Chapitre IX. Diplomatie publique et soft power dans un monde post-américain
p. 305-327
Texte intégral
1La diversité des activités de la diplomatie publique américaine, forme gouvernementale du soft power, a permis de reconsidérer le pouvoir des idées en périodes de conflits : celui de la guerre froide, qui fut avant tout un conflit idéologique, en est l’archétype, et celui de « la longue guerre contre le terrorisme » en est une forme nouvelle, qui bouleverse les règles du jeu et conditionne les stratégies de la riposte à court terme comme à long terme.
L’héritage de l’ère Bush et la crise de leadership de la diplomatie publique américaine : vers une « Nouvelle Diplomatie Publique » (2001-2008) ?
« L’anti-américanisme met en danger notre sécurité
nationale et compromet l’efficacité de notre diplomatie. Non seulement
les États-Unis courent le risque d’être attaqués par ceux qui les
haïssent le plus, mais de surcroît il devient de plus en plus
difficile pour l’Amérique de concrétiser ses ambitions à long terme
alors qu’elle perd ses amis et son influence. »
Independent Task Force on Public Diplomacy, the
Council on Foreign Relations, 2003.
La crise de leadership de la diplomatie publique américaine
2Aux lendemains des attaques du 11-Septembre, les autorités américaines, sont tenues de faire face à une réalité presque aussi menaçante que le terrorisme international : la crise de défiance vis-à-vis du leadership américain. Dès lors, la diplomatie publique paraît, à nouveau, être un outil indispensable à la reconstruction et à la diffusion d’une image positive de l’Amérique à l’étranger. Pourtant, après plusieurs années de réductions budgétaires et l’absorption de l’USIA, par le département d’État, la machine de la diplomatie publique américaine, de l’aveu même des membres de l’équipe du NSC (cités dans le rapport de la commission sur le 11-Septembre), se trouve si affaiblie à Washington comme au Moyen-Orient, au moment des attentats, qu’elle aurait cédé le terrain de l’espace public à Al Qaeda1. Les efforts de la diplomatie publique américaine de l’ère Bush se concentrent donc essentiellement sur le monde arabo-musulman mais peinent à trouver des stratégies efficaces alors que Colin Powell puis Condolezza Rice dirige le département d’État.
3À Washington, l’impact du 11-Septembre a en effet favorisé, dans un premier temps, la reprise de certaines activités de diplomatie publique par le Pentagone, tandis que le département d’État et la cellule responsable des medias de la diplomatie publique, le BBG (Broadcasting Board of Governors) semblent peu réactifs à l’élaboration rapide d’une contre-offensive. Les objectifs opérationnels du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, et de son secrétaire adjoint, le néo-conservateur Paul Wolfowitz, auraient de fait éclipsé ceux de Colin Powell en matière de relations internationales2.
4En effet, malgré l’urgence de la riposte, les responsables du département d’État de l’Administration Bush ont du mal à trouver des responsables de la diplomatie publique capables de restaurer « la machine de l’information » telle qu’elle a pu fonctionner aux grandes heures de la guerre froide. Pour reprendre le flambeau, Colin Powell nomme en tant que sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique, Charlotte Beers, une proche de G. W. Bush sans expérience diplomatique. Issue du milieu de la publicité et du marketing, ex-chef de produit pour la société Uncle Ben’s, Charlotte Beers a du mal à assoir sa légitimité au sein du département d’État dont la culture est peu favorable à l’idée d’une diplomatie publique reposant essentiellement sur le branding (l’idée est de vendre l’Amérique comme un produit). Alors que les conseillers ultra-conservateurs du président brandissent des slogans en faveur d’une intervention en Iraq, Charlotte Beers n’a pour seul fait d’arme qu’une campagne de mobilisation des musulmans-Américains (au slogan évocateur : Shared Values) pour promouvoir l’esprit de tolérance des États-Unis et l’existence de valeurs communes. Cette campagne promotionnelle prend plus d’un an avant d’être mise en œuvre et diffusée dans le monde arabo-musulman via medias papiers et audio-visuels. Pour les populations visées, le message est à l’évidence peu pertinent, car c’est la présence américaine sur les territoires qui inquiète bien plus que le sort des musulmans américains. Vivement critiquée, Charlotte Beers, mettant en avant des raisons de santé, abandonne ses fonctions à la veille de la seconde guerre d’Iraq3.
5Or, dans un monde en réseau où la puissante chaîne satellitaire, Al Jezeera occupe l’espace médiatique, les instruments de la contre-offensive américaine doivent être adaptés à la rapidité de la diffusion de l’information comme de la rumeur. Aussi, la réactivation des medias de la diplomatie publique américaine ne peut se faire seulement au niveau du département d’État, elle nécessite l’intervention du BBG dirigé par Norm Pattiz. C’est à l’initiative de ce dernier qu’est lancée radio Sawa (« ensemble »), à destination de la jeunesse. Radio Sawa propose un florilège de programmes musicaux occidentaux, des débats et des émissions d’information ; elle est très vite secondée par la chaîne en langue arabe Alhura (« celui qui est libre »). Ces deux nouveaux medias, de la diplomatie publique américaine, sont financés en grande partie sur les budgets alloués à la Voix de l’Amérique (Voice of America), dont la version en langue arabe disparaît. Cependant, à en juger par les rapports et témoignages des agents de terrain, ces premières tentatives d’engagement via les medias traditionnels paraissent minces et peu suivies d’effets puisqu’elles sont loin de rencontrer un franc succès auprès des populations ciblées4.
6Sur le terrain, dans les zones cibles en Afrique ou au Moyen-Orient, la situation de la diplomatie publique américaine n’est guère enviable. Il convient, en effet, de rappeler que les diplomates et PAOs ont parfois de grandes difficultés à être en contact direct avec les populations locales. Au moment des attentats de septembre 2001, il n’existait plus d’ambassade américaine à Bagdad ou à Kaboul, elles avaient été fermées une dizaine d’années auparavant à la suite, respectivement, de l’invasion du Koweït, et de l’absence de garanties de sécurité suffisantes pour les diplomates étrangers. Seuls quelques rares diplomates américains étaient en fonction dans des zones jugées « à hauts risques » : au Liban, au Yémen, en Algérie ou en Arabie Saoudite. Autrement dit, la diplomatie américaine n’était plus présente sur le terrain du Moyen-Orient depuis bien longtemps. Les attentats du 11-Septembre transforment en partie cet état de fait puisque les agents de terrain, diplomates et PAOs, sont redéployés en direction du Moyen-Orient et de l’Asie, dans le cadre de « la diplomatie transformationnelle ». Cependant ces derniers déplorent rapidement le fait que, leur proximité avec les populations dans « les régions à risques », s’est considérablement amoindrie, compte tenu des normes de sécurité drastiques mises en œuvre dans les bâtiments officiels ; les centres culturels américains, autrefois en centre-ville, propices aux échanges culturels informels et aux missions d’éducation ont du être intégrés aux ambassades ultra-sécurisées5.
7Ce n’est qu’au cours du deuxième mandat de George W. Bush que des débats constructifs et un certain nombre d’initiatives pertinentes vont permettre de poser les fondements d’une « Nouvelle Diplomatie Publique » américaine.
Vers une Nouvelle Diplomatie publique ? La mise en œuvre de stratégies de diplomatie publique inter-ministérielles
8C’est en effet seulement la troisième sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique, Karen Hughes, qui relance timidement la machine de l’information et de la persuasion américaine au niveau institutionnel, à partir de l’été 2005. Cette proche du président Bush a, comme son illustre prédécesseur, Charles Wick6, « l’oreille du pouvoir » et peut espérer avoir les moyens de mettre en œuvre sa politique des quatre E (engagement, exchanges, education, empowerment). Il s’agit en particulier de mettre l’accent sur « l’écoute » des opinions publiques étrangères. L’influence de la nouvelle sous-secrétaire d’État est très vite sensible sur les budgets accordés à la diplomatie publique par le Congrès et même, pour certains observateurs, sur la prise de conscience par la Maison-Blanche de l’importance de la diplomatie publique7.
9Ainsi parmi les initiatives, utiles aux stratégies qu’Hillary Clinton tente de renforcer par la suite, la plus remarquable de la période Karen Hughes (entre 2005 et 2007) est sans doute le renforcement du travail interministériel relatif à la lutte contre l’extrémisme et la radicalisation des populations civiles. Cette collaboration conduit à la création du Centre de Communication Stratégique Contre le Terrorisme (Center for Strategic Counterterrorism Communications, le CSCC). Cet organisme inter-ministériel, hébergé par le département d’État, regroupe des ressources et des agents de la Défense et de la CIA, et a pour mission de lutter contre le fondamentalisme en utilisant les nouveaux medias. À partir de 2011, le CSCC, sous la direction de la Maison-Blanche et du département d’État, est sous la responsabilité de l’ambassadeur Alberto Fernandez qui coordonne les activités de lutte contre la désinformation. Parmi celles-ci, les activités du DOT (Digital Outreach Team, cellule de e-diplomatie offensive) sont sans doute considérées comme les plus remarquables et les plus pérennes puisqu’elles sont poursuivies et soutenues par l’administration Obama. Le DOT est une cellule dédiée à l’évaluation de l’impact des stratégies de la diplomatie digitale ; cette unité est rattachée au Bureau des programmes d’information internationaux (Bureau of International Information Programs), elle est composée de 10 fonctionnaires et possède ses propres comptes Facebook, Youtube, Flickr et Twitter. Ceux-ci agissent essentiellement en postant des messages sur des forums de discussion ciblés, leur mission : « expliquer la politique étrangère américaine et contrer la désinformation ». Cette cellule sera particulièrement active et impliquée dans la diffusion digitale du discours du Caire du président Obama (« Un nouveau depart », « A New Beginning ») en 20098.
Corporate diplomacy : la privatisation de la diplomatie publique au service du leadership ?
10Par ailleurs, autre initiative remarquable et nécessaire aux stratégies de l’Administration suivante : le développement de la corporate diplomacy. Au début de l’année 2007, Karen Hughes organise en collaboration avec une puissante association, the Public Relations Coalition9, le premier sommet du secteur privé sur la diplomatie publique (The Private Sector Summit on Public Diplomacy), au cours duquel environ 200 professionnels des relations publiques et responsables du département d’État réfléchissent aux possibilités d’une plus grande participation du secteur privé à la diplomatie publique. Parmi les propositions avancées nous avons retenu celles-ci : nommer un cadre supérieur chargé de la diplomatie publique au sein des grandes entreprises internationales ; ou à l’inverse, créer un corps d’agents du département d’État spécifiquement dédié à la diplomatie publique des entreprises américaines à l’étranger, et ayant pour mission de promouvoir aussi bien la culture entrepreneuriale que les valeurs de l’Amérique. Pour encourager des initiatives de ce type, Condolezza Rice crée, dans l’élan de cette rencontre, le prix Benjamin Franklin pour récompenser chaque année la meilleure initiative de promotion de l’image des États-Unis à l’étranger mise en œuvre par une entreprise, une institution ou tout autre acteur non gouvernemental.
11Convaincue que ces partenariats entre les services diplomatiques et les dirigeants des grandes entreprises sont indispensables aux stratégies de la diplomatie publique du xxie siècle, Karen Hughes insiste lors de son départ du gouvernement, en 2007, pour que les efforts entrepris, puissent être étendus, et que le Bureau chargé de superviser les activités public-privé de la diplomatie publique soit maintenu.
12Cependant la réelle prise de conscience et les premières mises en œuvre de cette modernisation nécessaire de l’appareil de la diplomatie publique américaine, est essentiellement due à l’efficacité de James Glassman, le dernier sous-secrétaire d’État à la diplomatie publique de l’administration Bush. C’est à lui que le département d’État doit son passage à l’ère numérique et à la diplomatie 2.0. James Glassman, ancien journaliste, n’est en poste que durant 6 mois, mais au cours de l’année 2008, il multiplie les initiatives pour tenter de « révolutionner la conquête des esprits », en utilisant les nouvelles technologies et les réseaux sociaux10. Plusieurs membres de l’équipe Bush soutiennent ces stratégies de contre-propagande, parmi-eux, James Glassman trouve un soutien tout particulier en la personne de Juan Carlos Zarate, conseiller ajdoint à la sécurité nationale, responsable de la mise en œuvre de stratégies de lutte contre le terrorisme. Au cours des six derniers mois de l’administration Bush, J. Glassman et J. C. Zarate s’interrogent sur la manière dont les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour soutenir les initiatives de la société civile. Ils cherchent notamment d’autres voix, qui, sur Internet, partagent le point de vue américain. Parmi ces porte-parole d’un genre nouveau, des acteurs privés, des groupes anti-terroristes tel que SAVE, « les Soeurs contre l’extrémisme violent » (Sisters Against Violent Extremism) créé en octobre 200811.
13Or, bien que n’étant pas des porte-paroles officiels, de telles organisations sont susceptibles de partager les intérêts américains. À l’heure de la société civile 2.0, le meilleur moyen pour les gouvernements de promouvoir la démocratie, les droits de l’homme ou de lutter contre la censure est de donner le pouvoir de communiquer le plus largement possible à ces acteurs clés de la société civile. Alors que les États-Unis s’enfoncent dans les bourbiers d’Irak et d’Afghanistan, cette prise de conscience marque le passage de l’État-nation à l’État-réseau, qui a été annoncé comme inéluctable et nécessaire par plusieurs politologues américains12. Or, cette mutation est théorisée quelques années plus tard au niveau gouvernemental sous le nom de « 21st century statecraft » (l’État du xxie siècle), nouvelle marque de l’Amérique, dont Hillary Clinton est la figure de proue.
Soft power et diplomatie publique de l’Administration Obama : entre engagement et retrait
Les stratégies d’engagement du premier mandat : moderniser le soft power au service du nation branding13
14S’adapter aux défis du xxie siècle et à l’ère « multi-polaire » voire « zéro-polaire » en privilégiant les relations trans-gouvernementales14, telle est l’intention affichée de la secrétaire d’État Hillary Clinton lorsqu’elle dévoile en 2009 le premier plan quadriennal pour la diplomatie et le développement : le QDDR, les 2D, diplomatie et développement devant être les objectifs affichés du département d’État. Comme elle l’affirme à nouveau en 2010, dans la revue Foreign Affairs, le département d’État souhaite renforcer le leadership grâce au pouvoir de la société civile (leading through civilian power15). C’est également en ce sens qu’est créé dès 2009 le programme baptisé « Civil Society 2.0 » destiné à inciter et former les ONGs et les acteurs de la société civile à l’utilisation des nouvelles technologies16.
15En voulant imposer sa marque à la diplomatie publique du xxie siècle, Hillary Clinton va développer un certain nombre de ces initiatives de « coopération intelligente » et se concentrer sur trois types de secteurs fondamentaux propices à l’engagement : 1) les stratégies public-privé visant à développer l’État-réseau (network state), à s’assurer une forte visibilité sur le terrain et à restaurer le leadership économique, via des partenariats avec les ONG, la société civile et la corporate diplomacy (la diplomatie entrepreneuriale) 2) les droits des femmes 3) la diplomatie digitale. Or, cette dernière est sans doute ce qui vaut à la diplomatie publique d’Hillary Clinton le qualificatif « d’avant garde17 ».
La diplomatie digitale et la « liberté d’Internet » une révolution nécessaire pour lutter contre le terrorisme et maintenir le leadership dans un monde en réseau
Diplomatie Twitter et soft power digital
16S’il est, en effet, une révolution à l’œuvre qui assure la visibilité de la diplomatie publique d’Hillary Clinton, cela est sans conteste la révolution numérique qui bouleverse les modes de communication et les équations de la diplomatie publique. Dans ce but, il s’agit de réorganiser une nouvelle fois le département d’État en faisant une place de choix aux professionnels des réseaux sociaux, en l’occurrence Alec Ross et Jared Cohen. Ce dernier, élu parmi les 100 personnalités les plus influentes au monde par le magazine Time en 2013, est l’un des rares conseillers du bureau de planification politique (Policy Planning Staff) de Condoleezza Rice à être resté dans l’équipe d’Hillary Clinton.
17La diplomatie publique 2.0 au sein du département d’État se compose d’une équipe de bloggeurs qui postent régulièrement des messages ou twittent pour rendre compte de ses activités. En tout, ce sont plus de 150 personnes qui appartiennent à l’équipe des diplomates des nouveaux medias à Washington, alors que sur le terrain, dans les ambassades et les consulats, les diplomates de l’ère 2.0. ont pour mission de suivre et de participer aux flux de messages des réseaux sociaux locaux ou transnationaux. Le département d’État affiche alors fièrement sur ses pages web : plus de 2,6 millions de followers sur Tweeter (pour 301 détenteurs de compte) et 15,5 millions d’amis sur Facebook (pour les 408 comptes du département d’État). En 2010, le site Web du département d’État lance l’opération Opinion Space, invitant les internautes à faire part de leurs opinions sur des sujets variés (économiques, sociétaux, politiques) et à découvrir comment ils se situent politiquement à l’échelle de l’opinion publique internationale18.
18Pour les observateurs étrangers c’est plus particulièrement Alec Ross, conseiller pour l’innovation d’Hillary Clinton, qui façonne le smart power en « une arme de guerre redoutable19 ». Aussi lorsqu’il twitte, en pleine révolution égyptienne, « les citoyens doivent avoir le droit de critiquer un gouvernement sans peur de représailles », ses followers, parmi les insurgés, ont pu croire à un soutien discret de la puissance américaine (tactique, qui n’est pas sans rappeler l’utilisation des radios libres durant la guerre froide notamment lors des révoltes de Hongrie en 1956). En soutenant les révolutions arabes ou en épaulant les cyberactivistes du monde entier via Twitter, Alec Ross et Jared Cohen auraient contribué à l’avènement d’une nouvelle diplomatie, « la diplomatie digitale ».
19Dès lors, il s’agit pour la diplomatie publique 2.0 de promouvoir la démocratie en encourageant la « liberté d’Internet » devenu « l’espace public du xxie siècle », ce qu’Hillary Clinton met en avant dans un discours retentissant, en janvier 2010, sur la liberté d’accès à Internet. Le rôle de la politique américaine serait alors d’assurer, en particulier dans des pays comme l’Iran ou la Chine, mais aussi Cuba, la Birmanie, la Syrie ou encore le Vietnam, l’accès à l’ensemble des ressources Internet et aux réseaux sociaux. L’utilisation des ressources numériques refléterait selon elle : « la puissance des technologies de connexion en tant qu’accélérateurs du changement politique, social et économique20 ».
20Ainsi, Mike McFaul ambassadeur des États-Unis en Russie, avec plus de 70 000 abonnées sur Twitter, est présenté comme un diplomate d’avant-garde. Même si l’on ne mesure pas l’efficacité de la diplomatie publique aux nombres d’abonnés, ou de fans que les diplomates enregistrent sur les réseaux sociaux, les initiatives de l’ambassadeur McFaul ont une résonance toute particulière dans le contexte russe21. Elles représentent une manière de rester en contact direct avec la population locale et les partenaires des États-Unis, alors que Vladimir Poutine restreint la liberté d’expression et demande la fermeture de l’USAID en Russie, en septembre 2012.
21C’est en ce sens qu’en février 2011, le département d’État avait annoncé l’ouverture de comptes Twitter en persan et arabe pour communiquer directement avec les populations du Moyen-Orient. Des comptes en chinois, russe et hindi devaient être créés dans la même perspective quelques mois plus tard. Pour les détracteurs de la diplomatie publique américaine, ces avancées en terme de communication ne seraient qu’un atout supplémentaire, un outil de traque et de surveillance possible des ennemis de l’Amérique, au service du hard power22.
22Début octobre 2013, le président-fondateur de Twitter, Jack Dorsey créait pour les initiés un « tweetclash » en s’adressant directement au président iranien, Hassan Rouhani, pour lui demander si « les citoyens iraniens [avaient bien] la possibilité de lire ses tweets ». Le président iranien lui répondit directement : « Bonsoir, @Jack. Comme je l’ai dit à @camanpour (Christiane Amanpour, une journaliste de CNN), mes efforts ont pour but d’assurer à mon peuple d’avoir confortablement accès à l’information de manière générale, comme c’est leur droit. » Réponse intelligente du président iranien au service de son propre soft power ou bien réel pouvoir d’influence de Twitter, partenaire des intérêts américains ? Toujours est-il que la presse internationale, qui a largement relayé ces échanges, a accueilli l’initiative de J. Dorsey comme un succès de la diplomatie technologique baptisée « diplomatie Twitter » ou « diplomatie en 140 caractères ».
23Autre stratégie de ciblage et d’engagement de la diplomatie 2.0, le programme de soutien à de jeunes militants jugés suffisamment crédibles pour influencer favorablement l’opinion dans leurs pays respectifs, réalisé en partenariat avec les réseaux médiatiques 2.0 les plus puissants (Facebook, Google, MTV)23. Il s’agit de soutenir les jeunes gens identifiés par le département d’État qui cherchent à utiliser les nouvelles technologies pour dénoncer les violences, et influencer les transformations à l’œuvre ou souhaitées dans leurs pays. Ces jeunes gens travaillent souvent dans des zones à risques – au Soudan, en Iran, en Egypte mais aussi en Europe de l’Est, au Venezuela ou en Thaïlande – et sont confrontés à des enjeux que la diplomatie traditionnelle ne peut pas toujours résoudre. Entre autres choses, un site Web dédié (créé en 2011, [http://Movements.org]) propose des conseils précis pour créer et tenir un blog ou lancer une campagne politique via les réseaux sociaux. Lors du second sommet de cette ONG, à Mexico en 2009, Hillary Clinton, avait présenté, ces jeunes gens comme « l’avant-garde d’une génération montante de citoyens militants24 ».
24Toute la réussite de ce programme repose sur les partenariats mis en oeuvre avec les acteurs privés de la diplomatie publique américaine (en l’occurrence les principaux acteurs du Web 2.0, Facebook, Twitter). Après juin 2012 le « Mouvement », toujours dirigé par Jared Cohen, a été absorbé par Advancing Human Rights (AHR) – créé par Robert L. Bernstein, fondateur de Human Rights Watch et ex-PDG de Freedom House (soutien actif des « révolutions oranges »)25.
Caractéristiques et limite du soft power 2.0
25Cibler les dissidents, la jeunesse et les leaders d’opinion pour favoriser des stratégies de moyen et long terme et participer aux changements de régime est une constante de la diplomatie publique américaine. Ce qui change, à l’heure du smart power ou du soft super power (appellation relevant du marketing ou du nation branding pour les détracteurs de Joseph Nye), ce sont les interactions possibles avec les individus et les groupes cibles : interactions entre les officiels américains et leurs cibles, mais également entre ces groupes ou individus cibles eux-mêmes.
L’absence de contrôle est sans doute l’une des caractéristiques majeures de la diplomatie publique 2.0. Les professionnels de la diplomatie digitale en sont d’ailleurs particulièrement conscients : « Difficile d’être un maniaque du contrôle au xxie siècle […] La technologie n’est pas une réponse, mais un outil et il y a toujours un risque à l’utiliser », prévient Jared Cohen. En d’autres termes, il n’y aurait pas d’avenir pour les révolutions digitales sans leader d’opinion capable d’incarner le passage de la simple contestation à l’action politique, et les outils numériques ne pourraient que contribuer à les identifier26.
La seconde caractéristique d’une diplomatie publique propre à l’ère Obama-Clinton est la création de partenariats visibles avec le secteur privé et les acteurs de la société civile qui partagent le point de vue des États-Unis et qui sont ainsi susceptibles de servir leurs intérêts, notamment leurs intérêts économiques. Ces partenariats permettent aussi de renforcer le soft power américain à moindre coût, dans un contexte de réductions budgétaires toujours accrues. C’est en ce sens qu’Alec Ross et Jared Cohen ont multiplié les « techdel » (technology delegations), délégations de professionnels des nouvelles technologies (PDGs, ingénieurs) en Irak, en Russie, au Congo ou encore à Haïti. Il s’agit de trouver des nouveaux marchés pour les entreprises participantes et des solutions ou des soutiens technologiques à des problèmes que la diplomatie traditionnelle peine à résoudre, comme le trafic d’êtres humains ou les crimes liés au trafic de drogue27. Ces délégations devenues incontournables pour servir les ambitions du « l’État du xxie siècle » ou de l’« economic statecraft », illustrent particulièrement bien la combinaison intelligente entre Sillicon Valley et département d’État.
Enfin le secteur privé est un partenaire incontournable pour soutenir et préserver la liberté d’Internet, ambition affirmée du département d’État sous Hillary Clinton : la question de Google en Chine demeure un exemple particulièrement probant de ce partage de responsabilité entre le gouvernement et le secteur privé ; stratégie qui relève d’une forme de « smart engagement ».
Network state et corporate diplomacy : des engagements prioritaires du soft power pour maintenir le leadership économique28
26L’engouement à Washington autour des stratégies favorisant l’aide au développement et les partenariats public-privé s’explique entre autres par un contexte d’anti-américanisme exacerbé par l’hubris des années Bush mais aussi de crise économique majeure29. En fixant des objectifs économiques ambitieux, notamment dans le domaine du commerce extérieur (promesse élctorale de quadrupler le volume des exportations à l’horizon 2012), le président Obama donne aussi la priorité aux missions de la diplomatie publique. Ainsi, l’economic statecraft, le cadre économique pour la diplomatie d’Hillary Clinton donne lui aussi la priorité à l’expansion des relations commerciales avec les pays partenaires des États-Unis. À Washington, le USTR (United States Trade Representative) membre du cabinet collabore étroitement avec les agents de la diplomatie publique pour promouvoir et assurer les intérêts économiques des États-Unis à l’étranger.
27Parmi les programmes au cœur de ces « smart stratégies », l’un des plus grand succès de la diplomatie publique d’Hillary Clinton est sans doute le Global Partnership Initiative (GPI). Ce programme, incluant plus de 800 partenaires dans le monde, dont la Chine et l’Inde favorise le développement de partenariats public-privé pour faire face aux multiples défis de la mondialisation ; il permet de mettre en relation des acteurs gouvernementaux, des grandes ou moyennes entreprises avec des acteurs de la société civile. Ces partenariats peuvent permettre d’encourager l’innovation et l’investissement sur les marchés émergents (c’est le cas de l’AMP, Accelerating Market-driven Partnerships, incluant notamment la Banque mondiale et la la Fondation Rockefeller), ou encore tenter d’apporter des solutions à des problèmes environnementaux dans les pays en développement (c’est le cas du Global Alliance for Clean Cookstoves qui réunit près de 400 partenaires, dont la banque Morgan Stanley et l’ONG Habitat for Humanity, pour lutter contre les morts accidentelles et la pollution liées à une mauvaise utilisation du gaz).
28Les nombreuses réflexions, propositions et actions de chefs d’entreprise américains témoignent de cette évolution, d’une véritable prise de participation du secteur privé dans la fabrique si ce n’est la conduite de la diplomatie publique américaine contemporaine. Parmi ces personnalités du monde de l’entreprise américaine figurent Harris Diamond, PDG de Weber Shandwick (une des premières entreprises de relations publiques au monde), Andrew Susman PDG de Studio One Networks (entreprise pionnière d’Internet) ; et également, Mark Drapeau, directeur de US Public Sector Social Engagement pour Microsoft, et rédacteur en chef du magazine en ligne Sector: Public. Ce dernier entend appliquer certains des principes de la diplomatie publique américaine au monde de l’entreprise, en particulier à la gestion de l’image de Microsoft à l’étranger ; il est partisan en particulier de ce qu’il appelle « l’engagement social innovant » (innovative social engagement), perspective qu’il va développer alors qu’Hillary Clinton est à la tête du département d’État.
29Dès lors, la diplomatie publique mise en œuvre par le secteur privé, la corporate diplomacy, différerait des seules relations publiques, et aurait pour but de façonner « l’espace informatif » qui entoure les activités de l’entreprise en réduisant ainsi au maximum les malentendus et les perceptions erronées de celles-ci ; tout ce qui est susceptible de contrarier les bonnes relations entre l’entreprise et ses clients. Pour Mark Drapeau, la corporate diplomacy signifie être connecté en permanence à l’ensemble des réseaux d’influence reliés aux activités de son entreprise, en donnant des conférences régulièrement, en incarnant Microsoft et en favorisant sa visibilité via Internet. La corporate diplomacy implique également d’être capable de mesurer les réactions de l’opinion publique au positionnement de Microsoft. Enfin pour l’ensemble des cadres de la corporate diplomacy, il s’agit également d’être en mesure de proposer des activités de conseils et de s’impliquer dans les décisions prises par les partenaires commerciaux, mais aussi par les décideurs et acteurs gouvernementaux30.
30Le concept de corporate diplomacy est de toute évidence étroitement lié à celui de CSR (Corporate Social Responsability)31, il implique que les multinationales, pour anticiper « le risque de réputation », particulièrement élevé à l’ère d’Internet et de la société de l’Information, tiennent compte, aussi bien de l’homme et de la planète que des profits. C’est dans cet esprit que l’ONG Business Call to Action entend développer le rôle du secteur privé, dans la lutte contre la pauvreté32. Par effet de contagion ces stratégies s’inscrivent dans les velléités plus officielles de préservation de « l’image de marque » de l’Amérique, autrement dit le nation branding33.
Les droits des femmes : vers une indépendance politique et économique propice au nation building et aux partenariats économiques
31Enfin, lors de son passage à la tête du département d’État, Hillary Clinton s’engage en faveur des droits des femmes, qui font désormais partie intégrante de son arsenal diplomatique. Elle nomme dès mars 2009, une militante de longue date Melanne Verveer, fondatrice de l’ONG Vital Voices Partnership pour la promotion des femmes dirigeantes dans les pays en développement, en tant que première ambassadrice de la question des femmes dans le monde (United States Ambassador-at-Large for Global Women’s Issues). La prise de poste de cette fidèle du « clan Clinton » a été un signe fort de la volonté de lutte contre les inégalités homme-femme (gender gap) à l’échelle mondiale34. Cette nomination a également été présentée, par la secrétaire d’État, comme une illustration des stratégies du smart power et du network state : des relations entre les organes officiels de la diplomatie américaine et des acteurs du secteur privé susceptibles de proposer des stratégies complémentaires.
32À l’heure de « l’État du xxie siècle » ces stratégies de nation building par les femmes (plus que pour les femmes) reposent sur la perception que celles-ci représenteraient une force économique non négligeable, vecteur de croissance. C’est en tout cas une conviction forte de la secrétaire d’État, Hillary Clinton, qui soutient activement les programmes de l’USAID favorisant l’accès des femmes à l’emploi, et au crédit leur permettant de financer leurs entreprises. Hillary Clinton affiche également sa conviction qu’une participation plus active des femmes dans la vie économique et politique de leurs pays respectifs est un atout pour le respect des droits de l’homme et la promotion des processus de paix. Or elle trouve, fait remarquable et inhabituel, un soutien auprès de certains décideurs de poids sur les questions de défense à la Maison-Blanche ou au Pentagone : Michèle Flournoy (alors sous-secrétaire d’État à la Défense) et l’amiral Sandy Winnefield (vice-président du Comité des chefs inter-armées)35. Le département d’État crée alors un bureau spécifique dédié aux questions des femmes, renforce les stratégies de long terme et multiplie les programmes d’échanges et le travail de ciblage auprès de ces actrices du changement. Les ciblages se font selon les pratiques de la diplomatie culturelle traditionnelle, les jeunes femmes sélectionnées, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient mais aussi en Russie, se voient proposer des programmes d’échanges spécifiques qui les amènent à passer du temps « utile » sur le territoire américain dans le cadre de voyages d’études où elles peuvent être reçues et formées notamment dans les entreprises fleurons de l’Internet telles que Google ou Facebook.
33Là encore les outils numériques permettent aux agents de la diplomatie publique contemporaine de rentrer directement en contact avec des femmes du monde entier, d’accéder à une quantité infinie d’informations, et de promouvoir des programmes d’échanges du xxie siècle. Ce phénomène est une illustration de ce que Nicholas Cull a appelé la « peer to peer diplomacy », la diplomatie de l’inter-connection36. L’initiative Techwomen en est un exemple probant : des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, leaders dans les secteurs technologiques, collaborent avec leurs homologues américains, dans des entreprises de premier plan. L’intérêt à long terme est évident : cela permet de structurer une communauté qui dans dix ans comprendra près de 400 membres influents. De même, TechGirls, un autre programme du même type à destination des jeunes filles d’Afrique et du Moyen-Orient contribue à améliorer sensiblement l’image à court et long terme des États-Unis auprès des citoyens de ces pays. L’ensemble de ces stratégies du soft power participerait à l’élaboration d’une nouvelle image de la puissance américaine, celle d’une hégémonie plus discrète.
Les limites de l’engagement : guerres d’influence et militarisation du soft power face au défi djihadiste et sécuritaire
34De facto, et plus particulièrement sur le terrain de la lutte anti-terroriste, les stratégies traditionnelles du soft power (diplomatiques ou digitales) sont empêchées/entravées par la réalité des combats. Dès lors, paradoxe ou juste retour des choses, dans ce qui est aussi et surtout une guerre psychologique, la diplomatie publique, jusqu’alors présentée comme un atout du soft power, pour participer efficacement à la lutte anti-terroriste, est amenée à rejoindre les opérations clandestines et à contribuer aux stratégies du hard power.
35Alors que sur le territoire national le retour de la contre-propagande, devenue cyber-propagande, s’impose comme une des réponses possibles au djihadisme (et au e-djihad), cette forme de contre-offensive ne connaît pas de frontière matérielle ou digitale et paraît indispensable à la lutte contre la détérioration toujours plus grande de l’image des États-Unis à l’étranger.
Paradoxe : la diplomatie publique et les guerres discrètes contre le terrorisme
36Quand le président Obama prend ses fonctions en janvier 2009, le conseiller du président pour la lutte anti-terroriste, John Brennan, souhaite vivement abandonner le vocable de « guerre contre le terrorisme mondial », qui laisserait à penser que les États-Unis sont en conflit avec le monde entier. La secrétaire d’État aux affaires étrangères, Hillary Clinton, ne l’emploie donc pas, et Barack Obama, notamment dans ses premiers discours à l’étranger, dont le plus emblématique, en matière de soft power, demeure indubitablement le discours du Caire de 2009, se garde bien de reprendre le mot « guerre ». Toujours est-il que ces considérations sémantiques n’empêchent pas la réalité des actes de guerre engagés par les États-Unis à l’encontre des groupes terroristes djihadistes depuis 2009. Le président nouvellement élu qui tente de marquer une rupture avec les années Bush, en entretenant durant les premiers mois de son mandat, une image de « président du soft power » auprès des populations arabo-musulmanes ne tarde pas à décupler l’arsenal de lutte anti-terroriste hérité de son prédécesseur.
37Le président Obama, multiplie les frappes de drones dès la première année de son mandat, les raids des forces spéciales en Afghanistan et en Irak mais aussi au Pakistan en Lybie, en Somalie, au Yémen et en Syrie. « Obama le terrible », pour reprendre l’expression de l’historien Justin Vaisse37, use et abuse ainsi de l’arsenal laissé par son prédécesseur pour conduire la lutte contre le terrorisme international, or à partir de 2011, en matière de diplomatie publique c’est plus que jamais une guerre des mots et des images que mène l’administration Obama pour tenter non plus de conquérir mais du moins d’appaiser « les coeurs et les esprits ».
38Au cours du second mandat, l’administration Obama confrontée à une escalade de violences terroristes à l’encontre de ses ressortissants va militariser les outils de la diplomatie publique, en ayant recours au soutien de plusieurs cellules specialisées au sein du DoD (Department of Defense), si bien qu’une nouvelle fois les activités de propagande, d’information et de diplomatie publique vont être designées de manière interchangeables. Dès lors, Barack Obama aurait non seulement échoué à incarner « le president iconique du soft power », mais en serait en quelque sort devenu le fossoyeur ?
La militarisation de la diplomatie publique face aux « guerres hybrides » : de l’USIA au GEC
39Depuis 2001, en l’absence d’un arsenal de diplomatie publique similaire à celui opérant lors de la guerre froide, et pour faire face à la principale guerre idéologique menée par les groupes jihadistes Al-Qaeda puis Daech contre les États-Unis, les capacités de riposte américaines en matière de contre-propagande se sont essentiellement organisées autour des IO (Information Operations) et des actions de contre-propagande militaire. Elles se seraient rendues particulièrement nécessaires du fait du manque de moyens, et de la « bunkerisation » ou de la disparition, sur certains théâtres, des principaux agents de terrain en matière de diplomatie publique, que sont les Public Affairs Officers ou PAOs. Bien que le Pentagone s’en défende, la réalité des actions menées sur le terrain et dans le cyberespace fait la preuve du contraire. Or, l’ensemble de ces actions pensées et élaborées à la fois au niveau national et au sein des commandements régionaux (Centcom, Africom, Pacom…) peut paraître redondant ou contre-productif, ce qui génère des débats inter-agences sur les répartitions des responsabilités de la réponse, l’efficacité, et le coût des activités de « diplomatie publique » militaires38.
40En 2016, le Congrès avait autorisé le remplacement du Center for Strategic Counterterrorism Communications (CSCC) par le Global Engagement Center (GEC) au sein du département d’État pour lutter essentiellement contre la propagande de Daech et privilégier une stratégie adaptée au nouvel environnement informationnel, susceptible de favoriser la coordination d’un grand nombre d’acteurs publics ou privés (agences para-gouvernementales, ONGs, entreprises) au niveau national et international. Alors que le GEC, a été décrit par les professionnels de la diplomatie publique américaine39 comme une nouvelle USIA, chargée de coordonner le travail inter-agence notamment entre le DoD, la Communauté du renseignement, l’USAID, le BBG et le département d’État ; dans les faits le GEC est essentiellement constitué de personnels appartenant au DoD, plus nombreux et mieux formés à ces problématiques que les agents du département d’État, qui pâtissent depuis plusieurs années du manque de moyens accordés à la diplomatie publique par le Congrès. Par ailleurs, la formation des diplomates n’inclut pas de préparation aux guerres de l’information et de sensibilisation suffisante au rôle des opinions publiques dans les relations internationales contrairement aux nombreuses formations et publications qui existent pour la formation des militaires au sein du DoD. Aussi déplore-t-on que la militarisation des enjeux de sécurité nationale conduise à un cloisonnement de l’information, et à une appréciation difficile des stratégies de l’information par les diplomates dans les guerres dites « hybrides ».
41Dans cette lutte dématérialisée et digitalisée, la frontière entre les outils du hard et du soft power (entre le DoD et le département d’État) est particulièrement ténue ; et ce, d’autant plus que, dans les faits, du moins au cours de la période Obama, le travail inter-agences n’a fait que se renforcer (les stratégies de diplomatie publique étant alors élaborées par différentes commissions, constituées aussi bien de militaires que de diplomates).
42Sur le plan sémantique tout d’abord : la communication stratégique est devenue un terme fourre-tout qui désigne à la fois des opérations d’information (IOs) ou des programmes d’engagement (plus larges). Le DoD soutient en effet, plus particulièrement depuis 2011, les activités de diplomatie publique sous le nom de DSPD (Defense Support to Public Diplomacy). Il s’agit notamment de sécuriser l’utilisation des réseaux sociaux, Twitter, Facebook pour les diplomates qui ont en besoin pour pratiquer la diplomatie en temps réel (real time diplomacy) ou diffuser leur message promotionnel et qui s’exposent aux risques de cyber-attaques. Le DoD a également renforcé les Psy-Op, les opérations psychologiques (vocable relevant de la Seconde Guerre mondiale et assimilée à la propagande), on leur préfère le terme de MISO (Military Intervention Support Operation), à partir de 2010 pour ne pas évoquer la propagande militaire, politiquement incorrecte40.
43Parallèlement, le département d’État continue d’abriter un sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique et aux affaires publiques (Under-secretary of state for Public Diplomacy and Public Affairs). Cette distinction voudrait que le responsable des relations publiques (Public Affairs Officer) s’adresse aux populations locales et que les agents de la diplomatie publique fassent la promotion de l’intérêt national américain au travers d’activités de « compréhension, d’engagement, d’information et d’influence » en favorisant « la compréhension mutuelle entre les peuples ».
44Cette intrusion relative des opérations de défense dans les prérogatives de la diplomatie publique a suscité critiques et méfiance de la part des membres du Congrès ; les détracteurs de ces pratiques mettant en cause la perte de légitimité et de crédibilité de ces opérations auprès des publics visés41. Il existe en effet des précédents malheureux comme : l’OSI (Office of Strategic Influence), mis en place par Donald Rumsfeld en 2001, et démantelé pour ces mêmes raisons, après qu’on ait accusé ses agents de fournir de fausses informations aux médias traditionnels et donc de pratiquer la désinformation.
45Reste que l’octroi de capacités humaines et techniques aux activités d’information, a été concentré depuis 2001 au sein du DoD, illustration d’une tendance constante des moyens accordés par le Congrès aux outils militaires au détriment des outils diplomatiques. Les récentes coupes claires, à hauteur de 30 %, dans les budgets du département d’État, n’ont fait que renforcer la militarisation de la politique étrangère américaine, et mis en péril pour les responsables des programmes concernés, les activités de lutte contre la désinformation42. Cependant, suite aux résultats de l’enquête sur l’influence russe dans le processus électoral de 2016, le budget du GEC devrait être augmenté de 40 millions de dollars en bénéficiant d’un report du budget du DoD43.
46Par ailleurs, l’ensemble des acteurs institutionnels (diplomates ou militaires) le déplore, dans les réflexions engagées pour tenter de déterminer une stratégie commune de contre-propagande, les acteurs para-gouvernementaux ou privés ne sont pas ou pas assez représentés44. Les conclusions des auditions parlementaires menées auprès des différents responsables (militaires ou civils) des programmes d’information et de diplomatie publique, en 2017, l’ont souligné, les activités de lutte contre la désinformation et les programmes de la diplomatie d’influence sont trop morcelés, et le manque de synchronisation de l’ensemble des actions menées est devenu contre-productif.
Figure 18. – Coordination de la communication stratégique et de la diplomatie publique au niveau national.

(*) DNSA/SC : Deputy National Security
Advisor for Strategic Communication.
(**) SDGE : Senior
Director for Global Engagement.
Source : organigramme de
synthèse réalisé par l’auteure.
Les stratégies de smart power : sécurité et dévelopement au service de la lutte anti-terroriste
47Pourtant, après la guerre d’Iraq, il a fallu repenser de manière drastique les modalités de la présence militaire, (faire la guerre par d’autres moyens), en ayant une propension plus grande à combiner les outils du hard et du soft power pour contrer ou prévenir les risques d’insurrection au Moyen-Orient ou en Afrique. On observe alors un changement de culture stratégique dans l’armée américaine qui correspond à la volonté de certains membres de l’état-major de renforcer l’arsenal de la « contre-insurrection » (counter-insurgency) dont l’acronyme est COIN (stratégie adoptée en Irak). Il s’agit de renforcer les troupes militaires d’une part (surge), et d’autre part, de renforcer les prérogatives de l’armée en privilégiant la gouvernance et une approche plus ciblée des populations dont le but est de rendre légitime la présence des forces militaires américaines sur le territoire en tentant de gagner « les coeurs et les esprits45 » de la population. En d’autres termes, COIN irait dans le sens des stratégies du smart power, qui visent à combiner hard et soft power en déployant toute une panoplie d’outils nécessaires : militaires, économiques politiques ou socio-culturels46.
48La diplomatie publique « hybride » (participant à la fois des stratégies diplomatiques et militaires) et les programmes d’aide au développement en sont des exemples significatifs. Si l’administration Bush avait perçu, en effet, très tôt, la nécessité de renforcer l’aide au développement (le budget de l’aide au développement, Official Development Assistance, ODA, augmente de plus de 20 milliards de dollars entre 2001 et 200447), c’est que la pauvreté, la famine ou le Sida sont considérés par les responsables politiques américains comme de véritables facteurs d’instabilité politique dans certains États africains, qui seraient de ce fait, plus vulnérables à l’émergence de groupes terroristes. Dès lors, l’administration Bush avait favorisé la création de programmes ou d’agences para-gouvernementales spécifiques, comme la Millenium Challenge Corporation, MCC48, et augmenté les budgets dédiés à la coopération avec des partenaires des États-Unis comme l’Afrique du sud, le Kenya, le Nigéria ou l’Ethiopie, ceux-ci constituant de véritables point d’appui pour la lutte anti-terroriste (anchor countries) sur le continent.
49Or, le recours à ces stratégies qualifiées de smart U.S. foreign assistance, s’est accru pendant le premier et le second mandat de Barack Obama49. Cette stratégie, visant à mêler actions d’aide au développement et questions de sécurité est représentée sur le continent, essentiellement par la plus célèbre agence d’aide au développement américaine, l’USAID, présentée par Hillary Clinton comme la vitrine des stratégies du smart power. Rappelons que, malgré la présence du plus gros contingent de soldats américains sur le territoire africain depuis 1993, la conviction essentielle qui sous-tend la stratégie américaine en Afrique est qu’« il faut trouver des solutions africaines aux problèmes africains ». Pour l’administration Obama, cette conviction se traduit par la stratégie de l’empreinte légère (light foot print) caractéristique d’un leadership en retrait sur le continent africain, où les États-Unis ne souhaitant pas apparaître comme un co-belligérant, préférent les guerres par procuration (proxy wars)50.
50Sur le terrain, où les équipes, civiles ou militaires sont peu nombreuses, il s’agit de sécuriser les initiatives d’engagement menées par les PAOs ; il n’est pas rare, bien au contraire, que des militaires gradés accompagnent ou supervisent des programmes ou des actions de diplomatie publique validés par l’ambassadeur en place et donc par le département d’État. Cependant, au vu des derniers développements on peut s’interroger sur la pérennité de ces stratégies sur certains théâtres qui ne laissent que peu de marge de manœuvre aux soft tools.
Les échecs de la diplomatie publique américaine en Irak et en Syrie : l’impossible retrait ?
51Au Proche-Orient les échecs stratégiques de la lutte anti-terroriste du retrait d’Irak à l’émergence de l’État Islamique en Irak et au Levant, EIIL (2011-2015), limitent toutes les velléités d’engagement qui ont tenté en vain de préserver les initiatives diplomatiques ou soft stratégies américaines dans la région. Jusqu’en 2011, et tant qu’Hillary Clinton dirige le département d’État, Barack Obama privilégie l’engagement en Syrie et les outils traditionnels de la diplomatie publique : visites protocolaires, nomination d’un nouvel ambassadeur, Robert Ford (2010-2014), intensification des offres de programmes d’échanges pour la jeunesse, soutien aux femmes identifiées comme de possible leaders d’opinion51. Mais tous ces efforts pour tenter de maintenir des relations diplomatiques relativement restreintes avec la Syrie s’effondrent avec l’insurrection de 2011, qui s’accompagne de violentes manifestations d’anti-américanisme. La plupart des activités des agents de terrain sont alors totalement remises en question, puisqu’à l’évidence, il leur est devenu impossible de pratiquer la people-to-people diplomacy et d’opérer ce fameux pivot vers les gens appelé de ses vœux par Hillary Clinton et sa proche conseillère, Anne-Marie Slaughter. Il en est de même en Lybie après l’attentat contre l’ambassade américaine de Benghazi (2012), et à mesure que les groupes terroristes en Irak et au Levant multiplient leurs actions d’embrigadement et de recrutement auprès des populations civiles, l’administration Obama favorise le problem solving et les réponses militaires ; le soft power devient alors, dans les États concernés par les conflits, synomyme d’isolement plus que d’engagement.
Le changement majeur de la teneur du débat public sur le terrorisme : le retour de Jackson et le soft power impossible
52Or, les conséquences pour les États-Unis de la montée en puissance de l’EIIL se manifestent de manière brutale et médiatique, avec la décapitation des otages James Foley, Steven Sotloff et Peter Kassing, en septembre 2014 ; une atteinte directe à l’image de la puissance américaine. « Nous vous poursuivrons jusqu’aux portes de l’Enfer », menace alors, Joe Biden52, qui exprime ainsi sa détermination, toute jacksonienne53, à éradiquer la menace terroriste en Irak et au Levant (EIIL) ; le vice-président des États-Unis formalise alors le changement majeur de la teneur du débat publique sur le terrorisme aux États-Unis, et cristallise aux yeux de ses concitoyens comme du reste du monde, l’image et la rhétorique d’un exécutif américain en guerre, qui ne laissent de facto que peu de place au soft power. Si la décapitation des otages américains, largement médiatisée, sensibilise les citoyens américains et leurs élus républicains comme démocrates à la nécessité pour les États-Unis d’intervenir militairement à l’étranger pour lutter contre le terrorisme, le consensus sur les modalités de l’intervention se limite à l’usage massif des drones, largement plébiscité par l’opinion54. Or, à l’évidence, comme en attestent les derniers développements, les frappes militaires de drones ne peuvent à elles seules éradiquer la menace qui pèse sur les États-Unis.
53Dans son discours de septembre 2014, le président Barack Obama présente l’EIIL, comme un groupe terroriste « pur et simple55 », alors même que la nature particulière de ce groupe terroriste n’a pas été clairement définie. Pour le spécialiste du Moyen Orient et de l’Islam à la Brookings Institution, Shadi Hamid, la réponse apportée par l’administration Obama est trop court-termiste ; elle n’est pas la bonne pour deux raisons56. Le fait que l’EIIL se présente comme un État et non simplement comme un groupe terroriste le rendrait plus dangereux que les précédents groupes combattus par les Américains, notamment parce que malgré la violence utilisée par l’EEIL, il peut représenter une forme de stabilité et de protection pour les populations civiles les plus fragiles dans une région où elles sont habituées à des régimes autoritaires capables de répression sanglante, la Syrie en étant le paradigme. Les frappes aériennes sont à l’évidence très mal accueillies par les populations locales et même par certains groupes de rebelles, considérés comme des relais potentiels des États-Unis, qui n’hésitent pas à les condamner et à se retourner contre eux. Enfin, les États-Unis se trouvent confrontés au dilemme, évoqué par la France, qui reviendrait à arbitrer en faveur du soutien à Bachar el Assad pour éradiquer EIIL mais au risque de renforcer la rébellion (sans parler du rôle complexe de la Russie et de l’Iran). Dès lors aux prises avec ses propres contradictions, le président américain, semble avoir mis de côté les promesses du rééquilibrage des outils de la puissance notamment au Moyen-Orient, résumé dans la formule : « Engageons-nous où nous le devons, désengageons-nous quand nous le pouvons », qui suggérait une volonté de ne plus traiter tous les problèmes par l’outil militaire57.
54Alors qu’il paraissait urgent de repenser les modalités de l’engagement américain auprès des populations civiles au Moyen Orient, comme le soutiennent Joseph Nye ou l’ex-ambassadeur en Syrie, Robert Ford, en désaccord avec la stratégie de la Maison-Blanche de recrutement de rebelles au détriment du maintien d’une présence civile, sur d’autres théâtres, les outils plus traditionnels du soft power n’ont rien perdu de leur superbe et contribuent à l’inverse au maintien du leadership.
Les facteurs permanents de la puissance du soft power américain : guerre technologique et guerre économique, la concurrence du soft power chinois
55Pour l’observateur averti des manifestations de la puissance chinoise, le soft power orchestré par Pékin, ne représente pas une réelle menace pour la puissance américaine, les sondages d’opinion, réalisés dans les pays occidentaux ou émergents, le montrent : l’idéologie que promeut le gouvernement chinois ne fait pas recette, et l’attractivité de l’enseignement supérieur, ou du mode de vie à la chinoise demeurent incontestablement faibles en comparaison de ce que peut offrir le modèle états-uniens concurrent. Pour Joseph Nye, le gouvernement chinois aurait mis l’accent, depuis le milieu des années 1990, sur le patrimoine culturel de la Chine mais aurait négligé les aspects politiques58. Les démonstrations nationalistes de la puissance chinoise en mer de Chine, ou la censure de la société civile chinoise (notamment via le fameux mur de l’Internet), démontrent en particulier que le gouvernement chinois n’aurait pas pris la mesure de l’ensemble des facteurs qui concourent à l’efficacité du soft power ; à savoir : les individus, les entreprises privées, et les acteurs de la société civile susceptibles de créer du soft power, malgré l’État. Pourtant, depuis 2007, le gouvernement chinois a pris conscience de la nécessité d’assurer ses intérêts économiques et militaires en investissant dans des stratégies plus soft, comme celles qu’il appelle « les stratégies de propagande extérieure », mais qui ne représentent un investissement que de 10 millions de dollars, ce qui est faible en comparaison du budget de la diplomatie publique américaine qui s’élevait à 660 millions de dollars en 201559. Malgré les velléités du gouvernement chinois de positionner sa chaîne d’information en continue CCTV (Télévision centrale de Chine) au même rang que CNN ou la BBC, les audiences faibles témoignent de la défiance des populations étrangères vis-à-vis d’informations contrôlées par les autorités chinoises et identifiées comme de la propagande pure et simple.
56Reste la réussite économique chinoise, et la compétition que se livrent les deux super puissances en investissant dans l’aide au développement et en favorisant les relations diplomatiques, souvent bilatérales, avec les pays en développement, notamment en Afrique et en Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos ou encore Birmanie). L’ensemble de ces facteurs participe indubitablement du soft power américain ou chinois dans les pays émergents. En d’autres termes, il est constitutif du rayonnement de ces deux puissances à l’international60, notamment depuis 2013, en réaction au grand dessein du président Xi des nouvelles routes de la soie chinoises (One Belt One Road, OBOR). Si les États-Unis tentent de réinvestir dans l’aide au développement en Asie pour endiguer l’expansion de l’influence chinoise (BUILD Act, octobre 2018), en revanche, dans les pays en développement, en Afrique ou en Amérique latine, les États-Unis moins présents que la Chine (en terme d’investissement dans les infrasctructures locales) souffrent d’un déficit d’image. Leur réputation serait en déclin depuis 2002, selon les sondages d’opinion réalisés dans les pays concernés, les populations locales reprochent majoritairement aux responsables politiques américains, d’une part : un certain désintérêt pour les pays qui ne constitutent pas des zones stratégiques de la lutte anti-terroriste, et d’autre part : une politique étrangère trop militarisée.
57Pourtant malgré ces critiques récurrentes, l’attractivité des États-Unis demeure intacte lorsqu’il s’agit du soft power généré par les institutions privées que représentent les grandes universités, de la ivy league notamment, qui continuent d’attirer plus d’étudiants, que n’importe quel autre pays au monde, devant la Chine, et en provenance de nombreux pays d’Asie, dont la Chine et l’Inde61. Les étudiants étrangers venus de cette région étaient 600 000 à la fin de l’administration Bush (en 2007), un brain drain ou en l’occurrence un brain gain non négligeable, témoignant d’un succès indéniable du pouvoir d’attraction de l’enseignment supérieur américain62.
58Ces atouts indépendants des politiques gouvernentales à l’intérieur ou à l’extérieur des États-Unis permettent de rééquilibrer les échecs des stratégies diplomatiques et de nuancer la vision d’un hard power américain omnipotent et seul vecteur visible de la puissance.
Les alternatives au déclin pour le soft power américain : isolate or engage ?
59Le département d’État de l’ère Obama, dans sa tentative de modernisarion du soft power gouvernemental au service du nation branding, a élaboré de nouvelles initiatives de coopération « intelligente » avec l’ensemble des partenaires des États-Unis, étatiques et privés, ainsi qu’une grande stratégie, la QDDR, à l’image de la revue stratégique quadriennale (QDR) du Pentagone. Il a également poursuivi « le virage numérique » emprunté à la fin des années Bush sur la modernisation des outils de la diplomatie publique américaine. Sur le terrain, elle se traduit concrètement par une coopération avec tous les différents acteurs de la sphère publique para-gouvernementale (chefs d’entreprises, institutions, ONG, simples citoyens), démarche qui place les États-Unis à l’avant-garde de la diplomatie 2.0.
60L’examen de ces entreprises d’engagement menées via la diplomatie publique d’Hillary Clinton, lors du premier mandat, aurait pu laisser penser que le soft power et ses outils étaient en train de tenter de prendre le pas sur les outils du hard power. Face au défi de la menace terroriste, à partir de 2011, puis après l’exécution des otages par l’EIIL, en septembre 2014, c’est bien le Pentagone qui chapeaute les activités « anti-terroristes » de la diplomatie publique. Il ne fait alors plus de doute que la diplomatie publique désagrégée par les processus de balkanisation, de dématérialisation voire d’uberisation de la diplomatie doit être transformée, redéfinie pour demeurer un outil stratégique maîtrisé.
61De fait il s’agit bien d’une creative public diplomacy63, une diplomatie créative, dont doivent faire preuve, pour faire face aux nouveaux défis posés par l’adversaire : les diplomates de terrain (PAOs), notamment sur les théâtres les plus inextricables (en Irak, en Syrie ou Libye), tout comme les diplomates au sein du département d’État. Dans les États ayant des relations diplomatiques limitées ou quasi inexistantes avec les États-Unis et où la diplomatie publique américaine n’est pas autorisée ou censurée par les autorités locales (comme en Lybie, ou en Syrie avant et surtout depuis 2011), les PAOs doivent redoubler d’ingéniosité pour coopérer avec des ONGs locales, les acteurs para-gouvernementaux, et faire de la people-to-people diplomacy souvent en temps réel par medias ou e-medias interposés (mailings, et surtout bien entendu réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Snapchat).
62La diplomatie publique américaine, manifestation du soft power gouvernemental, garante si ce n’est de la puissance, du moins de l’image de celle-ci, n’est certes pas morte sous Obama (comme se plaisent à le souligner ses détracteurs à Washington) mais elle s’est dématérialisée, devenue elle aussi protéiforme en marge des protocoles diplomatiques, elle repose plus que jamais sur les stratégies d’engagement des individus et des acteurs privés, qui créent du soft power en réseau.
Notes de bas de page
1 The 9/11 Commission Report, Final Report of the National Commission On Terrorist Attacks Upon the United States, Washington, D.C., United States Government Printing Office, 2004, p. 203.
2 Colin Dueck, Hard Line, The Republican Party And U.S. Foreign Policy Since World War II, chapitre 8, p. 265-289.
3 Margaret Carlson, « Can Charlotte Beers Sell Uncle Sam? », Time, 14 novembre 2001.
4 William A. Rugh (dir.), Engaging the Arab and Islamic Worlds through Public Diplomacy: A Report and Action Recommendations, Washington, D.C., Public Diplomacy Council, George Washington University, 2004, chapitres 4-6.
5 Voir Maud Quessard, « Repenser la diplomatie publique américaine après le 11 septembre : acteurs, enjeux et stratégies de diffusion au service du leadership », Cahiers du MIMMOC, no 16, [en ligne], 2016.
6 Charles Wick est directeur de l’Agence d’information des États-Unis de 1982 à 1989.
7 Voir Tom Regan, « US State Department “charm offensive” hits bumps », Christian Science Monitor, 24 octobre 2005, [http://www.csmonitor.com/2005/1024/dailyUpdate.html] (en erreur 2020, NDÉ).
8 Voir « Digital Outreach Team », US Department of State, Bureau of International Information programs, janvier 2009.
9 Il s’agit d’une organisation réunissant environ une vingtaine d’associations, implantées aux États-Unis qui regroupent plus de 50 000 membres, professionnels des relations publiques, et des « affaires publiques ». Voir « Private Sector Summit on Public Diplomacy », 11 janvier 2007, state government documents 2001-2009, [http://2001-2009.state. gov/documents/organization].
10 Voir l’interview de James Glassman, « James Glassman Evaluates his Tenure at State », Public Diplomacy Magazine, hiver 2009, p. 36-43, [http://publicdiplomacymagazine.com].
11 Ce mouvement est l’œuvre de l’ONG Women without Borders (fondée en 2002).
12 Manuel Castell, « The New Public Sphere: Global Civil Society, Communication Networks, And Global Governance », Annals Of The American Academy Of Social Sciences, vol. 616, mars 2008, p. 78-89.
13 Voir Maud Quessard, « La diplomatie publique d’Hillary Clinton et les stratégies de smart engagement : entre reformulation et révolution », Annuaire français des relations internationales, juillet 2015.
14 Anne-Marie Slaughter, « America’s Edge: Power in the Networked Century », Foreign Affairs, vol. 88, no 1, 2009.
15 Hillary Clinton, « Leading through Civilian Power.Redefining American Deplomacy and Development », Foreign Affairs, novembre-décembre 2010.
16 Le premier laboratoire de ce programme est lancé à Santiago du Chili en 2010.
17 De la même manière que le smart power peut être considéré comme un pilier de la stratégie de la politique étrangère du premier mandat du président Obama, le concept de connectivité serait indissociable de la définition de la diplomatie publique 2.0. Il constituerait ainsi, pour Anne-Marie Slaughter, directrice de la prospective, la mesure de la puissance au xxie siècle.
18 Voir Maud Quessard et Maya Kandel (dir.), Les strategies du smart power américain, Étude de l’IRSEM no 32, Paris, IRSEM, 2014, p. 149-166.
19 Voir Pierre-Yves Amara, « Diplomatie par les réseaux sociaux : la France pourrait-elle suivre l’exemple américain ? », Atlantico, 31 mai 2012.
20 « Hillary Clinton milite pour la liberté sur Internet », Le Monde, 16 février 2011.
21 Hillary Clinton se montre particulièrement fière de ce type d’initiatives et ne manque pas de féliciter son ambassadeur par téléphone sur une ligne non sécurisée. Hillary Clinton, Le Temps des décisions, Paris, Fayard, 2014, p. 664-665.
22 Voir les critiques de l’EEF (Electronic Frontier Foundation) dans Le Monde du 16 février 2011.
23 La conférence qui les a rassemblés pour la première fois à New York, à l’initiative de Jared Cohen, a conduit en décembre 2008 à la création d’une Alliance des mouvements de jeunesse (Alliance of Youth Movements) – qui n’est pas sans rappeler les stratégies de guerre froide.
24 Voir « Digital diplomacy », The New York Times, 16 juillet, 2010.
25 Scott Jane, « Groups to Help Online Activists in Authoritarian Countries », The New York Times, 11 juin 2012, [en ligne].
26 Eric Schmidt et Jared Cohen, The New Digital Age: Reshaping the Future of People, Nations and Business, New York, Alfred A. Knopf, 2013.
27 Voir « Digital Diplomacy », The New York Times, 16 juillet 2010.
28 Le concept de network state (état-réseau), qui viendrait supplanter l’État-nation, permet de repenser les interactions entre les acteurs gouvernementaux et les acteurs privé ou transnationaux, ainsi que le rôle de la diplomatie publique, voir Manuel Castells, « The New Public Sphere: Global Civil Society, Communication Networks, and Global Governance », Annals of the American Academy of Social Sciences, vol. 616, mars 2008, p. 78.
29 Suite à la crise des subprimes de 2007 et à la crise du capitalisme financier après la faillite de Lehman Brothers en 2008, les États-Unis en « Grande Récession » connaissent leur plus grande crise économique depuis 1929.
30 Mark Drapeau, « Corporate Public Diplomacy: Engaging and Improving Stakeholder Communities », Public Diplomacy Magazine, Los Angeles, University of Southern California Press, 2010, hiver 2011.
31 Andrew Lih, Susan Resnick West, « CSR in the Information Age: Socially Responsible to Whom?—A Conundrum for Global Corporations », Public Diplomacy Magazine, Los Angeles, University of Southern California, hiver 2010.
32 Natalie Africa, « Where Aid and Profit Meet: The Business Call to Action », Public Diplomacy Magazine, Los Angeles, University of Southern California, hiver 2010.
33 Carnes Lord, Losing Hearts and Minds? Public Diplomacy and Strategic Influence in the Age of Terror, New York, Praeger, 2006.
34 « The White House, President Obama Annouces Key State Department Appointments », Office Of the Press Secretary, 6 mars 2009.
35 Voir Hillary Clinton, Le temps des décisions 2008-2013, Paris, Fayard, 2014, p. 689.
36 Voir Nicholas Cull, « The end of the Hillary Clinton era in US public diplomacy », Place Branding and Public Diplomacy, vol. 9, 2013, p. 1-4.
37 Justin Vaisse, Barack Obama et sa politique étrangère (2008-2012), Paris, Odile Jacob, 2012, p. 187-225.
38 Wallin Matthew, « Military Public Diplomacy. How the Military Influence Foreign Audiences », White Paper, American Security Project, février 2015.
39 Matthew Armstrong, ex-gouverneur du BBG de l’Administration Obama et membre honoraire du régiment des Psy Op à Fort Bragg, [https ://warontherocks.com/2017/01/the-past-present-and-future-of-the-war-for-public-opinion/].
40 John Rollins et Catherine Theoary, « Terrorist Use of the Internet: Information Operation in Cyberspace », CRS report for Congress, Washington, D.C., Congressional Research Service, 8 mars 2011.
41 Anna Louise Briant, Propaganda and Counter-terrorism, Strategies for Global Change, Manchester, Manchester University Press, 2015.
42 Morgan Chalfant, « GOP lawmaker: State Dept cuts would hurt counter-disinformation efforts », The Hill, 29 juin 2017.
43 Oren Dorell, « State Department’s answer to Russian meddling is about to be funded », USA Today, 15 février 2018.
44 USGPO, « Crafting An Information Warfare And Counter-Propoganda Strategy For The Emerging Security Environment, Hearing Before the Subcommittee on Emerging Threats and Capabilities Of The Committee On Armed Services House Of Representatives », One Hundred Fifteenth Congress, First Session, March 15 2017, Washington, D.C., USGPO, 2017.
45 John Fitzgerald Kennedy à propos de l’Amérique latine, 1963.
46 David Pedersen, « Counter revolution in US military affairs », in Gershon Shafir, Everard Meade et William J. Aceves (dir.), Lessons and legacies of the war on terror: from moral panic to permanent war, op. cit., p. 157-170.
47 USAID, « US Official Development Assistance Data » : [eads.usaid.gov].
48 Le MCC est une agence para-gouvernementale bi-partisane d’aide au développement créée en 2004 par le Congrès américain, elle prodigue une aide financière à de nombreux pays, éligibles selon des critères stricts tenant compte de la « bonne gouvernance », de la liberté d’entreprendre et des investissements notables dans le domaine éducatif. Voir : [mcc.gov] (en erreur 2020, NDÉ).
49 Voir Elizabeth Bumiller, « West Point Asks if A War Doctrine Was Worth It? », The New York Times, A1, 28 mai 2012.
50 Voir l’analyse de Maya Kandel, La stratégie américaine en Afrique, Étude de l’IRSEM no 36, Paris, IRSEM, 2014.
51 Geoffrey Wiseman, Isolate or Engage, Adversorial States, Stanford, Stanford University Press, 2016.
52 « Biden to Islamic State: We will follow you “to the gates of hell” », Washington Post, 3 septembre 2014.
53 Voir Walter Russell Mead, Special Providence: American Foreign Policy and How it changed the World, New York, Alfred A. Knopf/Random House, 2002.
54 Les Américains n’étaient que 39 % en 2013 à soutenir une action militaire contre les groupes terroristes à l’étranger contre 55 % en 2015, « Public increasingly hawkish on terror threat », [you.gov.com] (en erreur 2020, NDÉ), 5 mai 2015. Selon un sondage réalisé par la Brookings Institution en janvier 2015, l’État islamique (souvent perçu par le public comme une extension d’Al-Qaïda) représenterait la plus grande menace pour les États-Unis, pour plus de 70 % des personnes interrogées, toutes tendances confondues. Cependant si 53 % des républicains sont favorables à l’envoi de troupes au sol, seulement 36 % des démocrates et 41 % des Américains dans leur ensemble soutiennent cette option. La population américaine semble prendre alors tardivement conscience que les États-Unis sont aux prises avec une nouvelle guerre dont ils n’ont pas mesuré l’ampleur.
55 Barack Obama, discours du 10 septembre 2014, [TheWhite House.gov.].
56 Shadi Hamid, The Temptations of Power: Islamists and Illiberal Democracy in a New Middle East, New York, Oxford University Press, USA, 2014.
57 Shadi Hamid, « Middle East Lost », Foreign Policy, 5 novembre 2012.
58 Joseph S. Nye Jr., Is the American Century Over, Stanford, Polity 2015.
59 Joseph S. Nye Jr., « The Limits of Chinese Soft Power », Today’s Zaman, 10 juillet 2015.
60 Thomas Lum, « Comparing Global Influence: China’s and U.S. Diplomacy, Foreign Aid, Trade, and Investment in the Developing World », CRS Report for Congress, 15 août 2008.
61 Soft power 30, 2018 [https://softpower30.com].
62 Jeanne Batalova, « The “Brain Gain” Race Begins with Foreign Students », Migration Policy Institute, janvier 2007 ; Jaroslaw Anders, « U.S. Student Visas Reach Record Numbers in 2007 », U.S. Department of State Bureau of International Information Programs.
63 Geoffrey Wiseman, Isolate or Engage, Adversorial States, Stanford, Stanford University Press, 2016.
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