spécialité culinaire locale est en fait le produit de combinaisons d’influences diverses. Le plat d’Afrique de l’ouest appelé mafé relève de ce processus, puisqu’il est composé de sauce à base d’arachide, culture coloniale s’il en est, et de concentré de tomates et de bouillon cube, déjà évoqués16. Hors d’Afrique, il est présenté comme l’emblème des cuisines d’Afrique occidentale, dans les restaurants par exemple. Qui connaît réellement de nos jours l’origine coloniale et créolisée de ce plat ?
Encadré 3 – Les pagnes « africains » : un exemple ancien et méconnu de créolisation vestimentaire (wax-prints et fancy)
Les tissus imprimés, aujourd’hui emblématiques du costume africain, qu’il soit plutôt féminin, mais aussi parfois masculin, sous la forme de tenues haut de gamme très élaborées par des couturiers renommés ou de simples pagnes nouées autour de la taille, sont en fait d’origine coloniale et n’ont été diffusés dans le continent qu’à partir de la fin du xixe siècle. Ce sont des soldats ghanéens qui, enrôlés dans l’armée hollandaise pour aller combattre aux Indes néerlandaises, ont rapporté des batiks de cette région du monde. Certains ont fait affaire avec des industriels hollandais et ont contribué à diffuser ces produits modifiés pour plaire à la clientèle locale en Afrique de l’ouest. C’est ainsi que la grande entreprise de fabrication de ces tissus est Vlisco, appartenant au groupe Unilever, et produisant toujours aux Pays-Bas. Il existe aussi des entreprises africaines mais elles sont sous le contrôle de Vlisco. Cette entreprise mère fabrique les pagnes de haute qualité, imprimés sur deux faces, les wax, tandis que ceux réputés de moindre qualité, les fancy, sont fabriqués en Afrique. Les wax présentent des motifs floraux ou géométriques, de plusieurs couleurs. Sur les fancy sont imprimés des motifs événementiels, politiques (à l’effigie d’un président ou d’un parti politique par exemple) ou promotionnels.
Dans l’image projetée de l’Afrique depuis des décennies, ces tissus font partie de la civilisation matérielle locale et sont considérés à l’étranger comme un élément patrimonial africain fort. Des stylistes européens s’en emparent d’ailleurs pour proposer des collections de prêt-à-porter. À l’occasion de l’exposition d’art contemporain africain Africa Remix en 2005 au Centre Pompidou à Paris, Yinka Shonibare, un artiste nigérian avait proposé la reconstitution à taille réelle d’un salon victorien entièrement tapissé de tels tissus, du fauteuil au papier-peint, intitulée Victorian Philanthropist’s Parlour. En Afrique, ils représentent toute une filière économique et constituent également des symboles identitaires : les porter est souvent considéré comme la revendication du port d’un costume local. Pour les femmes, arborer une tenue cousue en wax est un signe ostentatoire d’élégance et d’affirmation d’un statut social.
Pour autant, une analyse politique de la diffusion de ces tissus imprimés peut aussi être menée, qui peut aller jusqu’à leur rejet en tant qu’objets symboles d’aliénation, puisque introduits dans un contexte de domination coloniale et par des entreprises européennes à la recherche de profits faciles en terres africaines. Ainsi, dans un roman publié en 2014 par un romancier d’origine ivoirienne, le narrateur évoque sur plusieurs pages le rejet virulent par sa mère du port de tels « pagnes » (Debout-payé, Gauz, Paris, Le Livre de Poche). Dans une longue diatribe, celle-ci dénonce les « tissus aux couleurs criardes et aux motifs délirants », stigmatisant « les Africains et les Africaines [qui] adoptèrent et adaptèrent le pagne comme s’il avait toujours existé sous cette forme-là, […] étoffes à l’origine honteuse et au goût douteux » (p. 115).
Ainsi, un objet tel que le « pagne » (mot dont la connotation est ambiguë, tant il renvoie à un vêtement primitif, peu élaboré) illustre des processus complexes de circulations entre espaces très différents et à des époques différentes : Java, l’Europe du Nord industrielle et l’Afrique, entre la fin du xixe siècle et nos jours. Produit d’importation, diffusé dans un cadre colonial, le pagne a de nos jours – hormis pour quelques personnes très au fait de l’histoire de l’Afrique et politisées – presque complètement perdu cette référence exogène pour devenir un « marqueur d’africanité », ainsi qu’ironise le narrateur de Debout-payé à propos de la photographie d’une femme et de son fils portant respectivement wax et fancy dans une publicité pour Western Union (ibid., p. 110). Devenu un élément identitaire à part entière, symbole culturel pour pratiquement l’ensemble du continent subsaharien, de Dakar à Maputo, de Nairobi à Luanda, son origine coloniale, indonésienne et européenne est totalement oubliée. Le pagne est un bel objet des processus de créolisation ici examinés. Il représente « un répertoire patrimonialisé de techniques et de motifs, vecteur paradoxal d’une affirmation culturelle et d’une confusion de ses référents géographiques » (auteur inconnu, in Volvey, 2005, p. 158).
En outre, il illustre la diversité des réactions face au processus de créolisation : l’adoption, jusqu’à l’oubli de son origine exogène, ou au contraire le rejet virulent.
Source : « Tissus africains », dans A. Volvey (dir.), L’Afrique, 2005, Atlande, p. 158-162.
37Tous ces artefacts et productions culturelles (langue, musique…) participent de ce qu’Ulrich Beck appelle le « cosmopolitisme banal » (2006), entendu dans le sens de la consommation de produits et d’images en circulation dans le monde entier et identiques à l’origine. Ils ne s’y réduisent toutefois pas car il ne s’agit pas seulement d’adoption et de mimétisme, on l’a vu, mais bien de productions locales originales et recomposées. Une cinquantaine d’années plus tôt, Georges Balandier évoquait déjà quant à lui le « baroque africain » (1957, p. 179).
Les perceptions contrastées de cette modernité créolisée
38Tout comme dans les villes des pays riches, la coprésence de multiples nationalités et origines, et les formes spatiales, culturelles et sociales qui en sont issues, sont tantôt décriées, tantôt valorisées.
Des réactions de crispations identitaires
39Le cosmopolitisme récent des villes d’Afrique suscite des réactions négatives, fondées sur des crispations identitaires, très courantes dans ce type de situation. Celles-ci peuvent revêtir des formes diverses, selon un gradient de stigmatisation et de violence : stéréotypes dévalorisants, intolérance, insultes, pamphlets hostiles aux étrangers dans les médias, attaques, expulsions menées par des gouvernements, « pogroms » visant un groupe en particulier. À Madagascar, les Comoriens de Majunga ont été l’objet d’un tel massacre en 1976 (Études de l’océan Indien, 2007) et des émeutes populaires appelées OPK (opération Karana) frappent de temps à autre les magasins, usines et avoirs des Indiens des grandes villes. Ces épisodes xénophobes violents contrastent fortement avec l’image de société pacifique que les Malgaches se donnent à l’extérieur. On a déjà évoqué les villes d’Afrique du Sud également en proie à de telles violences à l’encontre des immigrés du reste du continent, avec un paroxysme en 2008, et un regain de tensions en 2015 et 2017 qui a notamment frappé les immigrés mozambicains. Au nord du continent, la presse relate les mêmes comportements à l’encontre des Africains noirs, comme en Algérie à Béchar ou à Ouargla.
40Il convient donc de ne pas considérer d’un regard angélique le cosmopolitisme récemment réactivé des villes d’Afrique. En effet, dans un contexte de pénurie de l’emploi, de difficultés économiques et sociales de toutes sortes et de pauvreté massive, il est évident que la présence d’étrangers, qui plus est en situation de réussite visible, est une source de jalousie, ou du moins de réticences. Ainsi, dans plusieurs pays, la présence de milliers d’ouvriers chinois vivant dans des bases-vie et travaillant sur des chantiers suscite des réactions virulentes de la part des citoyens locaux, dans un contexte de fort chômage. C’est le cas en Zambie ou encore au Togo. La presse, nationale mais aussi internationale s’en fait l’écho, les longues enquêtes de journalistes également (French, 2014) et enfin les chercheurs (Cissé, 2009 ; Maharaj, 2009). À Yaoundé et à Douala, Pierre Cissé montre ainsi comment les commerçants maliens sont dans une position fragile lors des périodes de difficultés économiques : « Le migrant apparaît comme un prédateur des ressources économiques et des magasins sur les marchés, supposés réservés aux Camerounais. Cette situation a pour conséquence économique et sociale la cristallisation des tensions entre nationaux et étrangers » (ibid.).
41Notre propos n’est cependant pas pour l’heure d’étudier ces réactions liées à la présence croissante d’étrangers (cf. dernier chapitre, quand sera interrogé le cosmopolitisme citadin), mais bien comment sont perçues les formes de modernité et de changement culturel qui l’accompagnent. Dans la plupart des domaines précédemment évoqués, il existe des courants de pensée et d’expression qui dénigrent et refusent cette créolisation dont est redouté le caractère irréversible. Des intellectuels, des hommes politiques, des artistes critiquent les influences étrangères dans l’art, dans l’architecture, dans la langue ou encore dans la pratique religieuse, et dénoncent une supposée perte de pureté originelle. Cette logique identitaire vaut au premier chef pour le métissage au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire que nombreux sont ceux qui s’insurgent contre l’hétérogamie. À Madagascar, il existe des discours virulents à l’encontre des Indiens, des Chinois et des Africains, dans la presse ou sur les forums Internet notamment : pureté architecturale idéalisée et phobie de la sinisation du paysage urbain, rejet verbal des influences étrangères dans la cuisine, critique de l’introduction de fêtes occidentales telles la Fête de la musique… En contrepoint de cette créolisation rejetée, ces discours érigent la tradition – à la fois idéalisée, figée et réinventée bien sûr – en valeur refuge17.
42Dans une opposition simplificatrice entre modernistes et conservateurs, car il existe bien entendu une grande diversité de positions intermédiaires, il est possible de lire l’existence de clivages générationnels. Les plus jeunes seraient les plus perméables à la créolisation dans leur vie quotidienne, en raison notamment de leur accès facilité à un imaginaire de l’ailleurs très riche, à travers la télévision, les films et Internet. Dans un article très stimulant, Thomas Fouquet (2007) expose comment les jeunes hommes dakarois construisent un désir d’Occident fondé sur le rêve, l’aventure et l’exotisme, et non sur des seules contraintes économiques comme on tend à le croire trop souvent.
43Cependant, décrier ainsi avec virulence la créolisation dans différents domaines, c’est implicitement reconnaître son existence : les contempteurs de ces échanges culturels sont face à une situation qui existe de facto et contre laquelle ils s’insurgent, mais souvent en vain, même si des retournements de situation sont toujours possibles. Ainsi, la contestation même de la modernité créolisée constitue un indicateur assez fiable de sa visibilité et de son importance réelle.
Une instrumentalisation folklorique du cosmopolitisme ? Promotion touristique et marketing urbain
44À l’inverse, existe-t-il dans les villes d’Afrique une valorisation du cosmopolitisme, dans l’art, les médias, les discours publics ? Là encore, un champ de recherche nouveau est en développement. Les informations disponibles sont lacunaires et limitées à l’échelle de villes particulières, tandis que la recherche est pour l’essentiel concentrée sur les villes des pays riches. Ainsi, dans l’ouvrage collectif Cosmopolitan Urbanism (Binnie et al., 2006), qui est centré sur la thématique du marketing du cosmopolitisme, toutes les villes étudiées sans exception sont des villes dites du Nord, telles Montréal, Singapour, Londres, Auckland ou Amsterdam, tandis qu’aucune n’est située « au Sud ».
45En Afrique désormais, certaines villes sont pourtant pensées et présentées en termes de vitalité et de dynamisme culturel liés à leur caractère cosmopolite. C’est tout particulièrement le cas des métropoles sud-africaines, on l’a vu. Au cosmopolitisme sont associées des images de création multiforme, de foisonnement culturel, de nouveauté. Ceci peut s’avérer paradoxal dans le contexte concomitant de violence xénophobe en Afrique du Sud. Cela s’explique en fait assez banalement par des clivages sociaux : ce ne sont pas les mêmes citadins qui exaltent le cosmopolitisme (dirigeants municipaux, acteurs de la vie associative et culturelle, artistes, intellectuels…) et ceux qui participent aux émeutes xénophobes. Cet exemple tendrait à conforter une critique souvent formulée à l’encontre du cosmopolitisme, à savoir son caractère élitiste (voir chapitre i).
46La représentation positive du cosmopolitisme émane aussi bien d’acteurs issus de ces sociétés que d’acteurs exogènes. Ainsi, dans un documentaire de 2002 intitulé Lagos/Koolhas, le célèbre architecte néerlandais Rem Koolhas a glorifié la mégapole du Nigeria, en considérant qu’elle constituait une matrice pour la modernité occidentale18. Les dirigeants des grandes villes ne s’y trompent pas non plus, comme l’illustre l’exemple de Durban. La municipalité a décidé de développer comme thème de marketing urbain la Multipli-city. Il s’agit de promouvoir l’image d’une « ville post-coloniale, post-apartheid, un melting-pot afro-asiatique dans lequel les traces, les tendances et les réseaux d’appartenance à différentes cultures, à différentes histoires […] s’entrelacent. [Durban est] un laboratoire vivant de la coexistence et de la diversité » (Dennis et Hunt, 2010). Dans de nombreuses villes, comme à Montréal, la municipalité développe de telles politiques de promotion artificielle du cosmopolitisme local. On peut alors parler de branding cosmopolitanism pour insister sur la dimension marchande de cette coprésence culturelle (Poulot, 2014).
47Les guides de voyage constituent ici une source intéressante, qu’il s’agisse de livres ou désormais de sites Internet. En effet, pour les grandes villes occidentales, les quartiers dits ethniques y figurent comme des lieux à visiter, considérés comme pittoresques et exotiques, comme le montrent, pour des villes du Nord, les auteurs du livre collectif Selling Ethnic Neighborhoods (Volakn et Rath, 2012) : la Goutte d’Or ou le « triangle de Choisy » à Paris, Bricklane à Londres, les Chinatowns de Vancouver ou de San Francisco, Little Italy à Manhattan. Dans les villes d’Afrique, les nouveaux quartiers chinois ou les marqueurs visuels de la présence indienne sont-ils signalés, tout comme les traces de la présence européenne, comme dans les cimetières19 ? À Port-Louis, la visite du quartier chinois ancien fait ainsi partie des passages obligés indiqués aux visiteurs étrangers : le guide Géoguide Gallimard (édition 2013) conseille ainsi de « déniche[r] les bazars mystérieux du quartier chinois », après avoir envoyé le voyageur vers une spécialité indienne : « laissez-vous tenter par un dholl puri pour bien débuter la journée ! » (p. 76). Ainsi, tout comme dans les villes d’Occident, le cosmopolitisme discret des villes d’Afrique pourrait-il être érigé en « ethnoscape » selon la formule d’Arjun Appadurai (2001) ? Autrement dit, pourrait-il constituer un paysage culturel construit de l’extérieur et faisant partie des attentes des visiteurs étrangers dans une ville ? La perspective est stimulante…
48Une requête sur un moteur de recherche sur Internet à partir des mots-clefs « cosmopolitisme villes d’Afrique » fait immédiatement apparaître que l’expression de « ville cosmopolite » constitue un cliché touristique, tant elle est attribuée à quantité de villes : Bamako, Dakar, Harar, Dar es Salaam, Accra, Le Cap, etc. Il s’agit bien là d’un lieu commun du tourisme. Ces exemples montrent ainsi des formes de promotion du caractère cosmopolite et moderne de la métropole africaine. Le lien se fait ici entre tourisme et patrimoine, entendu au sens très large : le cosmopolitisme local, passé ou présent, fantasmé ou réel, devient un élément positif de l’image de la ville, qui fait l’objet d’une promotion à destination des touristes. C’est le cas à Maputo. Un beau livre présente ainsi la ville :
« Maputo, capitale du Mozambique, ex-comptoir portugais connu sous le nom de Lourenço Marques, a retrouvé, treize ans après la fin d’une guerre civile qui a ravagé le pays, le charme et la douceur de vivre qui fit sa légende sur la côte de l’océan Indien. Latine, africaine, indienne, arabe, chinoise, la cité métisse anime aujourd’hui ses grandes avenues aux noms des héros révolutionnaires, ses places monumentales et ses jardins nostalgiques. Ce livre propose une balade à l’ombre des arcades et dans les quartiers du port, de l’aube au couchant, au hasard des vieux cafés et des pâtisseries, des marchés et, parmi les arbres, des villas Art déco. On y croise une population active, cosmopolite, portée par les promesses de l’avenir. C’est une Afrique latine tissée à la mémoire d’une Europe commerçante, où se mêlent les saveurs de l’Orient et la langueur brésilienne que bercent les vents de l’océan. Autant de mélanges secrets que Maputo arbore comme une marque de séduction et de liberté » (Maputo, voyage au Mozambique, Letellier, Bertrand, 2005).
49Un site de voyages français titre « Maputo la métisse », sans expliquer en quoi elle est métisse [visiterlafrique.com]. Une agence de voyages portugaise en ligne propose un voyage de « 8 dias cidade cosmopolita, Maputo », huit jours ville cosmopolite, Maputo [http://www.maniadasviagens.pt/wp-content/uploads/mocambique.pdf]. Enfin, en recherchant « Maputo cosmopolita » en ligne, une expression est sans cesse reprise par de très nombreux sites en portugais : « uma verdadeira cidade cosmopolita », une véritable ville cosmopolite. Sa récurrence prouve qu’il s’agit d’un cliché repris comme une évidence.
50Ainsi, le label de « ville cosmopolite », auto-attribué ou accolé par des acteurs exogènes, devient un élément du marketing urbain pour se placer dans la compétition mondiale, dans « la volonté de création d’une identité multiculturelle, [qui serait un] élément patrimonial et de reconnaissance » (Poulot, 2010, p. 64). Les formes prises par cette politique sont les suivantes : campagnes promotionnelles (expositions, affichage), promotion marchande du cosmopolitisme (restaurants, commerces), gentrification et politique touristique (guides de voyage, mise en scène touristique de quartiers dits ethniques, tels les chinatowns). Il est hautement probable que ce processus, formulé pour des villes au haut degré symbolique de cosmopolitisme que sont Istanbul et Montréal, soit également à l’œuvre dans les villes d’Afrique. De manière plus générale, Ola Söderström fait le même constat, considérant qu’il existe un goût cosmopolite qui se diffuse dans les villes du monde de manière stéréotypée, en partie par le biais de la publicité et du marketing urbain. En termes sémantiques, « cosmopolite et cosmopolitisme sont devenus des mots à la mode qui font bien20 » (Söderström, 2006, p. 555).
51Les festivals artistiques qui se développent de plus en plus font partie de ces politiques municipales de promotion d’une image valorisante de la ville, à travers son attractivité artistique le temps d’un événement international. Durant ces festivals se croisent des personnes originaires de nombreux pays, d’abord africains, et, selon la thématique, d’ailleurs dans le monde. Ils se déroulent souvent dans des métropoles, accessibles et disposant de capacités hôtelières importantes, mais également dans des villes plus modestes. C’est ainsi qu’outre Bamako avec ses Rencontres africaines de la photographie ou sa semaine littéraire, Maputo et son festival Zouk créé en 2011, ou Ouagadougou qui accueille le célèbre Fespaco, Festival du cinéma panafricain et de la télévision, créé dès 1969, existent des festivals dans des localités plus modestes, telles Saint-Louis du Sénégal qui accueille un festival de jazz réputé, ou Grahamstown, localité d’Afrique du Sud de quelque soixante-dix mille habitants seulement, connue pour être la ville hôte du National Arts Festival depuis les années 1970. À propos de l’impact de ce festival sur cette ville, Garth Myers observe « un endroit étonnamment cosmopolite pour une si petite ville » (Myers, 2011, p. 183). Il observe que « les festivals internationaux sont des lieux majeurs de la mondialisation des villes africaines » (ibid., p. 185) et il parle de la « festivalisation des villes africaines » (ibid., p. 183). Tous ces festivals attirent des artistes africains, mais aussi d’ailleurs ainsi que des partenaires commerciaux qui financent l’événement. De ce fait, ils bénéficient d’une importante couverture médiatique, dans le pays d’accueil, en Afrique ou dans des médias internationaux qui s’intéressent à l’Afrique, tels le site Internet africultures.com pour la francophonie, le magazine Jeune Afrique ou les chaînes de télévision par satellite comme Africa24 ou TV5Monde.
52Les formes de créolisation sont donc multiples dans les pratiques sociales et culturelles des citadins d’Afrique. Si des thématiques restent à étudier ou à approfondir, elles ont en large partie fait l’objet de travaux nombreux, quoique dispersés. En revanche, fort peu d’écrits ont été consacrés aux lieux créés par ces nouveaux cosmopolitismes, en particulier aux lieux de sociabilité au sens large du terme. C’est l’objet du chapitre iii. Mais, au préalable, on se propose d’explorer comment et dans quelle mesure la modernité créolisée et les étrangers sont représentés dans les œuvres d’art africaines.
Modernité créolisée, lieux de sociabilité cosmopolites et mobilités internationales dans les œuvres artistiques
53Les œuvres artistiques peuvent présenter des lieux de sociabilité cosmopolites, ainsi que des formes de modernité créolisée et de mobilités internationales. Dès lors, ces villes imaginaires, dans la mesure où elles existent dans l’imagination des artistes, peuvent être érigées en source documentaire. En effet, pour Lorenza Mondada, il s’agit « d’explorer le caractère performatif de pratiques descriptives de la ville » (Mondada, 2000, p. 3). Toutes les œuvres d’art peuvent être analysées à cet effet :
« De nombreuses vies sont désormais inextricablement liées à des représentations et il nous faut donc intégrer les complexités de la représentation expressive (films, romans, récits de voyage) dans nos ethnographies, non plus seulement à titre d’ajouts techniques, mais comme un matériau primaire avec lequel construire et interroger nos propres représentations » (Appadurai, 2001, p. 111).
54Arjun Appadurai invite ainsi explicitement à prendre en compte toute la diversité des œuvres artistiques dans le matériau de la recherche en sciences sociales portant sur les mobilités et les pratiques et les représentations de la modernité. Outre la littérature, nombre d’autres formes d’expression artistiques ont en effet pour cadre la ville et les citadins et peuvent faire l’objet d’une étude des représentations de ceux-ci.
La ville d’Afrique et la littérature
55À travers l’étude des représentations de la ville dans la littérature, il est possible de « comprendre textuellement l’image de la ville » (Mondada, 2000).
56Cette approche s’inscrit dans une démarche de géographie culturelle, plus précisément dans la branche de celle-ci qui s’intéresse non pas d’abord aux données de premier ordre mais aux représentations de celles-ci. Ce champ est désormais largement couvert : évoquons les travaux généraux de Jean-Louis Tissier (1986, 2007), de Michel Chevalier (1993) et de D. C. Pocock (1981), ou ceux plus ciblés de Marc Brosseau (1996), de Jean-François Staszak (2003), de Claire Hancock (2003). Cette thématique de recherche est riche et a ainsi donné lieu à de nombreux travaux (Cattedra et Madœuf, 2012), depuis les premières recherches développées dans le champ de la géographie humaniste américaine dans les années 1970.
57Ces travaux soulèvent ainsi de nombreuses questions : dans quelle mesure le réel dans sa dimension spatiale est-il modifié, atrophié ou hypertrophié ? Comment mesurer les décalages entre l’espace réel, qu’il soit purement géographique ou social, et l’espace représenté ? Les œuvres d’art sont-elles des hérauts de changements futurs ? Au contraire s’inscrivent-elles dans une démarche passéiste, nostalgique, fixiste qui ne tient guère compte des changements contemporains de l’espace qu’elles représentent ? Quel tri du réel est opéré par l’artiste ?
58Ces approches ont été peu mobilisées en ce qui concerne les corpus relatifs à la ville en Afrique21. Certes, il existe des travaux, mais souvent un peu anciens, qui sont demeurés isolés et n’ont guère été repris et approfondis et surtout pas synthétisés dans une perspective analytique d’ensemble. Ainsi, en 1982, se tint à Montpellier un colloque consacré aux images de la ville dans les littératures africaines (Les images de la ville dans les littératures africaines, 1983), en réalité exclusivement consacré aux littératures de langue anglaise. Par ailleurs, Jean-Marc Moura, chercheur en littérature comparée, s’est intéressé à « l’image du tiers-monde dans le roman français contemporain » (Moura, 1992), livre dans lequel il ne consacre qu’un court passage à la ville, et qui par ailleurs n’est pas seulement centré sur l’Afrique. À propos de la littérature francophone africaine, plusieurs thèses ou livres ont été consacrés à l’image de la ville, que ce soit de manière générale (Chemain, 1981) ou plus ciblée thématiquement (Adany, 1980, à propos de la femme et de la ville ; Sommer, 2007). C’est également le cas des villes mauriciennes, étudiées dans un court texte de Catherine Servan-Schreiber (2011).
59Jacqueline Bardolph, également chercheur en littérature comparée, s’est davantage intéressée au monde urbain africain et à ses représentations dans la littérature, avant d’élargir ses travaux aux études postcoloniales. Son texte de 1983, consacré aux « visions de Nairobi dans la littérature africaine d’Afrique de l’Est » (Bardolph, 1983), s’avère fécond pour notre démarche en ce qu’il ouvre des pistes de recherche. Y sont évoquées les classes moyennes en émergence, la figure de la ville maudite dans un registre puritain ancien ou encore les attraits et plaisirs de la vie urbaine. On y relève un propos qui corrobore notre angle d’étude et qui appelle approfondissement :
« Les personnages qui peuplent ces romans ne se réclament pas d’une appartenance ethnique, ni du monde africain, mais d’une culture cosmopolite contemporaine. Leurs références sont le cinéma, la télévision, les romans commerciaux américains » (Bardolph, 1983, p. 259, souligné par nos soins).
60L’occurrence du mot « cosmopolite » est importante, d’autant plus qu’elle est rare. On la retrouve dans une analyse du roman sud-africain de Mpe (2001), Welcome to our Hillbrow, que Neville Hoad présente comme une « élégie du cosmopolitisme » (Hoad, 2005). D’autres œuvres sud-africaines ont également fait l’objet de ce type d’analyses par des historiens et des géographes (Guillaume et Fauvelle-Aymar, 1998). Il en va de même pour des romans nigérians qui font l’objet de plusieurs articles dans l’ouvrage collectif Urbanization and African Cultures (Falola et Salm, 2005). Y sont par exemple étudiées la figure de l’héroïne urbaine féminine ou la représentation de la ville dans l’œuvre de la romancière Buchi Emecheta.
61Philippe Gervais-Lambony emploie depuis fort longtemps des sources littéraires, que ce soit dans sa thèse à propos des représentations de Lomé et de Harare (1994) ou dans son mémoire d’habilitation publié, dans lequel sont utilisées de nombreuses sources sud-africaines (2003). Il justifie ainsi cet usage fréquent :
« La littérature est pour moi un outil essentiel, elle est à la fois un regard différent porté sur les objets de la géographie et une interprétation de ces objets, c’est-à-dire que les textes littéraires sont une source directe d’information, ils proposent une lecture des espaces et souvent exposent aussi une conception générale du rapport entre les hommes et les espaces qu’ils habitent » (Gervais-Lambony, 2003, p. 9).
62Tous les travaux susmentionnés demeurent donc parcellaires et surtout isolés : ils sont consacrés soit à un auteur, soit à une ville ou un pays, ce qui ne permet pas de comparaison d’ensemble. Il manque une grande synthèse des représentations des villes d’Afrique dans la littérature.
Films, dessins, photographies, peintures, bandes dessinées et littérature de jeunesse : d’autres œuvres mettant en scène la ville et des formes de modernités créolisées
63Dans cet état de l’art, seuls des travaux consacrés au corpus littéraire ont été évoqués. En effet, la plupart se concentrent sur ce type de sources, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles ou parfois de récits de voyage. Or il semble fécond d’élargir ce corpus à d’autres œuvres artistiques, encore peu employées comme source et peu étudiées pour rendre compte des représentations des villes d’Afrique.
64La revue de la littérature scientifique fait cependant état d’une prise en compte de ces autres formes artistiques : paroles de chanson (plusieurs textes dans Falola et Salm, 2005), clips musicaux (Kohlhagen, 2006), peinture murale (Calas, 2006b), supports textiles tels les pagnes imprimés avec des slogans et des images dans toute l’Afrique subsaharienne (Vallée, 1984)… Les installations combinant plusieurs types d’expression artistique constituent également un matériau intéressant, comme le souligne l’historienne de l’art Dominique Malaquais.
65Des formes plus classiques ont fait l’objet d’études, telles le cinéma (voir encadré 4), la photographie d’art et le dessin d’art. Dans le domaine scientifique, il existe de nombreux travaux évoquant la ville d’Afrique dans le cinéma, mais celle-ci est toujours présente de manière diffuse dans des ouvrages généraux consacrés au cinéma, soit que le thème de la ville y soit secondaire, soit que la ville d’Afrique n’y soit que rapidement évoquée : Karine Blanchon pour le cinéma de Madagascar (2009), Thierry Jousse et Thierry Paquot (2005) dans une encyclopédie de La ville au cinéma, ou Françoise Pfaff (2004) dans un ouvrage collectif en anglais, Focus on African Films. Ainsi, dans La ville au cinéma, de courtes notices sont consacrées à « cinquante-cinq villes cinématographiques ». Sur ces cinquante-cinq, seules six se trouvent en Afrique, dont quatre en Afrique au sud du Sahara : Abidjan, Bamako, Dakar et Ouagadougou. Il est curieux que Johannesburg n’y figure pas, alors que Le Caire est traitée (l’hypothèse d’une sélection des seules villes francophones n’est donc pas valable).
Encadré 4 – Benda Bilili !, 2010, Renaud Barret et Florent de la Tullaye, analyse géographique
Benda Bilili ! est un film documentaire tourné à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, et en Europe, consacré au groupe de musique éponyme, Staff Benda Bilili. Les membres du groupe ont une double particularité : ils sont handicapés des jambes et se déplacent en fauteuils roulants qu’ils ont fabriqués et aménagés avec une bicyclette ou une moto à l’avant, et ils sont « dans la rue », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de logement personnel. Le film s’attache tout d’abord à la rencontre, un soir de 2004, au hasard d’une rue : les cinéastes croisent quelques membres du groupe en train de se produire sous un arbre à un carrefour. Ils rencontrent ensuite un adolescent, Roger, qui joue d’un instrument qu’il a conçu et fabriqué à partir d’une boîte de conserve, d’un fil de fer et d’un arc en bois, qu’il appelle satonge et avec lequel il tente de gagner sa vie dans la rue et qui rejoindra le groupe.
Le film relate alors les étapes successives de la professionnalisation du groupe, organisée par les deux cinéastes qui parviennent à trouver des financements. Le groupe se produit dans divers festivals, de Belfort à Oslo où s’achève le film et où il obtient un prix lors d’un festival de musiques du monde.
Une vie quotidienne marquée par la précarité
L’objet du film est de s’intéresser à un groupe de musiciens handicapés vivant et travaillant dans la rue. De ce fait, la précarité de la vie quotidienne est au centre du film : difficultés matérielles liées à la vie dans la rue, sous-alimentation, froid et humidité nocturnes éprouvés, exposition à des formes de violence (gangs urbains) ou question cruciale de la santé. Si les membres du groupe sont paraplégiques, c’est qu’ils ont pour la plupart contracté la poliomyélite durant leur enfance.
L’Afrique urbaine et les pratiques des habitants au quotidien
Si l’objet même du film est de témoigner de la difficulté de la vie quotidienne dans la rue, de nombreux plans et séquences laissent apparaître – tantôt en filigrane tantôt de manière délibérée – une tout autre Afrique, dynamique et foisonnante, qui rend compte de la vie des citadins dans les métropoles contemporaines.
Ce sont tout d’abord des lieux emblématiques de la ville africaine en général ou de Kinshasa en particulier qui sont filmés et donnés à voir : la cour de l’habitation ou du centre d’hébergement, lieu de convivialité, le jardin zoologique de la ville, dans lequel le groupe se retrouve pour répéter en plein air, le restaurant aisé de centre-ville, à la sortie duquel des musiciens se produisent pour glaner quelque argent, le centre culturel français où se déroule le concert de lancement de l’album, ou encore les terrains vagues utilisés comme stades de football informels. Le film montre une Afrique au quotidien, celle des cours, des lieux de la richesse ou du pouvoir culturel (le restaurant, le centre culturel français, haut lieu de la vie culturelle des élites dans les anciennes villes coloniales francophones) ou encore celle des rares espaces vacants assidûment fréquentés pour la liberté relative qu’ils offrent. Les mobilités quotidiennes à différentes échelles sont aussi évoquées à travers des plans de bus surchargés et une séquence se déroulant dans le train de banlieue traversant Kinshasa. Ce train est bondé, on y voyage debout et serré, les sièges ayant été enlevés. Pour les Kinois comme pour la plupart des citadins des métropoles d’Afrique, se déplacer est long et pénible, les transports en commun faisant défaut. En outre, le mauvais état des chaussées est visible : rues en terre, ornières, égouts obstrués s’écoulant dans la rue…
Le film s’attarde également sur les petits métiers de la ville : le salon de coiffure, coquettement peint, l’échoppe de rue et le marchand ambulant, le cireur de chaussures, le tailleur (Ricky coud sur une machine à coudre manuelle). Les loisirs et la convivialité font l’objet de nombreux plans : matches de football, jeux des enfants avec des pneus usagés (image presque stéréotypée), consommation collective de bière et de cigarettes, production de musique dans l’espace public qui attire des badauds.
La vie ordinaire des citadins est perceptible à travers des objets, filmés explicitement ou qui apparaissent au hasard d’un plan. Ce sont la boîte de lait en conserve transformée par Roger, les pneus usagés, la lessive vendue en petits sachets dans la rue, la Klin, d’origine indonésienne et que l’on trouve dans toute l’Afrique, le transistor, qui demeure un objet important de la vie quotidienne, les cassettes audio, encore répandues, la télévision ou le canapé, deux objets mentionnés comme étant les premiers acquis par Roger pour sa mère avec ses revenus soudains. C’est aussi la diffusion très importante des téléphones portables. Bien que vivant dans la rue, Ricky en possède un. Il s’agit là d’un détail réaliste : le téléphone portable est devenu un attribut de tout citadin africain, quel que soit son niveau de revenu.
Kinshasa, l’Afrique et le reste du monde
Kinshasa est connue pour son dynamisme religieux et son rôle de carrefour international des influences en la matière, en particulier pour ce qui relève de la diffusion des mouvements chrétiens évangélistes (De Boeck, 2004). Cette présence figure dans le film à deux reprises : lorsque des enfants commentent une indigeste prose en anglais distribuée gratuitement au zoo, et dans le train de banlieue, dans lequel un prédicateur, muni d’un mégaphone, harangue les passagers en période de campagne électorale.
Kinshasa est tout aussi – sinon davantage – connue pour son dynamisme culturel, qui s’incarne dans sa scène artistique riche ou dans le mouvement des dandys de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes). L’attrait de l’étranger est pleinement intégré à cette modernité citadine et se perçoit dans le film. Dans les rues de Kinshasa tout comme sur les vêtements des habitants, de nombreuses marques internationales symboles d’une forme de mondialisation sont présentes : vêtements de sport, mode et allure des rappeurs originaire des États-Unis qu’adopte Roger, t-shirt à l’effigie de Minnie aperçu dans la rue, autre t-shirt de sport aux couleurs de la compagnie aérienne émiratie « Fly Emirates ». Les modèles en circulation sont tout à la fois originaires d’Europe, des États-Unis, comme en témoigne par ailleurs l’attrait de l’anglais (le nom même du groupe, « Staff »), des pays du Golfe ou d’ailleurs en Afrique (la bière Skol). Un des musiciens résume ce caractère cosmopolite des modes et des tendances artistiques à Kinshasa en qualifiant leur musique de « nouvelle musique du monde ». De manière révélatrice également, Roger, devenu un jeune homme de dix-huit ans en 2009, démontre avec une aisance étonnante à quel point il a intégré les code du « star system » international, en particulier dans le domaine vestimentaire ou dans le langage du corps. Lui, le frêle enfant de la rue, l’originaire du village, souvent méprisé dans le centre de Kinshasa, qui n’a jamais quitté ce territoire circonscrit, soudain projeté sur scène en Europe, y développe avec un grand talent toute la gestuelle des chanteurs à la mode. Cela prouve l’intégration très rapide de codes internationaux, possiblement acquis à travers la télévision ou les films à Kinshasa.
Benda Bilili ! n’est pas un film africain, mais un film tourné en Afrique, dans l’Afrique urbaine, dont il donne à voir tant les difficultés quotidiennes que la vitalité artistique, le foisonnement de la vie quotidienne et l’ouverture sur le monde, ardemment vécue et désirée.
66En ce qui concerne la photographie d’art, à Bamako ou à Kinshasa, l’intense bouillonnement culturel des années 1960 a longtemps été occulté par la paupérisation qui a suivi et qui a eu tendance à s’imposer comme prisme de lecture dominant des grandes villes d’Afrique, sans parler de l’Afrique du Sud, littéralement « écrasée » par le poids de l’apartheid mais aussi de ses représentations (Coplan, 1992). Les photographies de Malick Sidibé à Bamako, de Jean Dépara à Kinshasa, de Philippe Koudjina ou encore de Ricardo Rangel à Lourenço Marques dans les années 1960 montrent bien une jeunesse insouciante, éprise de modernité étrangère, mêlant des influences culturelles et vestimentaires multiples (voir la très riche Anthologie de la photographie africaine, 1998).
67Plus rares sont les travaux scientifiques prenant pour matériau d’étude les dessins d’art pour les villes d’Afrique. Un commentaire pertinent des œuvres du peintre naïf et autodidacte Zéphirin a cependant été produit dans le livre Capitales de la couleur (Lory, 1984). Ses œuvres ont pour cadre Abidjan et rendent bien compte de sa modernité paysagère. Le livre de dessins Afrique capitales (Di Muro, 1995) est riche d’enseignements : le dessinateur y croque des scènes de la vie quotidienne dans plusieurs villes d’Afrique (Lomé, Conakry, Harar, Libreville…), toujours en extérieur et dans des espaces publics tels la rue, les marchés ou les gares. Bernard Calas a également esquissé une étude de la ville telle qu’elle est représentée sur les tinga-tinga, ces petites peintures de style dit naïf, représentant des scènes de la vie quotidienne et vendues dans les rues de Dar es Salaam (Calas, 2006a, p. 370 sqq.). Nombreux sont ainsi les dessins d’art qui ont pour cadre la rue urbaine et qui mériteraient une étude d’ensemble. Citons le dessin grand format Kin Délestage du Congolais Mega Mingiedi (collection Iwalewahaus de l’université de Bayreuth) ou les scènes de la vie quotidienne à Tananarive du moins célèbre Doda22.
68Les œuvres des peintres congolais dits « populaires », comme Chéri Samba, Moke ou Pierre Bodo, qui s’inspirent de la vie quotidienne kinoise, illustrent notre propos, à savoir la promotion d’une vision moderniste de la ville. Leurs tableaux donnent à voir des citadins, hommes comme femmes, fréquentant les dancings, des couples consommant de l’alcool dans les maquis la nuit à la lumière électrique crue (tableau Skol Primus, 1991), montant dans des « taxis-bus », allant à des combats de catch ou des scènes de rue. Moke (1950-2001) se décrit ainsi comme un « peintre reporter de l’urbanité » (exposition Beauté Congo, Paris, fondation Cartier, automne 2015). Si dans certains cas comme celui-ci, les peintures prennent en compte les formes de modernité créolisée visibles dans l’espace urbain, il n’en va pas toujours de même. En effet, dans le domaine de la peinture de paysage urbain, le cas des œuvres produites à et sur Tananarive s’avère significatif. En effet, jusqu’aux années 2000, la très grande majorité des représentations iconographiques, et notamment picturales, de la ville, relevaient d’un très grand conformisme23. La plupart combinent quelques grands éléments du paysage tananarivien, considérés depuis la période coloniale comme pittoresques et typiques de la ville. Ces éléments forment ainsi un « capital touristique », fondé sur les maisons traditionnelles de style anglo-merina déjà évoquées, les marchés avec en particulier les parasols blancs de l’ancien marché du Zoma et le marché aux fleurs, et la ceinture de jacarandas autour du lac Anosy, dont le fleurissement en novembre constitue un spectacle charmant et attrayant. L’ensemble est véhiculé par de nombreuses cartes postales ainsi que par les œuvres picturales, dont le thème tananarivien semble figé dans une idéalisation intemporelle. Or cette représentation sélective de la ville est fondée sur une forte valorisation esthétique de quelques éléments paysagers, isolés du reste du contexte urbain. La ville est ainsi uniquement perçue et représentée sous l’aspect paysager pittoresque, sans aucune appréhension de ce qui fait la diversité de la vie urbaine, comme la vie des marchés, des rues, de quartiers populaires ou animés… La très grande majorité des peintures réalisées par les artistes malgaches prenant pour thème Tananarive comportent ainsi quasiment obligatoirement, comme une sorte de code pictural, au moins une maison à véranda, des parasols blancs et de la végétation ou des fleurs. Ces trois éléments constituent la base immuable du décor (voir la peinture sur soie, illustration 42 du cahier couleur, produit artisanal destiné aussi bien à la clientèle urbaine malgache qu’aux touristes étrangers ou aux Malgaches d’outre-mer, qui reprend ces codes). Ce type de représentations a également cours auprès des artistes-peintres qui exposent dans des galeries ou dans des centres culturels. L’artiste Dina R. confirme cette orientation figurative en présentant le travail de ces artistes autodidactes qui vendent dans la rue24.
69Cependant, depuis quelques années, des artistes, souvent isolés, développent une autre vision de la ville, moins stéréotypée et au contraire plus moderniste. C’est le cas du graffeur Bièle-By Lova, d’origine malgache, né et résidant en France. En 2010, il peint Tana et Tana bis (voir la page xxi du cahier d’illustrations)25.
70Rares également sont les analyses fondées sur la bande dessinée. En tout cas, dans les ouvrages scientifiques consacrés à cette approche, seules les villes des pays du Nord sont référencées, tandis que celles du Sud et plus encore d’Afrique sont des figures absentes ou presque (Ahrens et Meteling, 2010 ; Gauthier, 1977 ; Thévenet et Rambert, 2010). Christophe Cassiau-Haurie (2010 ; 2011) mène depuis longtemps un travail de recensement des œuvres de bande dessinée publiées en Afrique et il en propose des commentaires fort riches, mais qui ne constituent pas une analyse thématique d’ensemble de la représentation de la ville dans ces œuvres. Un exemple consacré à Abidjan est ici proposé.
Encadré 5 – La modernité dans la bande dessinée Aya de Yopougon : lieux et pratiques
La bande dessinée Aya de Yopougon (Abouet et Oubrerie, 2005-2010) est riche d’informations relatives à la mise en scène de formes de modernité citadine. L’histoire se déroule à Abidjan à la fin des années 1970 et au début des années 1980, ce qui introduit un biais rétrospectif : la vie citadine alors évoquée est-elle celle qui existait à l’époque ? relève-t-elle d’une nostalgie de l’auteur, alors enfant à l’époque, puisqu’elle est née en 1971 ? ou encore procède-t-elle – et si oui, dans quelle mesure – d’observations de la vie citadine actuelle déplacées trente ans auparavant ? Il est difficile de se prononcer sans un entretien avec l’auteur et sans une bonne connaissance à la fois spatiale et diachronique d’Abidjan.
L’œuvre représente différentes figures et différents lieux de la modernité dans une grande métropole d’Afrique de l’Ouest, y compris des formes de « modernité créolisée ».
Parmi les influences venues d’autres continents et ayant une traduction spatiale dans la ville, on observe tout d’abord l’hôtel Ivoire, qui exerce une véritable fascination sur les personnages. L’un d’entre eux, émigré à Paris, y séjourne. Il y reçoit des jeunes filles pour les éblouir et dilapide ses économies en quelques jours, avant de retourner piteusement chez sa mère excédée. Tel qu’il est représenté, l’hôtel Ivoire symbolise le rêve d’Occident et de modernité, combiné à celui de réussite sociale.
Nombre de lieux de sociabilité sont également mis en scène. Parmi les plus fréquemment représentés se trouvent les célèbres maquis d’Abidjan, ces restaurants populaires, mais au sein desquels il existe une hiérarchie, du plus simple au plus chic puisque certains, comme Chez Ambroise, reçoivent des stars du monde entier de passage. Néanmoins, ils restent bien associés à une sociabilité des classes populaires, puisque pour le patron de la grande brasserie du pays, il est tout simplement inenvisageable d’y organiser le mariage de son fils avec une jeune fille originaire de Yopougon. Au maquis, on vient se restaurer, boire un verre de rhum, de koutoukou (une eau-de-vie de palme à plus de 70°) ou une bière, ou encore on invite une jeune femme pour la séduire. On y danse également. L’auteur définit ainsi le lieu : « restaurant pas cher en plein air où l’on peut danser » (lexique, tome 1). On y traite également des affaires financières ou de famille. L’un de ces maquis est désigné par le vocable « chawarmadrôme », sans mention explicative. Il s’agit probablement d’un maquis tenu par un originaire du Levant. Aucune information n’est fournie sur les particularités éventuelles de la cuisine qui y est servie. Quoi qu’il en soit, cela témoigne de l’intégration d’un lieu créé par une minorité d’origine étrangère à la sociabilité abidjanaise.
Les influences religieuses transnationales s’observent également. À plusieurs reprises, des enseignes voyantes signalent des Églises évangéliques dans l’espace urbain de ce quartier populaire. Dans le volume 5, le « Parisien » ruiné, finalement resté à Abidjan, trouve un nouveau moyen pour gagner sa vie, en se mettant au service de l’un de ces mouvements dont il devient l’un des pasteurs : il s’agit de l’Église Internationale Réformée de Dieu Aucun Malade, dénomination fort ironique. Il délivre ses prêches dans un local modeste d’un quartier populaire et arpente les allées du marché de Treichville. Ce mouvement est explicitement présenté par l’auteur comme une entreprise délictueuse destinée à tromper les fidèles séduits et à engranger des fonds. On sait par ailleurs que nombre de ces mouvements ont des origines américaines, états-unienne ou brésilienne en particulier. Il n’est pas fourni de précisions quant à l’origine de l’Église Aucun Malade. La figure du prédicateur évangéliste parcourant l’espace public en quête de citadins désorientés à convertir est courante dans la bande dessinée africaine. Ainsi, dans Putain d’Afrique (Razafindrainibe, 2010) on la rencontre également, sous des traits tout aussi peu avantageux.
La mention des telenovelas constitue le dernier avatar identifié d’éléments relevant de modernité créolisée. Dans une bulle, l’un des personnages évoque ces feuilletons latino-américains pour se moquer de son amie. Il est sous-entendu que de telles émissions suscitent des rêves inaccessibles et distordent le rapport à la réalité, dans une critique bovaryste classique des œuvres sentimentales.
Enfin, dans Aya sont figurés nombre de lieux de sociabilité nocturne, souvent assimilés à des lieux interlopes : lieux de prostitution, boîtes de nuit, lieux de rencontre discrets pour couples en quête d’anonymat. Parmi ces derniers, « l’hôtel aux mille étoiles » joue un rôle important : il s’agit des tables et tréteaux d’un marché diurne, qui accueille la nuit des couples pour des rencontres et des relations sexuelles illégitimes. La sociabilité nocturne peut également être festive, elle se déroule alors dans des « gazoils », des « endroits branchés pour faire la fête » en français abidjanais.
71La littérature de jeunesse peut constituer une autre source, également peu exploitée en ce qui concerne la représentation des villes. Ce type de littérature s’est considérablement développé ces dernières années en France, mais aussi en Afrique, quoique bien sûr plus modestement en raison du coût de fabrication et de vente de ces livres. La maison d’éditions camerounaise Ifrikiya en publie par exemple. Enfin, de très nombreux pays d’Afrique produisent ou achètent des feuilletons télévisés populaires, sur le modèle des telenovelas brésiliennes et mexicaines. Ces feuilletons connaissent un succès considérable, probablement en raison de leur ancrage dans l’environnement quotidien des téléspectateurs : décors intérieurs et extérieurs, langue vernaculaire, thématiques abordées telles que les rapports familiaux, l’emploi ou les difficultés financières. Un exemple très célèbre est la série en wolof Goorgoorlu, d’Alphonse Mendy, d’abord publiée dans la presse sénégalaise dans les années 1990 avant d’être portée à l’écran en feuilleton télévisuel ; elle comporte des centaines d’épisodes.
72Le corpus peut être élargi aux vidéofilms tournés dans les métropoles africaines. Si les productions nigérianes dites de Nollywood (N pour Nigeria) sont désormais bien connues en Europe où elles jouissent d’un succès probablement dû à leur caractère exotique, tout comme les films de Bollywood en Inde, elles sont loin de résumer l’ensemble de ces créations africaines. Ainsi, à Madagascar, des vidéofilms en malgache sont tournés avec des budgets limités et sont vendus sur les marchés et dans la rue sous la forme de VCD très bon marché. Leur succès est réel auprès de la population citadine puisque les titres les plus vendus peuvent atteindre les vingt à vingt-cinq mille copies (Blanchon, 2009, p. 39).
73De manière incidente, ces œuvres artistiques ont été prises en compte en tant que témoignage d’une modernité urbaine en émergence par nombre de chercheurs. Dès les années 1950, Georges Balandier (1955) est frappé par des formes artistiques créolisées et modernes, qu’il décèle dans l’école de peinture de Poto-Poto ou dans l’art funéraire congolais26. De manière plus informelle et plus populaire, il rapporte l’emploi détourné d’objets occidentaux dans la décoration intérieure des habitations : chromos, catalogues colorés, emballages publicitaires…, qu’il caractérise comme un « baroque africain » (ibid., p. 179).
74Plus largement, les exemples africains confirment que les cultures populaires ne se transmettent désormais plus localement mais par le biais des médias, ce qui constitue un phénomène plus récent que les modalités de la transmission des cultures des élites. C’est tout l’objet de travaux de sociologues ou d’anthropologues de la modernité, tels Arjun Appadurai ou Bernard Lahire.
Les étrangers et les individus en circulation internationale dans les œuvres d’art
75La présence dans les villes d’Afrique d’étrangers et de personnes circulant entre plusieurs espaces du monde, tels des membres de la « diaspora » nationale ou des travailleurs, a été identifiée. Qu’en est-il dans les œuvres d’art : ce cosmopolitisme visible est-il représenté ou au contraire ignoré ? Et quand il l’est, de quelle manière l’est-il, valorisante ou négative ?
76Certaines œuvres prennent bien en compte la diversité croissante de la population des grandes villes d’Afrique. Si les étrangers ne constituent pas le cœur de l’œuvre, ils sont souvent présents en toile de fond, signal discret de leur visibilité croissante dans la ville et de leur perception par la société citadine27. C’est le cas dans des films, des romans, des bandes dessinées et des dessins.
Encadré 6 – Les étrangers dans Un homme qui crie, film de Mahamat-Saleh Haroun
Le film narre un drame personnel dans lequel la ville ne constitue qu’un cadre. Or, en situant l’histoire de ses protagonistes dans la N’Djamena des années 2000, le réalisateur donne à voir la présence d’étrangers dans la ville : la présence chinoise croissante dans la vie économique du continent est ainsi évoquée à travers le personnage de la gérante du grand hôtel de la ville, une ressortissante chinoise à ce poste depuis la privatisation de l’hôtel. La ville apparaît également comme une terre de mobilités intracontinentales : le cuisinier de l’hôtel est congolais, la petite amie du héros, chanteuse de variétés, malienne. Tous communiquent en français, langue véhiculaire de ces métropoles d’Afrique sous ancienne domination française. L’hôtel La Tchadienne (hôtel haut de gamme appartenant au groupe Accor) dans cette même ville, contacté par courrier électronique en novembre 2011, confirme ce cosmopolitisme méconnu de N’Djamena, discret mais non moins réel : parmi les étrangers qui logent à l’hôtel, outre les Français, on trouve des Kényans, des Camerounais, des Maliens, des Sénégalais, des Maghrébins (Tunisiens, Marocains et Libyens avant 2011, date de l’effondrement de l’État libyen), ainsi que, de l’extérieur du continent, des Chinois, qui logent ou qui constituent une clientèle externe28.
77Les populations d’origine étrangère installées de longue date en ville, tels les Indiens ou les Libanais, sont bien présentes dans certaines bandes dessinées. Dans Le taxi-brousse de Papa Diop, album destiné à un public enfantin qui se déroule au Sénégal (Epanya, 2005), le garagiste est un Libanais. Il est ventripotent, représenté comme une personne riche (cigare, chaussures italiennes) et son nez est crochu : le personnage est manifestement antipathique ; sont repris ici nombre de stéréotypes négatifs à l’encontre des Libanais d’Afrique de l’Ouest (Bredeloup, 2005). Dans cette même bande dessinée, le taxi-brousse dont le chauffeur est le héros convoie également un cercueil marqué de sinogrammes et la famille chinoise se rendant à l’enterrement. On peut l’interpréter comme le signe de la visibilité croissante des Chinois récemment installés dans les grandes villes du pays. Cette œuvre rend ainsi bien compte d’une nouvelle vision de l’Afrique : elle est centrée sur l’évocation de la mobilité interurbaine, entre Dakar et Saint-Louis et met en scène le dynamisme de cette mobilité, à travers une équipe sportive, un gala de charité, un mariage ou encore une fête religieuse. La question de la représentation du personnage libanais mise à part, Le taxi-brousse de Papa Diop – tout comme d’ailleurs le film musical Un transport en commun (Gaye, 2009) qui se déroule également dans un taxi-brousse ralliant Dakar à Saint-Louis – propose une vision de formes de modernité liée à la mobilité en Afrique et marquée par des processus de créolisation.
78Dans la bande dessinée autobiographique du Gabonais Pahé (2006), l’épicerie de quartier est tenue par « le Malien, l’épicier du coin », dont l’enseigne est la suivante : « Chez Salif et frères. Épiceri, boucheri, parfumeri, buanderiz, alimentation générale. Vend un peu de tout ». Les enfants lui achètent du pain au beurre et le font ensuite chanter en prétendant qu’il l’a vendu avec des mouches, qu’ils ont eux-mêmes insérées, afin qu’il donne aux mères en colère des cadeaux en dédommagement (huile, boîtes de conserve). Le dessin montre une fourche et un bâton pour le frapper, on le traite d’« assassin » et de « vendeur de pain avarié » (p. 15) : la précarité de la situation des étrangers est bien montrée, tout comme leur insertion urbaine réelle.
79Quelques autres occurrences éparses d’étrangers ont pu être repérées. Le photographe malgache Atokyh a ainsi exposé en 2016 à Paris, à Malagasyart, la photographie d’une jeune femme chinoise lors d’une fête d’anniversaire à Tananarive, assise près d’un bar dans une tenue et une pose suggestives (voir la page xx du cahier d’illustrations). C’était la première fois que je voyais une telle représentation d’une femme étrangère dans un cadre privé par un artiste malgache.
80Enfin, classiquement, les figures de l’étranger sont représentées dans les romans africains. Là encore, il n’existe aucune étude à ma connaissance qui ait été menée sur ce thème. À titre d’exemple je propose ici une analyse géographique d’un roman de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo.
Encadré 7 – Cinéma de Tierno Monénembo, Le Seuil, 1997
Ce roman a pour cadre la petite ville de Mamou, en Guinée, située sur la ligne ferroviaire qui traverse le pays, de Conakry à Kankan. Il s’agit d’un roman contemporain dont l’action se déroule au tournant de l’indépendance, en 1958. La représentation de la ville et de la société urbaine est donc rétrospective.
La ville y est explicitement présentée comme le lieu de la modernité. C’est d’autant plus marquant qu’il s’agit d’une ville de taille modeste (environ quarante mille habitants aujourd’hui) et située à l’intérieur du pays, dans le Fouta Djalon. À Mamou en 1958, on n’en trouve pas moins des alcools importés d’Occident, comme le whisky ou la bière, on danse sur les rythmes également occidentaux à la mode, on suit les modes vestimentaires et sont diffusés des films américains, français et indiens dans l’unique cinéma de la ville, tenu par le « Libanais » Seïny Bôwal.
Mamou est également une ville dans laquelle vivent ou circulent de nombreux étrangers, ce qui en fait une « ville cosmopolite ». Ce cosmopolitisme n’est pas l’objet du roman, mais il fait partie du cadre urbain réaliste mis en place par l’auteur. Ainsi, on peut en relever des indices : le snack libanais, haut lieu de rencontre de la jeunesse de la ville, où l’on peut d’ailleurs consommer de l’alcool, le cinéma, où se côtoient colons français, citadins guinéens de tous âges et commerçants libanais, et dans lequel sont diffusés, on l’a vu, des films de provenances fort variées. En particulier, les films de western suscitent chez les jeunes héros de l’histoire une forte fascination, ce qui corrobore l’observation de Balandier (cf. infra) à Brazzaville à la même époque. Enfin, Mamou est un carrefour routier et surtout ferroviaire, et la situation géographique de la ville est à l’origine de la convergence de nombreuses mobilités circulatoires à l’échelle ouest-africaine. Au cours du roman, divers personnages proviennent ainsi de Freetown ou de Dakar, ou encore des habitants de Mamou se rendent dans les différents pays voisins comme le Liberia pour affaires. Ces mobilités illustrent l’intensité des circulations interurbaines transnationales en Afrique à l’époque coloniale.
Enfin, plusieurs lieux de sociabilité sont fréquemment le cadre de passages du roman. Certains sont si importants qu’on peut les caractériser en tant que hauts lieux romanesques. Il s’agit du marché, épicentre de la vie de la ville pour les deux jeunes héros où ils se livrent à leurs petites activités délictueuses, du café de la Poste, où ils se rencontrent fréquemment, du snack libanais déjà évoqué, et du Buffet de la Gare. Ce dernier constitue un cadre au cœur de l’action, puisque s’y expriment les tensions raciales : un Guinéen, fiancé à la jeune institutrice française, en est d’abord interdit d’entrée sans ménagement, puis une autre fois y est tué dans une rixe par un colon français ouvertement raciste. Il est toutefois également présenté comme un lieu de convivialité et de rencontre festive, puisque les bals qui y sont organisés attirent une population nombreuse et hétérogène.
81Les pratiques et représentations attachées au cinéma dans le roman connaissent une grande stabilité au cours du temps. En effet, dans la bande dessinée, Putain d’Afrique (Razafindrainibe, 2011), le cinéma et ses abords sont présentés comme des lieux de sociabilité populaires et de violence : bagarres de rue, hôtel de passe voisin, bar dans lequel l’alcool est généreusement servi. Quant aux films projetés, ils relèvent d’une culture de la violence, avec des titres comportant les mots « gangs », évoquant la mafia (Le Parrain de Harlem ou Yakuza). Tous sont des films étrangers qui renvoient à un cosmopolitisme culturel bon marché et de pacotille. Ces dessins font écho à un témoignage de Georges Balandier livré dans Afrique ambiguë, à l’occasion de la rencontre avec l’un de ceux qu’il appelle ses « informateurs » :
« Un bar-dancing de Poto-Poto […] : ce lieu à foules mélangées restait un excellent poste d’observation. Quelques tables et chaises de bistrot pauvre, de la bière et du vin. Sur les murs, des affiches publicitaires du cinéma adjoint à l’établissement composent une guirlande inattendue : Tarzan l’invincible, Démon noir, Cavalier miracle, Justiciers du Far West, Appache Cheval de la mort, Terreur au ranch. Toute une mythologie nouvelle à portée de regard attire donc, partout dans le monde, le même public affamé d’impossible et de héros nouveaux » (Balandier, 1955, p. 284).
Conclusion : modernes aussi !
82Contrairement à nombre d’idées reçues qui circulent encore à propos des villes d’Afrique et des pratiques citadines, il existe, et ce depuis fort longtemps, des formes nombreuses et variées de modernité urbaine. Plus encore, il s’agit souvent d’une modernité ici qualifiée de créolisée, en ce qu’elle inclut des influences venues d’ailleurs, cet ailleurs n’étant pas seulement l’Occident. Il est donc légitime de parler de modernité africaine.
83Cette modernité africaine créolisée est manifeste à la fois dans des formes spatialisées, telles l’architecture, et d’autres non spatialisées comme la musique, la cuisine, ou les pratiques linguistiques. Toutes ces formes se retrouvent dans les œuvres d’art africaines, quelle que soit leur nature. Comme partout dans le monde, les artistes sont prompts à valoriser cette ouverture sur l’ailleurs. Or certaines de ces œuvres n’ont pas été étudiées dans cette optique : si le travail a été bien mené à propos de la musique et du roman notamment, même s’il peut être complété et approfondi, presque rien n’a été fait en ce qui concerne la bande dessinée, la littérature de jeunesse ou le dessin artisanal destiné à la vente, d’où les perspectives de recherche ouvertes.
84Ces différentes expressions de la modernité africaine créolisée traduisent le sentiment de nombre de citadins africains, las des représentations essentialistes et traditionalistes qui continuent de peser sur eux et sur leurs pratiques culturelles : danses africaines, art « primitif » et tribal, religions animistes… Alain Mabanckou l’a par exemple narré avec humour dans son roman Black Bazar (Le Seuil, 2009). Un chanteur sénégalais, Didier Awadi, a également exprimé ce sentiment dans une chanson de 2010, extraite de l’album Présidents d’Afrique et intitulée « Oser inventer l’avenir », dont les paroles illustrent bien le propos développé dans ce chapitre :
« Mon Afrique, c’est pas rien que des cases
Elle est loin des images
Qu’on peut voir dans tes films nases
Mon Afrique, elle est à l’aise dans ce millénaire
Ici, on parle Web, on parle Net, on parle cellulaire
Mon Afrique, elle a des bases plus que séculaires
Mais l’avenir se conjugue révolutionnaire
C’est pas que j’idéalise, je suis un missionnaire
Fils de Sankara, mon regard, l’œil du visionnaire
Mon Afrique, c’est pas la guerre, c’est pas la famine
De l’or, du diamant, de l’uranium, j’en ai plein les mines
Mon Afrique, c’est pas la mort, c’est pas la misère,
Regarde autour de toi, c’est le ciel et puis la mer
Mon Afrique tu peux la voir, elle est dans les ruelles
Roule en Cadillac, en ville, elle prend le scooter
Mon Afrique, tu peux la voir, elle est dans ma ruelle
Elle vit à cent à l’heure
Pour la campagne, elle prend le Hummer […]
Mon Afrique elle raffole du KFC
Mais à midi mon Afrique elle veut du mafé
Mon Afrique après le thiep, nous on prend le thé
Guerté Kemb, café Touba, je peux t’y inviter. »
Oser inventer l’avenir, 2010, par Didier Awadi, disponible sur Youtube, URL : [http://www.youtube.com/watch?v=CUywOxJ31Bc], consulté le 14 décembre 2015.
Notes de bas de page
1 « [Cities such as Johannesburg, Cairo, Kinshasa, Nairobi, Lagos, Douala, Dakar and Abidjan] now constitute vast metropolises from which a new African urban civilization is emerging. This new urbanity, creole and cosmopolitan, is characterized by combination and mixture in clothing, music and advertising as well as in practices and consumption in general. »
2 Pour une analyse de ces représentations biaisées des villes d’Afrique dans les productions francophones, voir Fournet-Guérin, 2011, « Les villes d’Afrique subsaharienne dans le champ de la géographie française et de la production documentaire : une géographie de villes “fantômes” ? ».
3 Depuis les années 2010, la situation change cependant, avec la promotion d’une image plus positive de la ville, à travers de grands événements internationaux tels l’accueil de la Coupe du monde de football en 2010 ou l’essor de pratiques culturelles développées par des milieux artistiques en vogue. Voir par exemple le livre de Pauline Guinard, Johannesburg, l’art d’inventer une ville, Rennes, PUR, 2014.
4 « Johannesburg has along been a polycentric and international city that has developed its own brand of cosmopolitan culture. [...] [There is a] relative poverty of the available literature on the citiness of Johannesburg and the modernity of African life forms. »
5 « The prolific circulation of the cultural practices and artefacts of urban modernity around the globe » ; « all cities can be understood as both assembling and inventing diverse ways of being modern ».
6 « The cultural experience of contemporary city life and the associated cultural valorisation and celebration of innovation and novelty. »
7 On verra plus loin qu’il s’agit là d’une vision très éthérée et idéalisée des sociétés africaines.
8 N’étant pas spécialiste de ces questions, je me réfère pour cela à l’exigeant travail théorique et de synthèse mené par Christine Chivallon (2004). Quand je fais référence aux travaux de Glissant, il s’agit de lectures de deuxième main et non d’un travail épistémologique mené sur son œuvre. Christine Chivallon m’a ainsi appris que ces notions étaient celles du Glissant des années 1990 et 2000, alors qu’il a développé des thèses fort différentes durant les décennies précédentes, notamment en défendant la thèse dite de l’aliénation des Noirs en Amérique, c’est-à-dire l’idée que leur déportation n’aurait donné lieu à aucune expression culturelle riche et féconde (dans Le discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981).
9 J’ai cependant choisi de ne pas l’employer en raison de son caractère quelque peu abscons en français ; or, à mon sens, il importe d’écrire dans une langue claire si le chercheur entend être lu.
10 « Le terme multiculturel qualifie dans son acception la plus large, les situations de coprésence et d’interaction entre différentes communautés dans un contexte donné. Le multiculturalisme renvoie plus précisément aux modèles de gestion des relations entre ces communautés que ce soit dans une perspective de philosophie politique ou du point de vue des institutions chargées de la mise en œuvre des options politiques d’une société » (Chivallon, 2003, p. 644).
11 Pour davantage de détails, voir Fournet-Guérin, « Héritage reconnu, patrimoine menacé : la maison traditionnelle à Tananarive », Autrepart, n° 33, 2005, p. 51-69.
12 Lors du référendum organisé en 1958 dans les colonies françaises portant sur le statut d’États autonomes dans une Communauté dirigée par la France, auquel seule la Guinée avait répondu « non », la capitale malgache avait également majoritairement voté non, alors que le résultat à l’échelle du pays fut oui à 77 %.
13 La pratique religieuse et ses lieux constituent un autre registre qui fut étudié de longue date en termes de créolisation mais qui ne sera pas développé ici. Il en va de même pour les pratiques vestimentaires.
14 En 2015-2016, une exposition à Paris organisée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Beauté Congo Kitoko, leur consacre ainsi une large place, avec des parcours sonores mêlés aux œuvres picturales.
15 Source : [http://www.afrisson.com/Marabi-Music-1672.html], consulté le 6 janvier 2016.
16 Dans la chanson Oser inventer l’avenir, reproduite à la fin de ce chapitre, l’auteur met bien en contrepoint le KFC, implicitement considéré comme exogène, et le mafé, incarnant au contraire le plat africain par excellence. En faisant rimer les deux, il joue sur un contraste évident pour tous.
17 Ces thématiques ont été étudiées de manière approfondie lors de travaux antérieurs. Voir Fournet-Guérin, Vivre à Tananarive, 2007.
18 Même si cette modernité est en fait pour Rem Koolhas fondée sur une anarchie (apparente) totale : la promotion de Lagos comme ville du futur est ainsi pour le moins ambiguë et son approche simpliste a été fort critiquée.
19 Ce travail reste à mener.
20 « “Cosmopolitan” and “cosmopolitanism” have become suitable buzzwords. »
21 Une revue de la bibliographie révèle à l’inverse une grande profusion de travaux consacrés aux représentations de la ville dans la littérature canadienne, en particulier québecoise.
22 Certains de ses dessins sont visibles en ligne à l’adresse suivante : [http://www.artmajeur.com/fr/artist/mickael-pedu/collection/doda/1613305/artwork/img-1682-jpg/8722597?collectionId=1613305], consulté le 12 janvier 2016.
23 Pour davantage de détails, voir Fournet-Guérin, « La ville mise en scène : quelques enjeux à propos des représentations écrites et iconographiques d’Antananarivo », Géographie et Cultures, n° 40, 2001, p. 93-108.
24 Source : [http://ledaily.mg/ces-peintres-de-la-rue/], consulté le 12 janvier 2016.
25 Je n’ai pas pu découvrir d’autres œuvres allant dans le même sens, mais il est probable que ce corpus de représentations modernistes de la ville est plus large. Ce travail reste à mener. Néanmoins, en 2016, une revue des œuvres proposées par les cinquante-six artistes plasticiens inscrits au CRAAM, le centre de ressources des arts actuels de Madagascar, sur leur site Internet [craam.mg](en erreur 2020, NdÉ) ne permet pas d’en identifier une seule.
26 L’art funéraire permet d’interroger la question du caractère purement urbain de la diffusion de ces formes de modernité créolisée : en effet, dans les campagnes, elles sont également présentes, comme en témoignent dans de nombreuses régions d’Afrique ces tombeaux ruraux inspirés de décoration européenne, avec notamment des avions peints. C’est le cas en pays mahafaly à Madagascar par exemple. Je n’entends pas affirmer ici que les campagnes sont à l’écart de ces circulations, elles ne le sont d’ailleurs pas, mais il ne relève pas du propos du livre de les étudier. Nombre des objets ou des pratiques culturelles ici évoquées se sont diffusées à la campagne : aliments, vêtements, musique, programmes télévisés, formes architecturales, etc.
27 Ce travail reste à mener, aussi ne sont pris ici que quelques exemples glanés au hasard de mes lectures, de mes rencontres ou des films que j’ai pu voir. La sélection relève donc de la pure subjectivité.
28 L’attentat perpétré en novembre 2015 à Bamako dans l’hôtel Radisson Blu a mis en lumière cette fréquentation internationale dans les métropoles d’Afrique, puisque les victimes appartenaient à de nombreuses nationalités, une quinzaine en dehors des Maliens. Selon diverses sources de presse, ont été pris en otage ou tués des Africains, originaires de quatre pays différents, des Nord-Américains, des Européens (cinq pays) et des Asiatiques (Chinois, Indiens, Israéliens et Turcs).
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