Les lieux de mémoire acadiens dans les provinces maritimes du Canada : inventaire, fonctionnement et enjeux
p. 47-56
Texte intégral
1Immergé dans la culture anglo-saxonne et l’américanité, l’ensemble canadien se compose d’une superposition de communautés autochtones et/ou immigrées. Chacune d’entre elles cultive à sa manière – avec plus ou moins de vigueur et de constance – son identité et développe donc des représentations et schémas mémoriels qui lui sont spécifiques. Parmi elles, la diaspora acadienne occupe une place tout à fait particulière. Communauté francophone, vivant dans un milieu majoritairement anglophone, elle est pour des raisons historiques dispersée aux quatre coins de la planète, prioritairement sur le continent américain, dans l’est du Canada actuel (Québec et Provinces maritimes) et en Louisiane dans le sud des États-Unis.
2Dans une rencontre scientifique ayant pour objet central le si riche et inépuisable champ des « mémoires canadiennes », s’intéresser à la notion de lieux de mémoire, même restreint à l’aire acadienne des Provinces maritimes, n’est pas une entreprise aussi simple qu’il n’y parait. Elle brille effectivement par son ambition et se heurte presque immédiatement à l’exiguïté de cette contribution. Elle mériterait effectivement à elle seule une étude beaucoup plus approfondie et transversale, qui pourrait faire l’objet d’une littérature scientifique très abondante. Aussi surprenant soit-il d’ailleurs, il ne semble pas exister à ce jour d’approche globale abordant de manière comparative la problématique des lieux de mémoire acadiens, mais plutôt une multitude d’articles se focalisant sur l’analyse et la description de tel ou tel site.
3Sous forme de synthèse donc, cette contribution – à l’exacte confluence entre « la mémoire des lieux » et les « entreprises mémorielles » – se propose d’établir d’abord une typologie et une cartographie de ce que l’on pourrait entendre par lieux de mémoire en Acadie ; ensuite de s’intéresser à leurs modalités de fonctionnement en termes de personnels, de gouvernance, de services proposés, mais aussi à leurs sources de financement ; enfin, de s’appesantir sur les objectifs affichés ou induits, prioritaires et secondaires, culturels et politiques qu’ils véhiculent consciemment ou inconsciemment.
Les difficultés d’un inventaire exhaustif des lieux de mémoire acadiens dans les Provinces maritimes
4Élaborer un inventaire exhaustif des lieux de mémoire acadiens dans les Provinces maritimes du Canada est une quête délicate. D’un point de vue épistémologique, cet exercice se heurte à un double problème conceptuel ; et d’un point de vue plus pratique à l’inflation exponentielle des recensements en tous genres. Rappelons en premier lieu, que la notion même d’Acadie reste très relative1. Juridiquement, le territoire n’existe plus depuis presque trois siècles et géographiquement il est aujourd’hui éclaté entre trois provinces de l’Est du Canada. Énoncée d’une manière plus poétique, cela peut donner la chose suivante :
« L’Acadie, le mot oriente la pensée vers l’imaginaire dans le jardin analogique des mythologies plus que vers le temps de l’histoire ou l’espace objectif […] l’Acadie demeure légende aux confins de l’histoire et du rêve ou de la révélation, poésie du silence, lieu de nulle part2. »
5Le concept même d’Acadie ou plus exactement « d’acadiénité » reste relativement mouvant au sein de la diaspora et varie d’un bout à l’autre des Provinces maritimes selon la force numérique et le dynamisme des communautés. Paradoxalement – et pour complexifier un peu plus les choses – cette posture à la fois minoritaire et diasporique engendre presque mécaniquement un profond mouvement d’identification à une culture et à un passé singulier. La force de l’identité acadienne tient à la virtualité de son territoire de rattachement, qui en devient un espace mythologique et fantasmé.
6À ceci s’ajoute l’extrême polysémie du concept même de « lieux de mémoire », théorisé par l’historien français Pierre Nora à partir de 1984 dans son œuvre monumentale du même nom et entré par la suite dans l’usage courant en 1993 via Le Grand Robert de la Langue Française. Selon Pierre Nora :
« Un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit. Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle, parce qu’elle l’ignore. […] Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d’un autre âge, des illusions d’éternité3. »
7Autant dire qu’un « lieu de mémoire » c’est à la fois tout et rien. Si l’on veut donc rendre opératoire cette définition, il faut lui apposer plusieurs filtres en se plongeant dans les spécificités de la culture canadienne. Il existe en effet une désignation officielle des lieux historiques autrement dit des lieux de mémoire. Au niveau fédéral, il revient au ministère de l’Environnement depuis 1911 le soin de désigner ces lieux sur recommandation de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada et de les gérer ensuite par l’intermédiaire de l’agence Parcs Canada. Parallèlement, les provinces et les municipalités ont depuis la réforme constitutionnelle de 1982 aussi cette même prérogative puisque les questions immobilières relèvent des compétences locales. Bien souvent, les gouvernements provinciaux ou les municipalités ont recours comme au niveau fédéral à un comité consultatif ad hoc pour établir ce genre de désignation. Reste enfin les initiatives privées – sociétés historiques, groupes de défense du patrimoine, associations professionnelles, associations citoyennes, associations cultuelles ou culturelles, associations communautaires – qui jouent un rôle tout aussi structurant dans la conservation du patrimoine. Il existe donc de facto un enchevêtrement complexe de structures et/ou d’administrations statuant sur l’historicité ou la mémorialisation d’un lieu. Dans ce contexte, il est possible de retenir la typologie suivante, qui a l’immense mérite d’être parfaitement opératoire dans le cadre de cette contribution même si elle agrège de manière très inégale des lieux qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Par « lieux de mémoire », on peut entendre d’une part les « lieux dits patrimoniaux » dans l’acceptation qu’en donne le Répertoire canadien des lieux patrimoniaux4 à savoir « une structure, bâtiment, groupe de bâtiments, arrondissement, paysage, site archéologique ou autre lieu situé au Canada reconnu officiellement pour sa valeur patrimoniale par une autorité compétente dans une juridiction donnée » ; il peut aussi s’agir de stèles, statues ou croix à l’instar des monuments commémorant le Grand Dérangement et l’odyssée acadienne ; on peut y ajouter enfin les entreprises mémorielles comme les parcs d’attractions thématiques ou encore les institutions muséales.
8Cette définition établie, se pose désormais l’épineuse question de leur dénombrement exact. Pour ce faire, il est nécessaire de compulser et de croiser des données très diverses et parfois concurrentes provenant des échelons municipaux, provinciaux et fédéraux. D’un point de vue macroscopique, on peut dire que les Provinces maritimes recensent 170 lieux historiques sur les 955 que reconnaît Parcs Canada lors de son dernier recensement en mars 2011, soit un peu moins de 20 %5. Sur ces 170 lieux répertoriés, 27 bénéficient d’une notoriété touristique et culturelle importante et au moins une dizaine d’entre eux (soit 40 %) sont clairement acadiens6. Pour les citer rapidement, l’île de Boishebert, le monument Lefebvre, le Fort Beauséjour, le Fort Nerepis au Nouveau-Brunswick ; le Fort-Anne, Port Royal, Grand-Pré, Beaubassin, la forteresse de Louisbourg en Nouvelle-Écosse ; et sur l’Île-du-Prince-Édouard, Port-la-Joye – Fort Amherst. À ceci s’ajoutent les lieux historiques provinciaux, 49 au total dont 70 % d’origine acadienne soit 35 en tout7. Il s’agit majoritairement d’édifices religieux, d’installations militaires ou de sites préindustriels liés à l’établissement des premiers colons français. Au-delà de cette classification officielle, il faut rajouter au moins 11 musées acadiens, 5 parcs d’attraction thématiques et 9 monuments (stèles, croix, statues). En tout donc environ 70 lieux de mémoire acadiens se partagent l’espace des Provinces maritimes. Lorsqu’on essaie de les cartographier, on se rend compte très vite qu’ils correspondent aux zones géographiques où vivent actuellement les communautés acadiennes et ce dans presque 85 % des cas. On retrouve ainsi une forte densité de ces lieux mémoriels au Nouveau-Brunswick, province où les Acadiens sont en nombre, notamment sur le pourtour du golfe du Saint-Laurent et jusque dans le Madawaska ainsi qu’aux deux extrémités de la Nouvelle-Écosse vers Pubnico-Ouest et la presqu’île du cap Breton. Enfin de manière éparse et là encore aux deux extrémités de l’Île-du-Prince-Édouard. Bref à travers ces lieux de mémoire, se dessine la carte de l’aire culturelle acadienne contemporaine. En extrapolant un peu, il semblerait donc que ce patrimoine mémoriel soit entretenu principalement dans les zones acadiennes et que dans les comtés voisins anglophones peu de cas soient fait à ces éventuels vestiges à l’exception notoire de Grand-Pré dans la vallée d’Annapolis en Nouvelle-Écosse.
De grandes similarités au-delà de la diversité de leurs modalités de fonctionnement
9Lorsqu’on se penche ensuite sur le fonctionnement, on reste frappés par l’extrême hétérogénéité des situations. Leur gestion prend effectivement des formes juridiques très variables qui dépendent surtout de leur typologie. On n’entretient pas une stèle mémorielle comme on s’occupe par exemple d’un parc thématique ou d’un musée. Les moyens, les attentes et les investissements sont radicalement différents. Il arrive que les domaines soient directement administrés par l’agence fédérale Parcs Canada ou par les autorités provinciales et municipales. Ils peuvent l’être aussi par une autre administration publique comme le réseau des musées acadiens de l’université de Moncton. Parfois, la gestion revient à des sociétés commerciales comme le centre Mi-Carême en Nouvelle-Écosse8 soutenu par l’Association développement LeMoine, inscrite au Registry of Joint Stocks de la province. Il peut aussi s’agir de domaines co-administrés contractuellement par l’agence fédérale Parcs Canada et d’autres collectivités voire dans certains cas avec des corporations à but non lucratif comme celle de Grand-Pré.
« L’objectif premier de la Société Promotion Grand-Pré est de promouvoir la culture et l’histoire acadiennes se rattachant à Grand-Pré. Pour rencontrer cet objectif, la Société Promotion Grand-Pré a comme priorité la cogestion, en collaboration avec Parcs Canada, du lieu historique national du Canada de Grand-Pré. L’entente conclue en 1956 entre le gouvernement fédéral et la Société Nationale de l’Assomption, agissant au nom du peuple acadien9. »
10Cela induit donc in fine des modalités de fonctionnement et de gouvernance relativement hétéroclites. Les lieux gérés directement par l’agence fédérale bénéficient de la présence d’un ou plusieurs fonctionnaires fédéraux qui administrent le site en respectant un plan directeur quinquennal leur donnant les grandes lignes d’actions et les objectifs à respecter. Ailleurs bien souvent un conseil d’administration dont émane un bureau supervise l’action d’une direction générale. On constate surtout de fortes amplitudes financières d’un site à un autre. Le musée de Tracadie10 au Nouveau-Brunswick gère ainsi un budget annuel relativement modeste de 40000 C$, alors que celui du Village historique acadien11 dans la même province avoisine 1 million de dollars canadiens. On retrouve les mêmes différences dans l’équilibre des grandes masses budgétaires et notamment dans l’importance des subventions publiques au prorata des recettes propres. Ces dernières viennent presque exclusivement des droits d’entrée perçus voire des dons de personnes morales ou physiques. Il existe là encore des différences très sensibles d’un lieu à un autre. Par exemple, le droit d’entrée des lieux patrimoniaux administrés directement par l’agence fédérale oscille généralement entre 1,9 C$ et 3,9 C$, alors qu’ils semblent plus élevés dans les musées bénéficiant seulement du soutien des municipalités ou des provinces (5 C$ en moyenne) et naturellement dans les sites historiques d’intérêt ou les parcs d’attractions thématiques (entre 8 C$ et 15 C$). À noter simplement une constante : l’engagement important de la puissance publique – qu’elle soit fédérale, provinciale ou municipale – dans la préservation du patrimoine mémoriel acadien avec bien souvent un système de cofinancement additionnel dont la proportion varie entre 25 % et 75 %. Cette situation induit de facto des différences toutes aussi importantes en termes de ressources humaines. Comment effectivement mettre sur le même pied d’égalité un musée comme celui de Tracadie qui embauche un ou deux permanents à l’année et un parc thématique comme le Village historique acadien qui a besoin d’une centaine de figurants ?
11S’il existe une grande hétérogénéité dans les formes juridiques que peuvent prendre la gestion opérationnelle de ces lieux de mémoire, on trouve des similarités dans leurs objectifs affichés mais aussi dans les activités qu’ils proposent à leurs visiteurs. D’un lieu à un autre, les objectifs ne varient en effet jamais. Il s’agit toujours de conserver le patrimoine qu’il soit matériel ou immatériel et d’en assurer la promotion et donc le rayonnement auprès du plus grand nombre. Le mandat du Village historique acadien le résume parfaitement :
« La raison d’être du Village Historique Acadien est d’informer et éduquer les gens sur la vie quotidienne des Acadiens et Acadiennes de 1770 à 1949 en interprétant l’histoire vécue et matérielle dans un environnement recréé12. »
12Si la pluralité prévaut en termes d’activités, on retrouve quand même de grandes similitudes d’un endroit à un autre. Les visites guidées comme le proposent par exemple le musée de Tracadie au Nouveau-Brunswick ou le centre de Mi-Carême en Nouvelle-Écosse, restent incontournables. Un guide homologué – parfois bénévole – ou un audioguide – comme « explora » à Louisbourg – accompagne ainsi le visiteur dans sa découverte des diverses pièces du musée ou les différentes étapes de son périple, donnant une profusion d’informations d’ordre historique ou culturel en plusieurs langues. Parfois, ces visites sont virtuelles comme à Grand-Pré en Nouvelle-Écosse, où un court-métrage propose de revivre l’odyssée acadienne et comprendre l’importance de ce lieu dans la mémoire collective des Acadiens. Les institutions muséales ou les parcs thématiques acadiens utilisent à profusion les nouvelles technologies issues de la muséographie pour scénariser, raconter, valoriser leur patrimoine, corroborant ainsi la politique globale de Parcs Canada, mais aussi les innovations canadiennes en la matière. Surtout, on constate un ciblage des activités pour toucher des publics différents. Le musée acadien de Moncton (Nouveau-Brunswick) propose ainsi des ateliers pédagogiques en direction des scolaires, principalement les jeunes acadiens et francophones de la province. Le parc thématique de Louisbourg en Nouvelle-Écosse s’adresse lui-aussi à un public jeune en proposant des jeux de pistes (« géocachette ») ou des jeux de rôles (« Ça prend un voleur ! ») ; mais aussi aux sportifs avec des randonnées historiques dans ses environs immédiats (« le sentier des ruines ») ; ou encore aux séniors avec les ateliers « voyages à travers le temps » proposant des cours de couture ou de cuisine d’époque. Tout est fait par ailleurs pour animer continuellement ces lieux de mémoire à travers des « soupers traditionnels » ou des « soupers-théâtres » comme au Pays de la sagouine (Nouveau-Brunswick), mais aussi des concerts, des festivals d’arts ou de musique folklorique, comme les cafés musicaux du centre Mi-Carême13 ou encore l’importante programmation estivale de Louisbourg. Lieux de diffusion de la mémoire, ces centres peuvent être aussi des espaces de création de la mémoire en proposant aux chercheurs, étudiants ou encore généalogistes l’accès à des bases de données essentielles (collections, registres, archives etc.). Pour résumer, les différents sites acadiens proposent à leur visiteur ce qu’on pourrait appeler une offre mémorielle intégrale, leur permettant par des approches différentes et souvent complémentaires de se replonger dans l’ambiance d’antan et de faire un voyage dépaysant à travers le temps.
Des enjeux politiques et économiques dépassant leurs finalités culturelles et identitaires
13Les lieux de mémoire acadiens structurent culturellement l’identité de la diaspora en lui fournissant des repères spatiaux essentiels en raison de l’extrême virtualité de son territoire. Toutes les statistiques le prouvent, une très forte majorité de visiteurs sont des Acadiens ou d’origines acadiennes et vivent le plus souvent dans la province du lieu visité. Sur les 1500 visiteurs du musée historique de Tracadie, 50 % viennent du Nouveau-Brunswick, le reste des Provinces maritimes du Canada et une infime minorité (5 %) de l’étranger14. On retrouve quasiment les mêmes proportions dans les 9000 visiteurs du monument Lefebvre au Nouveau-Brunswick15, tout comme dans les 7500 du village historique de Nouvelle-Écosse16. Quant aux 100000 visiteurs annuels de la forteresse de Louisbourg, si 30 % viennent effectivement de l’étranger et des États-Unis en particulier, plus de 70 % sont des Canadiens majoritairement issus des Provinces maritimes. On pourrait donc parler à cet égard d’un véritable « endotourisme » d’essence diasporique et communautaire comme celui que l’on décèle à l’occasion des congrès mondiaux acadiens17. Très significatif, l’étonnement toujours intact des Acadiens année après année lorsqu’un francophone, qui plus est non américain, se rend chez eux pour visiter ce type de lieu. À travers leur fréquentation se dissimule donc mezzo voce un véritable réflexe identitaire pour ne pas dire nationaliste dans le sens nord-américain du terme. Le mythe du retour en Acadie ou tout simplement la recherche de ses racines s’accompagne symétriquement d’une affirmation identitaire. Le site historique de Grand-Pré occupe depuis le poème épique de Henry Longfellow une place à part dans l’identité et la mythologie acadienne. Nombreux sont d’ailleurs les chansons, récits, romans ou poèmes contemporains qui y font directement référence à l’instar de la ballade d’Angèle Arsenault écrite en 1994 :
« Grand Pré, c’est là que tout a commencé
Grand Pré, c’est là que nous avions rêvé
Grand Pré, de bâtir un monde nouveau
À l’abri des tempêtes, au bord de l’eau
Grand Pré, c’était un peu le paradis
Grand Pré, les Indiens, c’étaient nos amis
Grand Pré, à l’abri des arbres géants
Dans le Bassin des Mines, à l’origine
Du nouveau continent
[…]
Grand Pré, tout un peuple qu’on a déporté
Grand Pré, une page d’histoire qu’on a déchirée
Grand Pré, les maisons, les fermes, brûlées
Tout c’qu’on avait bâti s’est effondré
Grand Pré, où sont les Leblanc, les Légères
Sont-ils en Louisiane ou à Belle-Île-en-Mer
Grand Pré, comment faire pour garder l’espoir
Allons-nous nous revoir, comment savoir
Où se trouve l’Acadie
[…]
Grand Pré, je ne veux pas vous faire pleurer
Grand Pré, mais je ne peux pas oublier
Grand Pré, que mes ancêtres étaient Français
Et tout ce qu’ils voulaient c’est vivre en paix
Grand Pré, nous n’étions que quelques milliers
Grand Pré, nous n’avons pas abandonné
Grand Pré, aujourd’hui nous pouvons rêver
Trois millions d’Acadiens et d’Acadiennes continuent à chanter. »
14Ce site endosse en réalité une triple fonctionnalité mémorielle. Lieu de commémoration, c’est ici que se déroule la plus grande messe du 15 août à l’occasion de la Fête nationale de l’Acadie. Depuis 2005, l’Église unie du Canada y célèbre par ailleurs l’anniversaire de la déportation des Acadiens chaque 25 juillet. Épicentre identitaire de la diaspora, beaucoup d’Acadiens pensent qu’il faut visiter le parc au moins une fois dans leur vie un peu à la manière d’un pèlerinage mystique.
« Le lieu historique national de Grand-Pré éveille beaucoup d’émotions chez les visiteurs. Pour les Acadiens, le sentiment qu’évoque le lieu est lié à la connaissance du fait qu’un événement d’importance dans l’histoire de leur communauté s’est produit à cet endroit ; un événement constituant un élément clé de leur identité18. »
15Lieu de ressources, il propose aux chercheurs, généalogistes ou familles acadiennes des outils pertinents pour rechercher leurs origines. Lieu touristique enfin son « centre d’interprétation abrite un théâtre multimédia, une salle d’exposition, une boutique souvenir, une salle polyvalente, des bureaux, ainsi que d’autres services pour les visiteurs19 ». Du fait de sa dimension émotionnelle et affective, le site de Grand-Pré participe peut-être plus qu’un autre au formatage et à la survivance de l’identité acadienne. L’ethnologue Barbara LeBlanc ne s’y trompe pas lorsqu’elle note :
« Le lieu de Grand-Pré a été par le passé et reste aujourd’hui un point de référence culturel et patrimonial majeur, un élément cathartique, un facteur de motivation autant pour les membres de la collectivité acadienne que pour les membres de plusieurs autres communautés, dans un processus de prise en charge de leur identité et de leur destin, au sein d’un monde changeant. Grand-Pré joue donc un rôle primordial comme lieu de commémoration et de célébration du passé, du présent et de l’avenir du peuple acadien20. »
16Plus généralement, « les buttes témoin d’un autre âge » pour reprendre l’expression de Pierre Nora, c’est-à-dire les vestiges de l’Acadie perdue ont un double effet : elles resserrent les liens d’une communauté éclatée vivant en milieu minoritaire et en proie à l’acculturation anglophone ; elles lui donnent aussi une spécificité et une originalité dans une francophonie canadienne très largement dominée par le Québec.
17Au regard de leurs voisins québécois et ontariens, les Provinces maritimes du Canada, majoritairement rurales et peu peuplées, sont réputées pauvres. Dans un contexte socioéconomique toujours plus difficile qu’à l’ouest du pays, les lieux de mémoire acadiens génèrent une économie mémorielle tout à fait appréciable, même si elle reste souvent saisonnière. Créant de l’emploi direct avec un bassin de recrutement immédiat, ces sites profitent directement aux communautés acadiennes des environs. Cependant la plupart des emplois sont précaires (figurants, guides, hôtesses d’accueil, animateurs) à l’exception des directions générales et des services qui leur sont éventuellement rattachés. Le musée acadien de Moncton par exemple n’emploie que 2 permanents, 2 contractuels et 2 stagiaires étudiants ; le musée historique de Tracadie simplement 2 contractuels à temps partiel durant l’été. En ce qui concerne les emplois indirects, il s’agit surtout du secteur tertiaire lié à l’industrie du tourisme : hôtellerie, restauration ou services annexes. L’exemple type est de ce point de vue Louisbourg. Perdu dans le nord-est de la Nouvelle-Écosse sur la presqu’île du cap Breton, sans véritable grand centre urbain à proximité, tout un effort a été fait pour proposer aux visiteurs un véritable « package touristique » à travers le lancement d’un site Internet en anglais [www.experiencelouisbourg.com]. Il fournit des listes d’hôtels, de chambres d’hôtes, de restaurants, de boutiques, d’attractions aux futurs visiteurs non francophones. Mais ce n’est pas tout, la plupart des sites mettent en place des synergies locales avec des organismes culturels ou universitaires pour animer le site ou attester de son intégrité commémorative. On comprend ici tout l’impact socioéconomique que peut avoir un lieu de mémoire acadien dans une région donnée. À noter que c’est aussi toute une partie de la stratégie d’attractivité touristique des Provinces maritimes qui s’y joue. En effet, au-delà du tourisme communautaire, un autre tourisme est visé, celui des Canadiens des grandes villes, mais aussi des riches Américains voisins. L’héritage acadien des provinces maritimes est systématiquement mis en avant dans les brochures de publicité ou les plans marketing des différents offices de tourisme des trois provinces. Cette stratégie est activement soutenue par Commission du tourisme acadien dans le Canada atlantique (CTACA) qui regroupe les opérateurs et intervenants touristiques offrant un produit acadien ou opérant dans les régions acadiennes21. Il s’agit de venir goûter une autre Amérique, rurale, paisible, folklorique, gastronomique, fière de ses racines, bref l’endroit où il fait bon vivre. Comme si l’Acadie servait de faire-valoir mémoriel à un continent encore trop jeune pour avoir une véritable histoire. Un havre de paix, de tranquillité et d’authenticité dans une Amérique moderne et bouillonnante. Une espèce de muséum vivant de la fragile biodiversité culturelle d’un continent unilingue avec les risques de folklorisassions qui lui sont inhérents. La profusion de photos d’Acadiens et d’Acadiennes en costume d’époque dans les prospectus ou sites Internet atteste de cette subtile récupération de l’héritage à des fins principalement commerciales. Il faut cependant relativiser le poids de cette économie mémorielle dans l’aire des maritimes. Même si elle est appréciable, elle reste très secondaire (moins de 2 %)22 par rapport à d’autres secteurs d’activités importants qu’ils soient marchands comme les pèches ou non marchands comme l’administration publique, la santé et l’éducation.
18Et si pour finir ces lieux de mémoire acadiens ne revêtaient pas un rôle, un peu plus insidieux, un peu plus subtil et disons-le pourquoi pas politique ? Le mot est lâché. On le sait le contexte institutionnel canadien est très largement dominé depuis plus d’un demi-siècle par une rivalité latente entre l’État fédéral et les velléités autonomistes de la province francophone du Québec. Bien souvent, les communautés francophones « hors Québec » – même si le terme est polémique – ont fait les frais ou plus exactement ont été les acteurs malgré elles de cet affrontement concurrentiel. L’Acadie ne fait pas exception à la règle bien au contraire. La puissance publique qu’elle soit fédérale ou provinciale semble investir fortement dans ces différents lieux de mémoire via notamment l’agence Parcs Canada ou des organismes locaux. Il s’agit d’un investissement qui à défaut d’être à perte ne produit pas de grands bénéfices financiers. Symptomatique aussi, les Provinces maritimes traditionnellement rétives à dépenser leurs fonds dans des actions couteuses et en direction des communautés acadiennes semblent elles aussi jouer le jeu. Si officiellement, la préservation du patrimoine « commun » sert d’alibi, cette mansuétude ne cacherait-elle pas aussi une énième manière – plus déguisée cette fois – de promouvoir le modèle multiculturel canadien par opposition aux prétentions indépendantistes des francophones du Québec ? Et si le fait d’entretenir des foyers mémoriels acadiens et donc de facto une fierté ou du moins une spécificité acadienne parmi les francophones canadiens n’étaient pas un moyen de relativiser le poids culturel des turbulents Québécois ? Et si c’était aussi un moyen de contrebalancer astucieusement la politique mémorielle active mise en place graduellement par le Québec notamment à travers son programme sur les lieux de mémoires franco-québécois ? Et si enfin à travers cet exemple les Acadiens se retrouvaient encore une fois dans leur histoire, prisonniers d’intérêts les dépassant ? Autant de questions ouvertes qui méritent d’être énoncées à défaut d’être tranchées dans cette contribution. Rappelons simplement que le Service canadien des parcs, ancêtre de Parcs Canada, a été créé en 1911 en réponse au développement à la même époque dans la Belle Province du nationalisme canadien français… étrange similitude.
19Pour conclure, on peut dire que les lieux de mémoire en Acadie brillent incontestablement par leur forte hétérogénéité du fait de leur nature (édifices, monuments, musées, parcs, etc.) mais aussi des modalités de leur administration et de leur animation. Au-delà de cette pluralité formelle, ils participent dans leur ensemble à la structuration pour ne pas dire la matérialisation in vivo de l’identité acadienne. Vestiges de l’Acadie historique, ils sont surtout des amarres mémorielles auxquelles se rattache une diaspora pélagique, dans laquelle la question des racines et le poids du déracinement occupent une place cardinale. Bien qu’endogène à la communauté acadienne, ces lieux n’échappent nullement à leur récupération à des fins économiques mais aussi politiques. Brève de part son calibre, cette contribution entend plus ouvrir des pistes de réflexions fertiles que de circonscrire son analyse. L’approche comparatiste relativement innovante mériterait d’être plus approfondie mais surtout étendue à l’ensemble de l’aire culturelle acadienne à savoir le continent américain et la France. Belles perspectives scientifiques à venir pour celles et ceux qui poursuivront cette première ébauche.
Notes de bas de page
1 Clarke P. D., L’Acadie du silence. Pour une anthropologie de l’identité acadienne, Québec, Presses de l’université Laval, Culture française d’Amérique, 2003.
2 Hautecoeur J.-P., L’Acadie du discours. Pour une sociologie de la culture acadienne, Québec, Presses de l’université Laval, 1975.
3 Nora P., Les lieux de mémoire, vol. 1, Paris, rééd. Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
4 Voir à ce propos le site officiel du répertoire canadien : [http://www.lieuxpatrimoniaux.ca], consulté en avril 2013.
5 [http://www.pc.gc.ca/fra/progs/lhn-nhs/index.aspx], [http://www.lieuxpatrimoniaux.ca], consulté en avril 2013.
6 Voir à ce propos la brochure de l’agence fédérale dédiée aux parcs nationaux et lieux historiques du Canada Atlantique.
7 Voir à ce propos l’essai d’inventaire sur le site internet : [http://patrimoineacadien.com]. Au 5 juin 2017, ce lien n’est plus actif.
8 Voir à ce propos le site officiel : [http://www.micareme.ca], consulté en avril 2013.
9 Voir à ce propos le site officiel : [http://www.grand-pre.com], consulté en avril 2013.
10 Courriel de Zelica Daigle, responsable du musée, en date du 6 juin 2013.
11 Courriel de Philippe Basque, historien du Village historique, en date du 21 mai 2013.
12 Voir à ce propos le site officiel : [http://www.villagehistoriqueacadien.com], consulté en avril 2013.
13 Courriel de Paul Gallant, directeur général du centre, en date du 12 mai 2013.
14 Courriel de Zelica Daigle, responsable du musée, en date du 6 juin 2013.
15 Courriel de Jeanne-Mance Cormier, conservatrice, en date du 27 mai 2013.
16 Courriel de Roger d’Entremont, directeur général, en date du 13 mai 2013.
17 Lamarque G., « Les Congrès Mondiaux Acadiens : un tourisme diasporique de masse ? », Diasporas, Histoire et sociétés, « Tourismes », no 14, 2e semestre 2009.
18 Voir à ce propos le plan directeur du site (2012) : [http://www.pc.gc.ca/fra/lhn-nhs/ns/grandpre/plan.aspx], consulté en avril 2013.
19 Voir à ce propos page officielle : [http://www.pc.gc.ca/fra/lhn-nhs/ns/grandpre/index.aspx], consulté en avril 2013.
20 Voir à ce propos son article sur Grand-Pré dans l’encyclopédie en ligne du patrimoine culturel de l’Amérique française : [http://www.ameriquefrancaise.org/], consulté en avril 2013.
21 Voir à ce propos le site Internet de la commission : [http://www.acadievacances.com/]. Au 5 juin 2017, ce lien n’est plus actif.
22 Voir à ce propos les différents rapports en ligne de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada : [http://www.fcfa.ca], consulté en avril 2013.
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Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016