Chapitre VII
Des mobilités dans et par l’emploi ? L’ambivalence du rapport au travail
p. 203-227
Texte intégral
1Le travail, aux États-Unis, est un élément central dans la vie des migrants. Il en détermine la localisation, les conditions d’hébergement, et en partie les modes de sociabilités. Il occupe un temps considérable dans les journées et les semaines : les migrants prennent fréquemment deux emplois, ou se voient contraints d’accepter des horaires qui laissent peu de place au repos.
2Le type d’emplois auxquels ont accès les travailleurs migrants est indissolublement lié à leur statut migratoire. Les Otomis rencontrés aux États-Unis étaient sans exception en situation irrégulière. À l’altérité sociologique (être immigré) se superpose donc une altérité juridique (être étranger) et administrative (être sans-papiers) [Rea et Tripier, 2008]. Or dans les sociétés d’accueil des migrations, le marché du travail est segmenté. Il se divise, selon l’analyse classique de Piore (1980), en un marché primaire où les emplois sont stables, vers lesquels se dirigent de préférence les employés nationaux, et en un marché secondaire, en demande de travailleurs peu qualifiés et peu rémunérés, souvent immigrés. Dans les économies de services avancées, caractéristiques du capitalisme néo-libéral mondialisé, précise Saskia Sassen, les emplois réservés aux immigrés « sont faiblement rémunérés, n’exigent qu’une formation réduite, sont indésirables, sans perspective de promotion et souvent sans avantages sociaux ou presque » (2009, p. 155). L’absence de titre de séjour entraîne un degré de segmentation additionnel, et condamne les travailleurs aux conditions de travail les plus défavorables. Les migrants otomis travaillent pour la majorité dans le secteur des services, à des postes caractérisés par leur flexibilité et leur précarité. En conséquent, ils doivent accepter des conditions de travail qui impliquent souvent une distance entre leur lieu de résidence et leur lieu de travail ; ils sont contraints de changer souvent d’emploi, lorsque les conditions de travail ne sont plus supportables ou afin de profiter d’opportunités meilleures. La problématique de la mobilité, subie ou choisie, sur le marché de l’emploi, et par le marché de l’emploi, est corrélée à la mobilité géographique.
3Ce chapitre propose donc d’analyser l’expérience des Otomis sur le marché de l’emploi aux États-Unis à travers l’éclairage de la notion de mobilité, entendue à l’imbrication entre mobilité géographique, sociale et cognitive1. Selon cette approche transversale, la mobilité englobe les déplacements dans l’espace, mais aussi les facilités ou les freins qui les entravent ; les transformations sociales et les nouvelles formes de socialisation qu’elle entraîne. L’accent est mis sur les processus d’individualisation, les tentatives des individus, à la fois acteurs et sujets, de déterminer leur propre trajectoire de mobilité ainsi que les moyens d’y parvenir. Simultanément nécessité, apprentissage, capital, stratégie, et compétence (Simone et Abouhani, 2005), l’expérience de la mobilité ne saurait toutefois se réduire à la fluidité de circulation qu’elle laisse à première vue entrevoir : elle est une ressource inégalement répartie. Bauman rappelle que si « ce qui sert [désormais] de distinction entre ceux qui sont “en haut” et ceux qui sont “en bas”, c’est leur degré de mobilité, c’est-à-dire leur liberté de choisir l’endroit où ils veulent être », les inégalités sociales contraignent cette capacité d’initiative : « Nous sommes tous condamnés à une vie faite de choix, mais nous n’avons pas tous les moyens de choisir » (1999, p. 132). On pourrait ajouter, aux inégalités sociales que mentionne Bauman, des inégalités de genre ou de statut administratif. Entre circulations migratoires et assignation au mouvement, entre liberté et contraintes : l’autonomie des migrants (entendue comme « savoir-faire » et « pouvoir-faire »), leur marge de décision dans les formes que prend leur mobilité, doivent ainsi être questionnées (Ma Mung, 2009).
4À quels obstacles spécifiques sont confrontés les Otomis sur le marché de l’emploi ? Leurs stratégies de mobilité spatiale débouchent-elles sur une mobilité en termes d’ascension sociale ? Les compétences migratoires acquises au cours de la migration préalable, des campagnes vers la ville, sont-elles réinvesties, et inversement, les « savoir-faire migratoires » acquis aux États-Unis peuvent-ils être mis à profit du côté mexicain de la frontière ?
5Même si les emplois auxquels ils ont accès sont limités, les travailleurs tentent de contourner les obstacles et de déterminer des parcours de réussite. Quel est le champ des possibles tels que le perçoivent ces migrants, et quelles stratégies alimente-t-il ? Leur permet-il d’entrevoir une ascension sociale par l’emploi ? Les migrants distinguent deux types de rémunérations, qui chacune a des implications sur leur insertion dans la société états-unienne : « au mois » ou « à l’heure ». La seconde partie du chapitre portera sur l’expérience subjective du travail, et le sens que les migrants donnent à leurs parcours professionnels sous contrainte. L’hypothèse est faite que pour les Otomis, l’expérience du travail aux États-Unis produit une forme d’estime de soi. En dépit des dominations et des blocages rencontrés, dont les travailleurs ont parfaitement conscience, le travail est vécu comme un espace de reconnaissance. Cette ambivalence ne prend sens qu’en référence à l’expérience préalable de travail à Mexico, et à la capacité observée chez certains migrants de retour à reconvertir positivement à Mexico les compétences professionnelles acquises aux États-Unis.
Opportunités et limites du secteur de l’emploi
Deux stratégies alternatives : travailler « à l’heure » ou « au mois »
6Dans les villes moyennes du Midwest où émigrent de nombreux Santiaguenses, les migrants distinguent deux types d’insertion sur le marché de l’emploi en fonction du mode de rémunération : travailler pour un forfait mensuel, sans que soit comptabilisé le nombre d’heures travaillées, dans certains restaurants (généralement chinois, parfois mexicains) ; ou pour un salaire horaire, dans une gamme d’activités plus large (fast-foods, entreprises de nettoyage, usines d’agro-alimentaire, entreprises forestières, etc.). Les catégories d’analyse présentées ici (« job à l’heure », « job au mois »), qui structurent le rapport au marché de l’emploi des migrants, sont élaborées par ces derniers. Les discussions pesant le pour et le contre de chacun des systèmes sont récurrentes entre les migrants : le sujet passionne, et est présenté comme l’un des enjeux sur lesquels reposerait le succès de l’entreprise migratoire.
Le « job au mois », ou l’emploi dans un restaurant ethnique
7Travailler dans un restaurant qui paie ses employés au forfait mensuel est l’option professionnelle choisie par la plupart des migrants otomis à leur arrivée. Plusieurs avantages font en effet de ce type de poste une solution idéale pour les premiers mois de présence sur le territoire américain. Contrairement à d’autres domaines d’activité, comme l’industrie agroalimentaire, où le travail est saisonnier, l’emploi y est stable, le salaire est négocié et fixe : les migrants ont ainsi une visibilité sur l’échéance du remboursement de la dette au passeur. Dans les restaurants chinois, les employés sont nourris et logés par leurs employeurs. Par conséquent, une partie des préoccupations matérielles qui requièrent des connaissances précises sur la société d’accueil, sont d’emblée résolues : se loger, mais aussi faire les courses – ou apprendre à cuisiner, pour de nombreux hommes qui ont jusqu’alors compté sur les aptitudes culinaires de leurs compagnes ou de leurs mères. Il n’est pas indispensable d’avoir une voiture : les compagnons de travail et de logement, qui ont eu l’occasion d’en faire l’acquisition, et parfois l’employeur lui-même, font la navette quotidiennement entre lieu de résidence et lieu de travail, lorsqu’ils sont à distance. Pour toutes ces raisons, ce type d’emploi se révèle très pratique dans les premiers temps de la migration.
8En contrepartie, les horaires sont très lourds. Il est d’usage de travailler plus de douze heures, six jours sur sept. Le jour de repos varie d’une semaine à l’autre, ce qui ne permet pas de connaître à l’avance son emploi du temps et empêche de s’engager dans des activités régulières (équipe de foot, cours de langue, etc.). Les samedis et dimanches, jours d’affluence, sont systématiquement travaillés. Carolina évoque les conditions de travail dans un restaurant chinois où elle a occupé un emploi de serveuse pendant un an, à Wausau :
« Je ne peux pas me plaindre de mon salaire, c’était plutôt bien payé. Mais pour ça il fallait travailler toute la journée, douze heures par jour. Tous les jours. Je n’avais qu’un jour de repos par semaine. Quand mon fils était malade, je demandais un jour. Ils ne me donnaient jamais deux jours ou trois, seulement un. Et j’étais bien enfermée, aussi. En plus, ils ne me donnaient ni pain ni rien. Ni pause. Bon, si, ils me laissaient manger, mais en cinq minutes. S’il n’y avait pas de clients, je pouvais m’assoir un petit moment pour me reposer. Mais dès qu’il y avait du monde, il fallait se lever à nouveau » (Wausau, 2007).
9 Ramené au nombre d’heures travaillées, le salaire global est bas. Même si des différences existent d’un restaurant à l’autre, déterminer si l’absence de loyer et la nourriture offerte compensent le salaire peu élevé fait l’objet de discussions entre les travailleurs.
10Autre désavantage, celui de la langue : en travaillant dans un restaurant, aux postes les moins qualifiés (généralement à la plonge ou au nettoyage, parfois comme second de cuisine), donc sans contact avec la clientèle, les travailleurs ont conscience d’être cantonnés dans une position marginale vis-à-vis de la société d’accueil. Dans les établissements mexicains, fréquemment tenus par des familles originaires de Jalisco ou du Michoacán, l’ensemble du personnel est hispanophone et l’anglais n’est jamais nécessaire. Dans les restaurants chinois, qui apparaissent à l’issue du travail de terrain comme les principaux employeurs des Otomis aux États-Unis, l’isolement du reste de la société américaine, y compris sur le plan linguistique, est plus marqué encore.
11Dans ce type de restaurants, le personnel est composé de Chinois et de Mexicains, qui se partagent le travail selon une hiérarchie stricte : les Latino-Américains occupent des postes subalternes, les postes de cuisinier ou de direction étant réservés aux Chinois. « Dans les restaurants chinois, c’est surtout des employés mexicains. Il y a juste un cuisinier ou deux, eux sont chinois. Mais le serveur, il est mexicain, celui qui coupe les légumes, il est mexicain, celui qui fait la plonge, il est mexicain », explique Pedro qui a travaillé pendant plus de six ans dans ce genre d’établissement2. Les échanges sont limités en raison de la barrière linguistique : Chinois et Mexicains parlent quelques mots de la langue de l’autre, quelques mots d’anglais également. Mais l’essentiel de la communication se fait par signes. Pedro s’en amuse :
« J’ai appris quelques mots de chinois. Mais les Chinois, même s’ils ne savent pas parler espagnol, tu leur montres. Beaucoup de Chinois ne savent même pas comment s’appellent les légumes, ou les instruments de cuisine. Même pas en anglais. Parfois, ils disent quelques mots en espagnol. Mais ils se font comprendre par signes : “Amigo, je veux des oignons.” Ou juste “amigo” et ils te montrent. Ça oui, tous les Chinois disent “amigo”. (Il rit). “Amigo, no more.” Et voilà comment on se comprend » (Mexico, 2009).
12Y compris dans le logement fourni par l’employeur, les deux populations ne se mélangent pas : les Chinois occupent l’étage supérieur s’il s’agit d’une maison, ou un appartement annexe.
13La segmentation du travail est source de disputes.
« Entre Mexicains, on travaille mieux. Parce que les Chinois, parfois, ils veulent qu’on exécute leurs quatre volontés. “Apporte-moi ça, et ça aussi.” Le gars, il est là debout, il ne bouge pas, il ne fait rien. Forcément, il y a des conflits : “Pourquoi tu ne fais rien ?” ; “Je suis payé pour cuisiner” ; “Tu ne sais même pas cuisiner.” Ça m’arrivait de dire ça aux Chinois : je voyais que certains savaient faire, mais d’autres n’y connaissaient rien. Alors parfois le Chinois s’énervait, il allait me dénoncer au patron, il inventait une histoire » (ibid.).
14De fortes inégalités de salaire, même à poste égal – Pedro réussira à force de persévérance à se hisser au rang de cuisinier – accentuent encore la conflictualité de la situation.
« En tant que Mexicain, tu ne gagneras jamais ce que gagne un Chinois. Un Chinois gagne autour de 3000 à 3500 $ par mois. L’argument des patrons, c’est qu’ils les payent davantage parce que ça leur a coûté plus cher d’arriver aux États-Unis. Pour traverser, ça leur a coûté, si je me souviens bien, entre 50000 et 60000 $. […]. C’est la différence. Un Mexicain il paie moins cher, car il est voisin de l’Amérique. Donc son salaire est plus bas » (ibid.).
15Selon Pedro, les employeurs indexent les salaires de leurs employés respectifs sur le tarif des passeurs, ou se servent de cet argument comme prétexte afin de justifier des pratiques d’inégalité salariale favorisant les co-nationaux. On note ainsi combien le statut irrégulier des travailleurs et leur appartenance ethno-raciale servent de fondement à la hiérarchisation de l’organisation du travail. Comme pour Pedro, l’expérience de migration aux États-Unis de nombreux travailleurs otomis sans-papiers se résume à ce monde clos, où les relations de travail ou les processus de racialisation et de discriminations mettent en relation deux populations minoritaires, les interactions avec la société dominante étant quasi nulles. Les travailleurs d’origine mexicaine y constituent une segmentation ethnique, elle-même insérée dans une « économie d’enclave ethnique » (Zhou, 2007).
16À cause de la densité de la charge horaire, mais aussi du fait que la sociabilité des travailleurs se construise autour du lieu de travail (les employés vivent à proximité avec leurs collègues), la centralité du travail dans l’expérience migratoire se vérifie particulièrement dans ce cas de figure. Certains peuvent y trouver leur compte, comme Pedro, dont la famille est restée à Mexico. En se consacrant entièrement à son emploi, Pedro dit tromper l’ennui et la solitude, éviter de « faire des bêtises » ou de céder à de « mauvaises tentations » : que ferait-il de son temps libre ?, se demande-t-il. En revanche, ceux qui ont des enfants aux États-Unis ou qui souhaitent s’investir dans la vie communautaire – même si nous avons vu qu’ils sont rares dans le Wisconsin – s’accommodent mal d’un rythme de travail peu compatible avec les horaires scolaires, une vie de famille ou une sociabilité intra-communautaire.
Le travail horaire
17Si certains travailleurs considèrent que le travail en restaurant payé au forfait mensuel est la meilleure option pour accomplir son projet migratoire, pour d’autres ce n’est donc que la première étape d’un processus de familiarisation avec la société d’installation, qui permet ensuite d’accéder à des opportunités d’emploi jugées meilleures.
18Le travail rémunéré à l’heure inclut un éventail bien plus large d’emplois que le travail au mois : usines de textile ou d’agro-alimentaire, abattage d’arbres, nettoyage dans des supermarchés ou pour des voitures, mais aussi restauration dans des établissements « américains », comme les fast-foods. Les conditions de travail y sont plus réglementées, en termes de temps de pause ou de quota d’heures travaillées hebdomadaires.
19Le rapport entre temps de travail et salaire y est également plus intéressant que dans la « formule mensuelle ». À ce titre, le Wisconsin est considéré avantageux par les travailleurs mexicains qui estiment que les salaires horaires y sont plus élevés que dans les grandes villes comme Chicago, du fait d’une moindre concurrence entre travailleurs. La région est également perçue comme riche en activités : en 2007, les migrants estimaient que les offres d’emploi y étaient plus nombreuses que dans les grandes villes et qu’il était relativement facile de trouver du travail.
20L’attrait d’un travail rémunéré « à l’heure » réside dans le salaire horaire, plus élevé, mais également dans l’autonomie dont bénéficient les travailleurs, notamment pour décider de la place qu’ils choisissent de consacrer à leur emploi dans leur vie quotidienne. La formule permet plus facilement de cumuler deux emplois que lorsque l’on travaille dans un restaurant chinois ; ceux qui préfèrent consacrer du temps à leur famille ou à une vie sociale en dehors du travail peuvent réduire le nombre d’heures travaillées.
« Beaucoup préfèrent travailler pour un salaire horaire. Parce que tu travailles moins d’heures. Bon, même s’ils te paient 7 $, ou 7,50 $, le problème c’est qu’ils ne te donnent pas toujours beaucoup d’heures. Le maximum qu’ils peuvent te donner chaque jour, c’est 8 heures. Mais à mon avis c’est quand même mieux, parce que […] si tu travailles à l’heure, tu paies ton loyer et tu manges ce que tu veux, tu t’achètes ta propre nourriture, et c’est 8 heures de travail, maximum. Tu touches 300 $ par semaine, peut-être un peu moins, mais au moins c’est moins d’heures et tu ne travailles pas le samedi et le dimanche, alors que dans les restaurants on travaille toujours ces jours-là » (Alicia, Wausau, 2007).
21Pour Pedro, toutefois, le temps libre a un coût.
« Quand on travaille par heure, on a beaucoup de temps. Mais moi ce que je voyais chez mon frère, qui travaillait par heure, c’est que du coup il ne lui restait jamais d’argent à la fin du mois, parce qu’il fallait qu’il paie son loyer, la nourriture, l’essence. C’était indispensable d’avoir une voiture et ta voiture, parfois elle tombe en panne, il faut payer les réparations. Tout ça, ça coûte cher, et mon frère en deux ans, il n’a presque rien réussi à faire. Parce qu’il travaillait par heures et parce qu’il avait sa voiture, l’argent lui a filé entre les doigts et il ne lui est rien resté » (Mexico, 2009).
22Parmi les contraintes qui vont de pair avec le travail « par heure », se pose en effet la nécessité d’être mobile géographiquement. Pour accéder à de nombreux emplois, il est indispensable de posséder une automobile – et de se sentir suffisamment assuré de sa conduite et de sa connaissance des routes de la région pour s’aventurer régulièrement dans des endroits inconnus. Carlos travaille dans un Mac Donald’s en banlieue de Peoria six jours sur sept, et commence sa journée à quatre heures du matin. À une heure si matinale, il n’y a pas de transports en commun, et il est difficile de mettre en place un système de co-voiturage entre travailleurs. Hormis les contraintes d’horaires, nombre d’emplois « à l’heure » requièrent une forte mobilité des travailleurs à l’échelle régionale. Carlos, Pedro et Eugenio, ont pendant un temps travaillé ensemble dans le nettoyage de centres commerciaux, de nuit. D’une semaine à l’autre, les équipes se rendaient dans de nouvelles villes du Wisconsin. À cette période, Pedro avait deux emplois et devait rentrer chaque jour à Madison, où il résidait. Il lui fallait chaque soir conduire plusieurs heures de nuit, et pendant l’hiver sur des routes gelées. De tels emplois sont donc difficiles d’accès pour les néo-arrivants, et épuisants.
23 Autre contrepartie d’un travail mieux payé à l’heure, sa précarité : les travailleurs qui choisissent cette option doivent être capables de rebondir rapidement en cas de licenciement ou de fin de contrat. Dans les usines, il s’agit souvent d’un travail saisonnier, d’appoint, afin de faire face à des périodes de suractivité. Dans le secteur du nettoyage, les missions tombent également avec une régularité plus ou moins grande. Les travailleurs sans-papiers, flexibles, précaires, mobiles, servent de variable d’ajustement à la production, et sont embauchés sur des contrats très courts. Cette instabilité permanente exige une grande capacité d’adaptation des travailleurs aux lieux, aux managers et aux compagnons de travail, toujours différents. Contrairement au travail par forfait mensuel, plus routinier, le risque existe par ailleurs de se trouver sans emploi, pendant les périodes de baisse d’activité, ou de devoir se contenter d’emplois à mi-temps : l’incertitude est donc plus élevée. Il semblerait que les travailleurs ayant fait ce choix d’emploi aient été les plus touchés par la crise économique, après 2008 : les répercussions de la baisse d’activité ont été plus immédiates et se sont traduites par une diminution des missions. Carlos, par exemple, a vu son nombre d’heures hebdomadaires réduit de moitié entre 2008 et 2009, et a été contraint de chercher de nouveaux employeurs3. On remarque, dans son parcours professionnel, la succession de missions courtes et la fréquence des déplacements géographiques : en deux ans, Carlos a changé quatre fois de lieu de résidence principale dans trois États, une grande partie de ses missions dans le nettoyage l’ayant par ailleurs amené à travailler, de nuit, dans des centres commerciaux dans toute la région (cf. tableau 1).
Tableau 1. – Trajectoire professionnelle de Carlos, de ses 15 à 28 ans, au Mexique et aux États-Unis.
Lieu | Durée | Type d’emploi |
Mexico | 11 ans | Maçon (apprenti, puis indépendant) |
Wisconsin (Wausau) | 6 mois | Nettoyage de nuit pour des grands magasins, dans toute la région (emploi trouvé grâce à Pedro) Changement d’employeur à cause du retard de paiements |
Iowa | 4 mois | Nettoyage de nuit pour une entreprise concurrente |
Illinois (Chicago) | 4 mois | Nettoyage de nuit pour une branche de la même entreprise Changement d’employeur à cause d’un conflit avec un autre employé (lié aux conditions d’emploi) |
Illinois (Peoria) | 8 mois au moment de l’entretien (2007) | Nettoyage dans un Mac Donald’s, 4 h du matin-12 h |
24Au-delà des calculs économiques – qui occupent une place importante dans les discussions et les pensées des migrants, dont l’objectif premier est souvent de gagner le plus rapidement possible la somme escomptée afin de retourner au Mexique – on peut estimer que l’attractivité des emplois « par heure » réside dans leur diversité, et dans ce qu’ils mettent en avant des acquisitions des migrants. Ils requièrent en effet une série d’aptitudes, qui sont le fruit d’un apprentissage du fonctionnement du marché du travail : être inscrit dans un réseau social diversifié et solide qui permet d’obtenir rapidement des informations sur les emplois disponibles ; être suffisamment sûr de soi pour faire face aux périodes de carences, ou oser changer d’employeur si les conditions ne sont pas satisfaisantes ; parler quelques mots d’anglais afin de communiquer avec des employeurs ou des collègues de travail souvent anglophones, dans une région où l’immigration latino-américaine reste encore très minoritaire ; savoir remplir un formulaire de candidature à un poste ; se déplacer pour des emplois souvent éloignés du lieu de résidence. Les migrants ont conscience de ces acquisitions, qui ont souvent impliqué efforts et souffrances, et en retirent une image de soi valorisante, indépendamment du contenu même de l’emploi concerné. C’est ce qu’explique Alicia, qui a rejoint il y a deux ans son mari dans le Wisconsin.
« C’est seulement quand tu arrives aux États-Unis que tu te rends compte que pour trouver un bon boulot, tu vas avoir besoin de la langue, d’un numéro de sécurité sociale valide, d’une voiture, alors que tu ne sais même pas conduire. Et si tu arrives ici comme un idiot, tu n’as pas d’autre choix que de travailler dans un restaurant pour t’en sortir. Parce que ceux qui travaillent dans un restaurant, on les héberge. Les patrons te paient peu, mais ils t’hébergent. Au final, ça revient au même. Parce qu’il te faut travailler de 10 heures du matin à 10 heures du soir, avec seulement un jour de repos, et tout le temps sous pression, les samedis, les dimanches, tous les jours. Normalement ton jour de repos tu n’as le droit de le prendre qu’en semaine. Mais bon par contre tu ne vas pas avoir de problèmes, peut-être un peu avec la langue, mais pour te déplacer tu n’auras pas de problème parce que parfois les patrons vont te chercher. […]. Donc dans les restaurants il n’y a pas de problème quand on arrive à peine du Mexique. Donc pour commencer, dans un restaurant. Ensuite, quand on sait conduire ou quand on comprend un peu la langue, on peut aller là où ça rapporte plus, là où ils paient par heure » (Wausau, 2007).
25Les travailleurs qui ont fait le choix de travailler « à l’heure » ont ainsi le sentiment que ce type d’emploi reflète une meilleure insertion dans la société d’accueil que le travail dans les restaurants qui paient au forfait : y accéder suppose d’avoir franchi une étape dans un processus d’adaptation, d’avoir acquis, selon les termes développés par Alain Tarrius, un « savoir-faire migratoire », qui est interprété comme un signe de progression (2001).
26La plupart des Santiaguenses estiment que leur expérience de migration antérieure, à Mexico, les a aidés à s’adapter plus vite à ce nouvel environnement, en les rendant plus ouverts et audacieux, davantage capables de s’affirmer et d’identifier les meilleures conditions de travail. Une telle appréciation du rôle de la migration interne est subjective. Elle est toutefois indicative du fait que les migrants « indiens urbains » ont le sentiment qu’une partie de leurs compétences, acquises dans la migration interne, est valorisable et transposable dans la migration internationale, ce qui va dans le sens de la notion de « capital de la mobilité ». Plus que des « savoirs-faire » précis qui seraient réinvestis aux États-Unis, c’est un apprentissage global et une image de soi valorisante, celle d’une personne alerte, débrouillarde, consciente des mécanismes d’exploitation, ayant survécu au chaos de Mexico, qui sont évoqués. Sur ce point précis, l’identification au chilango, rusé, roublard, que les migrants cherchent généralement à éviter aux États-Unis, réapparaît sous une forme positive.
27 L’alternative ne se construit alors pas tant entre différents secteurs d’activité, qu’entre deux modalités de paiement, desquelles découlent des modes d’insertion différents dans le marché du travail et dans la société nord-américaine. Derrière la distinction qu’opèrent les migrants entre les deux modes de rémunération, se révèlent aussi des rapports au marché de l’emploi dans lesquels la mobilité est envisagée différemment. Dans le premier cas, celui des restaurants qui paient un forfait mensuel, les employés travaillent pour un employeur unique, généralement sur de longues périodes de temps. Ils s’insèrent alors sur un marché du travail parallèle, où seuls sont embauchés des Latino-Américains et, dans le cas des restaurants asiatiques, des Chinois. L’employeur fournissant généralement l’hébergement à proximité du lieu de travail, les travailleurs se déplacent très peu au quotidien ; en revanche, pour changer d’employeur, les travailleurs déménagent d’un restaurant à l’autre, à l’échelle régionale, souvent dans des petites villes. Dans le second cas de figure, celui des emplois qui rémunèrent en fonction d’un salaire horaire, le rapport au travail est plus fragmentaire : les travailleurs passent d’un contrat temporaire à l’autre, en fonction des opportunités qui se présentent, changeant d’employeurs, s’adaptant à des horaires et des lieux de travail toujours différents. Ils occupent, certes, les postes les plus bas sur un marché du travail fortement segmenté, mais peuvent être amenés à travailler avec des « Américains », la population latino-américaine étant encore très peu nombreuse dans la région. En fonction des emplois, les déplacements quotidiens entre lieu de travail et lieu de résidence peuvent être importants, et ne sont pas routiniers. Les migrants peuvent donc soit opter pour une stratégie d’installation relative, soit d’extrême mobilité, devenant ces « nouveaux nomades de l’emploi » également observés par Alejandra Aquino (2010).
Une mobilité (sociale) ascendante sous contraintes
28Dans ces deux types de trajectoires professionnelles, peut-on envisager une mobilité sociale ascendante par le travail ? Les emplois auxquels les migrants ont accès relevant tous d’un marché segmenté, voire parallèle, la possibilité d’ascension sociale se heurte très rapidement à des obstacles qui réduisent drastiquement les possibilités pour des travailleurs hispanophones en situation irrégulière.
Deux parcours d’ascension dans les restaurants « ethniques » : Pedro et Mario
29Les travailleurs immigrés, et plus encore ceux qui n’ont pas de titre de séjour, se trouvent dans des positions subalternes, quel que soit le secteur d’activité dans lequel ils sont embauchés. L’extrême hiérarchie dans les postes et le nombre élevé d’emplois en bas de l’échelle, particulièrement dans les restaurants, permettent toutefois une marge de progression, significative aux yeux des travailleurs, même si elle reste mineure pour un observateur extérieur. Pedro et Mario ont tous deux progressé, en quelques années, en développant des stratégies qui méritent d’être analysées.
30Pedro, qui est resté près de 7 ans aux États-Unis, a toujours travaillé dans des restaurants chinois, en cuisine. Mais il est passé du poste de plongeur à celui de cuisinier et a presque triplé son salaire : de 700 $ à ses débuts à 2000 $ chez son dernier employeur. Pour ce faire, Pedro a allié plusieurs méthodes. Il a d’abord changé d’employeurs à plusieurs reprises, en quête de meilleures conditions de salaire, n’hésitant pas à déménager, d’une périphérie de petites villes du Wisconsin à l’autre.
« À Wausau, les Chinois paient très mal. Ceux avec qui j’ai travaillé pour la première fois, ils me payaient 700 $ par mois. C’était vraiment peu. Et j’ai tenu parce qu’il fallait que je paie ma dette, c’est tout. Mais ensuite, je me suis renseigné. Mon frère m’a dit “il y a un travail où on paie 1100 $ par mois”, déjà ça faisait une différence. Et j’ai changé d’endroit. Et puis un autre ami me dit, “ce type-là, il bosse à Madison et il gagne 1600 ou 1700 $. C’est beaucoup d’argent, et nous ici on gagne peu finalement.” Et voilà, on change encore » (Mexico, 2009).
Tableau 2. – Trajectoire professionnelle de Pedro, de ses 15 à ses 27 ans, au Mexique et aux États-Unis.
Lieu | Durée | Type d’emploi |
Mexico | 6 ans | Agent d’entretien pour un hôpital |
Wisconsin (Wausau) | 6 mois | Plongeur dans un restaurant chinois (emploi trouvé grâce au passeur) Changement d’employeur une fois remboursée la dette au passeur, recherche d’un salaire meilleur |
Wisconsin (Appleton) | Quelques mois | Plongeur dans un restaurant chinois Expulsion des États-Unis, suite à une descente de la migra |
Wisconsin (Appleton) | 2 ans | Retour dans le même restaurant chinois (plonge, nettoyage) |
Wisconsin (Appleton + lieux itinérants) | 2 mois | Apprenti en cuisine dans le même restaurant + nettoyage dans de grands magasins, de nuit Changement d’employeur quand un ami de Puebla l’informe de la possibilité d’obtenir un meilleur salaire dans une autre ville |
Wisconsin (Madison) | 1 an | Apprenti en cuisine Retour à Mexico |
Mexico | 6 mois | Installe un négoce de DVD pirates dans le village de Puebla d’où est originaire son épouse |
Wisconsin (Madison) | 2 ans | Aide-cuisinier dans un restaurant chinois Retour à Mexico |
Mexico | Quelques semaines | Vente de vêtements d’occasion importés des États-Unis, dans un stand de commerce informel Changement d’emploi à cause des exigences du leader de commerce ambulant |
Mexico | Quelques mois | Aide-cuisinier dans une chaîne de restaurants (Wing’s) |
Wisconsin (La Crosse) | (en projet) | Restaurant chinois, aide-cuisinier |
31 Par ailleurs, Pedro a fait preuve de volontarisme dans ses différents emplois, en prenant l’initiative de faire les tâches qui correspondent aux postes au-dessus du sien dans la cuisine.
« Certains Chinois sont envieux. Parfois un Mexicain cherche à apprendre, à faire plus que son emploi, et les Chinois ne le voient pas d’un bon œil. Le truc c’est que les Chinois sont mieux payés. Ils sont mieux payés qu’un Mexicain. S’ils sont cuisiniers, ils vont cuisiner mais ils ne feront rien d’autre. Si leur poste de travail est sale, ils le laissent comme ça et attendent que celui qui fait la plonge vienne le nettoyer. Ou ils sortent s’en griller une. C’est pour ça qu’au final, beaucoup d’employeurs chinois n’aiment pas les Chinois, ils n’aiment pas leur façon de travailler. Ils préfèrent trouver un Mexicain et s’ils voient qu’il a envie d’apprendre, ils lui font monter les échelons » (ibid.).
32La lecture que Pedro fait de sa propre expérience est fortement racialisée. Elle repose sur le stéréotype du Mexicain dur à l’ouvrage, que Pedro oppose à celui de la nonchalance des Chinois. Elle montre toutefois que, pour Pedro, le milieu des restaurants chinois offre des possibilités d’évolution, et permet une forme de reconnaissance, par les patrons, de la valeur des employés. Pedro est devenu expert de la cuisson au wok, un savoir-faire dont il m’a entretenu avec fierté lors de notre dernière rencontre, à Mexico. Lors de son dernier séjour dans la capitale, grâce à cette expérience, il a immédiatement trouvé un poste dans les cuisines d’une grande chaîne de restaurants (cf. tableau 2).
33Mario a utilisé des stratégies similaires pour progresser, lui aussi, dans le secteur des restaurants payés « au mois » – pour des employeurs mexicains : le jeune homme a réussi à devenir serveur, au terme d’un parcours ascendant qu’il évoque avec fierté.
« Les premiers temps, je suis resté en cuisine. Quand je suis arrivé (aux États-Unis) je faisais la plonge, puis je suis passé second, et ainsi de suite. Au fur et à mesure qu’on gagne en expérience, si le patron voit qu’on apprend vite, on obtient de meilleurs postes. Au début je gagnais 600, 650 $ par quinzaine, ensuite je suis passé au poste au-dessus, je touchais 750 $ par quinzaine. Par contre c’est sûr que je travaillais tous les jours, de 9 heures du matin à 9 heures du soir, avec deux heures de pause. Je travaillais même les dimanches. […]. J’ai travaillé comme ça pendant six mois. Ensuite, comme j’avais compris, à force de travailler en cuisine, quels étaient les plats qu’on servait dans ce restaurant, j’ai voulu en sortir et être serveur. Les patrons, ils refusaient, ils disaient qu’ils n’avaient personne pour me remplacer en cuisine. Mais moi je voulais m’en sortir. J’avais fait quelques progrès en anglais à ce moment-là. Alors ce que j’ai fait, c’est que j’ai démissionné et j’ai été voir un autre restaurant, c’était aussi des gens de Jalisco. Alors mes premiers employeurs, comme ils ont vu que j’étais vraiment parti, ils m’ont rappelé : “Reviens, on va te donner le poste de serveur. Reviens travailler avec nous.” Je leur ai dit : “Je vous donne ma décision dans trois jours.” C’est que dans l’autre restaurant, c’était le même type de nourriture mais il fallait que je réapprenne le menu, parce que les formules étaient différentes, et les garnitures aussi, dans un des restaurants tel plat est servi avec de la salade, dans l’autre avec du riz… J’arrivais à comprendre les clients, mais pour le menu je n’étais pas au point. Alors comme je connaissais bien la carte du restaurant où j’avais commencé, j’ai fini par y retourner » (Mexico, 2009).
34 S’il a parcouru des distances moindres que Pedro, puisqu’il est toujours resté dans les alentours de Nashville, Mario a lui aussi su créer des rapports de force avec ses différents employeurs, n’hésitant pas à démissionner pour trouver de meilleures opportunités d’emploi. Le jeune homme dit le mélange de soumission et de défi par lequel il obtient la confiance d’employeurs récalcitrants. Les différentes étapes de l’apprentissage figurent clairement dans son récit : connaître les plats, parler l’anglais, maîtriser le menu.
35Devenir serveur est une ascension conséquente dans la hiérarchie des emplois accessibles en restaurant. Contrairement au « buzzboy4 », personnage muet qui a pour rôle d’apporter le menu, les couverts et l’eau sur la table au début du repas, le serveur doit maîtriser suffisamment d’anglais pour prendre la commande. Au-delà de l’écart de responsabilités entre les deux postes, la différence est d’ordre symbolique : le serveur est visible, il interagit directement avec la clientèle nord-américaine, à l’inverse de la majorité des emplois généralement attribués aux latino-américains dans l’économie nord-américaine en général et dans la restauration en particulier. On remarquera d’ailleurs que Mario parle de « sortir comme serveur », « sortir de la cuisine », comme pour désigner cette sortie de l’invisibilité. Accéder à la visibilité est en soi une forme de reconnaissance, d’autant plus que dans ce cas précis, elle ouvre l’espace à des interactions, même limitées, avec la population anglophone.
36À son retour à Mexico quelques mois plus tard, Mario trouvera sans difficultés un emploi de serveur dans un restaurant d’un quartier touristique.
Tableau 3. – Trajectoire professionnelle de Mario, de ses 16 à ses 21 ans, au Mexique et aux États-Unis.
Lieu | Durée | Type d’emploi |
Santiago Mexquititlán | 5 mois | Usine de textile Changement d’emploi à cause du salaire dérisoire (360 pesos/semaine) |
Mexico | 1 an | Vente de vêtements sur un stand de commerce informel (800 pesos/ semaine) Départ aux États-Unis |
Tennessee (Nashville) | 1 an | Plongeur puis second de cuisine dans un restaurant mexicain Changement d’employeur afin de pouvoir monter de poste et devenir serveur |
Tennessee (lointaine périphérie de Nashville) | 4 mois | Serveur dans un restaurant mexicain Changement d’emploi afin de se rapprocher du centre de Nashville |
Tennessee (Nashville) | 5 mois | Serveur dans un restaurant mexicain Expulsion par la police (absence de permis de conduire) |
Mexico | 1 an | Serveur dans un restaurant de la Roma |
Une ascension sociale nettement plafonnée
37Si l’échelonnement des emplois procure l’impression que des degrés peuvent être gravis rapidement, la mobilité ascendante de Pedro et de Mario, en dépit de son importance pour la construction subjective de ces deux hommes, demeure toutefois modeste et en partie illusoire. Le « plafond de verre » est particulièrement bas pour les travailleurs immigrés, qui voient leurs possibilités d’ascension limitées par une série d’obstacles.
38Le statut migratoire est, bien entendu, une première limitation. De nombreux employeurs exigent de leurs employés qu’ils aient un numéro de sécurité sociale valide, ce qui exclut l’accès à la plupart des emplois. Même dans le domaine des emplois « de seconde zone », ceux qui sont réservés à la main-d’œuvre précaire et flexible des sans-papiers, les parcours professionnels sont susceptibles d’être brisés d’un jour à l’autre par une expulsion.
39L’absence de maîtrise de la langue anglaise restreint également l’accès à de nombreux emplois, et ce, peut-être, surtout dans les nouvelles destinations de la migration latino-américaine, en raison du faible nombre d’hispanophones : jusqu’à il y a peu, les employeurs n’avaient pas à traiter avec cette main-d’œuvre. En arrivant aux États-Unis, tous les migrants se posent comme objectif d’apprendre l’anglais. Certains, comme Jorge, l’identifient même comme la principale compétence à acquérir aux États-Unis : « Les six derniers mois avant mon retour au Mexique, je vais ralentir le rythme de mon travail, faire moins d’heures, et me mettre sérieusement à apprendre l’anglais. C’est une chose de ramener de l’argent, mais l’anglais ça te sert toute la vie5. » Pourtant, rares sont ceux qui y parviennent.
40D’abord, la facilité à apprendre l’anglais est étroitement liée au niveau éducatif des migrants. Or la génération des migrants otomis âgés d’une trentaine d’années a été peu scolarisée6.
« Il y a des fois où je m’arrache les cheveux, ça ne rentre pas, l’anglais, j’ai beau faire des efforts, ça ne rentre pas. C’est peut-être parce que je n’ai pas été longtemps à l’école […]. Pour apprendre cette langue, on bataille drôlement. Pour trouver un travail, il faut remplir des formulaires, et si ça passe, ensuite ils te demandent : “Tu as un numéro de sécurité sociale valide ?” “Non.” “Alors non.” Ou alors : “Tu parles anglais ?” “Non.” “Alors je n’ai rien pour toi, nous on veut des gens qui parlent anglais.” C’est ça notre problème, en tant que Mexicains, on n’apprend jamais l’anglais. Ça m’est déjà arrivé, en tant que Mexicain, “apporte-moi ça, apporte-moi le reste”, je ne les comprends pas, je ne peux pas le faire » (Carlos, Peoria, 2007).
41Carlos reporte tantôt sur son manque d’éducation, tantôt sur son appartenance nationale, dans une vision auto-dépréciative, son incapacité à parler anglais après quatre ans de présence aux États-Unis. Le statut de travailleur irrégulier apparaît pourtant comme la principale cause (certes, indirecte) des difficultés qu’éprouvent de nombreux migrants à progresser linguistiquement. La plupart des travailleurs mexicains sont relégués aux arrière-cuisines et cantonnés à un entre-soi, du fait de leur absence de titre de séjour. Le rythme de travail auxquels ils sont soumis bride également les velléités d’apprendre l’anglais. Pedro s’est inscrit dès les premiers mois de son arrivée à des cours d’anglais auxquels il n’a finalement été que trois fois : « Parfois je veux reprendre des études, mais quand j’arrive le soir, je suis trop fatigué. Si j’avais pu étudier, j’aurais trouvé un travail meilleur encore. Il y a des endroits où, si tu parles bien l’anglais, on te laisse servir les clients. » La fatigue des longues journées, les déplacements, les horaires toujours changeants, rendent impossible l’assiduité aux cours de langue qui sont, par ailleurs, proposés gratuitement dans de nombreuses structures locales.
42Ce décalage, entre une offre riche de la part d’associations et l’impossibilité d’en bénéficier, s’avère culpabilisant pour les migrants. Lorsque nous passons devant l’association Latinos Unidos, à Wausau, Liliana, qui vit aux États-Unis depuis cinq ans, soupire : « Là, ils donnent des cours d’anglais. Gratuits. C’est bien, ce qu’ils font dans cette association. Et tu crois qu’on en profite ? Même pas. J’y ai été deux ou trois fois, au tout début, et puis j’ai arrêté. J’étais fatiguée, je n’arrivais pas à me motiver après ma journée de boulot. À croire qu’on a envie de rester bêtes, les Mexicains. » Les travailleurs immigrés se reprochent de ne pas profiter des services proposés par la société d’accueil. Le système, qui les renvoie à une image de soi négative, est d’autant plus pervers que les migrants ont parfaitement conscience qu’ils limitent leur possibilité d’ascension sociale en ne progressant pas en anglais. Les travailleurs finissent ainsi par endosser la responsabilité individuelle de ce qui résulte d’un mécanisme de domination économique et administratif, qui restreint drastiquement la mobilité professionnelle des migrants irréguliers.
43Pour les femmes, en outre, des contraintes spécifiques limitent les emplois accessibles. Pour des raisons de moralité, les femmes célibataires ne peuvent accepter les logements collectifs, proposés par les patrons qui « paient au mois », parce qu’ils sont surtout occupés par des hommes. Il leur faut alors vivre sous le chaperonnage d’un membre de leur famille ou, éventuellement, avec une autre jeune femme, de préférence originaire de leur village. Or, lorsque l’hébergement n’est plus compris, les salaires proposés par ces restaurants s’avèrent nettement moins avantageux. Quant aux emplois « à l’heure », ils impliquent de pouvoir conduire, afin de ne pas dépendre des transports en commun défaillants ou de conducteurs bénévoles (rideros). Or les femmes migrantes ont plus de difficultés que les hommes à prendre le volant, sans doute parce qu’elles intériorisent des représentations genrées relatives à la conduite automobile (Perraudin, 2011). Enfin, en cas de grossesse ou lorsque leurs enfants sont en bas âge, les femmes sont contraintes de démissionner et de rester sans emploi jusqu’à ce que des solutions pour la garde de l’enfant soient trouvées. Leur trajectoire professionnelle est alors fortement conditionnée et limitée par les contraintes de la maternité, comme c’est le cas pour Carolina :
« J’ai travaillé huit mois au restaurant Tapatío, puis j’ai passé un an sans travailler quand j’étais enceinte. Ensuite j’ai accouché et j’ai repris le travail. J’ai travaillé pendant plus de trois ans au King Buffet. Mais je crois que je vais devoir démissionner à nouveau, parce que mon fils va entrer à l’école et moi je vais chercher un travail l’après-midi seulement, pour pouvoir le conduire à l’école le matin, au moins » (Wausau, 2007).
44 Les parcours professionnels sont donc davantage segmentés encore pour les femmes migrantes que pour les hommes.
45Certes, les travailleurs migrants ont le choix entre plusieurs stratégies d’accès au marché de l’emploi, dont les avantages et les inconvénients sont scrupuleusement pesés par chacun en fonction des contraintes auxquels ils sont soumis. Le choix d’un parcours professionnel plutôt que l’autre appartient bien au travailleur, et fait l’objet d’une constante tentative de rationalisation. Il s’avérera déterminant pour les interactions avec la société d’accueil, les possibilités de cheminer sur l’échelle professionnelle dans un milieu où les postes sont extrêmement hiérarchisés, ou pour l’image de soi. À l’échelle de la société états-unienne et du marché de l’emploi dans son ensemble, l’indigence des opportunités ainsi que le décalage avec le rêve américain et le mythe du self-made man, sont toutefois flagrants.
Résignation à l’exploitation ou accomplissement de soi ?
46Malgré la pénibilité des conditions de travail, la lourdeur des horaires, et l’enfermement dans un système économique et administratif dans lequel ils se heurtent sans cesse à leur absence de titre de séjour, les migrants rencontrés se montrent relativement peu critiques. Dans l’ensemble, ils portent rarement des accusations à l’égard de leurs patrons, et s’efforcent plutôt de souligner les aspects positifs ou valorisants de leur métier et de leur relation avec leurs employeurs7. Leur position vis-à-vis de l’emploi est marquée par une ambivalence qu’illustre bien le discours de Benicio :
« Tous les Mexicains pensent qu’en allant aux États-Unis, ils vont travailler comme [au Mexique]. Et non. Là-bas, ta vie, c’est de ton travail à ta maison, de ta maison à ton travail. Tu ne peux pas faire un tour au parc, parce qu’il y a des contrôles de police. Ici [à Mexico], un samedi, ou même maintenant, si j’ai envie de boire, je peux sortir dans la rue avec ma bière et personne ne va rien me dire. Là-bas, aux États-Unis, celui qui travaille, celui qui sait travailler, il s’en tire » (Benicio, Mexico, 2009).
47Les propos de Benicio sont frappants parce qu’ils accolent sans transition deux idées pourtant opposées à première vue : dans un premier temps du discours, la dénonciation d’un système d’enfermement et de surveillance, où la vie du migrant se réduit à son emploi ; dans un second temps, l’énonciation de ce qui est formulé comme une évidence, les États-Unis comme espace de reconnaissance du travail bien fait, où tout travailleur méritant voit ses efforts récompensés par une ascension sociale à la hauteur de sa valeur. Les deux logiques expriment une vision profondément paradoxale, où le travail est un support d’oppression mais également de reconnaissance de soi. Comment analyser une telle ambivalence ? Traduit-elle une impossibilité d’identifier l’exploitation et l’aliénation par le travail ou d’y échapper ? Ou bien certains éléments du travail des migrants ouvrent-ils effectivement sur un processus de valorisation de soi ?
La définition de soi par le travail
Une pression économique qui enchaîne au travail
48La place de leur travail dans la vie des migrants s’explique en bonne part par la pression économique qu’ils subissent aux États-Unis. Ils doivent faire face à une série de frais pour leur vie quotidienne (loyer, électricité, essence, nourriture). Les dépenses sont importantes, surtout ramenées à des prix mexicains. « Ici tu ne vas pas trouver un loyer à 800 pesos. Ici, le minimum, c’est 200 $. 400, 600, 800. Imagine, 500 $, tous les mois. Ça fait 5000 pesos. C’est une énorme différence. C’est vrai qu’ici on gagne de l’argent, mais on en dépense plus aussi », s’inquiète Carlos. L’anxiété des Indiens, perceptible à Mexico, devant le passage d’une vie à la campagne où l’argent était peu nécessaire à un quotidien en ville où tout se monnaye, se reproduit aux États-Unis. Au Nord, toutefois, une tension supplémentaire découle du fait que la survie des proches, à Mexico, dépend étroitement de leurs envois monétaires, mais aussi que les migrants eux-mêmes sont engagés dans une série de dettes. Entre eux et lors des entretiens, les migrants mentionnent avec beaucoup de précision la part de leurs dépenses et l’apport de leurs salaires successifs. La récurrence des considérations budgétaires dans leur discours est à la mesure de leur préoccupation.
49Les périodes de carence ou de faible activité ont donc des répercussions trop fortes, des deux côtés de la frontière, pour pouvoir être envisagées.
« Moi avant je travaillais sept jours sur sept, dans le Wisconsin, dans l’Iowa, je travaillais sept jours sans me reposer, tous les jours, tous les jours il fallait que je travaille. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas le choix, ici aux États-Unis. […] Il faut travailler. Ici, si tu n’as pas de travail tu n’as pas d’argent. Si tu ne travailles pas pendant une semaine, avec quoi tu achètes à manger, avec quoi tu paies ton loyer ? » (ibid.).
50Afin d’accumuler le maximum d’heures, il est donc courant de cumuler deux emplois, ou d’insister auprès de ses employeurs afin qu’ils outrepassent les limites réglementaires : Carlos a obtenu de travailler six jours au lieu des cinq initialement prévus au Mac Donald’s ; Pedro a tenté de convaincre son patron de l’employer pendant ses congés payés. Ce type d’arrangements convient généralement aux deux parties, les employeurs étant peu regardants sur le respect de la réglementation du travail.
51La nécessité de travailler conduit les migrants à supporter des conditions de travail dégradées : précarité, pénibilité du travail, violations répétées de la loi par les employeurs. En guise d’illustration de ce dernier point, plusieurs exemples ont été évoqués dans les entretiens. Ils témoignent de la variété des formes d’abus de pouvoir par les employeurs. Premier exemple, le non-respect des jours fériés : dans le restaurant chinois où a travaillé Rodrigo pendant quatre mois, seul un calendrier chinois était affiché aux murs. Ce n’est qu’avec retard que le jeune homme a pris connaissance des jours fériés sur le sol américain, pour s’apercevoir que son employeur en avait passé sous silence l’existence8. Second exemple, le retard dans le paiement. La première entreprise de nettoyage pour laquelle Carlos a travaillé payait ses employés avec plusieurs mois de retard, et seulement après force réclamations de la part des travailleurs. Les bureaux de l’entreprise se trouvaient à quatre heures de route de la zone de résidence de ses salariés, ce qui rendait plus difficile encore la démarche de contestation de ces derniers. Dernier exemple, l’instauration d’une forme de management qui divise les travailleurs : alors qu’il travaillait depuis plusieurs mois pour une autre entreprise chargée de l’entretien des centres commerciaux, Carlos s’est retrouvé informellement promu chef d’équipe : sous prétexte de la confiance qu’ils lui accordaient, les responsables faisaient systématiquement passer, par son biais, aux autres travailleurs, les consignes d’organisation du travail. Rien cependant dans le statut de Carlos ne témoignant de cette ascension, ni son salaire resté inchangé ni l’intitulé de son poste, des tensions sont rapidement apparues avec d’autres travailleurs qui se mirent à contester son autorité.
52« Ici, en tant que Mexicains, pour avoir du travail on est comme des esclaves », résume Carlos.
Absence d’organisation collective
53Malgré la radicalité de son constat, Carlos n’apporte, pas plus que les autres, de réponse sous forme d’organisation collective. En dépit de la conscience de faire partie d’une masse de travailleurs exploités, l’expérience du travail aux États-Unis est vécue de façon très individualisée. Les travailleurs sans-papiers rencontrés au cours du travail de terrain réagissent par le turn-over, en démissionnant lorsque les conditions de travail deviennent insupportables, ou lorsqu’une opportunité moins mauvaise se présente. Pour Eugenio, savoir démissionner est une preuve que l’on a conscience de ses droits. Cette réaction, qui peut être lue comme une forme de résistance à l’échelle individuelle, entraîne une forte instabilité dans les emplois, comme le montrent les parcours professionnels de Carlos, Pedro et Mario.
54Pourquoi une organisation collective est-elle si difficile à mettre en place ? L’individualisation du travail dans les économies de service, l’affaiblissement des syndicats, l’externalisation des services, sont des phénomènes désormais largement identifiés (Sennett, 2006). À ces freins de l’action collective, s’ajoutent la vulnérabilité spécifique des travailleurs sans-papiers du fait de l’irrégularité de leur statut, et leur nécessité de toucher un salaire chaque mois. Ces éléments sont encore renforcés, dans le cas spécifique des travailleurs dans le Wisconsin ou le Tennessee, par la dispersion des migrants sur le territoire, le morcellement du temps libre, et le fait que les Latino-Américains sont très minoritaires dans ces nouvelles destinations de la migration internationale. Même le 1er mai 2006, date qui a fédéré dans une mobilisation inédite, à l’échelle du pays, de très nombreux travailleurs latinos – y compris des personnes jusqu’alors peu intéressées par la politique (Aquino, 2010 ; Le Bot, 2009), aucune mobilisation n’a eu lieu à Wausau, au dire des enquêtés par peur d’une répression des employeurs.
55Au-delà de ces difficultés d’organisation d’ordre pratique, existent des obstacles d’ordre subjectif, qui ont à voir avec la représentation du juste et de l’injuste. Selon François Dubet, « l’action collective appelle une représentation de la société permettant de définir les responsables du malheur, et surtout des responsables qui soient considérés comme des acteurs ou des institutions sur lesquelles on puisse agir » (2007, p. 85). Or la « croyance en un monde juste » (Lerner cité par Dubet, loc. cit.), selon laquelle « chacun a ce qu’il mérite et mérite ce qu’il a » (loc. cit.) est épaulée à la fois par la morale chrétienne, encore très présente dans la société mexicaine, et par le credo individualiste sur lequel repose la société américaine. Par ailleurs, les migrants se confrontent à la difficulté – partagée par de nombreux travailleurs dans le monde globalisé – de désigner un adversaire contre lequel s’organiser, en raison de la complexité de la société et de l’économie contemporaine (ibid.). À Mexico, de surcroît, les Indiens étaient pour la plupart employés dans le secteur informel, dans un domaine de l’activité où n’existent ni organisations collectives de défense des travailleurs, ni droit du travail : ils n’ont pas été socialisés dans une culture de revendications collectives. Enfin, les travailleurs sans-papiers sont confrontés à un double système d’exploitation, économique et politico-administratif. Or, la culpabilité qu’ils éprouvent d’être entrés « illégalement » aux États-Unis les amène à se résigner à la position dégradée qui est la leur sur le marché du travail, voire à la justifier. À ce sujet, Sébastien Chauvin observe que si la plupart des migrants irréguliers rejettent l’idée de leur illégitimité sur le sol étatsunien, notamment en mettant en avant leur mérite et leur dur labeur, ils se montrent davantage tolérants quant à l’infériorité de leur statut et de leur condition (2009).
56L’ensemble de ces éléments contribue à expliquer l’absence de passage à l’action collective.
« Les Mexicains travaillent bien »
57L’ambivalence du rapport au travail s’observe tout particulièrement dans la récurrence, lorsque les immigrés parlent de leur emploi, de l’affirmation selon laquelle « les Mexicains sont de bons travailleurs ». Généralement énoncée à la première personne du pluriel (« Nous, les Mexicains… »), elle a pour fonction explicite de refléter l’image positive qu’ont les employeurs de leurs salariés (Carlos fait part des compliments que lui ont fait ses supérieurs au Mac Donald’s sur son travail ; Pedro rappelle la supériorité des travailleurs mexicains sur les travailleurs chinois), ou de légitimer leur présence sur le sol américain (les Mexicains ne sont pas des voleurs et rendent service à l’économie américaine, se justifient Eugenio et Alicia). Si elle est mobilisée par les acteurs pour raconter leur expérience, la formule fait partie des stéréotypes largement assignés aux populations mexicaines aux États-Unis : de bons travailleurs, durs à la tâche, honnêtes. Sous une apparence positive, qui de surcroît est le contre-pied d’un processus d’auto-dévalorisation fréquent au Mexique au terme duquel les Mexicains apparaissent comme corrompus ou paresseux, l’image s’avère cependant dévalorisante, en plus d’être stéréotypée.
58L’un des mécanismes de dévalorisation sociale de la classe ouvrière est en effet de la réduire à sa seule force de travail. « Une force de travail se convoque, se consomme, s’use, se rejette comme une marchandise » (Rea et Tripier, 2008, p. 79). Ramener les Mexicains à leur qualité de travailleurs est donc l’une des manifestations de l’aliénation. Parce qu’elle omet les autres dimensions de leur existence et les autres fondements de leur présence sur le sol américain (sociaux, familiaux, culturels, politiques, etc.), on peut considérer qu’une telle affirmation prive les migrants de leur dignité. Par ailleurs la formule comprend une dimension normative, qui détermine le comportement attendu d’un Mexicain. Elle implique une forme de soumission au rôle de l’immigré, qui se doit d’avoir un comportement exemplaire en tous points afin de faire oublier sa « faute originelle » (ibid., p. 78). Le constat que les Mexicains sont de bons travailleurs comporte donc une part d’injonction, qui contraint à l’autodiscipline et rappelle à l’immigré l’une des conditions de sa présence : l’irréprochabilité.
59Lourde de sous-entendus, la formule est pourtant rarement interrogée par les migrants mexicains qui la relaient et qui paraissent trouver un renfort de dignité dans le fait d’être perçus comme de bons travailleurs. Car si les relations de domination qui caractérisent l’expérience de l’immigration passent par le travail, ce dernier est aussi une forme ultime de reconnaissance de la nécessité et de la valeur de leur présence sur le sol étranger, en termes de rapport subjectif au travail (ibid.).
Une forme de valorisation de soi, une compétence transposable
60Le sentiment de reconnaissance que les migrants tirent de leur travail aux États-Unis, ne peut prendre sens qu’en référence à l’expérience antérieure qu’ils en ont eue à Mexico. Il s’inscrit donc dans un « cadre de référence dual » (« dual frame of reference »), en fonction duquel les migrants tendent à évaluer leur situation dans le pays d’accueil selon des repères empruntés à leur vie dans leur pays d’origine (Suárez-Orozco, 1989, cité par Reese, 2001, p. 456).
L’inclusion dans le travail salarié
61Le fait d’être employé dans une structure formelle, même aux bas échelons, génère d’abord chez les travailleurs un sentiment d’inclusion, qui se traduit par le dialogue possible avec des supérieurs hiérarchiques inexistants au Mexique. Carlos raconte sa rencontre avec ses supérieurs, dans le Mac Donald’s pour lequel il travaille depuis plusieurs mois.
« Il y a un mois, j’ai eu un entretien avec la fille du patron et une autre personne qui parle l’espagnol, une femme qui a du pouvoir, qui est à la tête de tous les restaurants. Elle m’a dit : “Le travail tu le fais très bien, on ne veut pas te perdre parce que tu es un très bon travailleur. On en a vu passer d’autres, qui sont Américains, ou Noirs, mais eux, au poste que tu occupes, ils ne travaillent pas bien. Toi tu travailles bien et on voudrait que tu restes.” “Non, je réponds, moi aussi, de mon point de vue, je suis content de travailler avec vous. Mais je voulais être sûr que vous étiez content de mon travail, parce que c’est vous qui payez, c’est vous qui décidez, et si vous êtes contents de moi, parfait, pour moi il n’y a pas de problème parce que moi je veux travailler” » (Peoria, 2007).
62La relation de pouvoir entre Carlos et ses employeurs est écrasante. La soumission de Carlos (« c’est vous qui payez, c’est vous qui décidez »), sa déférence (« je voulais être sûr que vous étiez contents de mon travail »), sont manifestes, ainsi que l’urgence qui le pousse à se résigner aux conditions de travail imposées par la direction et à se conformer au rôle du parfait immigré (« moi, je veux travailler »). Pourtant, l’insistance avec laquelle Carlos revient sur les compliments qui lui ont été faits sur ses capacités de travail témoigne de sa fierté. Celle-ci paraît accentuée par la position de pouvoir de ses interlocuteurs dans la compagnie, et par la comparaison racialisante avec d’autres populations, à son avantage – le stéréotype du « bon travailleur mexicain » ressurgit ici clairement. À Mexico, où il était ouvrier sur des chantiers, sans contrat fixe, Carlos n’avait pas de responsable hiérarchique pour le complimenter sur son travail ; en outre, il faisait partie des populations racialisées au plus bas de l’échelle sociale.
63La lecture que fait Simmel du salariat, dans La philosophie de l’argent, permet d’aller plus loin dans l’analyse de la réaction de Carlos. À l’inverse d’une lecture marxiste de l’aliénation par le salariat, Simmel considère en effet que la marchandisation du travail, dans le cadre du travail salarié, ouvre une marge d’autonomie pour les travailleurs. Contrairement à ces formes anciennes où le travailleur se sent soumis en tant que personne, grâce au contrat de travail le travailleur moderne fournit une prestation objective, fixée avec précision, impersonnelle. « La subordination n’[est] plus de nature subjective et personnelle, mais technique » (Simmel, 1999b, p. 416). Ainsi, le travailleur peut accroître sa conscience de soi.
« Assurément, le travailleur est enchaîné à son travail comme à la glèbe, mais la fréquence avec laquelle l’économie monétaire remplace les patrons, les multiples possibilités de choix et de changements accordés au travailleur par le salaire en espèces, donnent à celui-ci une liberté d’un type nouveau au sein même de la dépendance. L’esclave ne pouvait pas changer de maître, fut-il prêt à accepter des conditions de vie bien pires – cela est possible à tout moment pour le salarié ; tandis que disparaît le poids de la dépendance irréversible par rapport à un maître individuellement déterminé, s’ouvre le chemin menant, en dépit de toutes les obligations concrètes, à une forme de liberté personnelle. Que ce début de liberté soit le plus souvent sans influence sur la situation matérielle du travailleur ne doit pas nous empêcher de le reconnaître » (Simmel, op. cit., p. 368).
64Certes, le salarié est subordonné, dans un rapport de force qui lui est défavorable, il est aussi exploité, mais il n’est pas aliéné, car il dispose d’une certaine autonomie.
65À Mexico, dans le secteur informel, les Indiens ne dépendaient pas d’un employeur stable et fixe. De cette absence de rapport hiérarchique direct, découlait la liberté d’organiser le rythme de travail à la convenance de chacun et de pouvoir ainsi prendre quelques semaines de repos au moment des fêtes villageoises ou lorsqu’un enfant était malade, arguments mobilisés par les acteurs pour justifier l’intérêt de rester dans l’informalité. Dans un domaine où aucune règle de travail ne vient cadrer les conditions de travail et de salaire, les rapports de dépendance n’en étaient pas moins forts, que ce soient envers les leaders de commerçants ambulants ou envers des employeurs occasionnels. Les formes d’emploi étaient individualisantes et précarisantes, les revenus fluctuant d’un jour à l’autre. À l’inverse, le rapport salarial est garant d’une stabilité monétaire qui, bien que relative, dans le cas des contrats à court terme, permet de se projeter dans le futur. Même si la relation hiérarchique qu’il instaure est inégale, celle-ci est cadrée, contractuelle, et diffère des rapports très personnalisés, souvent teintés de corruption, établis avec les policiers ou les leaders de commerçants ambulants, qui étaient le quotidien de la plupart des migrants à Mexico.
Des compétences professionnelles reconnues
66En outre, l’autorité de l’employeur est un cadre qui permet que soit exprimée une valorisation des compétences des travailleurs, phénomène qui ne pouvait avoir lieu dans l’informalité qui prédominait à Mexico.
67Lorsqu’ils évoquent leur expérience de travail aux États-Unis, la plupart des migrants insistent sur le fait que leurs compétences y sont reconnues par leurs employeurs et se traduisent concrètement par l’obtention de postes meilleurs ou par une augmentation de salaire. Dans les discours qu’ils produisent sur leur trajectoire professionnelle aux États-Unis, revient l’idée qu’ils bénéficient d’une situation et d’une reconnaissance de leurs compétences qu’ils n’auraient jamais obtenues au Mexique.
« Moi je crois que si on est là, c’est… Au Mexique, il y a du travail, mais ce que tu gagnes ici tu ne le gagneras jamais là-bas. Jamais. Encore moins si tu n’as pas fait d’études. Là-bas jamais tu ne gagnerais autant. Bien sûr il y a des boulots meilleurs que d’autres, mais rien qui se compare avec un salaire d’ici. Ce que je gagne ici, 300 $ par semaine, ça fait 3000 pesos par semaine, somme que jamais je ne pourrais gagner au Mexique. Elle est là, la différence » (Alicia, Wausau, 2007).
68Alicia évalue sa situation aux États-Unis à l’aune de celle qu’elle aurait pu escompter, en tant que femme indienne sans diplômes, au Mexique. Son témoignage ne met pas tant l’accent sur le fait que les États-Unis sont un pays riche où les salaires sont plus élevés que dans le pays voisin, que sur le fait qu’il s’agit d’une société qui ne limite pas (autant) les individus en fonction de leur origine sociale. Plus que d’un différentiel de salaire appréhendé en termes uniquement économiques, il est question de la différence d’opportunités, entre Mexique et États-Unis, accessibles à quelqu’un qui n’a pas d’éducation. Autant que de conditions matérielles, il est ici question de représentations positives, alimentées par l’American Dream (liberté individuelle, ascension sociale de l’individu, progression), et auxquelles se raccrochent les migrants otomis.
69Par ailleurs, même si leur marge d’ascension sociale aux États-Unis est limitée, on peut estimer que l’expérience de migration aux États-Unis permet de sortir de la pauvreté, au sens où Simmel entend cette dernière. Simmel définit en effet la pauvreté comme une caractéristique relative (« on est pauvre si l’on ne dispose pas de moyens suffisants pour ses propres fins », Simmel, 1999a, p. 484), et relationnelle. Sociologiquement, la pauvreté ne s’établit pas quantitativement, en référence à un seuil de ressources ; elle est une position sociale, définie par l’attitude de la société qui, en adoptant une politique de secours vis-à-vis des individus, leur fait endosser le rôle de pauvres.
« On n’est pauvre, au sens social, que si l’on est secouru. Et cela a sans doute une valeur générale : d’un point de vue sociologique, la pauvreté n’est pas donnée d’abord et les secours ensuite – dans ce cas, il ne s’agit que du destin sous sa forme personnelle –, mais celui qui bénéficie d’un secours, ou qui devrait en bénéficier en vertu de sa constellation sociologique – même s’il peut se faire qu’il n’en bénéficie pas – c’est celui-là que l’on qualifiera de pauvre » (Simmel, op. cit., p. 486).
70 Or, lorsqu’ils construisent leur projet migratoire et choisissent de quitter Mexico, en se détachant des programmes sociaux qui y sont mis en place envers les populations indiennes, les migrants manifestent clairement leur désir de se libérer d’une forme de dépendance. Si l’on se réfère aux conflits qui traversent les groupes otomis, les pionniers de la migration vers les États-Unis appartiennent aux familles qui se posent en rupture avec les Santiaguenses pratiquant la mendicité. À cet égard, émigrer, c’est refuser de « tendre la main9 ». Dans ce contexte particulier, être intégré dans le travail salarié, être complimenté par ses employeurs sur ses qualités et être capable de subvenir aux besoins de sa famille, prend un relief particulier.
71En définitive, même si le « plafond de verre » est bas aux États-Unis pour les migrants otomis sans-papiers, il apparaît toujours plus élevé que dans leur pays d’origine10. Il leur permet, en outre, dans la plupart des cas, d’inverser la relation d’assistance qui avait cours dans leur pays d’origine, et d’assurer l’autonomie financière de leur famille. Symboliquement, cette indépendance est essentielle.
Une estime de soi qui ouvre à de nouvelles opportunités au Mexique
72En dépit des conditions pénibles dans lesquelles travaillent les migrants otomis aux États-Unis, le travail paraît donc y être source d’estime de soi. Selon François Dubet, la mesure de l’autonomie, entendue ici comme la marge de liberté et de créativité que les individus trouvent dans leur travail, « ne s’étalonne que sur la subjectivité des individus ; il n’y a que moi qui puisse dire si je me sens aliéné ou épanoui dans mon travail » (Dubet, 2007, p. 76). Plus qu’en termes de mobilité sociale entendue au sens traditionnel, c’est peut-être en tant qu’image de soi, d’un point de vue subjectif, que la trajectoire professionnelle des migrants entre le Mexique et les États-Unis prend le plus de sens.
73L’estime de soi acquise par les migrants au cours de leur expérience aux États-Unis s’observe à leur retour au Mexique. Certes, au moment de l’enquête, l’émigration était encore émergente depuis les groupes otomis, et les retours rares. Toutefois, parmi les six hommes revenus à Mexico après plusieurs années passées « au Nord » avec lesquels il a été possible de faire des entretiens, on observe certaines récurrences11. Deux se sont réinsérés dans le commerce ambulant. Mais les quatre autres ont obtenu, dès leur retour à Mexico, un emploi dans la restauration, comme serveurs pour trois d’entre eux, et comme cuisinier pour le dernier – ils avaient travaillé dans des restaurants aux États-Unis. Cette insertion professionnelle est significative. Elle prouve, d’abord, que les migrants ont acquis un savoir-faire, des compétences, qu’ils parviennent à transposer au Mexique. Elle montre, surtout, qu’ils ont accès à des postes auxquels ils n’auraient même pas postulé avant leur migration. De toute évidence, l’expérience acquise aux États-Unis leur donne une confiance qui leur permet de franchir les barrières invisibles en raison desquelles, à Mexico, les Otomis se cantonnent dans les métiers de la construction ou dans le commerce ambulant. Le simple fait de se présenter à ce type de postes démontre que les migrants reviennent avec une image valorisée d’eux-mêmes, qui leur permet de se projeter autrement que dans les cadres tracés par les stéréotypes et les pratiques établies. Qu’ils aient été recrutés pour ces postes est en soi également notable, et prouve qu’ils parviennent à se faire voir des employeurs autrement qu’à travers les catégories ethnoraciales auxquelles ils étaient assignés avant de partir. Aux États-Unis, les migrants otomis se présentaient de préférence comme migrants mexicains, plutôt que comme Indiens, et parvenaient à imposer ce mode d’identification dans leurs interactions quotidiennes. Ce processus semble se prolonger au Mexique : l’identification comme migrant de retour, ou travailleur, prend le pas sur une identification ethno-raciale porteuse de stigmates.
74Parmi les autres projets évoqués par les migrants à leur retour, celui de devenir guide touristique a été formulé par deux personnes12 :
« Il y a un travail honnête qu’on peut faire à Mexico sans avoir besoin de traverser la frontière, pour ça il suffit d’apprendre l’anglais, c’est guide. Beaucoup de touristes parlent anglais. “Où voulez-vous aller ? Voulez-vous que je vous amène aux ruines de Teotihuacán ?”, mais en anglais » (Benicio, Mexico, 2009).
75Bien qu’aucun enquêté n’ait mis en pratique ce projet, l’évocation de ce métier est importante sur un plan symbolique. S’imaginer comme guide, en effet, signifie que l’on se perçoit comme détenteur de connaissances sur un territoire, comme porteur d’une légitimité. De la part de membres de populations qui ont été stigmatisées comme étrangères à la ville, inadaptées, marginales, la formulation d’un tel sentiment d’appropriation de l’espace urbain et du territoire régional, plus largement, est remarquable.
76Même si le faible nombre de migrants de retour et l’absence de recul sur ce phénomène imposent une prudence dans les conclusions, il paraît donc que les migrants rentrent des États-Unis avec une confiance et une capacité inédites à se projeter dans le futur et dans leur société d’origine. Cette observation conforte, de fait, l’analyse élaborée sur le travail aux États-Unis comme source de revalorisation de soi.
77Pour autant, si les migrants reviennent avec un bagage qui leur permet d’accéder à une place nouvelle dans leur société d’origine, ce capital ne semble pas déboucher sur une stabilisation de leur trajectoire, ni sur une réinstallation durable. Après six mois passés à Mexico, deux anciens migrants sur six étaient de retour aux États-Unis, et les quatre autres avaient pour projet d’y retourner à moyen terme. Úlises, un jeune homme de moins de vingt ans, disait « perdre patience » devant l’indigence des salaires à Mexico. Il a donc abandonné le poste de responsable de caisse qu’il venait d’obtenir dans un restaurant du quartier de la Roma pour retourner dans l’Indiana. Quant à Pedro, dès son retour du Wisconsin, il a été embauché comme cuisinier dans un restaurant de la chaîne Wing’s, très prisé des classes moyennes. Pourtant, après seulement 3 mois, Pedro démissionnait. La stagnation dans les salaires et dans la trajectoire professionnelle constatées à Mexico avaient eu raison de son projet de se réinstaller durablement auprès de sa famille. Il était prêt à gagner moins au Mexique qu’aux États-Unis, expliquait-il, mais en discutant avec ses collègues, il s’était aperçu que ces derniers n’avaient connu ni promotion, ni augmentation depuis trois ans. Cette assignation à l’immobilité lui paraissait insupportable.
78En dépit de la pénibilité des conditions de travail, les migrants semblent donc trouver une plus grande reconnaissance de leurs mérites aux États-Unis que dans leur pays d’origine, même si les bénéfices de leur expérience au nord de la frontière se traduisent concrètement par un changement positif de leur image et qu’ils leur permettent d’accéder à des positions inespérées jusqu’alors. L’analyse proposée par Simone, selon laquelle les migrants acquièrent des compétences qui sont mises au profit d’une mobilité accrue, plutôt que de déboucher sur une stabilisation des trajectoires personnelles et géographiques, semble donc s’appliquer (Simone et Abouhani, 2005).
Conclusion
79Sur le marché du travail, en dépit de forts mécanismes de domination dans une économie nettement segmentée, de micro-espaces sont saisis par les travailleurs, qui parviennent à construire une alternative entre deux types de trajectoires professionnelles. Ces formes d’inscription sur le marché du travail, que les migrants distinguent par le mode de paiement associé à chacun des secteurs, se caractérisent par des échelles et des temporalités distinctes de mobilité géographique. Dans le premier cas, celui des restaurants qui paient par un forfait mensuel, les travailleurs construisent leur parcours professionnel au travers d’étapes longues, et limitent leur mobilité quotidienne à des périmètres restreints (lieu de travail, de résidence, centre commercial en fin de semaine). Dans le second cas, celui des emplois rémunérés par un salaire horaire, les travailleurs changent plus fréquemment d’employeurs et se déplacent souvent sur de longues distances, à l’échelle régionale, dans le cadre de leur emploi. Le degré de mobilité est donc une variable sur laquelle les travailleurs ont une influence relative, afin de déterminer le type d’insertion professionnelle le plus adéquat avec leur projet migratoire. Toutefois, des inégalités transparaissent dans la capacité à déterminer le degré de mobilité souhaité, principalement entre hommes et femmes, ces dernières étant confrontées à des obstacles additionnels. En revanche, aux États-Unis, cette dimension de l’expérience professionnelle des travailleurs ne paraît en rien marquée par l’indianité.
80Ces stratégies sur le marché de l’emploi débouchent-elles sur une mobilité sociale ascendante, ou le mouvement dans lequel sont entraînés les travailleurs est-il vain ? Plutôt qu’en termes d’ascension sociale, il semble que l’expérience des migrants gagne à être évaluée en termes de progression dans l’estime de soi. En dépit des mécanismes de segmentation sociale à l’œuvre dans la société nord-américaine, et de la souffrance qui a accompagné de nombreux apprentissages, les enquêtés mettent l’accent sur les compétences acquises, sur le processus de dépassement de soi inhérent à leur expérience migratoire, et sur la reconnaissance, certes relative, dont ils ont bénéficié, notamment sur le marché de l’emploi. Pour la construction de ces apprentissages, l’expérience issue de la migration interne est transposée aux États-Unis (adaptation à une société autre, appropriation de l’espace, insertion sur le marché de l’emploi). À l’inverse, les compétences développées lors de la migration internationale semblent également transférables dans la société d’origine, à tel point que les migrants de retour sont pour leur majorité parvenus à s’insérer dans la restauration à Mexico. Ce secteur de l’emploi, auquel ils n’auraient pu accéder avant leur expérience migratoire, représente une amélioration en termes de position sociale, mais surtout l’affranchissement des assignations identitaires auxquelles se heurtent les Indiens à Mexico : les migrants de retour parviennent à être perçus comme travailleurs, plus comme Indiens. La mise en suspens de l’indianité, observée aux États-Unis, se prolonge.
81Pour autant, si le « capital de la mobilité » peut être temporairement réinvesti dans la société de départ, la société d’origine ramène à une rigidité des positions et des statuts qui n’est plus acceptée par les migrants. Ils sont alors dans une impasse : l’insertion dans le pays d’accueil est impossible, du fait de l’irrégularité du statut qui ne laisse entrevoir aucune installation durable, mais le retour dans le pays d’origine l’est tout autant, car aucune possibilité d’ascension sociale ou de valorisation des compétences, à la mesure de celles entrevues aux États-Unis, n’apparaît. Dans le décalage entre les deux champs d’opportunités, offerts par la société d’origine et par celle d’accueil, se trouve le ressort de l’inscription dans une logique de mobilité, de la part des migrants, que celle-ci se manifeste par une circulation d’un pays à l’autre, ou au contraire par l’allongement d’un séjour toujours perçu comme provisoire, dans le pays d’accueil, jusqu’à en avoir tiré le maximum de profit.
82Comment expliquer, enfin, que les migrants aient l’impression qu’une mobilité par le travail est possible, aux États-Unis, alors que, dans les faits, le « plafond de verre » est si bas ? Plusieurs éléments peuvent être avancés. Le fort échelonnement du marché de l’emploi, et la hiérarchisation de postes précaires, contribuent à créer le sentiment d’une progression. Les expulsions du territoire peuvent être tenues pour responsables de l’interruption d’un parcours ascendant, sans que le fonctionnement du marché de l’emploi même soit mis en cause. Par ailleurs, les migrants tendent à porter la responsabilité d’une progression qu’ils ne jugent pas suffisamment rapide, en se blâmant du fait qu’ils ne parlent pas la langue, par exemple. Enfin, la comparaison avec la situation à Mexico, où la stagnation est perçue comme plus forte encore et le marché du travail plus inégalitaire, tend à revaloriser la situation aux États-Unis ; ce d’autant plus que les migrants s’y inscrivent dans un régime salarial, aux conditions certes dégradées mais qui peut donner lieu à un sentiment de reconnaissance par le travail. Ce mécanisme a des implications sur les décisions que prennent les migrants en termes de trajectoire migratoire. Il révèle l’importance de faire une sociologie compréhensive, qui s’appuie sur la perception qu’ont les sujets de la situation dans laquelle ils s’inscrivent et sur le sens qu’ils donnent à leurs actes.
Notes de bas de page
1 Entre autres, Tarrius, 1989 ; Bourdin, 2005 ; Urry, 2005 ; Baby-Collinet al., 2009 ; Dureau et Hily, 2009.
2 Pedro, Mexico, 2009.
3 Entretien avec Adelia, épouse de Carlos, Mexico, 2009.
4 L’équivalent n’existe ni en France, ni au Mexique.
5 Entretien téléphonique avec Jorge, Knoxville, 2009.
6 Il serait intéressant de voir si la génération suivante, celle des jeunes otomis actuellement âgés d’une vingtaine d’années qui sont arrivés enfants à Mexico et ont bénéficié d’une meilleure scolarisation, parviennent à apprendre l’anglais avec plus de facilité. L’aisance avec laquelle Mario a appris la langue invite à faire cette hypothèse.
7 Cette observation recoupe l’une de celles de François Dubet, qui constate « que la plupart des travailleurs s’efforcent de trouver quelque chose d’intéressant et de positif dans leur activité » (2007, p. 78).
8 Rodrigo, Los Angeles, 2007.
9 L’expression est souvent utilisée avec un certain mépris par ceux des Otomis de Mexico qui critiquent la mendicité.
10 On remarquera toutefois que seule la première génération de migrants, qui bénéficie d’éléments de comparaison entre les États-Unis et le Mexique, peut porter une telle appréciation. Pour les générations suivantes, qui ne construisent pas leur expérience dans un cadre transnational, les attentes vis-à-vis du travail aux États-Unis et la construction du sentiment d’injustice seront autres.
11 Úlises, Martín, Pedro, Jorge, Benicio, Mario, Mexico, 2007 et 2009.
12 On remarquera que, dans un contexte tout autre, celui des migrants sénégalais en Italie, Bruno Riccio observe également le projet de devenir guide chez certains migrants de retour (Riccio, 2001).
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