Conclusion générale
p. 229-238
Texte intégral
1Des rues de Mexico aux quatre-voies du Wisconsin, des stands de vente ambulante posés aux abords du Zócalo aux arrière-cuisines des restaurants chinois, cet ouvrage a cherché à analyser les différentes manières dont les migrants mobilisent l’ethnicité.
2Plus que tout autre dans cette recherche, le concept de « communauté » est d’emblée apparu lourd de présupposés, demandant à être déconstruit. Dans l’imaginaire sociologique et dans sa transposition dans le sens commun, la « communauté » évoque en effet des liens denses fondés sur une identité commune, un sentiment d’appartenance transcendant, garant d’une continuité intergénérationnelle. Au fil de l’analyse du matériau ethnographique, les réaménagements de l’organisation sociale des Otomis en migration soulignent nettement les limites de la notion, et ce alors même que d’autres travaux sur ce groupe indien, construits depuis les villes mexicaines, tendent à le présenter comme garant d’une forme exacerbée d’organisation communautaire.
3Plus précisément, au cours du travail de terrain, une forte tension est apparue entre la migration interne, vers les villes mexicaines, considérée par les membres du groupe comme un projet collectif, et la migration internationale depuis la ville, perçue comme individualiste. Il a donc fallu expliquer sur quoi reposait une telle dichotomie, ce qui fondait ces significations différentes accordées aux mobilités et, en termes de pratiques, leur impact sur la conception et la réalisation des projets migratoires. En contraste avec la plupart des travaux consacrés aux migrations indiennes, qui mettent l’accent sur les continuités entre les espaces constituant la « communauté transnationale » et sur les efforts des migrants pour préserver la densité des réseaux ethniques, le principal résultat de cette recherche est que les migrants otomis conçoivent leurs trajectoires migratoires en accordant une place plus ou moins grande au réseau ethnique selon les contextes et les étapes du projet migratoire. Ainsi, les réseaux de solidarité ethnique sont mobilisés lors de l’insertion urbaine à Mexico et au moment de l’organisation de la traversée de la frontière entre Mexique et États-Unis. Une fois aux États-Unis, ils constituent plutôt un capital social latent.
4Deux variables s’avèrent déterminantes pour expliquer l’inégale intensité avec laquelle sont mobilisés les réseaux communautaires : le système de hiérarchie ethno-raciale propre aux contextes locaux, et l’expérience migratoire. Premièrement, l’expérience de l’indianité diffère d’une société à l’autre : au Mexique en général et à Mexico en particulier, elle surdétermine les rapports sociaux et est marquée par une profonde ambivalence. Aux États-Unis, en revanche, le contexte d’identifications impose et/ou permet de mettre en avant des identités alternatives (notamment celles de sans-papiers, ou de mexicain) : l’indianité peut alors être vécue dans l’intimité. Les contextes d’opportunités politiques locaux accentuent ce phénomène. À Mexico, l’influence du multiculturalisme politique fait de l’indianité un support de négociation avec les institutions et une ressource collective pour l’insertion urbaine, dans certains contextes précis. Aux États-Unis, et en particulier dans les destinations où l’immigration latino-américaine est récente, les migrants se confrontent de façon plus individuelle au racisme et à un système de hiérarchisation ethno-raciale qui repose sur d’autres clivages que celui entre Indiens/Métis prégnant en Amérique latine.
5Deuxièmement, l’expérience migratoire préalable à la migration internationale s’avère décisive, dans la mesure où elle constitue un référent dans l’articulation entre projet migratoire et organisation collective qui peut servir aux migrants de modèle ou de repoussoir. Les migrants construisent leurs projets migratoires en fonction des ressources, des compétences, des bilans, que constituent les expériences de mobilité cumulées, vécues à titre individuel ou réinterprétées collectivement. Des apprentissages sont mobilisés d’un contexte à l’autre, par ceux qui partent et/ou par ceux qui restent : la capacité à atténuer ou à accroître la visibilité des marqueurs de l’ethnicité, qui résulte de l’aptitude à évaluer les enjeux d’identification d’un contexte à l’autre ; une faculté à se mouvoir dans l’espace en fonction du projet migratoire, tant de la part du principal porteur de projet que de ses proches ; une capacité à mobiliser le réseau de connaissances issues du même lieu d’origine (liens forts) ou à s’appuyer sur d’autres types de relations, migrants dans une situation similaire aux États-Unis, acteurs institutionnels ou associatifs à Mexico (liens faibles).
6La dispersion géographique des Otomis aux États-Unis et la distance qu’une partie d’entre eux entretient avec les réseaux communautaires ne sauraient être imputée à la seule expérience de migration interne du groupe : d’autres groupes indiens – comme les Mixtèques ou les Zapotèques – ont migré vers les villes et s’y sont installés au fil du xxe siècle sans pour autant qu’un tel mécanisme de dilution des réseaux communautaires ait été observé. À défaut de constituer le seul facteur explicatif, l’expérience antérieure de mobilité joue toutefois un rôle déterminant dans le déploiement de formes de mobilité alternatives au schéma des communautés ethniques denses. Ainsi, la migration interne ne détermine pas la relation à géométrie variable qui s’instaure entre les migrants et leur groupe d’appartenance. Cependant, en ouvrant d’autres registres de signification, d’identification et d’action, elle la rend possible.
7Le jeu entre appartenance et non-appartenance au groupe otomi qui s’observe varie alors en fonction des contextes et des étapes du projet migratoire ; il relève d’une dynamique, non de processus irréversibles. Que ce soit à Mexico ou dans le Wisconsin, l’indianité est une composante identitaire réactivée par la migration. Mais dans le premier contexte, les migrants sont assignés à l’affirmation collective de cette identité, tandis que dans le second l’indianité peut être mise en suspens, réservée à l’intimité et au rapport à soi. La modulation du rapport à l’ethnicité, la distanciation avec le réseau communautaire, résultent d’un ajustement des migrants aux différents contextes et à leurs contraintes : elles constituent des compétences migratoires à part entière.
8Quelques pistes de réflexion transversales ouvertes par ce travail de recherche peuvent être approfondies, en guise de conclusion.
La quête de reconnaissance, un facteur de mobilité
9La double migration des Indiens, vers et depuis Mexico, soulève en premier lieu la question de la reconnaissance, à partir d’un apparent paradoxe : que cherchent à obtenir, par la migration, des populations bénéficiaires dans leur société d’origine de politiques de reconnaissance de la diversité culturelle ? Au cours de la recherche, différentes modalités de reconnaissance et différentes sphères dans lesquelles celle-ci s’exprime sont apparues. La reconnaissance institutionnelle venant du haut, contraignante et assignée, peut être opposée à une attente de reconnaissance qui se jouerait dans les relations ordinaires. Les migrants indiens se trouvent au croisement de ces deux ordres de reconnaissance.
10Pour l’heure, l’adoption de politiques publiques inspirées du multiculturalisme à Mexico aboutit à renforcer des mécanismes d’ethnicisation omniprésents dans la capitale et à rigidifier certaines définitions de l’indianité, tout particulièrement celles ayant trait à la différence culturelle et à l’organisation communautaire. Les quelques mesures sociales de compensation des inégalités, ou les initiatives de dénonciation du racisme (par le biais d’ateliers d’éducation aux droits et de sensibilisation aux discriminations dispensés à certaines populations indiennes, par exemple), ne parviennent pas à renverser des mécanismes de domination et de naturalisation des inégalités séculaires.
11Des nuances doivent toutefois être apportées. En premier lieu, les phénomènes d’ethnicisation et de racisme influent différemment selon les contextes d’interaction – selon qu’il s’agisse par exemple d’une rue ordinaire ou d’une rue touristique ; d’une institution destinée aux populations indiennes ou d’une institution non sensibilisée à la question – et selon l’aptitude des individus et des groupes à s’adapter à ces scènes et à ces interlocuteurs-là, « réalisant », par leur comportement, la différence sous des formes adaptées aux enjeux de l’interaction (Fenstermaker et West, 2002). En outre, le processus d’ethnicisation que connaissent les populations indiennes dans le cadre du multiculturalisme politique ne saurait être réduit à l’imposition de catégories par l’État, mais s’établit dans un processus dialogique, à travers, notamment, les échanges avec d’autres acteurs (militants, associatifs, universitaires) qui interviennent en amont ou à la marge des politiques multiculturelles. De tels échanges sont ferment d’autonomisation par rapport aux institutions publiques, de politisation, et de réflexivité des groupes indiens quant aux frontières ethniques. L’accès à la reconnaissance, entendue selon la définition qu’en propose Axel Honneth au sens large d’estime de soi, se fait donc autant à la marge des programmes, que dans leur cadre strict (Honneth, 2013).
12Néanmoins, la reconnaissance institutionnelle à destination des populations indiennes est conçue selon des présupposés (focalisation sur le rapport au lieu d’origine, installation durable dans la ville) qui tendent à occulter l’émergence de départs vers les États-Unis, au sein des groupes bénéficiaires. Même si la migration vers les États-Unis demeure minoritaire au sein des groupes indiens urbains, le phénomène s’est développé au cours des dix dernières années. L’analyse des projets migratoires forgés dans ce cas renvoie à d’autres dimensions de la reconnaissance. La migration vers les États-Unis est largement portée par des hommes, souvent adultes, qui s’efforcent ainsi de reconstruire au sein de leur foyer l’image positive d’une masculinité responsable. Les migrants visent également à ce que leurs compétences professionnelles soient reconnues, en particulier les plus jeunes, nés en ville, qui ont fait des études. Les points sur lesquels ils cherchent une amélioration de leur condition renvoient indirectement aux stigmates de l’indianité, davantage qu’à une stricte logique économique. La formulation de ces aspirations et la mise en acte qui en découle se font sur le plan individuel, et non en mobilisant un registre de revendications fondées sur une identité collective. L’énonciation des projets migratoires vers les États-Unis se construit donc dans les creux de la reconnaissance institutionnelle.
13Une fois aux États-Unis, les migrants otomis partis de la ville – du moins ceux qui se dirigent vers le Wisconsin – occultent leur identité ethnique, et s’efforcent d’être reconnus autrement : en tant que Mexicains ou Latino-Américains par leurs compatriotes, en tant que bons travailleurs par leurs employeurs. Ce schéma, dans lequel la souffrance produite par le mépris engendre une recherche d’invisibilité a jusqu’à présent été moins analysé que celui où, à l’humiliation, succèdent la lutte collective et le renversement du stigmate.
14Ces efforts aboutissent-ils ? Pour autant que l’on puisse juger d’un phénomène encore récent, les migrants otomis aux États-Unis ne parviennent pas à obtenir une ascension sociale qui se traduirait par une nette augmentation du capital économique. En revanche, aux États-Unis, même s’ils demeurent dans des positions très modestes au regard d’autres latino-américains, et plus encore au regard de la société majoritaire, ils acquièrent des compétences relationnelles et professionnelles – travail dans des restaurants, essentiellement – qu’ils parviennent à valoriser temporairement à leur retour au Mexique. En effet, non seulement ils se présentent à des postes en restaurant auxquels ils n’auraient pas postulé avant leur départ, mais ils y sont embauchés, ce qui défie la structure de segmentation ethnique du marché de l’emploi opérant pour ce groupe. Les Otomis ne sont alors plus perçus comme des Indiens mais comme des migrants de retour. La transposition à Mexico des bénéfices de la reconnaissance partielle obtenue aux États-Unis est cependant provisoire : l’absence de perspective de mobilité sur le marché de l’emploi et les bas salaires dans leur pays d’origine conduisent une partie des migrants indiens à retourner aux États-Unis.
15Aux États-Unis, les Indiens sont donc reconnus pour leurs compétences professionnelles et en tant que Mexicains, citoyens indifférenciés, aspiration qui va à l’encontre des objectifs des programmes institutionnels à Mexico, fondés sur la reconnaissance d’une identité collective différenciée. Pour autant, le processus de reconnaissance y est entravé par un plafond de verre très bas, qui limite inexorablement l’ascension des migrants sans-papiers sur le marché de l’emploi, ainsi que par l’absence de possibilités de régulariser leur situation administrative, qui pèse lourdement sur le quotidien.
16En définitive, la participation aux programmes multiculturels et la migration vers les États-Unis constituent deux stratégies alternatives d’insertion urbaine. Analysées à l’échelle du groupe, elles sont contradictoires : elles reposent, dans un cas, sur une stratégie collective qui re-densifie les structures communautaires, et dans l’autre sur un mécanisme d’individuation. À l’échelle individuelle toutefois, les deux stratégies peuvent être complémentaires : les migrants sont plus nombreux à partir pour les États-Unis depuis les groupes engagés dans l’achat de leur logement à Mexico.
Le contexte urbain et l’imbrication entre migration interne et internationale : pistes d’analyse
17Le projet d’analyser un cas où des flux migratoires internationaux se greffent sur une migration interne préalable a conduit à mettre en rapport deux champs d’analyse des migrations qui sont généralement disjoints, au Mexique en général, et pour les populations indiennes en particulier.
18En premier lieu, il convient de revenir sur les catégories « interne » et « international » utilisées au long de cette étude pour qualifier les différents flux migratoires. Un tel choix, initialement effectué pour des raisons de clarté dans l’exposition, ne risque-t-il pas de réifier et de renforcer une opposition fondée sur des frontières étatiques alors que de nombreux travaux montrent des États-nations affaiblis par la globalisation ? Ne serait-il pas plus juste d’abandonner ce vocabulaire qui renvoie à un nationalisme méthodologique que cette recherche s’est efforcée de dépasser ? Au premier abord, la dimension transnationale de la migration des Santiaguenses, et la récurrence, depuis plusieurs générations désormais, des mobilités comme stratégie économique et support identitaire des Otomis, incitent à mettre en avant les continuités entre ces formes migratoires. Les Santiaguenses eux-mêmes soulignent parfois le parallèle entre les obstacles qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne aux États-Unis, et le franchissement de frontières linguistiques, économiques, culturelles vécu par la génération qui s’est installée à Mexico dans les années 1970, et dans une moindre mesure par la génération suivante.
19Pour autant, il ne paraît pas si simple d’évacuer les frontières nationales de l’analyse. Les représentations de la migration que mobilisent le plus souvent les migrants sont largement polarisées autour d’une distinction entre migration au Mexique, perçue comme une pratique collective qui s’inscrit dans une continuité intergénérationnelle, et migration hors des frontières de l’État-nation, associée à l’idée d’individualisme et de rupture avec le groupe. Autre élément en faveur de la distinction entre national et international, les contraintes à la mobilité et la vulnérabilité des migrants sans-papiers qu’engendrent les politiques de contrôle migratoire aux États-Unis.
20La prégnance des frontières nationales découle par ailleurs de la position des migrants otomis comme groupe minoritaire et ethnicisé, que ce soit en tant qu’Indiens au Mexique ou en tant que sans-papiers aux États-Unis. Elle traduit le poids que conservent les États, par leur fonction sécuritaire et par leur pouvoir à définir l’altérité au sein de la nation. Elle dit également l’existence de structures d’opportunités politiques différenciées, instituées à l’échelle de l’État-nation, qui donnent lieu à des stratégies individuelles et collectives distinctes, quant aux projets migratoires et aux identifications.
21En dépit de la pertinence de conserver la distinction entre migration interne et internationale, cet ouvrage démontre combien il est artificiel de dissocier deux volets d’un processus de mobilité qui interagissent continûment. Trois formes d’articulation entre migration interne et internationale peuvent être distinguées. Premièrement, en tant qu’événement passé, la migration interne détermine les conditions d’élaboration du projet migratoire ultérieur : elle inscrit les individus dans des réseaux spécifiques, influe sur le mode d’évaluation des coûts et bénéfices de la mobilité. Pour les Otomis, la migration interne constitue une expérience collective souvent douloureuse et contraignante, qui conditionne le regard posé par les membres du groupe sur la migration vers les États-Unis. Ensuite, la migration interne peut constituer une alternative à la migration internationale. Elle représente alors une forme de compromis entre la nécessité de trouver de meilleures opportunités économiques qu’à Mexico, le désir d’explorer d’autres lieux et options, et l’inscription dans les cadres communautaires. Enfin, à l’échelle familiale, la migration interne intervient souvent de façon concomitante à la migration internationale, lorsque le départ d’un individu aux États-Unis contraint sa famille à se réorganiser spatialement. La migration interne sert alors de variable d’ajustement pour pallier l’absence du migrant. Un tel mécanisme met en évidence la dimension genrée des mobilités – la migration internationale demeurant surtout le fait d’hommes adultes, tandis que la migration interne est du ressort des femmes et des plus jeunes –, ainsi que la plasticité de l’organisation familiale. Par ailleurs, l’enquête multisituée a mis en lumière une fluidité des trajectoires qui échappent à la plupart des enquêtes instruites depuis un seul lieu : avant de partir pour les États-Unis, la majorité des enquêtés est né à Santiago et a vécu plusieurs années dans une ville mexicaine, une minorité n’avaient pas quitté le village, d’autres enfin sont nés ou ont longtemps vécu dans une ville mexicaine mais se sont réinstallés à Santiago Mexquititlán – un parcours allant à contre-courant de la construction linéaire usuelle des trajectoires de migrations.
22Enfin, le fait que la migration vers les États-Unis s’organise depuis le milieu urbain agit sous plusieurs angles. La définition de soi comme « urbain » ou « rural » a d’abord une incidence sur les destinations privilégiées par les individus : les migrants établis en ville de longue date ne se sentent pas légitimes pour travailler la terre et renoncent d’emblée à des emplois agricoles aux États-Unis. Ils s’orientent donc exclusivement vers les activités de service, dans le Midwest. Si l’on considère les motivations à émigrer et les possibilités de valoriser matériellement la migration, ensuite, on constate que le contexte urbain fait obstacle à la réalisation du projet migratoire. Ainsi, la difficulté à assembler le capital économique pour financer le passeur est renforcée par la précarité des emplois en ville, ce dernier élément amenant à repousser la mise en œuvre du projet migratoire. La vie quotidienne en ville, par ailleurs, à cause des frais qu’elle engendre et des contraintes qu’elle impose – en particulier dans le centre-ville –, rend plus difficile pour les migrants d’épargner ou de réaliser des dépenses ostentatoires, sources de prestige. La valorisation du projet migratoire passe par des schémas récurrents (construire une maison, acheter une voiture), qui convoquent un imaginaire du succès de la migration internationale inadapté aux contraintes d’une ville comme Mexico. En définitive, le mode d’insertion urbaine à Mexico fragilise le projet migratoire aux États-Unis.
23Une fois aux États-Unis, provenir de Mexico a des conséquences ambivalentes. Être identifié comme citadin, et pire encore, comme chilango, est un désavantage. Les hiérarchisations en vigueur à Mexico se renversent : c’est la revanche des identités rurales et régionales, que les Otomis s’efforçaient de mettre au second plan dans les villes mexicaines. En revanche, la première expérience de migration et d’insertion dans un contexte adverse met à la portée des migrants otomis non seulement un vaste registre d’identifications et une pluralité d’appartenances, mais surtout la capacité à les mobiliser distinctement pour s’adapter au mieux à chaque contexte d’interaction.
24 La migration vers les États-Unis depuis la ville était émergente lors du travail de terrain, entre 2003 et 2009. Il reste à observer si, à moyen terme, les migrants parviendront à imaginer des formes de valorisation du projet migratoire plus adaptées au contexte urbain ; ou si des mobilités à d’autres échelles se développeront, avec pour objectif le déplacement de la famille du migrant vers un lieu où le projet de migration internationale pourrait être davantage mis à profit : déménagement dans un quartier moins central de Mexico, où les contraintes en termes de stationnement automobile et d’architecture seraient moins fortes ; déplacement vers une ville de taille intermédiaire ; ou même retour au village – autant de pistes qui ont émergé pendant l’enquête.
Au-delà de la « communauté transnationale », enchevêtrements des réseaux et modulations de l’appartenance
25Au début de la recherche, il paraissait pertinent de faire l’hypothèse, au vu de la littérature existante et de la structure des groupes otomis à Mexico, que l’on verrait aux États-Unis se prolonger en « communauté transnationale », structurée autour de l’identification comme Indiens otomis de Santiago Mexquititlán, la « communauté déterritorialisée » identifiée à la suite de la migration interne au Mexique. Pourtant, dès l’ébauche des projets migratoires vers les États-Unis, les fortes tensions qu’ils suscitent au sein des groupes indiens à Mexico, les clivages qu’ils réactivent, questionnent la pertinence d’un concept qui unifie le phénomène social observé. Une fois aux États-Unis, par ailleurs, une topographie du territoire migratoire indique des points de concentration (dans le Tennessee notamment) mais aussi une importante dynamique de dispersion, qui se manifeste clairement dans le Wisconsin. Les réseaux ethniques ne disparaissent pas, mais restent en suspens, n’étant réactivés par certains des migrants que de façon ponctuelle. La densité variable des réseaux ethniques s’explique d’abord par les contextes géographiques, économiques et politiques locaux, qui dans les « nouvelles destinations » des migrations latino-américaines s’avèrent inégalement propices à développer collectivement des activités transnationales. L’absence de titre de séjour régulier, en outre, est un frein à l’investissement dans ce type d’activité et de sociabilité.
26Grâce à la migration interne, par ailleurs, les frontières des réseaux communautaires se brouillent pour incorporer des individus non-indiens rencontrés en ville, dès le recours au passeur. Une fois aux États-Unis, ensuite, la plupart des Otomis privilégient les liens avec des individus d’autres origines géographies et ethniques, en mobilisant les compétences de gestion de la différence acquises en ville (présentation de soi, registres de langue, analyse des contextes d’interaction, etc.). Ce faisant, ils optimisent les possibilités d’insertion sur le marché de l’emploi, diminuent le risque d’être identifiés et discriminés en tant qu’indiens, et goûtent au plaisir de pouvoir nouer des amitiés en dehors des réseaux communautaires.
27Le degré d’investissement dans les réseaux communautaires selon les étapes du projet migratoire résulte donc à la fois de contraintes et d’un choix qui témoigne de la capacité d’agir (agency) des migrants. Il ne s’agit pas pour autant d’inférer que les sujets sont libres de construire leurs appartenances collectives sans contraintes. Les aptitudes qui permettent aux migrants de négocier la distance avec leur communauté d’origine sont inégalement réparties. Le genre, l’intensité des liens familiaux, le développement de compétences (linguistiques, relationnelles, en termes de mobilité) au cours de la migration précédente, mais aussi l’existence de dispositifs originaux, comme l’entente entre passeurs, recruteurs et employeurs, observée à Wausau, qui permet de s’autonomiser des réseaux familiaux et communautaires, sont autant d’éléments à partir desquels se module le degré d’investissement dans les réseaux ethniques.
28La plupart des travaux sur les migrations indiennes mettent l’accent sur les mécanismes que développent les migrants afin de compenser la distance géographique avec le lieu d’origine, et de préserver l’intensité des relations intra-ethniques ainsi que des formes de sociabilité spécifiques ; dans cette recherche, la distance, avant d’être un obstacle, est une variable dans les projets migratoires, partiellement contrôlée par les migrants et qui peut être source d’opportunités nouvelles, notamment en termes de construction de soi.
29La mise au jour d’une organisation communautaire discontinue, à géométrie variable, diachronique, amène à quelques réflexions. D’abord, l’observation d’une telle dynamique aux États-Unis incite à appréhender avec un regard critique la « communauté » otomi à Mexico. Derrière l’apparence de la « communauté traditionnelle », se superposent des formes sociales distinctes : réseau de solidarité intra-ethnique ; stratégie collective pragmatique, relevant d’un processus de politisation, dans le cadre des politiques multiculturelles.
30La forme que revêt la migration des Otomis vers les États-Unis permet alors d’interroger la notion même de « migration indienne ». Pour de nombreux auteurs, l’inscription communautaire constitue la composante essentielle de la spécificité de l’expérience de migration des Indiens. Le cas des Santiaguenses met plutôt en évidence la diversité des formes que prend l’expérience migratoire, y compris au sein d’un même groupe ethnique. Si la notion de « migration indienne » a un sens, c’est en faisant référence à un rapport social de construction de l’altérité et de domination, de résistance à l’altérisation et à cette même domination, et à travers les résonnances et les significations qu’elle revêt pour les migrants.
31En dépit des problèmes que pose le terme de « communauté », il paraît toutefois impossible de l’abandonner entièrement. En effet, il reste un référent constant à la fois pour les observateurs extérieurs et pour les groupes indiens eux-mêmes. Pour ces derniers, la communauté apparaît à la fois comme un obstacle à un processus d’individuation déjà enclenché et comme une forme de solidarité idéale à atteindre, ce dernier registre s’apparentant parfois à une injonction, comme le prouve l’analyse du contexte local à Mexico. La communauté est une forme idéale, imposée, performative, qui guide les sujets dans leurs actions et dans la conception du projet migratoire, qu’ils cherchent à la réaliser ou à l’esquiver. Penser le rapport à la communauté transnationale comme une variable parmi d’autres du projet migratoire, le concevoir en partant des acteurs, en décrire les modulations et déterminer les variables qui conditionnent une telle distanciation, constitue dès lors l’un des principaux apports de cette recherche.
Une expérience du racisme réactivée et re-signifiée au fil de la migration
32La double migration conduit également les migrants à faire l’expérience de plusieurs contextes de racialisation. Les hiérarchies ethno-raciales s’y actualisent toujours à l’intersection d’autres rapports sociaux, notamment de classe, de genre et de statut migratoire. Parmi les catégories qui donnent prise au racisme, lesquelles se déplacent d’un contexte à l’autre ? Quels apprentissages acquis par l’expérience du racisme les migrants mobilisent-ils ?
33Bien qu’à Mexico le racisme que subissent les Indiens s’appuie sur, et perpétue des mécanismes de domination d’ordre structurel qui se traduisent dans des discriminations en termes d’accès à l’emploi, au logement ou à l’éducation, il demeure largement indicible pour la plupart de ceux qui en sont victimes. Ainsi, des phénomènes relevant du racisme sont minorés dans les discours et interprétés par les Indiens comme signes d’exclusion dus à leur pauvreté ou à leur origine rurale. Aux États-Unis, pour les Otomis, l’expérience du racisme paraît, à l’inverse, fondée sur un déplacement et sur un dévoilement des hiérarchies ethno-raciales : déplacement puisque les migrants sont avant tout discriminés comme Mexicains ou sans-papiers ; dévoilement puisque ce processus les amène à relire le racisme qu’ils ont pu subir en tant qu’Indiens au Mexique.
34Le phénomène se manifeste sous des formes très différentes de celles qui ont été mises en évidence pour d’autres groupes indiens, notamment pour ceux issus de la région de Oaxaca. Pour ces derniers migrants, des travaux ont montré comment la société états-unienne, où se sont mis en place des espaces de dénonciation du racisme, dans la lignée des mobilisations issues du mouvement des droits civiques, avait constitué un terreau favorable au retournement du stigmate. Pour les Otomis en revanche, on n’observe pas un mécanisme de réappropriation collective de la catégorie indienne, mais plutôt des stratégies d’atténuation des marqueurs de l’identification comme indien. L’indianité devient source de redéfinitions du rapport à soi et à son passé, davantage que du rapport aux autres.
35Mis en suspens aux États-Unis, le clivage entre indiens/métis n’y est pas moins constitutif de l’expérience migratoire en ce qu’il permet de lire les situations d’inégalités observées en migration. Dans certains cas, c’est l’expérience d’être sans-papiers qui amène à requalifier comme racistes des événements vécus dans le passé, lorsque le parallèle est dressé entre une situation que les migrants sont contraints de supporter dans un pays étranger, et une situation préalable similaire dans le pays d’origine, qui apparaît a posteriori intolérable. Mais le plus souvent, c’est un décentrement par l’expérience d’autrui qui révèle le racisme expérimenté au Mexique : observation des discriminations et des humiliations dont souffrent d’autres populations minoritaires aux États-Unis (Noirs, Amérindiens en particulier) ; remise en question d’une grille ethno-raciale profondément intériorisée, mais impropre à rendre compte de certaines situations d’interactions aux États-Unis.
36Migrations et relations interethniques sont parfois dissociées dans l’analyse, ou appréhendées de façon linéaire, un large pan des travaux s’intéressant à l’ethnicisation des populations immigrées dans les sociétés d’installation. On voit ici, en revanche, la pertinence de faire dialoguer de façon constante ces deux angles d’analyse. L’exemple des Otomis éclaire en effet combien les relations interethniques ne découlent pas uniquement des mobilités, mais les déclenchent parfois et, appréhendées à partir de la subjectivité des populations étudiées, influent sur la forme qu’elles prennent. Cette recherche met également en exergue la capacité des acteurs à tenir compte des assignations identitaires, à adapter leurs actions en fonction de leur appréhension de la structure de domination et à relire leurs expériences de racisme d’un contexte à l’autre.
37Tenir compte, non seulement de la diversité des contextes migratoires que traversent les migrants, mais aussi de l’articulation entre différents types de mobilité, s’avère ainsi essentiel pour s’approcher au plus près de ce qui paraît constitutif de l’expérience contemporaine de la migration et de l’altérité. Celle-ci est une expérience existentielle de décentrement et de construction de soi, de doutes et de décisions individuelles et collectives, qui ne prend sens qu’à l’imbrication d’une pluralité d’espaces de vie et de communautés d’appartenance.
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