Un bal de souvenirs : les écritures migrantes judéo-francophones du Québec
p. 123-132
Texte intégral
Introduction
1Avec son Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec1, Daniel Chartier a démontré que le paysage littéraire québécois a été considérablement influencé par des écrivains venus d’ailleurs. Il constate que
« ce sont en tout, au cours des deux derniers siècles, près de six cents écrivains qui ont émigré au Québec, suivant des parcours dissemblables : de l’immigration littéraire au refuge politique, de parcours croisés et souvent triangulaires au simple passage devenu permanent2 ».
2Venant de tous les coins du monde, ces écrivains migrants ont enrichi et enrichissent toujours le corpus littéraire du Québec. Au milieu des écrivains que l’on compte parmi les représentants des écritures migrantes se trouvent aussi un petit groupe d’écrivains d’origine juive, qui s’est installé à Montréal et qui a adopté la langue française comme langue d’expression littéraire. Ce groupe est relativement restreint parce que, pendant longtemps, la communauté juive de Montréal, yiddishophone-ashkénaze, était seulement proche du monde anglophone. À partir de la fin des années 1950, cette adhésion au monde anglophone uniquement a cessé avec l’arrivée des Sépharades francophones qui venaient surtout d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient3. Parmi les auteurs migrants d’origine sépharade se trouvent notamment Naïm Kattan (né en Iraq), Pierre Lasry (Maroc), Victor Teboul (Égypte) et Marc-Alain Wolf (France). D’origine ashkénaze sont les émigrées Monique Bosco (Autriche) et Régine Robin (France).
3Leurs œuvres romanesques4 – comparables à celles des écritures migrantes – mettent souvent en scène des personnages migrants. Les protagonistes des romans judéo-francophones sont presque tous des immigrants juifs de première ou deuxième génération. Leur départ du pays natal est la plupart du temps déclenché par un conflit politique : c’est, par exemple, la Seconde Guerre mondiale qui pousse les parents des personnages dans La femme de Loth et Charles Lévy, m.d. de Monique Bosco et dans La célébration de Naïm Kattan à s’installer à Montréal tandis que la famille du protagoniste dans Le veilleur de Kattan émigre de Bagdad à New York. Ce sont également les répercussions de la Seconde Guerre mondiale qui empêchent les héros dans Adieu, Babylone et La fiancée promise de Kattan de retourner dans leur pays natal, l’Iraq. La crise de Suez est le déclencheur de l’exode des Juifs d’Égypte en 1956 parmi lesquels se trouve aussi la famille du protagoniste de Victor Teboul dans Que Dieu vous garde de l’homme silencieux quand il se met soudain à parler et La lente découverte de l’étrangeté. La guerre des Balkans, plus récente, entraîne finalement l’émigration d’une héroïne (non-Juive) dans Sauver le monde de Marc-Alain Wolf.
4Il en ressort que le mouvement migratoire est, la plupart du temps, un événement imposé aux protagonistes. Le commencement d’une nouvelle vie dans un endroit étranger et inconnu s’avère généralement pénible et est accompagné de sentiments de regrets, de chagrin et de deuil. Pour les protagonistes et/ou leurs familles, le mouvement migratoire symbolise un déracinement culturel et identitaire qui est, en général, douloureusement déstabilisant. En même temps, celui-ci peut avoir un côté positif pour les héros, vu qu’il porte en lui aussi un potentiel de « renaissance » et de réinvention de soi. Cependant, avant de pouvoir renaître, les protagonistes se voient tôt ou tard obligés de retourner figurativement dans leur passé.
5Par la suite, il sera démontré que les souvenirs du passé affluent à des moments spécifiques dans la vie des personnages. Il sera également démontré que les réminiscences de la majorité des protagonistes gravitent autour de champs thématiques similaires. En outre, le travail de mémoire est accompagné de certaines stratégies narratives – des stratégies qui sont employées afin de souligner le processus mémoriel. Puisque des romans judéo-francophones mettent en scène des vies d’immigrants juifs à Montréal, il s’ensuit, en fin de compte, une discussion concernant le rôle des romans à l’intérieur de la mémoire collective québécoise.
Déclencheurs des souvenirs
6À la lecture des romans judéo-francophones, on s’aperçoit qu’un « bal de souvenirs5 » se déclenche suite à un moment particulier dans la vie des protagonistes. Généralement, cet afflux de souvenirs est déclenché par des tournants, c’est-à-dire des moments décisifs dans la vie d’une personne pendant lesquels un changement important se produit6. Habituellement, il s’agit d’événements fortuits qui ébranlent la vie des protagonistes, affectent leur santé mentale et peuvent même mener jusqu’à l’écroulement de leur identité. Ils surviennent fréquemment au mitan de la vie des protagonistes, entre l’âge de 40 et 50 ans, pendant un temps qui est caractérisé « par des changements biologiques, psychologiques et sociaux7 » ainsi que par une prise de conscience « que le temps passe, que la fatigue, la maladie et la mortalité […] touchent ou peuvent […] toucher plus qu’avant et souvent sans prévenir8 ».
7Dans les romans judéo-francophones, les événements fortuits se laissent regrouper autour de trois catégories : premièrement, le changement des circonstances personnelles de la vie, deuxièmement, la perte d’un être cher et troisièmement, la perception que la mort approche. Dans Que Dieu vous garde… (Teboul), La Québécoite (Robin), La fiancée promise et Adieu, Babylone (Kattan), il s’agit d’un changement de lieu qui initie la rétrospective. Dans Le veilleur (Kattan), c’est le fait qu’Eliahou vient de devenir grand-père et dans La célébration (Kattan), c’est l’aspiration religieuse imprévue de Pierre qui exige un retour en arrière clarifiant. Dans les romans La lente découverte de l’étrangeté (Teboul) et Kippour (Wolf), c’est la mort de la mère, dans Don Juan et les moulins à vent (Lasry), la mort d’un être cher et dans La femme de Loth (Bosco), la fin d’une longue relation amoureuse qui donnent l’impulsion aux rétrospectives. Dans les deux romans Charles Lévy, m.d. (Bosco) et Sauver le monde (Wolf), c’est finalement l’approche de la mort des protagonistes qui entraîne la rétrospective.
8Ayant subi un événement fortuit, les protagonistes perdent leur équilibre et paraissent déstabilisés dans leur identité, ce qui les mène à réfléchir sur eux-mêmes, sur leur passé, leur présent, mais aussi leur avenir. Par la suite, ils commencent une relecture de vie qui « amène à découvrir son vrai soi tel qu’il est au moment où la relecture est faite, à trouver le sens de l’histoire passée et à dessiner une orientation pour le futur9 ». Il s’agit souvent d’un bilan de vie entier ou d’une partie de la vie qui a pour objectif de (re)trouver une continuité biographique, c’est-à-dire de construire et reconstruire le sens de sa vie. En d’autres termes, il s’agit de répondre à la question : « Comment suis-je devenue la personne que je suis aujourd’hui ? » Afin d’y répondre, chaque personnage doit construire narrativement sa propre histoire dans ce que Jerome Bruner a nommé le « processus autobiographique10 ». Pendant ce processus, la biographie, dont les principales sources sont la mémoire et le souvenir de l’autobiographe, est conçue narrativement. Celui qui se souvient essaie de (re)aménager les événements de son passé afin de trouver un sens à sa vie et de la situer dans un contexte plus large. Cependant, il ne faut pas confondre la mémoire de la vie passée avec l’expérience réelle de cette même vie. La biographie est construite subjectivement et romancée par l’autobiographe qui modifie, complète ou bien falsifie des parties. De plus, c’est un fait avéré que la représentation narrative des souvenirs pendant la reconstruction mémorielle de la biographie est liée à la situation actuelle de celui qui s’en souvient : « [A]utobiography is not only [en italique dans l’original] about the past, but is busily about the present as well11. »
Souvenirs récurrents
9Les souvenirs auxquels les protagonistes sont ramenés, après un événement fortuit, circulent et tournent, mais pas exclusivement, autour de quatre champs thématiques similaires : d’abord, de nombreux souvenirs d’enfance et de jeunesse apparaissent. Cela n’est pas étonnant, car les jeunes années constituent les étapes les plus formatrices dans la vie d’une personne au cours desquelles elle est exposée à la plupart des transformations physiques et psychologiques. Dans la psychologie du développement moderne, ces étapes de la vie sont généralement décrites et séparées suivant les développements biologiques et sociaux d’une personne : l’enfance commence à la naissance ; le passage de l’enfance à l’adolescence est caractérisé par la maturité sexuelle tandis que la fin de l’adolescence est déterminée par l’acquisition des rôles sociaux liés, par exemple, à l’entrée dans la vie professionnelle, l’arrivée à la majorité, le mariage ou la fondation d’une famille12. Qui plus est, selon le sociologue Karl Mannheim (1893-1947), la mémoire d’une personne est la plus réceptive pendant sa jeunesse. Tous les événements advenant durant ce temps ont une influence sur le développement de la personnalité d’un individu et, par conséquent, sur toute sa vie subséquente13. Les protagonistes dans La femme de Loth (Bosco), Adieu, Babylone (Kattan), La lente découverte de l’étrangeté (Teboul), mais aussi dans Le veilleur (Kattan) et Kippour (Wolf) se penchent, de prime abord, sur leurs souvenirs d’enfance et de jeunesse.
10Suivant la description des jeunes années, les événements de l’émigration et de l’immigration, ainsi que les premiers temps après l’installation dans le Nouveau Monde, sont rappelés à maintes reprises. Le pôle d’attraction pour beaucoup d’immigrants est la grande ville14 qui offre « une infrastructure susceptible d’assurer un travail […] et la construction d’un avenir pour eux et leurs familles15 ». L’arrivée des protagonistes à Montréal se trouve, par exemple, au centre du récit dans La fiancée promise (Kattan), Que Dieu vous garde… (Teboul) et La Québécoite (Robin)16. Les parents du protagoniste dans Le veilleur (Kattan) et ceux de l’héroïne dans La femme de Loth (Bosco) s’essaient au bonheur à New York, et les derniers s’établissent peu après à Montréal. La famille Ben Haïm dans La lente découverte de l’étrangeté (Teboul) ainsi que le héros dans La fiancée promise (Kattan) quittent aussi leur première demeure d’exil à Paris pour Montréal. Les intrigues dans Charles Lévy, m.d. (Bosco), Don Juan et les moulins à vent (Lasry), La célébration (Kattan), Kippour et Sauver le monde (Wolf) ont la ville de Montréal comme toile de fond.
11De plus, les souvenirs des protagonistes gravitent autour de la religion de leurs ancêtres. Plusieurs d’entre eux se sont distancés de leurs origines juives lors de l’émigration et abordent la question de leur appartenance au cours de la rétrospective ; d’autres se (re)tournent même vers les textes canoniques et (re)commencent à suivre les traditions et rites judaïques. Le héros dans Le veilleur (Kattan) retrace, par exemple, son chemin, du jeune adolescent qui doutait de l’existence de Dieu jusqu’à la vie de rabbin qu’il mène au moment de la narration. Les personnages dans Kippour (Wolf) et La célébration (Kattan) ne sont pas croyants au début ; un beau jour, cependant, ils se penchent sur leur judaïté négligée afin de renouer avec la religion de leurs parents. D’un côté, ce retour aux racines juives à l’âge adulte aide les héros à identifier leur parcours et de l’autre, à concevoir des projets d’avenir.
12Enfin, il y a des romans, tels Charles Lévy, m.d. (Bosco), Don Juan et les moulins à vent (Lasry) et Sauver le monde (Wolf), qui mettent en scène des protagonistes qui se voient confrontés à la finitude de la vie. La façon de réagir aux changements biologiques, psychologiques et sociaux lors de la transition du troisième âge est dans chaque cas différente. Nous pouvons pourtant repérer trois points communs : premièrement, dans cette phase, chaque héros jette un regard interprétatif sur son passé, deuxièmement, chacun mesure les rêves qu’il veut et peut encore réaliser et troisièmement, chacun imagine la façon dont il revit dans la mémoire des autres. De la sorte, ces romans donnent des éclaircissements sur les façons dont les protagonistes réagissent face à la perte de leurs capacités et face à leur mortalité. Il apparaît enfin que les regards rétrospectifs, mais aussi prospectifs, peuvent aider les protagonistes vieillissants dans le projet de se construire une biographie cohérente et de s’acheminer sans regrets vers la mort.
Représentation narrative du processus mémoriel
13Partant de la considération qu’aucun texte n’est capable de vraiment reproduire à l’identique l’expérience qui consiste à « se souvenir », deux jeunes chercheurs allemands, Michael Basseler et Dorothee Birke, parlent de la mimésis du souvenir au moyen duquel un texte représente les processus mémoriels17. Leur point de départ est, d’un côté, le concept structuraliste de la mimésis de Gérard Genette et de l’autre, le concept herméneutique de Paul Ricœur. Selon Genette, « aucun récit ne peut “montrer” ou “imiter” l’histoire qu’il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, “vivante”, et donner par là plus ou moins l’illusion de mimésis [en italique dans l’original] qui est la seule mimésis narrative18 ». Ricœur, de son côté, a développé le modèle de la triple mimésis avec lequel il explique les liens entre le monde du lecteur et le monde du texte. Le modèle précise que chaque « intrigue est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l’action19 », c’est-à-dire préfigurée par un monde extratextuel (mimèsis I). L’acte de la narration établit un lien entre ce monde extratextuel et des événements fictifs, d’où résulte la configuration du récit (mimèsis II). De la sorte, la mimèsis II « a une fonction de médiation20 ». Chaque fois que cette histoire est lue, elle est reconfigurée par le lecteur qui établit un lien entre le monde du texte et son propre monde (mimèsis III).
14En ce qui concerne la mimésis du souvenir, on constate, par conséquent, que les différents processus mémoriels peuvent seulement être mis en scène avec des techniques narratives spécifiques, ce qui crée par là même l’illusion de la mimésis du souvenir. Afin qu’un texte puisse mettre en scène des souvenirs, il doit posséder un centre de perception subjectif et deux niveaux temporels21.
15Dans les romans étudiés, les souvenirs sont le plus souvent racontés par un narrateur à la première personne. Ce je narrant est en même temps celui qui se souvient de son passé et qui devient dans ces moments le je qui se souvient. Les souvenirs peuvent surgir de façon involontaire ou volontaire : par exemple, ils ‘visitent’ les protagonistes, spontanément au milieu de la nuit ou après la perception d’une odeur, d’un bruit ou d’un goût, comme chez Proust dans la célèbre scène de la madeleine. Dans Kippour (Wolf), par exemple, le son émanant d’un shofar utilisé par l’un des fils du personnage principal déclenche la mémoire d’un invité âgé pendant le repas festif à la fin de Yom Kippour22. Sinon, les images du passé sont évoquées de façon volontaire quand, par exemple, le protagoniste dans La lente découverte de l’étrangeté (Teboul) interroge son vieux père sur la raison pour laquelle sa famille ne possédait jamais de passeports égyptiens. Et le père répond :
« Les Égyptiens n’accordaient pas aussi facilement leur citoyenneté, m’expliqua-t-il patiemment. Nous, les juifs, avions beau connaître leur langue à la perfection et avoir eu des ministres à la cour, rien à faire. Il fallait prouver, surtout durant la guerre de Suez, que nous étions établis là depuis des générations23. »
16À cause de leur caractère révolu, ces souvenirs – soit volontaires ou involontaires – sont habituellement évoqués à un temps du passé (par exemple : passé simple, passé composé, imparfait). L’apparition des images passées dans leur ordre chronologique, de la naissance à l’adolescence à l’âge adulte, signale que le personnage a déjà pu constituer sa continuité biographique. Toutefois, il existe aussi des histoires dans lesquelles les événements du passé sont présentés de façon achronologique et dans lesquelles le je narrant saute entre le passé et le présent, ce qui informe le lecteur que le passé n’a pas encore été bien assimilé.
17Suivant que les souvenirs sont racontés du point de vue du narrateur âgé ou de son jeune personnage, on peut distinguer entre deux formes du soi narré en ce qui concerne le passé : un je éprouvant et un je remémoré24. Dans le cas où le narrateur (je qui se souvient) adopte la vision limitée et antérieure de son jeune soi, on peut parler de la voix du je éprouvant. Celui-ci apparaît lorsque le je qui se souvient plonge tout d’un coup profondément dans son passé. De la sorte, le lecteur a l’impression que le narrateur ‘éprouve’ de nouveau les événements dont il se souvient. Au plan narratif, les caractéristiques signalant un je éprouvant sont triples : le narrateur paraît absent, les souvenirs sont affichés dans le présent (présent historique) et il y a une augmentation des dialogues non introduits par un verbe de parole. La narration au présent historique et la présentation sur le mode dramatique donnent plus de vivacité et d’actualité à l’action et engendrent l’impression que le protagoniste se trouve toujours au milieu de l’action passée. Ainsi, nous trouvons un exemple de je éprouvant dans une scène de La fiancée promise (Kattan) dans laquelle le héros se souvient de son arrivée à la gare de Montréal ainsi que de son premier regard sur sa ville d’accueil. Cet extrait commence avec la représentation du souvenir du narrateur-personnage à la première personne dans un temps du passé et change soudainement vers le présent afin d’exprimer sa peur à la vue des masses de neige – peur qui semble se manifester jusqu’au moment où ce souvenir est évoqué :
« Je regardai la gare neuve et propre. Je me disais : “C’est cela l’Amérique.” J’y étais. La neige tombe et sur le sol une couche blanche se dresse comme un écran qui couvrirait un pays interdit. Où aller ? Je téléphone au YMCA. Oui, il y a une chambre, mais il faut attendre jusqu’à midi pour en prendre possession. Il est neuf heures. Trois heures de liberté. Le pays est à moi et je suis maître de mes actes et j’ai peur de la neige25. »
18Un autre moyen pour le narrateur de raconter son passé est de le présenter à travers la voix du je remémoré. Ce type de narration se différencie de celle décrite plus haut par la focalisation qui est désormais double : à la fois sur le narrateur et le personnage, c’est-à-dire son jeune soi. En d’autres termes, le narrateur ne se retranche pas derrière son personnage au moment où il raconte son passé, mais, au contraire, il reste présent dans la mémoire du lecteur. Ce je remémoré se laisse repérer à travers des commentaires du narrateur sur son enfance ou son passé en général. En utilisant des formules évaluatrices, telles que « Je sais aujourd’hui que… », il démontre son savoir agrandi. Le lecteur est également confronté à de nombreux changements de niveaux, c’est-à-dire à un va-et-vient fréquent entre le niveau du passé et celui du présent. De plus, le je remémoré paraît chaque fois que le narrateur utilise la rhétorique du souvenir26. Celle-ci se manifeste lorsque le narrateur exprime explicitement qu’il se souvient, qu’il a oublié, ou qu’il ne se souvient plus très bien. Un exemple de je remémoré est la scène de Don Juan et les moulins à vent (Lasry) dans laquelle le protagoniste, Henry Wise, se rappelle une rencontre avec Naomi dans son bureau de travail. Le souvenir est introduit au moyen d’une rhétorique du souvenir après laquelle se dévoile le je remémoré d’Henry. Dans le paragraphe suivant, un changement de perspective vers le je éprouvant est détectable. L’utilisation du présent indique qu’Henry voit maintenant Naomi de son œil intérieur :
« Notre deuxième rencontre me revient à l’esprit. [Naomi] travaillait au journal au classement du courrier. […]. Il y a un an déjà. Naomi est inconfortablement accroupie sur le plancher, près de la photocopieuse entre deux grosses boîtes de cartons pleines de documents. […]. Naomi a l’air de ne pas savoir quoi faire27. »
19Dans les deux exemples cités ci-dessus, le niveau du présent (où se trouve le je qui se souvient) et le niveau du passé (celui du je éprouvant et du je remémoré) sont bien distinguables et ils semblent équilibrés, ce qui a pour résultat que la mimésis du souvenir y est grande. Dans La fiancée promise, cet équilibre entre présent et passé se dissipe après la scène mentionnée au bénéfice de l’histoire passée qui est racontée de façon neutre par le je qui se souvient, sans commenter ses actions passées. Il en résulte que le roman dans son ensemble ne fait pas massivement appel à la mimésis du souvenir. Toutes les fois que surgissent des passages avec un je éprouvant seulement, le lecteur est même enclin à oublier complètement que le texte parle des souvenirs d’un je narrant. On peut en déduire que l’illusion de la mimésis du souvenir y est moins intense ou même complètement insaisissable.
En guise de conclusion
20L’analyse a montré que les romans des auteurs migrants judéo-francophones sont caractérisés par la thématique du souvenir, dans le contenu autant que dans la forme. Dans l’ensemble, ces romans disposent – grâce à leur travail de mémoire intensif – d’une valeur de témoignage, comme l’expliquait aussi la critique littéraire et l’écrivaine québécoise Anne Élaine Cliche dans la préface de L’Anthologie des écrivains sépharades du Québec :
« Dans ces écritures de la mémoire, l’identité juive est parcourue, décrite, ancrée dans les décors, les fêtes, mais aussi dans l’angoisse et la résistance.
L’Histoire joue un rôle important dans ces productions romanesques que l’on apprécie aussi pour leur valeur de témoignage28. »
21Cliche attribuait cette valeur de témoignage seulement aux écrits des écrivains sépharades, dont font partie Kattan, Lasry, Teboul et Wolf de la présente étude, mais cette valeur est aussi inhérente aux œuvres de Monique Bosco et Régine Robin, donc à tous les romans judéo-francophones étudiés. Pour commencer, ces romans donnent des éclaircissements sur les raisons historiques de l’émigration juive et les trajectoires spécifiques du groupe d’immigrants juifs en Amérique du Nord. De plus, ils donnent un aperçu du développement et du processus d’intégration de la société juive francophone à Montréal. Les textes dévoilent notamment les structures sociales de la ville d’accueil – particulièrement entre les années 1960 à 1980 – et montrent comment les migrants judéo-francophones ont été accueillis par les cultures hôtes montréalaises (franco-catholiques, anglo-protestantes, juives anglophones). Enfin, pour un lecteur non familier avec le judaïsme, certains textes permettent également de découvrir les habitudes et pratiques religieuses des habitants juifs de Montréal.
22Quant aux effets des romans judéo-francophones sur la mémoire collective du Québec, il faut noter que la société québécoise a longtemps négligé les productions de ses concitoyens judéo-francophones. Certes, les œuvres de Bosco, Kattan et Robin ont été étudiées à maintes reprises, mais la plupart du temps sans faire attention aux origines de leurs auteurs. Un accroissement de l’intérêt porté à la culture et à la littérature juives, dans le contexte québécois, est perceptible depuis la fin du millénaire ; il se traduit par un nombre élevé de colloques et de publications sur le judaïsme sépharade : en 2010, par exemple, une anthologie des écrivains sépharades du Québec29 et un recueil retraçant l’histoire et les enjeux des communautés juives de Montréal30 voient le jour pour la première fois en français.
23Pour conclure, on peut constater que les romans judéo-francophones permettent, d’un côté, un enregistrement de la mémoire collective de la communauté juive francophone de Montréal et de l’autre, la transmission de la mémoire collective judéo-francophone vers d’autres mémoires collectives, comme celle des Québécois. Pourvu qu’ils soient lus par une multitude de personnes, ces romans judéo-francophones peuvent agir sur leurs lecteurs et même altérer la mémoire collective de leurs lecteurs, comme ce fut le cas dans le Canada anglophone avec le roman Obasan (1981) de Joy Kogawa. Au Canada anglophone, ce roman a été intégré dans les manuels scolaires – perçus comme « le support, […] des connaissances et des savoir-faire dont un groupe social estime la transmission aux jeunes générations indispensable à sa pérennisation31 » – afin que les jeunes Canadiens apprennent, par sa lecture, l’internement des Canadiens-Japonais sur le sol canadien lors de la Seconde Guerre mondiale. Reste à voir si les œuvres judéo-francophones seront également introduites un jour dans les manuels scolaires du Québec.
Notes de bas de page
1 Chartier D., Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec. 1800-1999, Québec, Éditions Nota bene, 2003.
2 Chartier D., « Les origines de l’écriture migrante. L’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers siècles », Voix et Images : littérature québécoise, vol. 27, no 2, (80) 2002, p. 303-316, p. 306.
3 Cf. Robinson I., « Le judaïsme à Montréal », in P. Anctil et I. Robinson, (dir.), Les communautés juives de Montréal. Histoire et enjeux contemporains, Sillery, Septentrion, 2010, p. 23-37, p. 33.
4 Pour l’étude qui suit, douze romans de ces auteurs, publiés entre 1970 et 2009, ont été utilisés.
5 Wolf M. A., Kippour, Montréal, Triptyque, 2006, p. 79.
6 Cf. Nünning A. et Sicks K. M., « Turning Points as Metaphors and Mininarrations : Analysing Concepts of Change in Literature and Other Media », in A. Nünning et K. M. Sicks (dir.), Turning Points. Concepts and Narratives of Change in Literature and Other Media, Berlin, De Gruyter, 2012, p. 1-28, p. 2 sq.
7 Bellefleur-Raymond D., Trois défis du mitan de la vie, Montréal, Fides, 2003, p. 14.
8 Ibid., p. 23.
9 Ibid., p. 37.
10 Cf. Bruner J., « The Autobiographical Process », in R. Folkenflik (dir.), The Culture of Autobiography, Stanford, CA, Stanford University Press, 1993, p. 38-56.
11 « Dans l’autobiographie, il ne s’agit pas seulement du passé, mais activement du présent aussi [traduction par l’auteure] », Bruner J., « Self-Making and World-Making », in J. Brockmeier et D. A. Carbaugh (dir.), Narrative and Identity : Studies in Autobiography, Self and Culture, Amsterdam, Benjamins, 2001, p. 25-37, p. 29.
12 Cf. Grob A. et Jaschinski U., Erwachsen werden. Entwicklungspsychologie des Jugendalters, Weinheim, Beltz, 2003, p. 17 ; cf. Kimmel D. C. et Weiner I. B., Adolescence : A Developmental Transition, New York, John Wiley & Sons, Inc., 1995, p. 3 ; cf. Oerter R. et Dreher E., « Kapitel 7, Jugendalter », in R. Oerter et L. Montada (dir.), Entwicklungspsychologie, Weinheim, Beltz, 2002, p. 258-318, p. 259.
13 Cf. Assmann A., Der lange Schatten der Vergangenheit : Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, C.H. Beck, 2006, p. 26.
14 Au cours de l’histoire de l’immigration canadienne, il a été démontré que la population juive a particulièrement préféré s’établir dans l’espace urbain, tandis qu’un grand nombre d’Ukrainiens, de Scandinaves, de Néerlandais et d’Allemands se sont établis dans une région rurale (entre 70 % et 80 %) (cf. Troper H., « New Horizons in a New Land : Jewish Immigration to Canada », in R. Klein et F. Dimant [dir.], From Immigration to Integration : The Canadian Jewish Experience : A Millennium Edition, Toronto, The Institute for International Affairs & B’nai Brit Canada, 2001).
15 Mata Barreiro C., « Regard immigrant sur la ville et voix immigrantes dans la ville. Témoignages littéraires », in L. K. Morisset, L. Noppen et D. Saint-Jacques (dir.), Ville imaginaire, ville identitaire : échos de Québec, Québec, Éditions Nota bene, 1999, p. 253-267, p. 256.
16 Pour une description détaillée de l’immigration urbaine juive à l’exemple de ces trois romans voir Völkl y., « L’arrivée en ville. La découverte de Montréal dans la littérature migrante juive au Québec », in A. Brüske et H.-C. Jessen (dir.), Dialogues transculturels dans les Amériques. Nouvelles littératures romanes à Montréal et à New York, Tübingen, Narr, 2013, p. 185-198.
17 Cf. Basseler M. et Birke D., « Mimesis des Erinnerns », in A. Erll et A. Nünning (dir.), Gedächtniskonzepte der Literaturwissenschaft. Theoretische Grundlegung und Anwendungsperspektiven, Berlin, De Gruyter, 2005, p. 123-147.
18 Genette Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 185.
19 Ricœur Paul, Temps et Récit. Tome 1, Paris, Le Seuil, 1983, p. 87.
20 Ibid., p. 102.
21 Cf. Basseler M. et Birke D., op. cit., p. 124 sq.
22 Cf. Wolf M. A., op. cit., p. 232.
23 Teboul V., La lente découverte de l’étrangeté, Montréal, Les Intouchables, 2002, p. 65.
24 Cf. Basseler M. et Birke D., op. cit., p. 137 sq.
25 Kattan N., La fiancée promise, Montréal, Hurtubise HMH, 1983, p. 8.
26 Löschnigg M., « “The prismatic hues of memory”. Autobiographische Modellierung und die Rhetorik der Erinnerung in Dickens’ David Copperfield », Poetica, vol. 31, no 1-2, 1999, p. 175-200.
27 Lasry P., Don Juan et les moulins à vent, Montréal, Éditions Du Marais, 2008, p. 69 sq.
28 Bensoussan D., Anthologie des écrivains sépharades du Québec, Montréal, Éditions Du Marais, 2010, p. 25.
29 Bensoussan, op. cit.
30 Ancti P. et Robinson I. (dir.), Les communautés juives de Montréal. Histoire et enjeux contemporains, Sillery, Septentrion, 2010.
31 Choppin A., « Le manuel scolaire : un objet commun, des approches plurielles », in M. Lebrun (dir.), Le manuel scolaire d’ici et d’ailleurs, Québec, Presses de l’université du Québec, 2007, p. 109-116, p. 111.
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