1 Nous pouvons renvoyer sur ce point à plusieurs ouvrages parus ces dernières années (Bouvier, 2005 ; Cusset, 2007 ; Paugam, 2008).
2 Ces deux solutions distinguées par Dominique Méda correspondent à deux des cités distinguées par Boltanski et Thévenot (1991). À la recherche des « formes d’accord que les hommes ont façonnées » (ibid., p. 47), ils en identifient six, correspondant à six principes de justification et débouchant sur six types idéaux de cités. Comme Dominique Méda, ils s’appuient sur Smith et Rousseau pour définir une cité marchande et une cité civique. Les autres cités sont la cité inspirée, dont ils trouvent la formule canonique dans La cité de Dieu de saint Augustin, la cité domestique, typique du monde féodal et dont ils trouvent une formule canonique tardive chez Bossuet (La politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte), la cité de l’opinion, dont la formule canonique est donnée par Hobbes (The Elements of Law et The Leviathan), et la cité industrielle, dont ils trouvent une expression canonique chez Saint-Simon (Du système industriel).
3 « It is not from the benevolence of the butcher, the brewer, or the baker that we expect our dinner, but from their regard to their own interest. We address ourselves, not to their humanity but to their self-love, and never talk to them of our own necessities but of their advantages », [http://en.wikisource.org/wiki/The_Wealth_of_Nations/Book_I/Chapter_2].
4 Peter Sloterdijk a souligné les liens entre le vocabulaire de la comptabilité (« revenus », « rentrées de fonds ») et la circulation des navires autour du globe (Sloterdijk, 2005, p. 125).
5 Très nette chez les marginalistes de la fin du XIXe siècle tels que Walras (Le Bot, 2002b, 2003), cette prégnance des modèles physiques n’a pas disparu aujourd’hui, comme en témoignent les tentatives récurrentes de refonder « scientifiquement » l’économie en s’inspirant de la physique, en dépit des multiples critiques venant d’économistes plus ou moins hétérodoxes, comme de la sociologie ou de l’anthropologie économique (Steiner, 1999 ; Callon et Muniesa, 2003 ; Callon, 2006). C’est ainsi que Jean-Philippe Bouchaud a soulevé une nouvelle controverse avec un article paru dans Nature en décembre 2008, dans lequel il insistait sur la nécessité pour l’économie de s’inspirer beaucoup plus des sciences physiques. Voir [http://arxiv.org/PS_cache/arxiv/pdf/0810/0810.5306v1.pdf], ainsi que [http://physicsworld.com/cws/article/print/38469].
6 Voir l’article « MONIAC computer » dans la version anglaise de Wikipedia : [http://en.wikipedia.org/wiki/MONIAC_Computer].
7 « Le discours analytique ne se soutient que de l’énoncé qu’il n’y a pas, qu’il est impossible de poser le rapport sexuel » (Lacan, 1975, p. 14).
8 Sur la nécessité d’ordonner, sur les trottoirs comme sur les routes, « les passages les uns après les autres de pilotes qui ne se connaissent pas », voir ce que dit Erving Goffman des unités véhiculaires (Goffman, 1973b, p. 21 et sq.).
9 « Commencez par ne pas croire que vous comprenez. Partez de l’idée du malentendu fondamental. C’est là une disposition première, faute de quoi il n’y a véritablement aucune raison que vous ne compreniez pas tout et n’importe quoi » (Lacan, 1981, p. 29).
10 Il revient à Louis Dumont d’avoir insisté sur le succès idéologique de Marx : « On peut affirmer tranquillement que dans sa thèse centrale et la plus générale Marx a formulé ce qui devait devenir dans le siècle subséquent une croyance commune, universellement répandue. Sans doute la théorie de l’infrastructure et de la superstructure n’est pas uniformément admise parmi les sociologues et les historiens, mais pour l’homme de la rue la prépondérance des questions économiques dans la vie sociale est hors de question : c’est l’un des tous premiers articles de son Credo. Dans le Nouveau-Monde, aux États-Unis, où le marxisme n’est pas officiellement en honneur, les spécialistes des sciences sociales eux-mêmes nous donnent souvent l’impression à nous autres chercheurs européens, d’être marxistes sans le savoir, ainsi qu’un ami me le fit une fois remarquer » (Dumont, 1985, p. 137).
11 Y compris moi-même dans un précédent ouvrage (Le Bot, 2002a).
12 Lors d’une journée d’étude à Rennes 2 sur la Russie de Poutine, le 14 mars 2008, l’un des intervenants, Dmitri Kisline, qui traitait des relations entre l’État russe actuel et les petits entrepreneurs, a beaucoup parlé de la corruption. Il remarquait à juste titre que l’on peut distinguer trois variantes : le cadeau que l’on fait à un médecin ou à un enseignant, qui peut s’identifier à un cadeau de sollicitation (on attend du cadeau une plus grande attention de la part du récipiendaire, mais la contrepartie n’est pas explicitement demandée et n’est évidemment pas exigible) ; le pot-de-vin payé pour accélérer, par exemple, le traitement d’un dossier : c’est le cas qui s’apparente le plus à l’échange, dans la mesure où il y accord préalable sur la contrepartie (en son absence, le fonctionnaire « traînera les pieds », mais la contrepartie n’est toujours pas exigible) ; le pot-de-vin payé pour obtenir un service illégal : ici le fonctionnaire ne se contente pas de monnayer ce qu’il devrait faire de toute façon, de par sa fonction, il fait quelque chose d’illégal, qui n’entre pas dans sa fonction, ou ferme les yeux sur quelque chose d’illégal. Est-on dans l’échange ou dans le don ? Le non-respect du « contrat » peut entraîner des représailles (meurtre, intimidation), mais ces dernières elles-mêmes sont illégales. Le cas suivant, qui m’a été raconté, est proche du deuxième cas, mais s’apparente plus nettement à l’échange. Un chef d’entreprise a confié une somme d’argent en liquide à un employé avec pour mission d’aller porter cette somme à un créancier. C’est une banale course. Mais l’employé-coursier se laisse tenter et garde l’argent pour lui. Le chef d’entreprise porte plainte contre son employé. La résolution de l’affaire est un jeu d’enfant pour la Milice (le nom de la police en Russie) : l’identité et l’adresse du voleur sont connues. Mais le fonctionnaire de la Milice demandera et obtiendra 10 % sur la somme récupérée. Ici l’accord était conclu au préalable : nous allons chercher l’argent, mais nous prenons 10 %. Il était sans doute possible de porter plainte contre le fonctionnaire indélicat. Mais il a été préféré d’accepter le marché. S’agit-il encore d’un don ? Le cas s’apparente par certains côtés à celui, parfaitement légal et qui relève clairement de l’échange, de l’avocat qui propose un honoraire de base pour la prise en charge du dossier et un honoraire doublé en cas de gain. Il ne s’agit pas ici de trancher a priori, mais d’inviter à étudier plus finement le tout global de la « corruption », étude plus fine nécessaire si l’on veut construire une théorie des liens sociaux.
13 Leitourgia : « service public, fonction », dit le Bailly, « dont le titulaire supportait les dépenses et qui consistait à organiser les chœurs, équiper les galères, etc. » (chorêgia, triêrarchia…).
14 . Pour qu’un contrat soit valide, dit le Code civil, il faut quatre conditions, dont l’existence d’une cause. Cette notion juridique de cause a fait l’objet de nombreuses théories. D’un point de vue sociologique, Testart propose de distinguer quatre types de causes d’un échange : le désir d’acquérir, la disponibilité monétaire (Testart ne le dit pas, mais c’est ici sans doute que l’on peut parler de pouvoir d’achat, de solvabilité), le consentement des deux parties et le versement de la contrepartie (Testart, 2007, p. 47).
15 . Pierre Bourdieu voyait dans le caractère différé du contre-don la différence entre l’échange pur et simple, qu’il appelle curieusement « donnant-donnant », et l’échange de dons, selon la formule qu’il reprend à Mauss (Bourdieu, 1980). En toute société, dit Bourdieu, le contre-don doit être différé. Cela est tout simplement faux comme le montre le cas, pourtant trivial, des cadeaux de Noël, et cela suffit à ruiner la thèse bourdieusienne (Testart, 2007, p. 224). Mais l’erreur – assez grossière – de Bourdieu s’explique par le fait que sa sociologie est centrée sur les pratiques et les « stratégies », éliminant l’univers de la règle. Or seule la règle, le droit, permet de distinguer l’échange et le don. « Une sociologie qui veut faire l’économie du juridique, qui ne fait référence ni à la notion de règle ni à celle d’obligation, se condamne à ne même pas pouvoir définir les notions élémentaires de la vie sociale » (ibid., p. 226).
16 . Testart précise que l’usage ethnographique récent veut que le terme soit du genre masculin.
17 Dans La généalogie de la morale, Nietzsche a insisté fortement sur cette exigence de contrepartie dans le contrat, allant dans certains cas jusqu’à une responsabilité sur le corps ou même la vie du créancier : « Le débiteur, pour inspirer confiance en sa promesse de remboursement, pour donner une garantie du sérieux, de la sainteté de sa promesse, pour graver dans sa propre conscience la nécessité du remboursement sous forme du devoir, d’obligation, s’engage, en vertu d’un contrat, auprès du créancier, pour le cas où il ne paierait pas, à l’indemniser par quelque chose d’autre qu’il “possède”, qu’il a encore en sa puissance, par exemple son corps, sa femme, sa liberté, voire même sa vie » (Nietzsche, 1964, p. 74).
18 La redevance est un échange imposé (utilisation du moulin banal, redevance audiovisuelle, redevance sur les ordures ménagères), mais c’est bien un échange : elle est due en contrepartie d’un service. Dans les communes qui expérimentent actuellement une redevance incitative sur le prélèvement des ordures ménagères, le paiement de la redevance est effectué en contrepartie du service. La taxe sur les ordures ménagères, par contre, est due de façon inconditionnelle et payée par le contribuable avec la taxe foncière, quel que soit le volume de déchets ramassé.
19 Si l’on suit Descola aussi bien que Testart, il apparaît que chez les Indiens de la côte nord-ouest américaine, comme dans les Plaines, c’est le don et le contre-don qui dominent, aussi bien dans les rapports entre les hommes que dans les rapports avec les esprits (Testart, 2007, p. 70). Pourrait-on en dire autant de l’échange ? La caractéristique des esprits comme des dieux n’est-elle pas justement qu’aucune contrepartie n’est exigible de leur part ?
20 La nécessité d’interdire et de sanctionner la prédation sur les marchés indique en même temps qu’elle peut se produire (nul besoin d’interdire ou de sanctionner ce qui ne peut jamais arriver). C’est ainsi en tout cas que je lis ce que dit Cochoy : « puisque le rapt et le viol ne sont pas possibles sur la place du marché (ou du moins puisqu’ils y sont interdits et sévèrement sanctionnés), il faut recourir à la captation, au sens de la persuasion (rhétorique) et de la séduction (érotique), de la mobilisation de la parole et du corps » (Cochoy, 2004, p. 16).
21 On rappelle que Nietzsche voyait dans le rapport entre les générations actuelles et celles qui les ont précédées l’origine du rapport de droit privé entre le débiteur et le créancier. « Alors règne la conviction que l’espèce n’a persisté dans sa durée que grâce aux sacrifices et aux productions des ancêtres, – et qu’on doit s’acquitter envers eux en sacrifices et en productions : on reconnaît donc une dette dont l’importance ne fait que grandir parce que les ancêtres qui survivent comme esprits puissants ne cessent de s’intéresser à la race et de lui accorder, de par leur force, de nouveaux avantages et de nouvelles avances » (Nietzsche, 1964, p. 107).