Conclusion
p. 275-278
Texte intégral
1La « mise en mouvements » des étudiants fut un processus qui s’opéra à l’échelle globale entre la fin du xixe siècle et l’entre-deux-guerres. Cette période, à la chronologie incertaine, vit l’éclosion et la multiplication d’associations nationales étudiantes, qu’elles fussent représentatives, religieuses ou partisanes. Depuis le xixe siècle, ces mouvements locaux, puis nationaux, avaient pour horizon d’attente l’union internationale des étudiants. La Grande Guerre rendit impérieuse une nouvelle forme d’internationalisme étudiant, lequel devint rapidement le régime de justification des formations nationales de la jeunesse des écoles. Comme d’autres pays de l’espace euro-américain, le Mexique vit surgir un premier mouvement étudiant organisé nationalement, principalement durant l’entre-deux-guerres. Ce mouvement se construisit afin de prendre part aux internationales étudiantes. Il déploya, dès lors, sa propre diplomatie. En ce sens, il n’y avait pas d’exception mexicaine. Ce mouvement, intergénérationnel, structura peu à peu un acteur collectif politique et puissant. Il forgea une catégorie socioculturelle englobante, la « classe étudiante », expression aussi utilisée dans d’autres pays. Mais ce mouvement se construisit dans une synchronie étonnante avec le processus politique qui vint redéfinir le pays : la Révolution. Là résidait, sans doute, l’exception mexicaine.
2Le mouvement étudiant mexicain fut-il « révolutionnaire » ? Oui, si l’on accepte ce terme dans toute sa polysémie et de manière dynamique. Des années 1910 aux années 1940, la Révolution, qu’elle signifiât le socialisme, le communisme, l’aprisme, le coopérativisme, le corporatisme, l’agrarisme, l’indigénisme, le nationalisme économique ou la doctrine sociale de l’Église, qu’elle refusât ou non le féminisme, qu’elle tolérât ou exécrât l’Église catholique, qu’elle luttât fortement ou faiblement pour le civilisme, la non-réélection, le suffrage effectif, la démocratie représentative ou « fonctionnelle », qu’elle se fît le chantre du nationalisme racialiste, du latino-américanisme continentaliste, de l’indo-américanisme, de l’ibéro-américanisme, voire de l’hispanité, cette Revolución, mythe, mémoire, histoire et programme, fut revendiquée comme puissance tutélaire par les représentants étudiants mexicains. Elle était une force qu’il fallait orienter et contrôler. Elle était le centre de gravité de la culture politique nationale. La Revolución, selon les étudiants, put être de gauche ou de droite, voire ni de droite ni de gauche. Elle satura, de plus en plus, les discours des dirigeants étudiants en campagne, les motions de leurs congrès, le contenu de leurs articles. Certains – très peu à vrai dire – moururent même pour elle.
3Le mouvement étudiant mexicain fut-il « révolutionnaire » ? Il se construisit dans tous les cas par rapport à la Révolution. Il naquit, il y a cent ans, pour soutenir le « Chef suprême de la Révolution constitutionnaliste », Carranza, figure détestée par les étudiants d’aujourd’hui, contre Villa et Zapata, personnages vénérés par les jeunes Mexicains d’aujourd’hui. Dans un pays ravagé par la guerre civile, le mouvement étudiant se construisit ensuite en bonne entente avec les Sonoriens, Obregón et Calles. Il se forgea nationalement, par une série d’échanges, d’imitations et de rencontres de plus en plus fréquentes. Réfléchissant à l’échelle internationale, il tissa sa toile de Bogotá à Madrid. Comme dans les autres pays de l’espace ibéro-américain, il formula un programme corporatif précis, davantage axé sur la « Réforme universitaire » que sur celles des écoles, traduisant en filigrane le rapport de force entre étudiants des universités et ceux des écoles normales et techniques. Il incarnait toutefois une authentique volonté de renouveau éducatif sur lequel les révolutionnaires s’accordaient. Il se para de la Révolution, d’abord de façon apolitique, situation intenable, puis d’une manière ouvertement politique. Dans ce récit, la grande rupture fut 1929 : le candidat naturel du mouvement étudiant, Vasconcelos, échoua lamentablement à l’élection présidentielle au moment où l’Église sortait d’une longue agonie. Parallèlement, le mouvement étudiant obtenait une semi-autonomie pour l’Université nationale, situation insatisfaisante qui appelait de nouveaux développements. 1929 montra la toute-puissance du mouvement étudiant, qui s’était construit patiemment depuis les années 1910. Jusqu’alors, les révolutionnaires l’avaient encouragé. En 1929, ils se rendirent compte qu’ils risquaient d’entrer dans une période de turbulences s’ils ne captaient, à leur escient, la force du mouvement étudiant. L’Église et les jésuites firent le même raisonnement. L’Église réussit à utiliser le mouvement étudiant afin qu’il orientât la Révolution dans le sens qui lui convenait. Il ne faut pas voir là une simple instrumentalisation de la jeunesse intellectuelle : le mouvement étudiant conservait son autonomie. Les étudiants catholiques n’en prirent la tête qu’après s’être jetés corps et âmes dans la lutte contre l’éducation socialiste. À partir de là, le mouvement étudiant représentatif suivit l’UNEC, groupe qui agissait masqué, même si les catholiques étaient identifiables. Le mouvement représentatif s’opposant alors de plus en plus nettement au gouvernement révolutionnaire, une fraction de la jeunesse s’en détacha pour former un courant socialiste, pointe avancée de la Révolution cardéniste. Sur ce spectre, les étudiants communistes servirent les intérêts de la droite puis ceux de la gauche. De manière générale, le mouvement étudiant représentatif sut conserver ses conquêtes (l’autonomie et l’opposition au socialisme éducatif) jusqu’au début des années 1940. Parallèlement, le mouvement étudiant socialiste sut garder quelques bastions où le socialisme universitaire dictait sa loi. Rivaux, les deux mouvements célébrèrent néanmoins conjointement la victoire du nationalisme économique révolutionnaire, incarné par l’expropriation pétrolière de 1938. Ces mouvements s’essoufflèrent au moment où le Mexique révolutionnaire fut confronté aux défis de la guerre et dut s’assurer de « l’unité nationale ». Le Mexique moderne émergea de ce nouveau tumulte et misa sur les jeunesses, nouveau symbole de l’avenir. Il disciplina, dans le même temps, les étudiants. Il mit ainsi définitivement fin à une certaine forme de « pouvoir étudiant ».
4Le mouvement étudiant mexicain fut-il « révolutionnaire » ? Il servit, de fait, la Révolution mexicaine en la propageant partout où il le put, des petites bourgades du Michoacán jusqu’à Santiago du Chili. Ce mouvement se construisit, par et pour la Révolution, à l’échelle ibéro-américaine. Il était nécessaire de se constituer en organisation nationale pour accéder à l’échelon international, mais aussi pour défendre la nation. Adjectif consensuel ou contesté, le terme « ibéro-américain » renvoyait bien à l’espace de prédilection de cette Révolution qui crut, dur comme fer, en l’existence d’une « Race » présente sur un territoire coupé en deux par un océan. Cette « Race » fut fêtée chaque 12 octobre et si la Révolution consacra ce nouveau culte civico-ethnique, ce fut principalement à cause de ses étudiants. Le récit, là aussi, place l’année 1929 en son centre. La force acquise par la « révolution étudiante de mai 1929 » permit au mouvement de réaliser son grand projet, le régionalisme institutionnalisé à l’échelle ibéro-américaine. Les grandes confédérations étudiantes ibéro-américaines (CIADE, CIDEC, CEADA) eurent certes une vie éphémère, mais elles eurent le mérite d’exister, dans une période où les communications n’étaient pas chose aisée. Plusieurs d’entre elles, de courte durée, firent l’apologie de la Révolution mexicaine, une autre, plus pérenne, en propagea une lecture critique et catholique. Même sur le plan international, l’action du mouvement étudiant mexicain fut liée à la Révolution, pour disséminer ses principes ou critiquer ses excès, pour soutenir ou contrecarrer sa diplomatie.
5La Révolution mexicaine ne fut donc pas une révolution sans étudiants. L’analyse du mouvement étudiant permet, dès lors, de repenser le processus révolutionnaire. Ce phénomène historique, dans son acception longue, conduisit à la politisation et à la formulation de nouvelles catégories sociales, dont la particularité fut précisément de se mettre en mouvement pour inclure leurs revendications au programme de régénération nationale. L’identité « paysanne » se construisit ainsi face à la Révolution, comme l’a bien montré Christopher Boyer1. La même assertion apparaît pertinente pour les militaires, les militantes féministes ou encore les ouvriers de Monterrey2. Elle vaut aussi pour les catholiques qui cherchèrent à concilier Révolution et doctrine sociale de l’Église, malgré les tensions évidentes entre l’Église et l’anticléricalisme révolutionnaire. Il est possible de dire la même chose des représentants de la jeunesse des écoles et de l’identité étudiante : de manière générale, les représentants du mouvement étudiant négocièrent l’autonomie de leurs établissements en promettant de participer à l’éducation populaire et au processus révolutionnaire. Ainsi, pour les différents groupes sociaux, la Révolution devint rapidement « hégémonique ». Tous n’avaient certes pas les mêmes ressources pour l’orienter. Alliant le prestige de l’éducation à la fascination pour la jeunesse, le mouvement étudiant, qui se structura alors, sut admirablement négocier son nouveau statut et participer au processus révolutionnaire.
6L’analyse du mouvement étudiant met aussi fin aux très vieilles assertions selon lesquelles la Révolution mexicaine n’aurait pas eu d’idéologie propre. Pour les étudiants mais aussi pour d’autres, la Révolution fut un objet de débats passionnés et le nationalisme fut sa marque de fabrique. Et il n’est évidemment pas possible de comprendre le sens de ces débats dans les strictes frontières du national : l’orientation de la Révolution, question lancinante, s’opéra en fonction d’une lecture mexicaine des événements dans l’espace mondial. Ce fut une lecture imprégnée par le nationalisme social-révolutionnaire. Pour les différentes générations étudiantes, ce fut une lecture créatrice qui vit dans la Grande Guerre une justification du nécessaire renforcement du nationalisme et du socialisme, orientations ensuite portées à leur paroxysme, selon les tendances politiques, par la Grande Dépression, puis par la montée en puissance des totalitarismes et par la guerre civile espagnole. L’histoire étudiante de la Révolution rappelle à quel point les acteurs possédaient une « conscience de la globalité » et permet de désenclaver une histoire encore souvent nationalisée par son propre nationalisme. L’histoire étudiante de la Révolution montre aussi que le prisme racialiste est indispensable pour comprendre les transformations du premier xxe siècle mexicain. La Révolution, dans son acception large, fut bien une révolution raciale, qui repensa la race et qui élabora ses politiques publiques, comme sa politique étrangère, sur cette base.
7De manière plus classique, ce livre rappelle par ailleurs que la Révolution mexicaine fut une révolution éducative : l’impulsion ne se réduisit évidemment pas aux années Vasconcelos et les étudiants, en promouvant « l’extension universitaire » et scolaire, ainsi que ses avatars successifs et antagonistes (« l’éducation socialiste », le « service social »), prirent une part importante à ce mouvement. Même si, pour beaucoup d’étudiants, cette participation à l’éducation populaire fut aussi et surtout une formation politique. Enfin, l’histoire étudiante de la Révolution mexicaine vient souligner à quel point ces trente années de transformations sociopolitiques furent une période singulière pour la jeune nation. Si les premiers mouvements étudiants modernes surgirent à la fin du xixe siècle, les grandes organisations étudiantes ne s’épanouirent vraiment que durant cette période de profonds changements. La Révolution fut donc bien « étudiante ».
8Si elle emploie le passé, l’histoire s’écrit aussi au présent. En éclairant la figure de l’étudiant révolutionnaire, ces lignes ont sans doute essayé, par un retour réflexif, de conjurer le spectre de Tlatelolco. Mais, dans l’esprit de tous, la mémoire du crime du 2 octobre 1968 a été exacerbée par les événements dramatiques d’Ayotzinapa et par la disparition de ses 43 étudiants, survenue en septembre 2014. Lors des manifestations exigeant leur réapparition, le 20 novembre 2014, jour anniversaire de la Révolution mexicaine, quelqu’un portait une pancarte avec cette interrogation lancinante que l’historien ne peut que faire sienne : « Pourquoi les tuent-ils, s’ils sont le futur de l’Amérique latine ? »
Notes de bas de page
1 Boyer C. R., Becoming Campesinos : Politics, Identity, and Agrarian Struggle in Postrevolutionary Michoacán, 1920-1935, Stanford, SUP, 2003.
2 Rath T., Myths of Demilitarization in Postrevolutionary Mexico, 1920-1960, Chapel Hill, University ofNorth Carolina Press, 2013. Olcott J., Revolutionary Women in Postrevolutionary Mexico, Durham/Londres, Duke UP, 2005. Snodgrass M., Deference and Defiance in Monterrey : Workers, Paternalism, and Revolution in Mexico, 1890-1950, Cambridge, CUP, 2003.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016