Montréal/Québec : une rivalité interurbaine comme lieu de mémoire
p. 71-80
Texte intégral
1Le 20 avril 1984, un sixième match de hockey sur glace oppose les Canadiens de Montréal et les Nordiques de Québec dans le cadre des séries éliminatoires de la coupe Stanley. L’équipe montréalaise, qui joue ce soir-là à domicile, a déjà remporté trois victoires et une quatrième lui permettrait d’éliminer les Nordiques et de passer à la ronde suivante. À la toute fin de la deuxième période, un accrochage oppose Dale Hunter, des Nordiques, à Guy Carbonneau, des Canadiens. En quelques secondes, l’incident se transforme en un affrontement général entre joueurs des deux équipes qui se prolonge durant la troisième période de jeu, sous les encouragements endiablés de leurs partisans. Au final, 252 minutes de punitions sont distribuées et dix joueurs sont expulsés de la glace. Pour les amateurs de hockey, l’événement entre dans la légende et dans les mémoires sous l’appellation « Bataille du Vendredi saint1 ». En ce qui nous concerne, cet épisode permet de prendre la mesure de l’intense rivalité qui opposa les deux équipes de hockey et leurs partisans, mais surtout d’aborder celle qui existe entre les deux principaux pôles du réseau urbain québécois : Montréal et Québec2. Mon objectif, dans les pages qui suivent, est d’expliquer comment cette rivalité interurbaine – encore bien vivante de nos jours – s’est construite au fil des siècles pour devenir une composante centrale de l’identité des deux agglomérations, voire de la société québécoise. En me penchant sur différents épisodes de cette compétition, je montrerai comment elle s’est jouée tantôt dans la sphère économique, tantôt dans les sphères politique et culturelle. J’espère ainsi être en mesure d’identifier les matériaux et certains des « entrepreneurs » qui ont permis d’en faire un véritable lieu de mémoire, et ainsi, d’expliquer sa remarquable persistance dans le temps.
2Cette rivalité n’est pas en soi exceptionnelle. La notion même de réseau urbain sous-entend une hiérarchie entre villes et, forcément, des rivalités interurbaines. Certaines de ces rivalités sont circonstancielles et s’effacent avec le temps, alors que d’autres s’ancrent dans la durée. L’Europe offre plusieurs exemples éclairants de telles situations. On pensera notamment à Glasgow et à Édimbourg en Écosse3, ou encore à Moscou et à Saint-Pétersbourg du côté de la Russie4. Dans le contexte nord-américain, ces rivalités interurbaines sont multipliées et amplifiées par le développement extrêmement rapide du réseau dès la période coloniale, mais surtout à partir du milieu du xixe siècle. Le réseau urbain québécois s’inscrit dans ce vaste contexte continental. Néanmoins, au niveau des représentations, surtout à partir de la fin du xixe siècle et chez les francophones du Québec, il est conçu à une échelle plus limitée, celle de la province. À ce niveau-là, force est d’avouer qu’on a affaire à un réseau urbain de taille modeste : très rapidement, Montréal et Québec s’y imposent comme principaux centres, laissant loin derrière les autres villes et villages de la province.
Des villes portuaires et industrielles en compétition
3Au début du xixe siècle, l’économie des colonies de l’Amérique du Nord britannique est fondée sur l’exportation de ressources – fourrures, céréales, bois – vers la métropole. Sur ce plan, la logique géographique de la vallée du Saint-Laurent fait naturellement de Québec et Montréal des rivales puisqu’elles sont situées aux deux points de rupture majeurs du fleuve. Québec est initialement avantagée, la navigation en amont jusqu’à Montréal présentant son lot de petits obstacles, qui ne seront surmontés qu’avec le dragage du fleuve et l’amélioration des technologies navales. Au début du xixe siècle, elle joue donc un rôle clé dans le commerce transatlantique entre les colonies britanniques d’Amérique du Nord et leur métropole, et devient ainsi le point de transit de grandes quantités de bois équarri provenant de l’intérieur du continent5. Au contraire, jusque dans les années 1820, Montréal occupe une place plutôt marginale dans l’économie de la colonie britannique, servant surtout de point de transit dans le commerce des fourrures provenant de l’intérieur du continent. Néanmoins, à partir des années 1820, anticipant notamment le déclin du commerce des fourrures, ses élites économiques amorcent une transition délicate. Située près de l’entrée du lac Ontario, la ville parvient à se positionner comme centre de service pour les communautés qui se développent dans un Haut-Canada encore dépourvu de villes dignes de ce nom. De plus, les élites économiques montréalaises se tournent vers le commerce d’autres ressources, comme les céréales et le bois, et d’autres activités économiques liées aux secteurs financier et manufacturier6.
4De leur côté, les élites de Québec demeurent axées sur les activités économiques qui ont fait leur succès, même si le commerce du bois équarri connaît un déclin appréciable à partir des années 1840, la métropole britannique abandonnant progressivement ses politiques protectionnistes favorables aux colonies et Montréal se positionnant rapidement comme un joueur important dans le commerce du bois scié et travaillé. D’ailleurs, Québec tarde également à moderniser ses installations portuaires pour les adapter aux navires de plus grand tonnage qui se multiplient au milieu du xixe siècle7. Les activités portuaires et commerciales de la ville s’en ressentent rapidement : alors que le port de Québec est le principal point d’entrée des importations britanniques au début du siècle, il ne compte plus que pour l’équivalent de 30 % de la valeur des importations dans le port de Montréal en 18508.
5Différentes initiatives au niveau du transport par bateau permettent à Montréal de renforcer sa position par rapport à sa rivale, mais c’est dans le secteur ferroviaire que les choses vont se jouer. D’une part, les élites montréalaises sont en mesure de se positionner au cœur du réseau de chemin de fer canadien qui se déploie d’abord timidement par l’entremise de la compagnie du Grand Tronc, créée en 1852, puis à l’échelle continentale après 1867 avec l’entrée en scène du Canadian Pacific Railway (1881). Ces entreprises ont leur siège social à Montréal et structurent leur réseau en fonction des besoins économiques de la ville. D’autre part, différents facteurs retardent le raccordement de Québec à ce réseau autour duquel s’articulent les activités économiques à l’ère industrielle. La ville est d’abord liée indirectement au réseau ferroviaire par l’ouverture, en 1853, d’une ligne qui lie la ville de Montréal au port de Portland, dans le Maine. La ligne passe sur la rive sud du fleuve, à Lévis, sans qu’un pont soit construit pour lier les deux rives. La persistance de cette situation s’explique en partie par les conjonctures économique et politique, mais d’autres facteurs entrent en jeu. Ainsi, le projet Quebec Lake Huron Railway, conçu en 1856 pour relier la ville à l’ouest du pays, est détourné par des hommes d’affaires montréalais en 1861. De même, le projet de la Montreal Colonization Railway redirige vers Montréal et son port « les marchandises et personne voyageant sur tout chemin de fer venant de l’Ouest par la rive nord du Saint-Laurent9 ».
6C’est seulement à partir des années 1870 qu’un groupe de politiciens et d’hommes d’affaires tente à nouveau de rassembler les fonds nécessaires à la construction d’une ligne de chemin de fer qui permettrait de raccorder Québec à l’ouest de la province et du pays. Cette entreprise rencontrant des difficultés considérables, le gouvernement provincial, qui y a beaucoup investi, intervient en la nationalisant pour en faire la Québec, Montréal, Ottawa et Occidental en 1875. Hommes d’affaires de Montréal et de Québec s’affrontent furieusement pour en définir le tracé final, les gens de la Vieille capitale demandant un trajet aussi direct que possible, ceux de Montréal s’y opposant pour ne pas perdre leur emprise sur leur vaste hinterland. Le gouvernement conservateur de Charles-Eugène Boucher de Boucherville (un natif de Montréal) se prépare à se rendre aux arguments des Montréalais lorsqu’il est défait par le libéral Henri-Gustave Joly de Lotbinière (il naît en France, mais œuvre et meurt dans la Vieille capitale) en 1878. Ce dernier fait pencher la balance en faveur de Québec et la ligne, qui est finalement inaugurée en février 1879, passera au nord de Montréal sans s’y arrêter10. Néanmoins, à ce moment, Montréal s’est déjà clairement imposée comme métropole économique du pays et Québec cherche difficilement de nouvelles avenues économiques.
7On peut donc dire sans se tromper que les assises de la rivalité entre Montréal et Québec sont, comme ailleurs en Amérique du Nord au même moment, économiques. Au début du xixe siècle, ce sont deux villes portuaires de taille assez comparables, qui disposent toutes deux d’une position avantageuse sur le Saint-Laurent. On y retrouve des élites politico-économiques déterminées à consolider ou à améliorer leur position, mais ce sont celles de Montréal qui, profitant d’une conjoncture tout de même favorable, sont en mesure de se positionner de manière à dominer le réseau urbain de la colonie, puis de la province. Bref, à partir du milieu du xixe siècle, leurs trajectoires divergent rapidement et leur rivalité se prolonge donc sur d’autres fronts.
Métropole versus capitale
8C’est en bonne partie sur le terrain politique que cette rivalité se consolide durant la seconde moitié du xixe siècle et tout au long du suivant. Si Québec n’est plus en mesure de rivaliser avec Montréal sur le plan économique, elle n’est pas à court de moyens sur le plan politique. Dès le régime français, la ville constitue le cœur politique de la Nouvelle-France et elle est également capitale du Bas-Canada jusqu’en 1840. D’ailleurs, les événements qui mènent aux rébellions de 1837-1838 sont nettement influencés par les déchirements entre patriotes des deux villes.
9Ces divergences au sein du parti patriote sont assez bien connues, mais dans un article de 1959, Fernand Ouellet utilise la correspondance du chef patriote Louis-Joseph Papineau pour illustrer à quel point elles sont liées à l’attachement des uns et des autres à leur localité et à la culture politique qui lui est propre. Il faut dire que durant les premières décennies du xixe siècle, Québec demeure une ville portuaire et commerciale dominée par une élite économique où les angloprotestants sont surreprésentés, ce qui permet à Papineau d’écrire, dans une lettre à sa femme, que « Québec s’augmente et s’enrichit incomparablement plus que Montréal, mais dans le commerce, non dans la Société canadienne11 ». Comme le note Ouellet, ces critiques de Papineau témoignent d’une certaine myopie, Montréal étant alors en voie de devenir un centre de commerce comparable à Québec, mais, comme il l’explique, Papineau était « [enraciné] à la région de Montréal par ses attaches familiales, par les traditions rurales et par ses conceptions de la vie sociale12 ». Au contraire, lorsqu’il doit siéger à Québec, il déplore dans sa correspondance la légèreté des esprits, mais surtout la mollesse des gens de Québec – qu’il qualifie de « souple[s] courtisan[s] » – devant le gouvernement colonial13. En retour, les députés canadiens-français de Québec ne manquent pas de voir en Papineau le chef d’un groupe montréalais auquel il faut tenir tête, par exemple en essayant de le déloger comme orateur de la Chambre en 1818. La rupture entre le chef patriote et John Neilson en 1833 viendra accentuer ces tensions qui persistent au cours des événements qui mènent aux affrontements armés de 1837-1838.
10Ce n’est pas la dernière fois que les deux villes abritent ou incarnent des groupes ou des partis qui s’opposent sur le plan politique. Cette tendance est renforcée par l’évolution de leur composition ethnolinguistique qui, à partir du milieu du xixe siècle, les distingue de plus en plus. Alors que la communauté angloprotestante de Québec, nombreuse et influente au début du xixe siècle, amorce un déclin qui s’accélère nettement à partir des années 186014, celle de Montréal est majoritaire durant tout le deuxième tiers du xixe siècle et représentent toujours plus du tiers des habitants de la ville au début du xxe siècle. Si elle décline tranquillement au fil des décennies, l’important afflux d’immigrants contribue à une diversification toujours plus grande du profil ethnique de la population montréalaise15. Néanmoins, l’antagonisme entre les deux villes sur le plan politique a probablement plus à voir avec leurs nouveaux rôles dans le réseau urbain québécois, des rôles qui les placent aussi naturellement en opposition sur le plan politique que la géographie le faisait au niveau économique.
11Au milieu du xixe siècle, Québec a déjà beaucoup d’expérience comme capitale politique. Le fait d’être capitale coloniale jusqu’en 1840 lui a assuré la présence d’acteurs politiques influents, mais également d’un personnel administratif et d’une importante présence militaire. Certes, après 1840, Montréal prendra brièvement le relais comme capitale coloniale, mais comme son parlement est incendié par une foule en colère en 1849, Québec reprend rapidement du service (par intermittence) comme capitale de la colonie. En 1867, avec la création du Canada, le cœur politique du nouveau pays devient Ottawa et Québec est reléguée au statut de capitale provinciale. Cela dit, la constitution de 1867 confie aux provinces les affaires municipales. La ville de Québec devient donc le centre décisionnel pour l’ensemble de la question urbaine dans la province.
12Durant les premières décennies du xxe siècle, ce nouveau rapport de pouvoir a un impact relativement limité au niveau des relations entre les deux villes16. D’une part, une conception encore très libérale de la gouvernance rend les autorités provinciales peu disposées à intervenir massivement dans ce champ de compétence. D’autre part, Montréal est alors au faîte de sa puissance comme métropole canadienne. Dépassant largement le cadre étroit des frontières provinciales, son hinterland se déploie à l’échelle nord-américaine par l’entremise du réseau ferroviaire continental et à celui de l’Empire britannique grâce aux liens étroits qui unissent ses élites économiques à celles de la Grande-Bretagne17. La ville dispose donc d’un poids politique considérable que ses élites n’hésitent pas à utiliser. C’est donc surtout après la Seconde Guerre mondiale que leur rivalité se ravive sur le plan politique.
13Dans les années 1950 et 1960, sous la gouverne de l’autonomiste Maurice Duplessis, mais surtout du libéral Jean Lesage, Québec joue de plus en plus le rôle de capitale nationale d’un État dont la croissance s’accélère considérablement. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fonction publique provinciale compte 13000 employés, un chiffre qui va plus que doubler en 1960, et environ la moitié de cette fonction publique est basée dans la capitale provinciale18. Une proportion considérable des nouveaux ministères, services et agences créés durant cette période va également s’y implanter. Québec devient donc le siège d’un État technocratique et interventionniste qui rompt brutalement avec les façons de faire de ses prédécesseurs libéraux et c’est dans ce contexte que vont se multiplier les accrochages entre capitale et métropole, notamment pour ce qui est du gouvernement de cette dernière.
14À cause du partage des pouvoirs prévu par la constitution canadienne, c’est le gouvernement provincial qui a et qui conservera l’initiative dans le dossier de la métropolisation de la région montréalaise. Par exemple, dès les années 1950, lorsque la Ville de Montréal veut obtenir la création d’une commission pour coordonner le fonctionnement du transport en commun sur l’île ou la mise sur pied d’une commission d’enquête sur les problèmes de gouvernance que connaît la région métropolitaine, elle doit passer par la législature provinciale et obtenir son soutien19. Dans les décennies qui suivent, on assiste la plupart du temps à un dialogue de sourds entre Montréal, qui entend dominer politiquement sa région, et ses banlieues, qui sont tout aussi déterminées à protéger leur autonomie locale. Le gouvernement provincial, identifié étroitement à la ville de Québec, intervient ponctuellement à titre d’arbitre pour imposer différentes solutions.
15La décennie 1960 constitue un temps fort de l’impasse à laquelle mène cet affrontement. Réélu maire au tout début de la décennie, Jean Drapeau tiendra tête au gouvernement provincial et refusera de collaborer au fonctionnement de la structure métropolitaine mise sur pied par Québec à la fin des années 1950. Il parvient notamment à convaincre le gouvernement provincial, en 1964, de faire de la Commission de transport de Montréal, qui devait théoriquement être une instance métropolitaine de coordination dotée d’une importante autonomie, un simple service de la ville centrale20. Mais la grève des policiers de Montréal d’octobre 1969, qui ne dure que seize heures, mais provoque une explosion de violence sans précédent, donne au gouvernement provincial le soutien nécessaire pour imposer une nouvelle structure de gestion métropolitaine. Contrairement à la corporation mise sur pied à la fin des années 1950, la Communauté urbaine de Montréal (CUM), qui naît le 1er janvier 1970, est un gouvernement régional qui dispose de pouvoirs et d’une autonomie que ne pourra aisément ignorer Montréal21. Dans les décennies qui suivent la création de la CUM, nombreux sont les indices qui permettent de mesurer le fossé qui continue à séparer la métropole de la capitale pour ce qui est de la gestion de cette région qui est la locomotive économique du Québec.
Une polarisation culturelle
16Si on peut dire que les antagonismes économique et politique sont le squelette sur lequel est construite la rivalité entre Québec et Montréal, c’est sur le plan culturel que l’on retrouve ses manifestations les plus spectaculaires, des manifestations qui la nourrissent et contribuent à son enracinement profond dans la société québécoise. Différents épisodes permettent de voir comment cette rivalité colore une variété de domaines de la culture québécoise.
17On s’en doute, la religion, et tout particulièrement le catholicisme auquel s’identifie longtemps la majorité francophone de la province, est une de ces dimensions. En 1841, les deux villes sont les chefs-lieux des deux diocèses que compte le Bas-Canada22 et, dès la deuxième moitié du xixe siècle, elles sont au cœur d’un débat intense quant à la place que doit occuper l’Église dans la société canadienne-française. D’une part, le courant ultramontain entend y occuper une place prépondérante, se plaçant au-dessus de l’État et des partis, n’hésitant pas à intervenir activement en période électorale ou lorsque certaines lois controversées sont présentées devant la législature. À l’opposé, et surtout à partir des années 1870, plusieurs membres du clergé se montrent favorables à une attitude plus modérée, qui tient à la fois d’un pragmatisme politique qui leur assurerait plus de succès, et des positions plus prudentes de Rome en matière de rapports avec le monde politique. Ce débat est incarné par deux personnages : l’archevêque de Québec Elzéar-Alexandre Taschereau, catholique modéré issu d’une famille seigneuriale prestigieuse, et l’archevêque de Montréal Ignace Bourget, ultramontain et nationaliste.
18Même si cet affrontement ne se limite pas à une simple opposition entre les deux villes, ce sont ces deux pôles qui sont amenés à résumer, pour les contemporains, des positions de plus en plus opposées en affaires religieuses, et notamment lors du débat sur l’ouverture d’une université à Montréal. Pour les ultramontains, encadrer la jeunesse au sein d’institutions d’enseignement supérieur catholiques est une priorité et l’archevêque de Montréal, qui a été un des promoteurs de l’ouverture d’une première université catholique à Québec en 1852, entend répéter l’exploit à Montréal dix ans plus tard. Il souhaite non seulement éloigner les jeunes catholiques de l’Institut canadien et de ses idées libérales, mais également de l’université protestante et anglophone qu’est McGill. C’est que, comme le découvrent rapidement les ultramontains, les étudiants catholiques de la ville préfèrent fréquenter une université protestante que de se rendre dans la Vieille capitale pour étudier23. De fait, Taschereau et ses alliés craignent d’être éclipsés par une éventuelle université montréalaise, en plus de s’inquiéter de ce qui y serait enseigné sous l’influence des ultramontains24. L’ensemble de l’affrontement entre les deux archevêques et leurs alliés sur cette question est d’une grande complexité, fait intervenir une pléiade d’acteurs et se déplace fréquemment à Rome25. C’est là que l’affaire connaît son dénouement, les autorités romaines proposant en 1876 l’implantation à Montréal d’une filiale de l’université Laval de Québec. Pourtant, dans une supplique adressée à Rome un peu plus tôt, monseigneur Louis-François Laflèche, évêque de Trois-Rivières et allié de Bourget, soulignait que la création d’une telle succursale ne pourrait qu’accentuer l’antagonisme entre les deux villes, car elle réduirait « une de ces deux villes à un état de dépendance de l’autre26 ».
19On retrouve une situation similaire dans le milieu littéraire, notamment lors du conflit entre « régionalistes » et « exotiques » durant les premières décennies du xxe siècle27. L’enjeu est alors le rôle que devrait jouer la littérature dans la société canadienne-française. Les exotiques entendent défendre l’autonomie de l’art et une conception moderniste de la forme qu’il devrait prendre, inspirée de la production française contemporaine ; alors que les régionalistes entendent limiter les influences étrangères et mettre la littérature au service de la survivance. Les positions régionalistes connaîtront d’importants échos à Québec. Au contraire, c’est de Montréal que viendront les premières interventions des exotiques, notamment autour de la poésie d’Émile Nelligan. Au fil des années, l’opposition entre les deux camps s’articule donc à la rivalité Montréal-Québec, même si les deux conceptions de la littérature canadienne-française qui s’affrontent ne sont pas aussi tranchées que voudraient le croire les protagonistes28. De plus, avec l’apparition et la diffusion de L’Action française de Montréal, il devient clair que le régionalisme ne se limite pas à la ville de Québec et qu’il a ses partisans dans la métropole29.
20Les auteurs engagés dans L’Action française articulent un discours où Montréal et Québec en viennent à incarner des valeurs et des idées mises en opposition30. Comme l’explique par exemple Pierre Homier, pseudonyme derrière lequel se cache le jésuite Joseph-Papin Archambault, Montréal n’est plus la ville missionnaire du temps de la Nouvelle-France31. Envahie par l’Autre, que ce soit l’immigrant ou l’angloprotestant, Montréal est mise en scène comme une ville dont la taille serait disproportionnée, une « excroissance horrible », comme la décrira plus tard Maurice Tremblay dans L’Action nationale32. Elle est l’endroit où se manifeste le plus visiblement l’ensemble des tares associées par les traditionalistes au milieu urbain. Et la férocité des critiques qui lui sont adressées s’explique probablement par le fait, paradoxal, qu’une partie importante des animateurs de la revue y vivent et y travaillent. À l’opposé, Québec n’est jamais explicitement l’objet de critiques dans les pages de la revue. Au contraire, lorsqu’elle y apparaît, c’est sous la forme d’une ville qui n’en est en quelque sorte pas une, qui offre l’exemple d’une cité qui a su préserver son caractère non seulement catholique, mais prémoderne. Par exemple, Olivier Maurault soulignera que, sur le plan esthétique, les villes québécoises offrent peu d’intérêt, mais prendra bien soin d’excepter celle que l’on qualifie affectueusement de « Vieille capitale33 ». Cette opposition, on ne la retrouve pas seulement sous des plumes traditionalistes, et lorsque la journaliste progressiste Éva Circé-Côté traite des deux cités, son verdict est très différent. Si elle critique fréquemment l’administration corrompue et inefficace de Montréal, ainsi que le péril que pose une immigration trop soutenue pour la nationalité canadienne-française, elle ne manque pas de célébrer la croissance de la ville et sa modernité34. Au contraire, le jugement de cette Montréalaise sur la ville de Québec est lapidaire. Pour Circé-Côté, la Vieille capitale est justement vieille, c’est une « ville d’un autre âge, réfractaire à la vie, au plaisir, à la gaieté, et qui s’arc-boute contre le progrès. Morte au monde, aux idées nouvelles, tous les soirs, elle peut, après avoir égrené son rosaire aux grains de buis, s’endormir en son cercueil, rêver que quelque succube veut violenter sa pudeur35 ».
21Évidemment, à ces épisodes s’ajoutent bien d’autres manifestations culturelles de cette rivalité interurbaine – on aurait pu s’attarder plus longuement par exemple aux représentations des deux villes dans la littérature, le cinéma et la télévision –, mais ils permettent de dresser une liste déjà longue d’instances où un grand débat de société en vient à être incarné par l’opposition entre les deux villes.
Conclusion – un antagonisme durable
22Où en est la rivalité entre les deux villes à l’aube du xxie siècle ? On peut dire qu’elle se porte relativement bien, et ce dans chacun des domaines abordés. D’abord, sur le plan économique, même si les deux villes évoluent à des échelles différentes, le dynamisme et la prospérité de la Vieille capitale depuis une quinzaine d’années sont fréquemment contrastés dans l’actualité à l’immobilisme apparent de Montréal dans ce domaine36. Sur le plan politique, au palier municipal, Québec dispose depuis 2007 d’un maire aussi énergique que populiste, Régis Labaume, dont le style parfois autoritaire rejoint, depuis 2013, celui adopté par le maire de Montréal, Denis Coderre. Ces similarités les ont amené à se rapprocher sur certains dossiers, mais aussi à s’affronter de manière spectaculaire sur d’autres. Mais c’est probablement sur le plan culturel que l’opposition entre les deux villes demeure la plus évidente. Des observateurs, dans les médias comme dans les sciences sociales, se plaisent à opposer une certaine « montréalité », qui incarnerait le Québec cosmopolitain, urbain, branché37, à ce qu’on a appelé un peu mélodramatiquement le « mystère de Québec », c’est-à-dire un conservatisme, un chauvinisme et un provincialisme qui caractériseraient la Vieille capitale, mais qui refléteraient également un certain Québec des régions38. Comment expliquer l’enracinement profond de cette rivalité entre les deux villes ?
23Dans une lettre qu’il adresse à Louis Dantin en avril 1929, l’écrivain Alfred DesRochers explique : « Il est stipulé tacitement que dans la province de Québec il existe deux villes. Dans l’une vivent les nombrils d’univers, c’est Montréal, dans l’autre, les imbéciles, c’est Québec. Le reste, c’est la campagne39. » D’une certaine façon, DesRochers résume ainsi assez élégamment ma thèse. Les identités collectives, qu’elles soient nationales ou locales, reposent sur l’altérité, qui permet d’identifier et de distinguer les traits qui sont propres à une communauté. Dans le cas des rivalités interurbaines, on a affaire à un regard constant de l’Autre et sur l’Autre, regard qui joue un rôle moteur dans le développement d’une identité urbaine. Comme j’espère l’avoir montré, cette rivalité interurbaine en est venue très rapidement, puis ensuite très durablement, à dépasser la simple concurrence économique. On a plutôt affaire à la sédimentation de différentes couches d’un antagonisme qui s’incarne sur les plans politique et culturel, qui se métamorphose, investit de nouveaux domaines, touche de nouveaux groupes, allant de l’élite économique et intellectuelle aux masses partisanes (qu’il s’agisse de politique ou de sport). C’est un antagonisme qui est devenu un véritable lieu de mémoire québécois. Québec et Montréal représentent deux pôles commodes autour desquels on représentera des principales oppositions, contradictions, ambivalences qui traversent ou déchirent la province. Le reste ? C’est la campagne.
Notes de bas de page
1 Cette bataille est également utilisée en guise d’introduction dans l’ouvrage de Steve Lasorsa sur la rivalité entre les deux équipes. Lasorsa S., La rivalité Canadien-Nordiques, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Autour de l’événement », 2011.
2 Dans son ouvrage, Lasorsa met en exergue une citation du joueur des Nordiques Peter Stastny : « On avait l’impression de se battre pour la suprématie de la province », ibid., p. xi.
3 Crawford R., On Glasgow and Edinburgh, Cambridge, Belknap Press, 2013.
4 Shevyrev A., « The Axis Petersburg-Moscow : Outward and Inward Russian Capitals », Journal of Urban History, 30, 1, 2003, p. 70-84.
5 Vallières M. et al., Histoire de Québec et de sa région, t. II : 1792-1939, Québec, Presses de l’université Laval, 2008, p. 689-767. Voir également Hare J., Lafrance M. et Ruddel D.-T., Histoire de la ville de Québec, 1608-1871, Montréal, Boréal/Musée canadien des civilisations, 1987, p. 179-191.
6 Voir Lewis R., Manufacturing Montreal. The Making of an Industrial Landscape, 1850 to 1930, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2000, p. 25-30 ; Norrie K., Owram D. et Emery J.-C., A History of the Canadian Economy, 4e éd., Toronto, Thomson Nelson, 2008, p. 86-89; et Tulchinsky G., The River Barons: Montreal Businessmen and the Growth of Industry and Transportation, 1837-1853, Toronto, University of Toronto Press, 1977.
7 Hare J., Lafrance M. et Ruddel D.-T., op. cit., p. 259-265.
8 Vallières M. et al., op. cit., p. 714.
9 Ibid., p. 1109.
10 Ibid., p. 1107-1116. Pour un récit plus détaillé de cette saga, voir Young B., Promoters and Politicians. The North-Shore Railways in the History of Quebec, 1854-85, Toronto, University of Toronto Press, 1978 ; et Stewart M., Le Québec, Montréal, Ottawa et Occidental, une entreprise d’État, 1975-1882, thèse de doctorat (histoire), Québec, université Laval, 1983.
11 Lettre de Louis-Joseph Papineau à sa femme, datée du 28 janvier 1830 et citée dans Ouellet F., « Papineau et la rivalité Québec-Montréal (1820-1840) », Revue d’histoire de l’Amérique française, 13, 3, 1959, p. 315.
12 Ibid., p. 316.
13 Lettre de Louis-Joseph Papineau à sa femme, datée du 2 mars 1826 et citée dans ibid., p. 317.
14 Vallières M. et al., op. cit., p. 699 ; Vallières M. et al., Histoire de Québec et de sa région, t. III : 1939-2008, p. 1903-1908.
15 Linteau P.-A., Histoire de Montréal depuis la Confédération, 2e éd., Montréal, Boréal, 2000 (1992).
16 À ce sujet, voir l’article de Taylor J., « Urban Autonomy in Canada : Its Evolution and Decline », in G. Stelter et A. Artibise (dir.), The Canadian City, Ottawa, Carleton University Press, p. 478-500.
17 Voir le bel ouvrage dirigé par Gournay I. et Vanlaethem F. (dir.), Montréal métropole, 1880-1930, Montréal, Centre canadien d’architecture, 1998.
18 Vallières et al., op. cit., p. 1685-1686.
19 Collin J.-P. et Divay G., La communauté urbaine de Montréal : de la ville centrale à l’île centrale, Montréal, INRS – Urbanisation, 1977, p. 41.
20 Linteau P.-A., op. cit., p. 550-551.
21 Ibid., p. 552.
22 Ferretti L., Brève histoire de l’Église catholique au Québec, Montréal, Boréal, 1999, p. 64.
23 Perin R., Ignace de Montréal. Artisan d’une identité nationale, Montréal, Boréal, 2008, p. 232.
24 Lamonde Y., Histoire sociale des idées au Québec (1760-1896), Montréal, Fides, 2000, p. 380.
25 Il a d’ailleurs fait l’objet de deux monographies : Lavallée a., Québec contre Montréal. La querelle universitaire, 1876-1891, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 1974 ; Rheaultm., La rivalité universitaire Québec-Montréal revisitée 150 ans plus tard, Québec, Septentrion, 2011. Il est également le sujet d’un chapitre de la biographie de Bourget par Perin R., op. cit., p. 219-256.
26 Cité dans Perin R., op. cit., p. 243.
27 Voir Hayward A., « La rivalité Québec-Montréal au début du siècle », Voix & images, 48, printemps 1991, p. 514-524 ; et Biron M., Dumont F. et Nardout-Lafarge É., Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 180-192.
28 Biron M., Dumont F. et Nardout-Lafarge É., op. cit., p. 193.
29 Hayward A., op. cit., p. 522.
30 Bérubé H., « Regards catholiques sur les villes québécoises : une haine à géométrie variable (1918-1939) », Archives de sciences sociales des religions, no 165, janvier-mars 2014, p. 45-60.
31 Homier P., « À travers la vie courante : Montréal en 1918 », L’Action française, 2, 8, 1918, p. 375.
32 Tremblay M., « Régionalisme », L’Action nationale, 6, 8, 1937, p. 274.
33 Maurault O., « Tendances de l’art canadien », L’Action française, 2, 8, 1918, p. 370.
34 Lévesque A., Éva Circé-Côté. Libre-penseuse, 1871-1949, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2010, p. 117, 287.
35 Tiré d’un texte qu’elle fait paraître sous le pseudonyme de Fantasio dans Le Pays en janvier 1916 et cité dans Lévesque A., op. cit., p. 107.
36 Les journaux offrent maints exemples de cette dynamique, mais pour un regard plus académique, voir Polèse M., « L’autre “mystère de Québec”. Regards sur une mutation économique étonnante », Recherches sociographiques, 53, 1, 2012, p. 133-156.
37 Voir par exemple Ozalabal I., « Le Mile-End comme synthèse d’une montréalité en devenir », Les Cahiers du Gres, 6, 2, 2006, p. 7-16.
38 Warren J.-P., « Le mystère de Québec », Liberté, 50, 4, 2008, p. 58-70 ; Langlois S., « Sociologie de la ville de Québec », Les cahiers des Dix, 61, 2007, p. 193-213.
39 Cité dans Hayward A., op. cit., p. 514.
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