Le clown dans le théâtre de John Arden
p. 127-136
Texte intégral
1Beaucoup de personnages dans les pièces d’Arden ont figure de clown. Cela paraît tout naturel à l’auteur qui souligne l’importance des théâtres populaires, tels le théâtre forain et la pantomime, et qui considère la fête comme un élément essentiel du théâtre, ainsi qu’il l’a souvent déclaré dans ses essais et ses « interviews ». Il s’agit surtout de fêtes où règnent non seulement des jeux empreints de gaieté et d’insouciance, mais aussi la débauche, la moquerie et une licence presque entière. Ce sont le Carnaval, les Saturnales, les jeux de mai et la fête des fous. Dans toutes ces fêtes, le clown ou le fou sont des personnages indispensables.
2Dans les pièces d’Arden, il ne manque pas d’exemples de personnages comiques qui sont immédiatement reconnus comme étant des clowns. Ainsi Nelson, le personnage principal de Le Héros se lève, entre en scène à la façon d’un clown de cirque ou de pantomime : « NELSON crève la toile du décor »1 Dans une autre scène il porte un chapeau auquel a été fixée une plume qui tourne mécaniquement. Il chante et se pavane sur la scène pendant que la plume tournoie sur sa tête2. Ou encore, Butterthwaite, personnage comique dans Les Eaux de Babylone3, se comporte, dans la scène de la fête du tirage de la loterie, comme une Dame, clown travesti dans une pantomime, qui s’adresse directement aux spectateurs4.
3Ou encore dans La Danse du sergent Musgrave, Jœ Bludgeon, le Marinier, se présente comme un personnage comique dès son entrée en scène. Il apparaît au moment où les soldats, mis mal à l’aise par l’allusion de Sparky au corps de Billy dans le coffre, jouent silencieusement aux cartes. Une lanterne à la main et sifflotant une chanson, le Marinier égaie la scène ! « Holà, les tourtereaux ! Ce n’est que moi. Le vieux Jœ, le capitaine de ce rafiot, ce vieux truand de Jœ. Hé ! hé !.. »5. Il fait toujours des plaisanteries. La façon dont il saute, danse, chante et suscite le rire dans la fête de l’acte II, est celle d’un clown : c’est lui qui anime la pièce. Cependant, Arden, auteur toujours complexe, ne crée pas de personnages faciles à classer dans une catégorie déterminée, car il n’aime pas les formules définitives. En fait les clowns d’Arden apparaissent sous des déguisements différents, et ils sont autant fous que clowns ou bouffons.
4Les clowns qui sont tout de suite reconnus comme tels, jouent souvent le rôle de maîtres de cérémonie. Le Marinier en est un exemple ; il s’adresse souvent directement aux spectateurs et agit comme un meneur de jeu dans la scène du recrutement. La description qu’en donne Arden contient des éléments qui appartiennent aussi bien au clown : « Le Marinier est une sorte de grotesque, un bossu, [...], rapide dans ses mouvements, ayant naturellement un fort penchant pour le complot et l’espièglerie »6. Ce personnage ignoble et malveillant joue des tours aux autres, triche et tire profit de toutes les situations, en se moquant de tous. Ce personnage « malin » contribue à la chute du héros, Musgrave. N’ayant aucune morale, il dirige les mineurs jusqu’à la cache où le sergent a déposé les fusils. Lorsque Musgrave demande aux mineurs de prendre son parti, c’est le Marinier qui s’écrie avec enthousiasme : « Je suis avec vous, mon Général ! »7. Il est prêt pour la rapine, l’émeute et le butin. Mais il vire de bord dès que les dragons arrivent, et c’est encore lui qui arrête le Sergent. Grant Edgar McMillan a vu dans le personnage énigmatique du Marinier une figure possible de l’agent du diable ou le diable lui-même8.
5À cause de sa mentalité perverse, il est comparable au Vice des interludes et des morality plays. Les opinions diffèrent sur la relation que l’on peut établir entre le Fou et le Vice, mais il semble que ce dernier ait souvent été, dès le début, un personnage comique, objet de rire et de ridicule. Il en était de même du diable des Mystères. Dans le théâtre médiéval, Satan est un personnage comique. Selon P. Hartnoll : « le personnage comique le plus grand fut Satan lui-même »9. Mais, étant donné la nature allégorique du personnage du Marinier, sa comparaison avec le Vice semble plus appropriée. La description du Vice donnée par L. W. Cushman lui convient fort bien :
Les expressions les plus fréquentes dans ces prologues : « hilarité », « expressions brillantes et joyeuses », et d’autres semblables, s’appliquent manifestement au Vice et à son rôle comme personnage comique. Quelquefois le Vice dit de lui-même qu’il est venu délibérément pour amuser. Mais son humour n’est pas sans être teinté de méchanceté, trait essentiel de son caractère ; le Vice n’a pas seulement une dimension humoristique. On sent que ce qu’il dit et fait a toujours un fond de malveillance et de satire.10
6De même, ce que dit du Fou Enid Welsford au début de l’introduction de son livre Fool s’applique en grande partie à ce personnage malin et manipulateur :
C’est quelqu’un qui tombe en dessous des normes moyennes de l’humanité, mais dont les défauts sont transformés en source de plaisir, dont la place est importante à l’origine de la comédie, qui a toujours été une des grandes récréations de l’homme, particulièrement de l’homme civilisé.11
7Le Marinier est également comparable au Fou du théâtre de Welsford :
Comme personnage dramatique, il se tient d’habitude hors de l’action principale de la pièce, ayant tendance non à cristalliser les événements, mais à les dissoudre, et également à jouer un rôle d’intermédiaire entre la scène et le public.12
8Personnage secondaire, voire marginal, il ne mène pas une vie héroïque ; il reste d’une certaine façon en dehors des événements, et cependant on s’aperçoit qu’il a influencé l’intrigue, que c’est à cause de lui que la pièce a pris un tour différent. Il peut être considéré comme « clown », mais également comme bouffon ou Fou, personnage dont, selon Arden, une pièce de théâtre ne peut se passer.
9Dans L’Âne de l’hospice, Blomax est un personnage semblable au Marinier ; il peut être décrit comme clown jouant le rôle de maître de cérémonie. Il manipule totalement les événements de la pièce. Il est la cause directe de la chute de l’ancien maire, Butterthwaite. Blomax qui mène une vie obscure et immorale est « tombé au-dessous des normes moyennes de l’humanité », comme le Fou décrit par Welsford ; il reste en dehors de la vie politique, il s’abstient de s’engager dans la vie de la communauté. Mais il exploite même sa condition pour jouer un rôle décisif. Personnage secondaire, il fait cependant avancer l’intrigue. Il est le maître de cérémonie. D’entrée de jeu, il introduit la pièce aussi bien que la cérémonie rituelle qui commence à se dérouler sur scène. Comme le clown du cirque, qui joue aussi le rôle de maître de cérémonie, il s’adresse directement aux spectateurs. Il est l’intermédiaire entre la scène et le public, rôle important du Fou au théâtre selon Welsford. C’est lui qui donne l’héroïne en mariage. On peut le comparer aussi au Lord of Misrule, qui présidait aux jeux amusants de Noël et des jours gras. Dans cette pièce, Butterthwaite, le bouffon, est sacrifié par la société, mais c’est Blomax, l’autre clown, maître de cérémonie, qui dirige les événements pour le conduire jusque-là. Blomax est comparable au prêtre qui préside au rituel du sacrifice.
10Arden développe ce personnage malin pour créer Lindsay, le poète manipulateur et machiavélique, l’émissaire du roi, dans Le Dernier adieu d’Armstrong. Lindsay n’est plus un personnage secondaire comme le Marinier ou Blomax dans les deux pièces précédentes, mais l’un des personnages principaux de la pièce. Il est comparable à Blomax dans son rôle de maître de cérémonie. Il est aussi au service du roi comme l’ancien Lord of Misrule. Il est le clown qui introduit, anime et fait progresser la pièce, en commentant son déroulement. Lindsay porte le tabard qu’il appelle « Parure qui conviendrait, en somme, à une pantalonnade de premier mai, ou à une idole païenne consacrée aux immolations »,13 lorsqu’il préside à l’ouverture aussi bien qu’à la fin de la pièce, comme le ferait un maître de cérémonie. C’est lui qui envoie finalement John Armstrong au gibet pour éviter la guerre entre l’Angleterre et l’Écosse.
11Selon Welsford, il y a des Fous qui ont une fonction semblable à celle des prêtres exerçant un pouvoir magique :
Les autres partagent des fonctions magique et religieuse avec des prêtres et des sorciers qui sont la directement responsables du bien-être de la société.14
12Blomax et le Marinier, loin d’avoir en charge le « bien-être » de la communauté, se trouvent cependant être ceux qui rétablissent l’ordre en sacrifiant leurs victimes. L’objectif de l’action de Lindsay n’est rien d’autre que le « bien-être » de l’Écosse.
13Aussi bien que les bourreaux, leurs victimes peuvent également être qualifiées de fous et de clowns. Dans L’Ane de l’hospice la victime, Butterthwaite, est un autre clown. Selon l’auteur, Butterthwaite est conçu comme le roi de la fête des fous ou comme le roi des Saturnales. C’est un roi bouffon. Butterthwaite, l’ancien maire, à la tête des Travaillistes, gouverne assez libéralement la ville. Mais, après avoir joui de tous les privilèges durant le temps qui lui a été imparti, il doit partir comme le roi de l’ancien rituel. Quand il est finalement arrêté, il est vêtu, comme roi de la fête des fous offert en sacrifice, d’une nappe, de fleurs et de colliers de papier. Le temps est venu pour lui de partir. L’idée du temps qui s’achève transparaît dans les paroles de Butterthwaite quand il évoque son destin une fois sorti de prison : « Tu ne peux rien empêcher. La roue des ans s’est mise en branle. »15 Il est le héros sacrifié pour permettre l’arrivée de la nouvelle saison, victime offerte pour le renouveau de la communauté.
14Ce roi bouffon que Blomax, l’homme manipulateur, appelle clown,16 possède toutes les qualités d’un Fou. Les actions de Butterthwaite sont souvent surprenantes et inattendues. Butterthwaite, par ses traits de caractère, est la personnification même de la fête des Saturnales. Il est vif, intelligent, rusé, tapageur et vulgaire, plein d’énergie, d’esprit, d’humour et d’imagination. Sa tendance à agir selon ses instincts est presque bestiale. En effet, Butterthwaite dit avoir été un âne à l’origine, né dans un hospice. La comparaison de Butterthwaite avec l’âne est un autre élément qui le rapproche des Fous, fréquemment associés à des animaux. Arlequin était souvent vêtu d’une cape avec une queue de lapin ou de lièvre, et les bouffons médiévaux portaient habituellement des oreilles d’âne ou une crête de coq, ou les deux à la fois17. Une illustration dans Narrenschiff montre des ânes tournant sur une roue de la Fortune. L’un d’eux, vêtu d’un capuchon à oreilles d’âne, a un corps à moitié humain ; l’autre a une tête d’âne avec des jambes humaines. Le tableau entier a pour sujet la folie de l’homme18. La vie de Butterthwaite, qui s’exclame vers la fin de sa carrière, « La roue des ans s’est mise en branle. Je suis exclu »19, évoque les ânes que l’on voit dans ce tableau. But-terthwaite, personnage de grande stature, fait penser à Falstaff, un autre Fou qui a marqué l’histoire du théâtre20. On peut noter aussi que Butterthwaite souffre de la goutte comme le fou de Shakespeare21.
15Le personnage qui ressemble le plus à Butterthwaite parmi toutes les œuvres d’Arden est John Armstrong of Gilnockie. Ce « hobereau vivant de rapines »22 est grossier, vulgaire, impulsif et vaniteux ; il est énergique, montre de la vivacité et se montre capable de prouesses. Semblable à Butterthwaite, Armstrong est un faux roi, comme le roi esclave des Saturnales. Ce roi moqueur règne dans une région décrite par l’Émissaire anglais de la pièce comme une « sanglante anarchie »23, comparable à la situation qui règne durant les fêtes des Saturnales et des Fous ; John est mis à mort, afin que soit rétabli l’ordre à la frontière entre l’Écosse et l’Angleterre. Ainsi Armstrong, après avoir joui d’une vie presque anarchique de totale liberté, est sacrifié pour apporter la paix et l’ordre, comme le roi des Saturnales. Le rapprochement avec celui-ci est d’autant plus légitime qu’Armstrong se sent roi quand il va à la mort, sans le savoir, séduit par la lettre du souverain qui s’adresse à lui comme à un égal, l’appelant « frère ».
16Quand il se rend auprès du roi, Armstrong est aussi en grande tenue ; « Il porte à présent une belle tunique de drap d’or et toutes sortes d’accessoires ».24 Le destin l’y attend ; il est trompé et assassiné dans ses habits de fête. Il a même pris un chapeau décoré de plumes et de bijoux, comparable à la couronne qui orne la tête du roi bouffon de la fête des Fous.
17Il ressemble beaucoup à Falstaff. Non seulement leurs caractères sont semblables, tous deux étant malins, lascifs, impulsifs et vulgaires, mais ils sont également dupés et trompés par un roi en qui ils avaient confiance et dont ils voulaient gagner l’amitié. La lettre du roi, que reçoit Armstrong, évoque celle que l’on trouve dans Henri IV. Mais Arden, d’une façon qui lui est propre, intervertit les rôles des personnages. Dans l’œuvre de Shakespeare, c’est Falstaff, le great fool25, qui écrit la lettre. Dans les deux pièces, la lettre fait croire aux « Fous » qu’ils sont des amis du roi. La lettre de Falstaff est même appelée certificate26. Armstrong également considère la missive du roi comme un « document » qui lui permet de voir en lui un ami. Une autre similitude existe entre Armstrong et Falstaff ; ils sont l’un et l’autre pris au piège, après l’arrivée de la lettre, par le roi qui s’est déguisé. Gilnockie se hâte d’aller voir le roi, ravi à l’idée de le rencontrer en ami, sans soupçonner qu’il sera brutalement trahi, comme Falstaff s’empressant de se rendre auprès du nouveau roi, Henri V27. Le bandit créé par Arden, se sentant presque roi, tient l’épée et le rouleau comme il le ferait d’un sceptre et d’un insigne royal ; il rappelle le coquin, ami du prince héritier, qui se croit capable de tout, se croyant presque l’égal du souverain. Mais le prince, maintenant devenu roi, le renie et dévoile que son ancien ami n’est qu’un « Fou » : « Le Roi : Nous ne te connaissons pas, vieil homme. Comme les cheveux blancs conviennent mal à un fou et bouffon ! »28. Arden, au xxe siècle, employant et réarrangeant les matériaux fournis par Shakespeare, fait renaître, dans le personnage d’Armstrong, le « Fou », qui est « à la fois l’héritier du mythe et l’enfant du réalisme »29.
18Dans cette pièce, Lindsay, le maître de cérémonie qui offre Armstrong en sacrifice, n’est pas un simple bourreau comme le sont le Marinier et Blomax. Au début, quand commence la mission de négociation avec Armstrong pour qu’il n’empiète pas sur la frontière anglaise, le poète du roi voudrait résoudre le problème humainement, selon ses principes de non-violence. Mais, lorsque les choses tournent mal et qu’Armstrong recommence à piller, Lindsay, dominé par son souverain qui se montre plus habile que lui, doit le prendre par ruse et le tuer. De la sorte il est aussi perdant. Obligé d’agir contre sa nature, renonçant à des principes qui lui tiennent à cœur, allant à l’encontre de ses intentions et se trouvant complice d’un assassinat, Lindsay meurt moralement, lui qui, contre sa volonté, devient l’administrateur de l’exécution. C’est bien en bouc émissaire orné pour la fête du sacrifice qu’apparaît Lindsay à la fin, lorsqu’il endosse le tabard du messager du roi décrit au début comme « Parure qui conviendrait à une pantalonnade de premier mai, ou à une idole païenne consacrée aux sacrifices ».
19Armstrong n’est pas le seul héritier de Falstaff. Lindsay, en tant que Fou sacrifié, se rapproche également de celui qui était, dans un sens, le précepteur du roi, rejeté par le souverain devenu adulte30. Henri V appelle son ancien ami « le précepteur et nourrisseur de mes bagarres »31. Le Roi Jacques, quand il devient indépendant de Lindsay, son précepteur, et lui ordonne de pendre Armstrong, a la même attitude que celle de Henry. Lindsay est un autre « Fou », trahi et dupé par son souverain. Armstrong reflète la folie et la naïveté de Lindsay, comme le Marinier révèle la véritable nature de Musgrave.
20Sergent Musgrave, n’apparaît pas comme un clown au premier abord, mais se révèle comme tel par la suite. Sa ténacité en fait un être limité, aveugle à la réalité. Ses principes trop rigides le poussent au fanatisme ; son raisonnement, qu’il appelle sa logique et celle de Dieu, est proche de la folie. En fait, beaucoup de critiques ont vu en ce personnage un dément. Leur interprétation est peut-être excessive. La lutte de Musgrave contre une grande institution et contre la communauté, ressemble à celle de Don Quichotte se battant seul contre les moulins à vent. Obsédé, il n’est pas conscient de l’extravagance de son entreprise. C’est le clown qui ne voit pas la réalité et dont les actes ne sont absurdes qu’aux yeux d’autrui.
21Sergent Musgrave apparaît aussi comme le roi bouffon exécuté à la fin de la fête pour rétablir l’ordre et la paix de la communauté. S’étant mis à la tête des soldats pour les diriger à sa guise, et convaincu d’agir au nom de Dieu il se comporte en roi. Il essaye pendant quelque temps de dominer les événements. Trompé par le Marinier, comme le fut Butterthwaite par Blomax, ou Armstrong par Lindsay, il est honteusement arrêté pour vol et désertion. La fête doit finir par la mort du roi. Musgrave, fait prisonnier, sera pendu. Le printemps arrive pour souligner le caractère de victime rituelle de Musgrave. C’est dans une atmosphère de fête que s’achève la scène de l’échec du Sergeant, les chants et les danses étant dirigés par le Marinier.
22Nous avons vu qu’Arden crée deux sortes de clowns qui font contraste. L’un, qui se comporte comme maître de cérémonie et devient finalement le bourreau de l’autre devenu sa victime. Mais le bourreau n’est pas simple bourreau ni la victime simple victime. Les figures de bourreau et de victime sont la double face d’une même réalité humaine.
23Dans la scène de la prière de Musgrave, à la fin du premier acte, le Marinier parodie de façon grotesque le Sergent qui prie Dieu ardemment. L’action maléfique de Croocked Jœ dévoile la réalité diabolique cachée derrière la prière et les intentions apparemment honorables de Musgrave et de ses soldats. Le Marinier se moque également des soldats. Dans l’acte II, les mineurs et le Marinier font un simulacre d’exercice dans une scène qualifiée par l’auteur de « sorte de ‘Fred Karno’ séquence »32. Dans cette scène apparemment comique, la folie des soldats est soulignée. Arden écrit dans ses indications scéniques que les mineurs doivent donner l’impression de soldats professionnels devenus fous33 plutôt que de trois imbéciles jouant aux soldats34.
24Du point de vue de la conception dramatique, la relation entre le Marinier et Musgrave évoque celle de Feste et de Malvolio dans Twelfth Night de Shakespeare. On peut établir un parallèle entre le Fou malin de Shakespeare, ridiculisant et brutalisant le majordome honnête, sérieux et rigide – que l’on peut rapprocher du Sergent Musgrave – et le Marinier, qui tout en pointant son fusil dans le dos de Musgrave, se moque de lui. Feste révèle la folie de Malvolio, cachée derrière un visage serein, et le Marinier dévoile la vraie nature de Musgrave.
25Au Moyen Âge, le Fou était représenté comme un personnage qui reflétait la vraie nature humaine. Cette perception se trouve dans l’illustration d’Holbein de L’Éloge de la Folie35. On voit un Fou qui contemple son reflet dans un miroir. Mais sur cette gravure, il ne porte pas sur la tête son bonnet à oreilles d’âne et ses grelots. Il a donc cessé de jouer son rôle de Fou. Il est sérieux ; il est lui-même. Dans le miroir, il voit son image lui tirer la langue et se moquer de lui. Ce portrait est comparable à Musgrave ; ainsi en serait-il du Marinier qui révèle – donne à voir – la folie du Sergent. L’entrée du Marinier avec une lanterne dès la première scène est, de ce point de vue, significative. La lumière dissipe l’obscurité de la scène, faisant apparaître de façon symbolique ce que sont en réalité le Sergent Musgrave et les soldats, à savoir, des tueurs.
26Arden fonde son théâtre sur deux images essentielles : celle des Saturnales et des Fêtes des Fous et celle du tableau de Breughel, Le Combat entre le Carnaval et le Carême, qu’il décrit en détail dans To Present the Pretence36. Il construit ses pièces sur ces deux images du rituel de la fertilité, dans lesquelles s’incarne l’esprit dionysiaque. La confrontation des deux sortes de clown dans les pièces d’Arden est une application de ses images. Le clown d’Arden est profondément lié aux figures sacrificielles des fêtes annuelles de la fertilité.
27Les Fous, surtout ceux qui, tel le Marinier, sont frappés de défauts physiques, représentent aux yeux d’Arden une caractéristique essentielle pour le théâtre. Ils évoquent l’homme décrit dans l’introduction de Le Héros se lève, intitulée « La préface asymétrique des auteurs ». Pour l’auteur, voir une pièce de théâtre revient à rencontrer cet homme. Le passage dans lequel Arden décrit cette rencontre est capital pour comprendre la signification qu’il donne au personnage du Fou :
Nous avons voulu produire nous-même la pièce [Le Héros se lève] pour permettre aux spectateurs une expérience semblable à celle d’un samedi soir, dans une rue mouillée et pleine de monde, où nous rencontrerions un homme ivre avec un nez rouge et une bosse sur le dos dansant dans une flaque, et les bras autour de deux filles hilares avec les yeux brillants, et qui aurait la bouche pleine de grands bruits inexplicables. Si vous voyez un tel spectacle que faites-vous ? Neuf fois sur dix, vous vous frayez votre chemin parmi les imperméables mouillés et les parapluies, vous murmurant à vous-même « [il] risque d’être renversé, cette espèce de vieux fou37 ridicule – Mais pourquoi rigolaient-elles, ces deux filles ? » et c’est tout. Mais vous ne l’oubliez pas tout de suite. Et bien que vous ne sachiez rien sur lui, et que vous ne saurez jamais rien de lui, il est devenu en quelque sorte une « circonstance » de votre vie. Vous ne pouvez pas vous asseoir et procéder à son analyse, parce que vous n’avez pas les données nécessaires : vous ne pouvez pas l’interroger sur son symbolisme – s’il en possède un, vous l’aurez fourni vous-même : vous ne pouvez pas retourner sur vos pas et le « réévaluer » puisque la police l’aura évacué. Mais là il était : et vous l’avez vu.38
28Au théâtre le spectateur est comme mis en présence, par le jeu lui-même, de ce personnage grotesque mais étrange, énigmatique et fou.
29Dans les pièces d’Arden, il y a d’autres types de fous, tels Sparky et Annie dans La Danse du sergent Musgrave, ou Croaker dans Vous vivrez comme des porcs, qui sont des « fols » vraiment fous, mais qui disent la vérité, ou encore des poètes qui ne peuvent vivre dans la société injuste et cruelle qu’en tant que fous. Mais l’analyse de tous ces personnages requerrait un autre chapitre.
Notes de bas de page
1 John ARDEN, The Hero Rises Up, London! Methuen, 1969, 16. «NELSON bursts through the screen»
2 Ibidem, p. 45.
3 ARDEN, The Waters of Babylon in Three Plays Hammondsworth, England, Penguin Books, 1967.
4 Ibidem, p. 88.
5 ARDEN, Serjeant Musgrave’s Dance, London, Methuen, 1966, p. 11. (traduction de Maurice Pons, La Danse du Sergent Musgrave, Paris, L’Arche, 1963, p. 13.)
6 Ibidem, p. 6. «The Bargee is something of a grotesque, a hunchback..., very rapid in his movements, with a natural urge towards intrigue and mischief.»
7 Ibidem, p. 93. «I’m with you, general!»
8 Grant Edgar MCMILLAN, «The Bargee in Serjeant Musgrave’s Dance», Educational Theatre Journal 25,1973, p. 503.
9 Phyllis HARTNOLL, The Theatre! A Concise History, London, revised Edition. London! Thames and Hudson, 1985.
10 L. W. CUSHMAN, The Devil and the Vice in the English Dramatic Literature Before Shakespeare, Studien zur Englischen Philologie, Heft VI, (Halle, a. S., Max Niemeyer, 1900), p. 102.
The frequent expressions in these prologues! «mirth», «merry conceits», and the like, refer unmistakably to the Vice and his role as a comical person. Sometimes the Vice says of himself that he has come purposely to create fun. But this humor of the Vice is not without a tinge of the maliciousness, which is an essential part of his make-up, the Vice is not a purely humorous character. One feels that what he says and does has always a background of maliciousness and satire.
11 Enid WELSFORD, The Fool! His Social and Literary History, Gloucester, Mass., Peter Smith, 1966, p. xi.
He is a man who falls below the average human standard, but whose defects have been transformed into a source of delight, a mainspring of comedy, which has always been one of the great recreations of mankind and particularly of civilized mankind.
12 WELSFORD, op cit, p. xii.
As a dramatic character he usually stands apart from the main action of the play, having a tendency not to focus but to dissolve events, and also to act as intermediary between the stage and the auditorium.
13 ARDEN, « Le Dernier adieu d’Armstrong », John Arden, Paris, L’Arche, 1966, p. 321.
14 William WILLEFORD, The Fool and His Scepter! A Study in Clowns and Jesters and Their Audience, Northwestern University Press, 1986, p. 7-8. Others share magical and religious functions with priests and medecine men who have a direct responsibility for the well-being of society.
15 ARDEN, « L’Âne de l’hospice », John Arden, p. 283.
16 Ibidem, p. 167.
17 WILLEFORD, op, tit, p. 18.
18 Illustration reproduite dans Willeford op. cit, p. 210.
19 ARDEN, « L’Âne de l’hospice », p. 283.
20 BONFOND a aussi reconnu une affinité entre Butterthwaite et Falstaff. Il rapproche leurs traits de caractère ! gaieté, vanité, luxure, désordre. (François BONFOND, « Fal-staffian Characters in Two Plays by John Arden », Revue des Langues Vivantes, 38, 1972, p. 170.)
21 SHAKESPEARE, King Henry IV, part 2, acte I, sc. II, 1. 230-245.
22 Geoffrey Reeves, « John Arden et le théâtre populaire en Angleterre », in Le théâtre moderne, II ! Depuis la deuxième guerre mondiale, ed. Jean Jacquot, Paris, Eds du Centre National de la Recherche Scientifique, 1967, p. 157-8.
23 ARDEN, Armstrong, p. 315.
24 Ibidem, p. 419.
25 SHAKESPEARE, op. cit., acte II, sc. I, 1. 190.
26 Ibidem. L. 115.
27 Bonfond reconnaît aussi la naïveté de Falstaff et d’Armstrong comme leur principal trait commun, (op. cit., p. 170)
28 SHAKESPEARE, op. cit., acte V, sc. V, 1. 48. «King. Iknow thee not, old man. - - - How ill white hairs becomes a fool and jester!».
29 Robert WEIMANN, Shakespeare and the Popular Tradition in the Theater! Studies in the Social Dimension of Dramatic Form and Function, Ed. Robert Schwartz. Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1987, p. 11.
30 SHAKESPEARE, op. cit., act V, sc. V, 1. 47-72.
31 Ibidem, 1. 62. «The tutor and the feeder of my riots».
32 ARDEN, Musgrave, p. 52, «a kind of ‘Fred Camo’ sequence».
33 Ibidem, p. 52! «The effect should be, not so much of three incompetents pretending to be soldiers, but of three trained soldiers gone mad.»
34 C’est moi qui souligne.
35 Illustration reproduite dans WILLEFORD, op. cit., p. 35.
36 Arden, To Present the Pretence, 12-15.
37 C’est moi qui souligne.
38 ARDEN, Heros, 6. We wanted to produce it [la pièce, The Hero Rises Up] ourselves so that it would present the audience with an experience akin to that of running up in a crowded wet street on Saturday night against a drunken red-nosed man with a hump on his back dancing in a puddle, his arms around a pair of bright-eyed laughing girls, his mouth full of inexplicable loud noises. If you do see such a sight, what do you do! Nine times out of ten you push past among the wet mackintoshes and the umbrellas, muttering to yourself something about ‘likely to get run over, ridiculous old fool - but why were those girls laughing! and that’s all. But you don’t at once forget him! and although you know nothing about him and never will know anything about him, he has become some sort of circumstance in your life. You can’t sit down and analyse him, because you haven’t got the needful data! you can’t ask him for his ‘symbolism’ – if he has any, you yourself will have provided it! you can’t go back and ‘re-evaluate’ him because the police will have moved him on. But there he was! and you saw him.
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Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
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2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
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