Introduction
p. 13-22
Texte intégral
« Nous avons combattu le mensonge à l’étranger… Nous avons recherché l’assentiment de l’humanité en disant la vérité. Nous n’avons pas donné le nom de “propagande” à cette pratique, car ce terme, utilisé par les Allemands est devenu synonyme de mensonge et de corruption. »
George Creel, 19191.
Prologue
1Mal connus, objets de méfiance ou véritables armes de guerre institutionnelles, la propagande et ses usages sont inextricablement liés au fonctionnement de nos démocraties. Pourtant, la propagande politique et culturelle en contexte pluraliste était encore il y a peu de temps pour l’historiographie sujet tabou ou objet de fantasmes, appartenant à l’histoire « secrète », ou celle des complots. Contrairement aux idées reçues qui ont longtemps et commodément associé propagande et régimes totalitaires, l’histoire de l’Agence d’information des États-Unis, l’USIA (United States Information Agency) permet de dépasser ces associations pour cibler les différents types de propagande (en particulier des groupes et des médias) susceptibles d’être utilisés par une démocratie pluraliste. L’étude de l’USIA, de ses missions et de ses activités permet en effet de déterminer le rôle et la fonction de la propagande en démocratie en retravaillant par là même les frontières de la terminologie qui lui est associée. Or, reléguant le terme de désinformation à ses adversaires, la démocratie américaine, entre communication et information, a longtemps préféré la sémantique de la « persuasion politique » à celle de la propagande avant de lui substituer le concept de diplomatie publique2.
2À l’heure des nouvelles guerres de l’information du xxie siècle, l’histoire de l’USIA pendant la guerre froide et de la diplomatie publique post-11-Septembre permettent de mettre en perspective les débats contemporains sur la désinformation, et d’appréhender les stratégies d’influence constitutives du soft power de la puissance américaine.
Enjeux et fondements
3À rebours des conceptions hexagonales de l’exception culturelle française, notre attention s’est portée dès 2003 sur une pratique exceptionnelle de la politique étrangère américaine : la diplomatie publique, et son porte-parole le plus caractéristique mais aussi le plus mal connu, l’USIA (United States Information Agency). Or, cette première approche a nécessité une clarification sémantique de notions, telles que : information, propaganda, public diplomacy ou encore cultural diplomacy dont les traductions, en français, souvent approximatives recouvrent en réalité des pratiques et des enjeux forts différents.
4Au cours de la guerre froide « la nécessité pour la démocratie américaine d’agir et de réagir par la propagande3 » s’est imposée difficilement auprès du personnel politique américain. Les services d’information opérant depuis Washington ou sur le terrain européen ont en effet eu recours à des pratiques aussi variées et sujettes à caution que la propagande, l’information et la désinformation, ou encore la diplomatie culturelle. La juxtaposition de ces pratiques objets de débats et controverses impose un examen minutieux de la terminologie employée tant aux États-Unis qu’en Europe.
5Jusqu’à la fin du xxe siècle, la diplomatie publique (public diplomacy) était en effet présentée à tort dans l’historiographie comme l’équivalent français de diplomatie culturelle, notion qui ne recouvre en réalité qu’une partie des activités liées à la pratique de la diplomatie publique telle qu’elle se conçoit aux États-Unis et telle qu’elle fut pratiquée par l’USIA entre 1953 et 1999. Selon les analyses les plus pertinentes4, la diplomatie publique américaine comporte en effet quatre types d’activités bien distincts : la promotion de la politique étrangère par le biais de programmes d’information visant à expliquer au plus grand nombre les enjeux du moment, la diplomatie culturelle officielle (par opposition aux simples relations culturelles, conçues comme des activités transnationales mises en œuvre par des acteurs du secteur privé, ou par de simples citoyens5) ayant pour but de mieux faire connaître les institutions et la culture américaine, les échanges de personnes dans le cadre de programmes gouvernementaux, et les médias, radios et télévisions, d’informations internationales financés en totalité ou en partie par des fonds publics. À ces quatre premières catégories essentielles s’ajoutent les études de terrain, sondages et enquêtes sociologiques menés à l’étranger, qui constituent une manne d’informations susceptible d’influencer le processus décisionnel de la politique étrangère américaine. Ce sont ces cinq dimensions du travail entrepris par l’USIA pendant la guerre froide que nous aborderons dans notre étude.
6Pendant plus de quarante-cinq ans l’atout maître de la diplomatie publique américaine a été l’Agence d’information des États-Unis, établie en 1953 à l’apogée de la guerre froide pour répondre à la propagande soviétique anti-américaine et coordonner les programmes culturels et d’information à l’étranger. N’ayant pas survécu à ce qui l’avait fait naître, l’USIA a connu un déclin brutal après la chute du Mur de Berlin, et une véritable traversée du désert entre 1989 et 1999, date à laquelle elle fut absorbée par le département d’État, essentiellement pour des raisons budgétaires.
7Cependant au début du xxie siècle, cette pratique héritée de la guerre froide a suscité un regain d’intérêt manifeste d’abord de la part des autorités officielles américaines, puis très vite de la part de l’ensemble de la communauté scientifique atlantique. Les événements du 11-Septembre, puis l’entrée en guerre des États-Unis en Irak et l’élaboration par l’Administration de George Walker Bush d’une contre-offensive musclée sur le terrain de la guerre des mots et des images en sont essentiellement la cause. À partir de 2003, alors que l’Amérique souffre d’un déficit d’image certain, l’attention particulière portée aux stratégies de soft puis de smart power (« le pouvoir intelligent », une habile combinaison du pouvoir hard et soft) prônées par le politologue américain Joseph Nye a permis de reconsidérer le rôle joué par la diplomatie publique dans le conflit de guerre froide, puis de l’adapter aux enjeux contemporains en lui offrant une terminologie modernisée et plus attractive6.
8Dès son premier discours de politique générale, le président Obama présentait, en effet, le soft power contemporain comme un élément vital de la puissance, il faisait référence au pouvoir d’attraction plus que d’influence7. Car confrontés à des défis de tous ordres : menace djihadiste protéiforme, concurrence des puissances ré-émergentes (Russie) ou émergées (Chine) dans un contexte de nouvelle donne des relations internationales et de remise en cause de « l’ordre mondial » hérité du xxe siècle, les États-Unis de l’Administration Obama, pour faire face au spectre du déclin, ont tenté de donner la priorité au nation branding, le fait de vendre la marque États-Unis, en développant de nouvelles stratégies d’attraction8.
9Le soft power, emblématique des attentes et des promesses de l’ère Obama est mis en avant comme un facteur de maintien du leadership, qui serait préservé grâce à une alliance intelligente ou savante (smart) entre les outils diplomatiques ou culturels de l’attraction, de la séduction voire de l’influence et les outils militaires ou économiques, du hard power9. Pour trouver des alternatives à la réponse systématique du « tout militaire », à une trop grande militarisation de la politique étrangère, et répondre aux prédicateurs du déclin10, les experts américains, universitaires, politologues ou conseillers spéciaux (Joseph Nye ou Anne-Marie Slaughter) s’interrogent alors sur les alternatives offertes par la large gamme d’outils du soft power pour envisager une résolution des conflits à long terme, au-delà des réflexes pragmatiques, pavloviens du problem solving11. Aux prises avec le bourbier syrien et la longue guerre contre le terrorisme les décideurs américains, démocrates ou républicains, se montrent de plus en plus perplexes quant aux manifestations de la puissance et à la nature de l’interventionnisme ou de l’engagement en politique étrangère. D’autant que le coût des interventions militaires pèsent sur les enjeux de politique intérieure, et qu’il s’agit en politique étrangère de parvenir à faire mieux avec moins, en privilégiant, peut être parfois à tort, le public américain et le nation building at home (« la reconstruction à la maison »), au détriment de la grande stratégie12. Pour comprendre l’enjeu de ces réflexions nous proposerons un panorama de ces évolutions, pour mieux appréhender les stratégies d’influence contemporaines qui tentent de s’adapter aux « relations asymétriques » trans-gouvernementales, qui régissent désormais le « chaos » diplomatique et stratégique des relations internationales du xxie siècle. Entre engagement et retrait le soft power de l’ère Obama cristallise à la fois les innovations les plus marquantes en terme de communication stratégique mais également les limites patentes des soft tools (les outils diplomatiques) sur les théâtres d’opérations les plus brûlants.
10Dans cette perspective, nous avons choisi dans notre étude d’aborder la diplomatie publique et son histoire en utilisant une approche et une terminologie contemporaine pour décrire les activités de l’Agence d’information et éviter toute confusion. Toutefois un travail préliminaire, à la fois historique et sémantique, est nécessaire pour clarifier le contenu terminologique relatif aux activités de l’USIA.
Propagande ou diplomatie publique ?
11Aux États-Unis, la confusion entourant la notion de diplomatie publique est liée, dès les années 1950, à l’absence de définitions précises des termes et des concepts nécessaires à la description des activités des services d’information à l’étranger, mais aussi et surtout à l’aversion que suscite dans les milieux politiques (tant démocrate que républicain), le terme de « propagande » hérité de la Seconde Guerre mondiale.
12Les techniques de propagande sont associées à une autre notion similaire, accréditée par l’expérience du général Eisenhower, celle de la guerre psychologique. Utilisée comme une force déstabilisatrice, celle-ci a essentiellement pour but de démoraliser les troupes adverses en ayant recours, le cas échéant, à des procédés aussi controversés que la désinformation, la subversion ou le sabotage13. La désinformation peut se définir comme : « La forme psychologique de la subversion [qui] vise à déstabiliser un État ou une société, à miner sa capacité de résistance sans avoir besoin de mettre les forces armées en action14. » Or, c’est précisément cette dimension, la manipulation des esprits, qui reste sujette à caution.
13Par ailleurs, si les définitions les plus larges du terme de propagande font référence à « l’ensemble des techniques mises en œuvre pour influencer ou persuader les masses » (terme auquel l’historiographie de la propagande américaine préférera dès les années 1920 celui d’opinion publique), très vite les débats terminologiques précisent que l’individu (en tant que partie d’un groupe cible) fait également l’objet du public visé, celui que les propagandistes veulent soumettre à leur point de vue15.
14Tolérée en temps de guerre (lors du précédent de la Première Guerre mondiale avec le Creel Committee ou Committe on Public Information), la propagande ne saurait être autorisée en temps de paix par le Congrès. Pour pouvoir prolonger des activités menées durant la Seconde Guerre mondiale et jugées utiles en temps de guerre froide, les Administrations successives (Truman puis Eisenhower) ont dû trouver d’autres formulations et adapter le vocabulaire officiel.
15C’est le cas des « affaires publiques » (public affairs), un concept hérité de la Seconde Guerre mondiale, emprunté à Edward Bernays (le théoricien des techniques de persuasion16) en 1946, pour poursuivre les activités menées par l’Office of War Information (OWI). Dès lors, dans le cadre du sous-secrétariat d’État aux affaires publiques et culturelles (Undersecretary for Public and Cultural Affairs), ces activités désignent : un mélange d’information, de programmes culturels et éducatifs destinés aux populations étrangères. Elles seront coordonnées et étendues à partir de 1953, lorsque le président Eisenhower prendra l’initiative de la création d’une agence paragouvernementale, l’Agence d’information des États-Unis (USIA), pour faire face aux nombreuses stratégies d’influence soviétiques. Aujourd’hui, les affaires publiques désignent aussi bien des activités menées par le département d’État que par le département de la Défense (DoD), ce qui ajoute à la confusion sur la nature et les objectifs de ces activités.
16Quant à la diplomatie publique (un des piliers de la stratégie de communication américaine), le terme est adopté assez tardivement. C’est Edmund Gullion, ex-agent de terrain (Foreign Service Officer), devenu doyen de la faculté de droit et d’études diplomatiques de l’université de Tufts qui l’emploie pour la première fois en 1965. Selon lui, la diplomatie publique (public diplomacy) désigne les activités des services d’information américains, aussi bien que les activités non gouvernementales et les initiatives internationales du secteur privé mises en œuvre dans le domaine culturel17. Pour le Congrès, dans le cadre de la guerre froide, la définition de la diplomatie publique retenue est la suivante : « La diplomatie publique diffère de la diplomatie traditionnelle ; elle ne concerne plus seulement les relations entre les gouvernements, elle concerne un plus grand nombre d’acteurs et s’adresse directement aux populations étrangères ou à des segments bien précis de celles-ci. » Il ne s’agit plus uniquement de persuader ou de séduire les masses par des activités de propagande, mais de s’adresser directement à un individu ou à des groupes d’individus constituant des « cibles stratégiques18 ».
17La diplomatie publique peut en effet renvoyer aussi bien à des objectifs « nationalistes » qu’« internationalistes », à l’usage de la propagande ou au libre-échange des idées, à des buts intéressés aussi bien que désintéressés, à des stratégies de court terme comme de long terme. L’ensemble de ces dichotomies est inhérent aux programmes d’information du département d’État qui offrent au monde deux facettes : celle de la culture et celle de l’information19.
18Alors que les programmes culturels mettent l’accent sur des échanges de personnes et d’idées, ce qui concerne un petit nombre d’individus, les programmes d’information à l’étranger se sont concentrés sur les médias de masse. Les échanges culturels se veulent internationalistes ; ils ont pour but la promotion de la compréhension mutuelle entre les peuples à long terme. C’est le cas des échanges d’étudiants en direction ou en partance des États-Unis (élément subtile du soft power défini par Joseph Nye20, qui fonctionne admirablement sans grande intervention de l’État), des tournées du New York Philharmonique ou des expositions de peinture américaine à l’étranger. Au contraire, les programmes d’information s’inscrivent dans la tradition nationaliste ; ils sont à la fois à sens unique et à motivations politiques, comme en témoignent la Voix de l’Amérique, la présence d’un pavillon américain dans une exposition universelle ou une foire internationale, la mise à disposition de certaines informations auprès de partenaires étrangers, par voie de presse ou communication officielle, ainsi que l’accès aux livres ou aux nouvelles technologies dans les différentes bibliothèques américaines à l’étranger.
19La diplomatie publique peut dès lors se concevoir comme l’ensemble des techniques mises en œuvre pour influencer favorablement l’opinion des populations étrangères. Telle qu’elle est pratiquée par les États-Unis, la diplomatie publique concerne effectivement la promotion de la communication entre les peuples plus qu’entre les gouvernements. Néanmoins, bien qu’elle se distingue assez clairement de la diplomatie traditionnelle aux États-Unis, ce concept est longtemps demeuré flou dans son contenu. Alors qu’en France, pour son équivalent traduit longtemps, à tort, par « diplomatie culturelle », l’État joue un rôle essentiel, le modèle Américain repose sur une coopération étroite entre des agences publiques et des organisations privées. Quant à la diplomatie culturelle (cultural diplomacy), elle ne trouve d’acception officielle aux États-Unis qu’en 1975 dans le rapport Stanton. Il s’agit de tous les programmes à connotation intellectuelle, artistique ou éducative susceptibles de souligner auprès des populations étrangères de l’achèvement culturel d’une nation21.
20Bien que ces termes aient pu être employés indifféremment par le personnel politique américain, il est important de souligner que les activités d’information et de propagande ne constituent que des dimensions spécifiques de la diplomatie publique et ne sauraient rendre compte, sans les dévoyer, de l’ensemble des activités et des objectifs de diplomatie culturelle qui leur sont associés.
Des questions éthiques aux questions tactiques
21Ce kaléidoscope terminologique n’a pas aidé les gouvernements américains successifs à assigner des missions précises aux programmes de propagande et d’information, comme aux activités culturelles officielles à l’étranger ; confusion qui a engendré une longue série de controverses au Congrès, remettant en cause la raison d’être d’activités de propagande pour une démocratie. Au-delà des questions éthiques, toujours d’actualité, ce sont des questions tactiques qui ont rapidement émergé des débats, faisant apparaître la nécessité de l’élaboration de véritables stratégies opérationnelles :
221.De quels moyens ces programmes doivent-ils disposer ? doivent-ils dire la Vérité, ou au contraire ne présenter que des informations favorables aux États-Unis ? Doivent-ils traiter de l’information en général, ou bien au contraire s’attacher à dissiper ou démentir des malentendus ou des contre-informations propagés par l’adversaire ?
232.Ces programmes doivent-ils servir des objectifs d’« entente mutuelle » (mutual understanding) de long terme, ou au contraire des objectifs plus spécifiques et plus tactiques, de court terme ? La diplomatie publique doit-elle être à sens unique ou bien au contraire favoriser le multilatéralisme culturel ?
243.Doit-on établir des programmes différents pour le court et le long terme ? Est-ce que l’information couvre plutôt des objectifs de court terme alors que la culture viserait plutôt des objectifs de long terme ? Doit-on maintenir ces activités aux objectifs dissemblables au sein d’une même organisation ?
25Depuis les premières initiatives de coordination de la communication stratégique par l’Administration Eisenhower, ces interrogations sont venues de manière récurrente nourrir les débats au Congrès sans jamais trouver de véritable consensus.
26Ainsi posée, la diversité des activités de la diplomatie publique américaine permet de rappeler le pouvoir des idées dans le(s) conflit(s) non ouvert(s), comme celui de guerre froide, qui avant d’être un conflit militaire ou économique, fut avant tout un conflit idéologique.
27Dès lors, nous avons tenté de nous interroger sur le rôle exact joué par la diplomatie publique gouvernementale représentée par l’USIA dans « la bataille », engagée dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, pour gagner « les cœurs et les esprits » des populations européennes. Dans notre étude reposant essentiellement sur des sources américaines nous avons eu le souci d’aborder la question de la guerre idéologique du point de vue d’une agence d’information au service des intérêts nationaux américains. Si pour certains protagonistes la mission de l’agence a été avant tout d’utiliser les armes de l’adversaire en développant cependant une nouvelle forme de propagande répondant au nom de diplomatie publique, nous tenterons de nuancer ce point de vue en montrant que cette pratique de « nouvelle génération » de la diplomatie américaine, pratiquée « en temps de paix », a ajouté bien des dimensions à l’arsenal de guerre psychologique utilisé en période de conflit ouvert.
28Notre propos n’est donc pas de traiter de ce que certains politologues considèrent comme la dimension privée de la diplomatie publique, représentée notamment par les fondations américaines ou la coopération entre le gouvernement américain et certaines industries commerciales pour promouvoir l’information et les produits culturels. S’il est fait mention de ces activités parallèles dans notre propos, cela est uniquement dans le but d’éclairer la complexité des missions assignées à l’Agence d’information, et leur place dans le dispositif de persuasion mis en œuvre par la machine de la politique étrangère américaine. De ce fait nous avons tenté de concentrer notre étude sur les différentes stratégies mises en œuvre par les services de l’USIA à Washington et par leurs auxiliaires sur le terrain, les United States Information Services (USIS), à la fois en Europe de l’Ouest et en Europe de l’Est.
L’Europe : champ d’expérimentation privilégié des stratégies de la diplomatie publique américaine de guerre froide
29La genèse de notre étude ayant été inspirée par l’étude des relations transatlantiques, notre champ d’analyse s’est tout naturellement porté sur l’étude de la diplomatie publique sur le territoire européen. Si les justifications historiques d’un tel choix peuvent paraître évidentes, en revanche la faisabilité d’un tel projet peut surprendre. Il convient dès lors de préciser que cette orientation de notre recherche a été dictée à la fois par l’organisation des sources à notre disposition aux États-Unis (archives de l’Agence, du département d’État, des bibliothèques présidentielles, etc.), et par le souci de rendre compte de la diversité des stratégies mises en œuvre par les agents de terrain de la diplomatie publique en Europe. L’étude des stratégies des services d’information américains pour un seul de ces pays, comme la France ou l’Italie, risquait à n’en pas douter d’offrir une vision partielle, voire partiale des missions de l’USIA. Au sein de « la zone Europe », l’Europe de l’Ouest fait l’objet d’une segmentation plus fine, les stratégies de l’information américaines sont en effet élaborées par État en fonction des contingences politiques. La France, l’Italie et l’Allemagne s’imposent alors comme des cibles stratégiques de la diplomatie publique américaine et sont désignées sous le nom de « zone critique » (crucial zone). Pour l’Europe de l’Est, appréhendée comme un bloc et non comme une mosaïque de nations, sous influence soviétique et moins perméable par définition, les stratégies de la diplomatie publique américaine élaborées depuis Washington sont en apparence plus homogène dans leurs objectifs comme dans leur contenu. Cependant, sur le terrain on distingue des stratégies spécifiques pour plusieurs des nations dites « captives », telles que la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie, qui retiendront plus particulièrement notre attention.
30De la création de l’USIA, en 1953, au démantèlement de l’URSS en 1991, l’Europe, pivot géostratégique de la guerre froide, fut incontestablement au cœur de la guerre idéologique et représenta un terrain privilégié de la guerre des idées. Des techniques de la guerre psychologique aux stratégies de la diplomatie publique, l’Europe représente en effet un champ d’analyse considérable des méthodes, des succès et des échecs de la diplomatie publique américaine.
31L’objectif de notre étude ne prétend donc pas à l’exhaustivité mais à l’analyse des différentes stratégies mises en œuvre à la fois depuis Washington et sur le terrain, en procédant à une série d’études de cas susceptibles d’appuyer et d’illustrer notre propos. Nous privilégierons donc une approche comparative pour aborder à la fois les stratégies de long terme (essentiellement les programmes culturels officiels) et les stratégies de court terme (les programmes d’information mis en œuvre dans le but de persuader certains groupes cibles tels que, les femmes dans les pays d’Europe de l’Est des années 1950, les syndicats italiens dans les années 1960, ou encore les leaders d’opinion de la jeunesse allemande désignés par les professionnels de l’information américaine comme « la génération des successeurs » au début des années 1980).
32Le choix de la délimitation temporelle de notre étude est clair, l’Agence d’information américaine, née de la guerre froide en 1953, est au faîte de sa puissance au terme des années Reagan, et perd sa raison d’être avec le démantèlement de l’URSS, en 1991. Devenue un formidable outil de persuasion au moment de la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, la machine d’information américaine n’a manifestement pas survécu à ce qui l’a fait naître.
33Or, dans la construction de ce qui constitue avant tout une pratique spécifique de la politique étrangère américaine, les Administrations Eisenhower, Kennedy et Reagan s’imposent comme des périodes charnières. Nous insisterons plus particulièrement sur la période des années 1980, moins étudiée dans l’historiographie de la guerre froide culturelle et offrant une illustration de l’usage de la diplomatie publique dans sa forme la plus aboutie. Les pratiques des Administrations Eisenhower et Kennedy, se sont imposées alors à la fois comme une genèse et une possibilité de mise en perspective de l’histoire de l’USIA.
34On distingue en effet deux ères distinctes pour la période de guerre froide : les dix premières années, de la création de l’Agence à l’arrêt brutal par l’Administration Kennedy, et les années 1980, durant lesquelles la diplomatie publique, après « une véritable traversée du désert », s’impose à nouveau comme une arme essentielle de l’arsenal de la politique étrangère de guerre froide, bénéficiant enfin des moyens de ses ambitions. Au cours de la première ère, la propagande américaine héritée du conflit de 1939-1945 et répondant au nom de guerre psychologique, tente de s’affirmer comme une pratique nécessaire pour répondre à une nouvelle forme de conflit idéologique engagé avec l’URSS ; la diplomatie publique acquiert alors ses lettres de noblesses. Au cours de la seconde ère, la Maison-Blanche, soutenue par un Congrès républicain, impose l’USIA comme un instrument essentiel à la réaffirmation du leadership américain.
35Ces trois Administrations en faisant de la diplomatie publique une des priorités de leur politique étrangère ont en effet tenté de donner à l’USIA les moyens législatifs et financiers nécessaires à son action. Surtout, le poids des relations personnelles entre la Maison-Blanche et la direction de l’Agence d’information a joué, lors de ces trois temps forts de la guerre froide, un rôle prépondérant dans la mise en scène du leadership américain.
36Par ailleurs le rôle méconnu joué par l’agence d’information aux cours de certaines grandes crises de la guerre froide, auxquelles ces administrations ont été confrontées, permet de rendre compte de l’importance croissante accordée à la diplomatie publique au sein du processus décisionnel de la politique étrangère américaine. En temps de crise la « présidence impériale » se serait particulièrement affirmée, allant jusqu’à privatiser la politique étrangère par le biais du NSC et de ses nombreux sous-traitants des questions de sécurité nationale22. Or, l’étude des stratégies de communication menées par l’Agence d’information américaine, à des moments clés de la guerre froide, comme la crise de Cuba ou la crise des euromissiles, s’avère particulièrement révélatrice des liens ténus entre diplomatie publique et sécurité nationale, entre un leadership sophistiqué, orchestré par la Maison-Blanche et l’affirmation hégémonique de la démocratie américaine.
37Pour tenter d’apporter un éclairage pertinent sur ces questions très larges et nécessitant des instruments scientifiques divers, nous avons dû adopter une approche méthodologique qui se situe à la croisée des théories des relations internationales et de disciplines telles que les sciences politiques, l’histoire politique, l’histoire des intellectuels, l’histoire des médias, les sciences de la communication et la sociologie.
38Notre propos démontrera en premier lieu que des premières campagnes de propagande des combattants de la guerre totale (cold warriors), dans les années 1950, aux émissions high-tech des champions de l’information et de la désinformation des années 1980, l’USIA fut au cœur des stratégies de persuasion de la puissance américaine en Europe. Dans un second temps, nous illustrerons notre propos en montrant que sur le terrain européen, entre 1953 et 1989, la guerre psychologique entre les États-Unis et l’URSS a pris la forme d’une guerre de l’information et de la culture pour laquelle les stratégies publiques et privées ont été complémentaires. Puis, au regard des succès et des échecs des activités officielles et officieuses pour lesquelles l’USIA a œuvré, nous aborderons la question cruciale des effets (de ce que les sciences sociales désignent comme les problématiques de la réception) des programmes d’information officiels et de l’efficacité des stratégies d’influence américaines dans les batailles européennes pour la liberté. Enfin, la quatrième partie de notre étude se consacrera à l’héritage de ces pratiques, à « la nouvelle diplomatie publique » post-11-Septembre, en offrant un panorama des stratégies du soft power américain, mises en œuvre par les Administrations Bush puis Obama pour répondre aux défis posés par « les guerres hybrides » du xxie siècle.
Notes de bas de page
1 United States Committee on Public Information, Complete Report of the Chairman of the Committee on Public Information 1917, 1918, 1919, Washington, D.C., Government Printing Office, 1920, p. 1.
2 Voir Denis Rolland, Didier Georgakakis et Yves Deloye (dir.), Les Républiques en Propagande. Pluralisme politique et propagande : entre déni et institutionnalisation xixe-xxie siècles, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 9-14.
3 Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990-1962, p. 147.
4 Nicholas Cull, The Cold War and the United States Information Agency, American Propaganda and Public Diplomacy, 1945-1989, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2008, p. xv.
5 Giles Scott-Smith, Networks of Empire. The US State Department’s Foreign Leader Program in the Netherlands, France, and Britain 1950-70, Bruxelles, Peter Lang, 2008, p. 25 ; Gifford D. Malone, Political Advocacy and Cultural Diplomacy: Organizing the Nation’s Public Diplomacy, Lanham, MD, University Press of America, 1988, p. 28-48.
6 Joseph Nye, Foreign Policy, no 80, 1990, p. 167 ; Soft power: the Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004 et « A Smarter Superpower », Foreign Policy, no 9, mai-juin 2007.
7 Défini par Joseph Nye, d’abord dans Bound to Lead (1990) en réponse au sentiment décliniste des Américains, alors que l’on assiste au démantèlement de l’URSS, puis en 2004, en pleine guerre d’Irak, dans The Means to Success in International Relations, New York, Public Affairs Press, 2004.
8 Simon Anholt, Competitive Identity: The New Brand Management for Nations, Cities, and Regions, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
9 Richard L. Armitage et Joseph S.Nye, « CSIS Commission On Smart Power: A smarter more secure America », Center for Strategic & International Studies, Library of Congress, 2007.
10 Vali Nasr, The Dispensable Nation: American Foreign Policy in Retreat, New York, Doubleday, 2013.
11 Joseph S. Nye, Jr., « The Twenty-First Century Will Not Be a “Post-American” World », International Studies Quarterly 56, no 1, mars 2012, p. 215-217.
12 Colin Dueck, The Obama Doctrine, American Grand Strategy Today, Oxford, Oxford University Press, 2015.
13 François Gere, La Guerre psychologique, Paris, Institut de stratégies comparées/Economica, 1997.
14 Henri-Pierre Cathala, Le temps de la désinformation, Paris, Stock, 1986, p. 19-24.
15 Harold Dwight Lasswell, Daniel Lerner et Hans Speier (ed.), Propaganda and Communication in World History, vol. 1, The symbolic instrument in early times, Honolulu, University Press of Hawaii, 1979.
16 Edward Bernays, Crystallizing Public Opinion, New York, Liveright Publishing, 1923 et Propaganda, New York, Liveright Publishing, 1928.
17 USIA, « The United States Information Agency, A Commemoration, Telling America’s Story to the World, 1953-1999 », Washington, D.C., The United States Information Agency’s Office of Public Liaison, 1999, p. 26.
18 House Subcommittee on International Organizations and Movements of the Ideological Operations and Foreign Policy, « Winning the Cold War: The U.S. Ideological Offensive », Report no 2, 27 avril 1964.
19 Frank Ninkovich, US Information Policy and Cultural Diplomacy, Foreign Policy Association, Headline Series no 308, 1996, p. 50-52.
20 Joseph S. Nye, Jr., Soft Power: The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004, p. 33-74.
21 « Stanton Panel Report: International Information Education and Cultural Relations: Recommendations for the Future », Washington, D.C., Center for Strategic and International Studies Georgetown University, 1975.
22 Denis Lacorne et Justin Vaïsse, « La “présidence impériale” : la présidence du temps de guerre permanent ? 1945-2001 », La Présidence impériale, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 39-49.
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L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016