Chapitre VI
La mise en suspens de l’indianité : catégories d’identification et expérience du racisme, d’une migration à l’autre
p. 171-201
Texte intégral
1Les Otomis n’ont de cesse d’énoncer l’absence de discrimination qu’ils ressentent, en tant qu’Indiens, aux États-Unis. Dans le discours de l’ensemble de mes interlocuteurs, la traversée de la frontière entre le Mexique et les États-Unis est présentée comme une expérience qui égalise les conditions. « Tous les Mexicains, nous avons la même expérience quand nous arrivons ici », affirme Valerio, dont c’est le deuxième séjour aux États-Unis, après une première expérience de migration dans le Tennessee.
2Que devient, aux États-Unis, le clivage ethnique qui sépare depuis la colonisation, dans les sociétés latino-américaines, les populations « indiennes » des populations « métisses » ? Peut-on envisager que la dilution spatiale des migrants santiaguenses se traduise par une intégration à la société latino-américaine aux États-Unis qui rende caduque leur identification comme indiens, annulant toute forme de discrimination sous ce motif ?
3L’affirmation de Valerio est d’autant plus surprenante que les études jusqu’ici produites sur les migrations indiennes aux États-Unis, si elles montrent comment la migration permet de revisiter le rapport à l’identité nationale et de se dire Mexicain, insistent également sur l’importance de l’identification comme indien, que celle-ci soit assignée ou réappropriée par les migrants1. En outre, plusieurs travaux ont mis en exergue que ces populations subissent une double discrimination aux États-Unis, en tant que Mexicains de la part de la société états-unienne, mais aussi en tant qu’Indiens au sein de la communauté latino-américaine (Kearney, 2001 ; Fox et Rivera-Salgado, 2004). La prégnance des catégories ethno-raciales dans la société mexicaine, mais aussi la littérature qui existe sur les populations indiennes mexicaines aux États-Unis, pourraient donc inviter à considérer que les frontières entre « Indiens » et « métis » se maintiennent – voire même se renforcent – aux États-Unis.
4Plutôt que de mettre en doute la parole des enquêtés – en postulant qu’ils occultent ou n’ont pas conscience des discriminations qu’ils continuent à subir en tant qu’Indiens aux États-Unis –, j’adopterai ici une démarche compréhensive, qui aborde les « ethnicisations ordinaires » à travers le prisme des « voix minoritaires » (Jounin et al., 2008). On fait l’hypothèse que les catégorisations et les hiérarchies sociales se reconfigurent, dans une société d’accueil qui produit des logiques de racialisation et de discrimination propres. En effet, les frontières des catégories ethniques et leur contenu évoluent selon les contextes. L’indianité aurait alors moins de poids face à d’autres critères de hiérarchisation, comme la distinction entre migrants « légaux » et « illégaux », ou le clivage ethno-racial qui scinde historiquement la société américaine entre Noirs et Blancs (Cordero-Guzmán et al., 2001). Les migrants mexicains aux États-Unis se trouvent ainsi au croisement de plusieurs systèmes de stratifications sociales et raciales, élaborés par les États-nations d’accueil et d’origine, et influencés par les contextes locaux.
5Comment se reconfigurent, se déplacent ou se brouillent, les frontières ethniques ? Afin de comprendre pourquoi les migrants otomis affirment ne plus subir aux États-Unis de discrimination en raison de leur indianité, il convient d’interroger les catégorisations liées à l’identification par l’origine pertinentes à leurs yeux dans le nouveau contexte de migration. Par ailleurs, ce contexte migratoire rend-il opérantes de nouvelles catégories de définition, liées à la condition présente dans la société d’installation ? Enfin, on montrera que l’appartenance des migrants à un groupe indien, et l’expérience du racisme qui en découle, demeurent un fil conducteur dans l’expérience migratoire, bien qu’elle n’apparaisse que peu dans les pratiques sociales ou culturelles des habitants de Santiago Mexquititlán. Il s’agira alors d’analyser la façon dont les deux systèmes de hiérarchisation sociale et raciale, celui du pays d’origine et celui de la société d’accueil, dialoguent dans l’expérience subjective des migrants.
6Tous les enquêtés à partir desquels a été construite l’analyse de ce chapitre vivent à Wausau ou dans les alentours, proviennent du village otomi de Santiago Mexquititlán, et ont résidé en ville au Mexique avant de partir aux États-Unis, à l’exception de Liliana et des membres de sa famille, « métis » originaires d’un village voisin de Santiago Mexquititilán. Ils sont sans-papiers, ont entre 20 et 35 ans, et travaillent dans des emplois précaires.
L’effacement du racisme comme indien dans les interactions quotidiennes ?
7Quelle qu’ait été leur position sur l’échelle sociale ou raciale au Mexique, tous les migrants seraient confrontés aux mêmes difficultés une fois aux États-Unis. Selon Josefina, 20 ans, arrivée à Wausau depuis six mois, « une fois qu’on est ici, on est tous pareils. À Mexico, non, un tel est entrepreneur, un tel est je-ne-sais-quoi. Ici, non, on est tous égaux » (Wausau, 2007).
8L’observation du contexte local corrobore à première vue ces affirmations. À Wausau, on n’observe pas de ségrégation résidentielle : les personnes originaires de Santiago Mexquititlán sont réparties dans plusieurs quartiers où elles cohabitent avec des Américains pauvres ou d’autres Latino-Américains. Certes, les Otomis sont cantonnés aux emplois les plus précaires et difficiles, que ce soit dans les restaurant chinois ou dans les usines agro-alimentaires. Mais ils le sont au même titre que d’autres Latino-Américains récemment arrivés du Chiapas, du Michoacán, de Veracruz ou du Guatemala.
9L’amitié qui s’est nouée entre les familles d’Alicia et de Liliana illustre cette reconfiguration des relations ethniques. Les deux femmes proviennent de villages voisins de l’État de Querétaro au Mexique, et se sont établies à Wausau car elles ont eu recours au même passeur. Alicia est otomi, tandis que Liliana provient d’un lieu dans lequel, d’après ses propres termes, « personne ne parle aucun dialecte » (Wausau, 2007). Cette précision et l’usage du terme dépréciatif de « dialecte », marquent la volonté de Liliana d’établir nettement la distinction entre son village, métis, et le bourg indien voisin dont provient Alicia. On peut y voir la trace des fortes relations de domination qui existent à l’échelle locale, au Mexique, d’un village à l’autre.
10Pourtant, à Wausau, cette tension ne se manifeste pas. Les deux femmes se sont rencontrées dans une usine agroalimentaire où elles étaient employées. Alicia cherchait un logement pour sa famille, et Liliana l’a informée que l’appartement en face du sien se libérait : elles sont devenues voisines de palier. Comme il n’y a pas d’autre famille mexicaine dans le quartier2, très vite, Alicia et Liliana, mais aussi leurs époux, leurs enfants, les frères de Liliana qui vivent avec elle, et Javier – otomi lui aussi, hébergé chez Alicia –, se sont fréquentés. Le samedi soir, les deux familles se retrouvent pour jouer aux dominos ou regarder la télévision. Chaque jour, Alicia et Liliana échangent des conseils de cuisine, commentent le dernier épisode de la telenovela, se prêtent des cartes prépayées pour téléphoner au Mexique, tout en surveillant d’un œil leurs enfants qui jouent ensemble. Les adultes effectuent le trajet ensemble, en covoiturage, lorsqu’ils travaillent au même endroit, et s’informent mutuellement des offres d’emplois.
11Cette amitié, qui semble aller de soi à Wausau, aurait pourtant été hautement improbable au Mexique. Si la frontière ethnique ne disparaît pas, à en juger par les allusions que fait Liliana à la différence culturelle de ses voisins indiens lors de nos entretiens en privé, elle ne semble pas être pour autant un obstacle à la construction de pratiques solidaires, basées sur la reconnaissance d’identités régionales, nationales et supranationales communes (venir de l’État de Querétaro, être Mexicain, appartenir à la communauté « latino »).
12Comment, alors, expliquer la mise en suspens des frontières ethniques telles qu’elles opèrent au Mexique ?
Le racisme ordinaire : analyser l’expérience des discriminations et de l’altérité
13Analyser l’expérience du racisme implique de tenir compte de l’imbrication de ses dimensions macro et micro, de ses expressions structurelles, institutionnelles, autant que quotidiennes et banales. Depuis les années 1980, le vécu des discriminations et du « racisme ordinaire » ou « quotidien » (everyday racism), a fait l’objet d’une attention particulière dans la sociologie anglo-américaine. Philomena Essed, en particulier, a mis en évidence la dimension familière, routinière, répétitive, de pratiques racistes qui font le lien entre la dimension systémique du processus et son impact sur la vie quotidienne des victimes (2001). Une telle approche renseigne également sur les mécanismes de déni ou d’intériorisation de la discrimination : les victimes du racisme risquent d’être plus sensibles aux discriminations directes et intentionnelles qu’à des formes plus subtiles ou indirectes de rejet (Poli, 2007). L’interprétation de leurs expériences, pour ceux qui sont visés par des attitudes racistes, est d’autant plus malaisée que sous la pression des normes anti-racistes, intégrées par une large part des populations européennes ou nord-américaines, un « racisme voilé » (subtle prejudice) aurait succédé au racisme « flagrant » (blatant prejudice) : les préjugés et stéréotypes péjoratifs envers les minorités, toujours présents, s’exprimeraient de façon moins frontale et moins univoque (Laplanche-Servigne, 2011). En outre, la construction de l’altérité articule plusieurs variables dans des dynamiques complexes : dimensions de race, de classe, de genre, d’ethnie ou de statut migratoire interagissent, sans qu’il soit toujours possible pour les personnes victimes de discriminations de dissocier ces différents niveaux (West et Fenstermaker, 1995 ; Poiret, 2005).
14Aborder, avec les précautions nécessaires, les discriminations par le biais du ressenti des victimes du racisme et de la discrimination permet cependant d’accéder à des dimensions spécifiques du phénomène. Cette perspective remet en question la passivité qui leur est habituellement attribuée : les acteurs sociaux s’emparent de classements ethniques qui se font et se défont dans les relations quotidiennes entre les groupes, qu’elles soient conviviales ou conflictuelles, dans le cadre de rapports sociaux forgés par l’histoire (Palomares, 2008).
15Pour les populations indiennes, les discriminations ethniques et raciales font partie du bagage – ou du fardeau – constitutif de leur expérience dans le pays d’origine. Leur situation aux États-Unis ne peut être comprise qu’en référence à cette continuité de vécus. La migration du monde rural vers les villes mexicaines, qui a généralement précédé le départ aux États-Unis pour les habitants de Santiago Mexquititlán, sera donc un élément central de l’analyse, la dimension transnationale de l’expérience des migrants invitant à prendre en compte les ponts qu’ils sont amenés à construire entre leur vécu d’un côté et de l’autre de la frontière.
L’éclairage de la littérature sur les migrations indiennes aux États-Unis : ethnicisation, redoublement des discriminations et retournement du stigmate
16À l’inverse de ce que l’on observe au premier abord chez les Otomis, la plupart des analyses menées auprès d’autres populations indiennes mexicaines aux États-Unis, le plus souvent dans les régions d’installation traditionnelles comme la Californie, montrent que la distinction entre Indiens et non-Indiens continue à structurer les rapports sociaux entre migrants.
17Tout d’abord, comme pour la majorité des migrants, les réseaux migratoires des populations indiennes se construisent autour de réseaux de parenté, ou de paisanaje, qui renforcent les liens familiaux ou les liens locaux et en font la base de mécanismes de solidarité. La référence à la localité d’origine demeure forte, d’autant qu’avec la distance géographique, le village d’origine devient le support d’un imaginaire unificateur, qui participe de la consolidation de l’identité ethnique. Les références culturelles partagées (passé commun, langue, coutumes), bien que constamment réélaborées au cours du processus migratoire, sont également source d’identifications (Barabas, 2001 ; Velasco, 2007).
18Le contexte d’insertion locale, aux États-Unis, peut renforcer ce processus. Dans les champs agricoles, l’ethnicisation des rapports sociaux est un mode d’organisation du travail qui, en divisant les travailleurs, favorise leur exploitation économique (Kearney, 1995). Les désignations insultantes sont courantes dans ce secteur d’activité, et exposent les migrants indiens, en particulier ceux issus de la région de Oaxaca, à un double racisme, en tant que Mexicains et en tant qu’Indiens. En outre, le sentiment anti-migrant, diffus dans la société américaine depuis des décennies, et qui s’est exprimé avec une vigueur particulière en Californie en 1994 par le biais de la « proposition 1873 » peut encourager une forme revitalisée d’identification ethnique, qu’Alejandro Portes et Rubén Rumbaut qualifient d’« ethnicité réactive » (Portes et Rumbaut, 2001). Elle relève d’un processus de retournement du stigmate : le groupe ethnique se réapproprie les catégorisations discriminatoires pour les charger de connotations positives. L’ethnicité devient un mécanisme de résistance à une réalité discriminatoire.
19Dans le cas des Indiens oaxaqueños, en effet, des organisations se sont créées en réaction au racisme, et des stratégies de revendication de l’ethnicité se sont mises en place, comme l’illustre l’action du FIOB (Frente Indígena de Organizaciones Binacionales), déjà mentionné dans le chapitre v (Kearney, 2001 ; Leal, 2001). Par ce processus de revendication ethnique et culturelle, les mouvements indiens oaxaqueños se réapproprient les catégories identitaires imposées par les États-nations et défient de ce fait leur pouvoir de définition (Le Texier, 2004). Loin de disparaître au terme d’un processus d’assimilation qui semblait pourtant annoncé dans les années 1980 (Kearney, 1995 ; Velasco, op. cit.), l’indianité devient le support à partir duquel s’organisent ces groupes sociaux. Ce mécanisme de renforcement des réseaux communautaires comporte toutefois le risque, en maintenant la distance avec les groupes dominants et en donnant corps aux catégorisations, d’accentuer les pratiques discriminatoires. Éric Fassin qualifie ce dilemme – également pointé par Mickael Kearney – de « paradoxe minoritaire », les minorités se trouvant « vouées à prendre la parole en tant que, pour n’être pas traitées en tant que » (Fassin, 2010, p. 661 ; Kearney, 2001).
20Comment expliquer alors la différence avec le Wisconsin, dans lequel semble primer une autre stratégie, celle consistant à occulter les marqueurs de l’identité pour esquiver le racisme comme indien ?
Camouflage vs ethnicité réactive : la gestion de la différence, une compétence migratoire
21L’égalité de traitement dont affirment bénéficier les Otomis aux États-Unis de la part des autres Mexicains ne traduit-elle pas le succès de stratégies d’occultation de l’indianité, mises en place au Mexique et reproduites dans ce nouveau contexte d’immigration ? Par la notion de « conscience dédoublée », inspirée de celle de « double conscience » (double consciousness) développée précédemment par W. Du Bois, Philomena Essed rappelle, à propos du cas des Noirs-américains, que les victimes du racisme sont familières avec les interprétations de la réalité du groupe dominant et que, de par leur sens de l’histoire, les échanges autour du racisme au sein de leur communauté d’appartenance et leurs expériences quotidiennes, ils développent « une connaissance profonde, souvent très fine, de la reproduction du racisme » (2001, p. 176). Une telle connaissance produit une réflexivité qui sert de point d’appui à la mise en place de résistances individuelles (Jounin et al., 2008).
22L’immense majorité des migrants de Santiago Mexquititlán ont résidé dans une ville mexicaine, au moins quelques mois, avant de partir pour les États-Unis, une expérience qui les a exposé quotidiennement au racisme : les insultes, les regards méprisants, le ton condescendant ou paternaliste, le fait de butter sans cesse contre des stéréotypes qui limitent l’accès à des emplois, à un logement, à des études, ou encore la récurrence de commentaires qui les invitent à retourner dans leur campagne, font partie de l’expérience des Indiens au cours de la migration interne. Javier, 23 ans, qui a grandi entre Monterrey et Mexico, assure pourtant avoir moins souffert du racisme que ses parents :
« Pour moi, ça a été, mais pour mes parents, ma famille, ça a été difficile. Surtout pour la génération de mes parents. Certaines personnes de Monterrey leur faisaient des commentaires : “Comment ça, vous allez vous installer ici ? Vous, les Indiens, vous ne valez rien, vous travaillez moins que les autres, vous êtes sales, vous ne savez pas vous défendre.” Mais moi je n’ai jamais ressenti ça » (Wausau, 2007).
23La société mexicaine se serait-elle radicalement transformée en une génération ? Plus vraisemblablement, Javier a appris à occulter les marqueurs identitaires qui permettraient aux autres citadins de l’identifier comme indien. Il est ainsi rare que les jeunes adultes ou les enfants portent le costume traditionnel. Si un léger accent peut parfois trahir les personnes qui ont appris l’espagnol tardivement, la plupart maîtrisent parfaitement les codes urbains, et en particulier les codes de langage qui permettent de se fondre dans la masse. Coiffé d’une casquette, vêtu d’un pantalon baggy et chaussé de baskets, Pedro, 32 ans, dévoile, autant par son apparence physique que par son discours, un apprentissage des modes de présentation de soi qui lui a permis d’esquiver des attaques dont on devine la violence et l’humiliation qu’elles ont pu générer à son arrivée à Mexico. Il dévoile ce processus à mots couverts :
« Les premiers jours après mon arrivée à Mexico, on me traitait mal, comme un paysan attardé. Ensuite, le temps a passé et on ne m’a plus autant piétiné » (Wausau, 2007).
24À travers les cas de Pedro et Javier, on n’observe donc pas tant une atténuation du racisme envers les Indiens, que l’escamotage des éléments d’identification qui lui donnent prise. L’un des principaux apprentissages acquis à l’issue de la migration des campagnes vers les villes mexicaines, pour les populations indiennes, consiste ainsi à discerner les contextes d’interaction dans lesquels il est préférable d’occulter son origine ethnique, pour éviter d’être la cible de comportements racistes. La mise à distance des réseaux communautaires, analysée dans le chapitre v, participe également de cette stratégie de contournement et d’évitement de la discrimination, les effets de concentration accentuant le risque d’être visibles et discriminés.
25Au final, la perception d’une absence de discrimination comme indien aux États-Unis, exprimée par les enquêtés otomis, révèle, en creux, la brutalité du racisme subi au Mexique, et l’apprentissage de stratégies pour atténuer cette épreuve. Alternative à la contestation ouverte du racisme ou au retournement du stigmate qu’incarnent les Indiens oaxaqueños, cette forme de résistance repose sur le principe opposé : celui de l’occultation des marqueurs de l’ethnicité et de la mise en suspens des réseaux ethniques, tant il est vrai que l’invisibilité en contexte migratoire peut aller de pair avec un certain nombre de bénéfices (Gómez, 2010).
26Pourtant, on peut postuler que la taille réduite de la communauté latino-américaine – selon l’organisation caritative Latinos Unidos, elle compte 3000 membres pour Wausau et ses environs, et selon le recensement de 2000, 400 personnes seulement pour la ville de Wausau (soit 1 % de la population locale) –, fait de l’origine géographique et ethnique de chacun un secret difficile à garder. C’est d’autant plus le cas que la capacité des acteurs à maîtriser leur présentation de soi est limitée, et que la discrimination à l’encontre des Indiens s’appuie en partie sur des critères phénotypiques qui ne s’estompent pas une fois traversée la frontière nationale. Autrement dit, il ne suffit pas de chercher à invisibiliser les marqueurs de la différence ethnique pour y parvenir.
27Or, même lorsque les migrants mexicains sont identifiés comme indiens, cette identification ne semble pas déboucher sur des discriminations, et la communauté d’expérience semble prendre le pas sur les différences culturelles et ethniques.
Les nouvelles destinations, propices à la mise en avant d’origines inclusives ?
28Certaines caractéristiques du contexte local, dans le Wisconsin, peuvent expliquer le succès des stratégies individuelles consistant à mettre en avant des identifications par l’origine qui viendraient supplanter l’indianité : le caractère récent de l’immigration, la petite taille de la communauté latino-américaine qui en découle, la structure du marché de l’emploi et du monde associatif.
29L’implantation récente des Latino-Américains dans le Wisconsin crée en effet une situation très différente du contexte californien. Ceux que les Latino-Américains dénomment « les Américains », c’est-à-dire les natifs blancs, découvrent la communauté latino-américaine, sans suspecter les hiérarchisations ethno-raciales qui existent dans les pays d’origine. Aux yeux des Américains, tous les Latino-Américains sont mexicains – nous y reviendrons ultérieurement. Par ailleurs, la majorité des Otomis sont employés dans des restaurants tenus par des Chinois, desquels il est légitime de supposer qu’ils sont tout aussi ignorants des différences entre métis et indiens. Le tissu associatif à destination des Latino-Américains, dont la faiblesse a été évoquée dans le chapitre précédent, est d’autant moins propice à soutenir d’éventuels mouvements de retournement du stigmate et engagements militants autour des racines indiennes que la majorité des migrants concernés occultent ces origines. Enfin, le faible nombre de Latino-Américains incite sans doute à rechercher de nouveaux équilibres autour des expériences partagées aux États-Unis, plutôt qu’à réactiver les clivages en vigueur dans le pays d’origine. Pour le dire autrement, le faible nombre inciterait à une solidarité fondée sur des identifications moins conflictuelles. L’indianité ne serait alors plus discriminante parce que cette différence s’effacerait au profit d’autres catégories d’identifications, plus opérantes dans la vie quotidienne des migrants.
Se dire de Querétaro : l’origine régionale
30Lorsqu’ils sont interrogés par d’autres migrants sur leur lieu d’origine, aux États-Unis comme au Mexique, les Santiaguenses affirment se référer de préférence à leur identité régionale ou locale, y compris lorsqu’ils ont longtemps vécu dans de grandes villes mexicaines : même lorsqu’ils sont venus en ville très jeunes, ils ne mettent généralement pas en avant leur ancrage urbain. Au sein des groupes de migrants, la valorisation des catégories identitaires s’inverse par rapport aux hiérarchies en vigueur à Mexico. Aux États-Unis, des représentations négatives sont en effet associées à la capitale et à ses habitants (Sabates et Petterino, 2007). Dès lors, pour mes interlocuteurs indiens, surtout pour les hommes, être qualifié de chilango pouvait relever de l’insulte, étant rattaché à une culture de l’astuce ou de la petite délinquance dont ils ne souhaitaient pas se réclamer. « Là-bas [aux États-Unis], la vie d’un provincial vaut plus que celle d’un citadin », résume Benicio, de retour à Mexico après avoir vécu quelques mois dans le Tennessee. Afin d’éviter d’être considéré comme chilango, mieux vaut alors mettre en avant son origine rurale et se référer au village dans lequel on a grandi ou auquel on est rattaché par les générations précédentes. Pour les Santiaguenses, il faut donc parfois refaire le chemin opposé à celui qui a été effectué quelques années auparavant et reléguer au second plan des éléments d’identification acquis de dure lutte. Benicio, orphelin de père et mère, arrivé en ville avant l’âge de sept ans, se raccroche aux États-Unis à une origine villageoise qu’il a longtemps niée à Mexico :
« Quand on me demandait d’où je venais, je disais que je venais de province, d’un petit village. Parfois on me posait des questions à cause de mon accent, on me disait que j’étais un chilango. À cause de ma façon de parler, on pensait que j’étais chilango. Mais moi je suis né au village. Bon, c’est vrai que depuis que je suis enfant, déjà au village, j’ai toujours cherché à parler comme tu m’entends parler maintenant [sans accent]. Pourquoi ? À cause de la discrimination. Parce que je voyais bien, les autres enfants qui venaient de là-bas, comment on se moquait d’eux en ville » (Wausau, 2007).
31Les migrants ne risquent-ils pas alors d’être identifiés comme provenant d’un village indien, en contradiction avec la stratégie d’occultation mentionnée ci-dessus ? Justement, mettre en avant l’identité régionale plutôt que l’origine locale permet de garder le silence sur les origines ethniques. Mario, un jeune homme d’une vingtaine d’années, explique qu’aux États-Unis personne n’a jamais su qu’il parlait une langue indienne, et précise :
« Quand on me demandait d’où je venais, je disais : “Je viens de Querétaro.” Santiago Mexquititlán, ça fait partie de l’État de Querétaro. C’est que si je leur avais dit que je venais de Santiago, ils n’allaient pas connaître, c’est juste un village. Là-bas, on se connaît surtout par États. Donc moi je disais : “Je viens de Querétaro.” Et mes amis me disaient “je viens de Jalisco”, et je n’ai jamais cherché à savoir de quelle partie de Jalisco » (Mexico, 2009).
32Contrairement à ce qu’affirme Mario, il n’est pas impossible que d’autres migrants connaissent le village de Santiago Mexquititlán, puisque les réseaux migratoires tendent à concentrer dans les mêmes zones d’arrivée aux États-Unis des individus issus de villages proches, ayant fait appel au même passeur. La probabilité pour que Mario rencontre quelqu’un issu de sa région, qui identifierait Santiago comme un village indien, est donc relativement élevée. Mettre en avant la région plutôt que le village dont il provient, relève-t-il d’une stratégie délibérée et individuelle pour ne pas être identifié comme otomi ? Mario semble plutôt décrire un système de socialisation dont il suit les normes, dans lequel l’appartenance à un groupe indien n’est pas importante, et où la question n’a pas lieu d’être posée.
Se dire mexicain : l’origine nationale
33Aux États-Unis, les migrants originaires de Santiago mettent également au premier plan des marqueurs identitaires l’appartenance à la communauté mexicaine. Le jour de la fête de la Vierge de Guadalupe, le 12 décembre, l’une des principales célébrations nationales au Mexique, est, selon les enquêtés, une date importante dans le Wisconsin, où la vie sociale est sinon plutôt austère : à cette occasion, les migrants de toutes origines ethniques, régionales et nationales, participent à une célébration collective, organisée par l’organisation Latinos Unidos. Par ailleurs, plusieurs des enquêtés avaient affiché chez eux un drapeau mexicain. Ils proclament ainsi une identité nationale qui, dans ce contexte, ne leur est pas niée par les institutions : dans les politiques qu’il met en place envers ses citoyens à l’étranger, l’État mexicain ne marque pas de différences entre Indiens et non-Indiens. L’interventionnisme des pays d’origine envers leurs émigrés afin d’entretenir leur sentiment d’appartenance national a été amplement analysé. Dans le cas du Mexique, cette présence de l’État, qui s’appuie sur un « régime de sentiments nostalgique » (Besserer, 2007, p. 342), se manifeste par la possibilité de voter à distance, par des facilités apportées au rapatriement de capitaux et aux programmes destinés à canaliser les devises, vers certaines régions ou types d’investissements, ou encore par la présence de consulats mexicains sur l’ensemble du territoire américain. Lorsqu’ils s’adressent à leur consulat, généralement pour demander une identification officielle (ID), ou un passeport qui leur permettra de rentrer au Mexique en avion, les migrants indiens ne subissent pas de traitement différencié. Les institutions états-uniennes n’opèrent pas davantage de distinction en fonction de l’ethnicité : les étrangers sont renvoyés à leur statut migratoire ou à leur nationalité. Aux États-Unis, les migrants parviennent ainsi à se réapproprier une identité nationale qu’ils ont toujours revendiquée au Mexique sans pour autant y être reconnus comme des citoyens à part entière.
Se dire latino-américain : l’origine pan-ethnique
34Enfin, dans le Wisconsin, les migrants entrent en contact avec la population majoritaire et d’autres minorités ethniques, face auxquelles ils tendent à s’identifier et à être identifiés comme « Latino-Américains4 ». Cette catégorie, institutionnalisée par le recensement, mobilisée par les médias et devenue d’usage courant, recoupe des caractéristiques à la fois raciales et culturelles.
Les catégories raciales et ethniques du recensement aux États-Unis
Le terme de « race », tel qu’il est officiellement utilisé aux États-Unis dans le recensement, mais également par les sociologues, les journalistes, les historiens, les hommes politiques, a perdu la signification « biologique » que lui donnaient les pseudo-savants au début du xxe siècle : la « race » est désormais officiellement appréhendée comme un construit social (Lacorne, 1997 ; U.S. Census Bureau, 2011). Dès 1790, le recensement aux États-Unis s’intéresse à l’origine des sondés sous l’angle de l’ethnicité – et ce contrairement aux recensements français qui privilégient la nationalité pour appréhender les différences d’origine au sein de la population (Schor et Spire, 2005). Depuis 1960, chacun est invité à se classer dans l’une des catégories raciales proposées (Amérindiens ; Asiatiques ; Noirs ; Blancs, etc.). Avant cette date, les enquêteurs affectaient les personnes interrogées à une catégorie raciale selon leur jugement (Lavaud et Lestage, 2005). En 2000, une case « autre race » a été introduite, et pour la première fois, la possibilité a été offerte aux recensés de sélectionner plusieurs races (U.S. Census Bureau, op. cit.). La catégorie « Hispanique » est, elle, introduite en 1970. Présentée à part des catégories « raciales » dans le questionnaire, avec lesquelles elle peut donc se combiner, il est précisé qu’elle ne représente pas une race mais une « notion transculturelle » (Lacorne, op. cit., p. 289) : sont « hispaniques » les personnes de toute race qui se reconnaissent comme mexicaines, mexicaines-américaines, cubaines, chicanos, portoricaines, originaires d’Amérique centrale ou du Sud, ou qui se réclament d’ancêtres espagnols ou hispaniques (U.S. Census Bureau, op. cit.).
35À Wausau, la population de la ville est largement blanche (85,6 %), à l’exception d’une large communauté asiatique (11,4 %)5, composée pour l’essentiel de réfugiés hmongs qui se sont installés dans la ville à la fin de la guerre du Vietnam. La population noire (Black Americans) est remarquablement absente6. Entre les Latino-Américains et les Asiatiques, on observe des relations de domination ou de concurrence. La population asiatique paraît en effet se scinder en deux sous-groupes, que les migrants mexicains distinguent clairement, désignant l’une comme « los Chinos », l’autre comme « los Hmongs ». De nombreux migrants latino-américains sans-papiers interagissent quotidiennement avec des Chinois, d’immigration récente et en partie clandestine, dans les restaurants où beaucoup travaillent. Propriétaires des restaurants ou employés – à des postes (cuisiniers) et avec des salaires nettement supérieurs à ceux accessibles aux Mexicains –, les Chinois sont dans une position de domination économique vis-à-vis des Latino-Américains. Les réfugiés hmongs, qui constituent l’essentiel de la population asiatique à Wausau, proviennent d’une immigration plus ancienne, largement régulière grâce à la politique d’asile : les primo-arrivants de ce groupe ont obtenu des titres de séjour, et les générations suivantes, nées sur le sol états-unien, ont la nationalité américaine. Ce groupe, fortement ethnicisé, bénéficie par ailleurs de programmes sociaux spécifiques : c’est à l’intention des Hmongs qu’a d’abord été créée l’association The Neighbours Place, qui propose des cours d’anglais et d’informatique ou l’accès à des jardins partagés, et qui a ouvert en 2003 une branche spéciale, Latinos Unidos, pour répondre aux besoins spécifiques de cette nouvelle population immigrée7. Une relation de concurrence paraît alors s’établir entre les Hmongs et les Latino-Américains, ces derniers considérant les Hmongs comme privilégiés. À plusieurs reprises au cours de mon séjour à Wausau, mon hôte, Alicia, m’a ainsi fait remarquer avec amertume que « les Hmongs ont des papiers, eux », et pourtant bénéficient des meilleurs programmes de l’association The Neighbours Place, se réservant, souligne-t-elle, toutes les parcelles des jardins partagés. Ainsi, la structure ethnique de la population à Wausau, et les interactions potentiellement conflictuelles entre les migrants latino-américains et les populations asiatiques qui occupent des positions sociales et économiques plus favorables, renforcent-elles l’identification commune des migrants hispanophones autour de la catégorie de Latino-Américains.
36Le racisme spécifique dont les Santiaguenses faisaient l’objet au Mexique disparaît-il vraiment ? Les migrants indiens y accordent-ils une moindre importance ? Quoi qu’il en soit, l’organisation du marché du travail ou du secteur résidentiel, l’observation des liens noués entre familles métisses et indiennes au quotidien, vont dans le sens de la perception des migrants otomis qui énoncent une mise en suspens, aux États-Unis, de l’expérience du racisme en tant qu’Indiens. Le processus d’occultation des marqueurs de l’identité indienne s’observe chez la majorité des migrants otomis. Il est opérant en raison de la prééminence d’autres modes d’identifications liées à l’origine géographique.
37Pour autant, le racisme ne disparaît pas de l’expérience des migrants et les Indiens évoquent de nouvelles exclusions, si centrales dans leur quotidien qu’elles peuvent avoir fait passer au second plan les formes de discrimination qui imprègnent la société mexicaine. Elles sont, cette fois, étroitement liées aux catégories administratives et au système de hiérarchisation sociale en vigueur dans le pays de résidence.
Vivre sans-papiers : expérience migratoire partagée et nouvelles hiérarchies
38Plusieurs auteurs ont démontré combien les expériences partagées par les migrants déterminent la socialisation et les processus d’auto-identification de ces derniers. Dans la vie quotidienne, la condition migratoire devient prééminente par rapport à certaines appartenances héritées du pays d’origine, en particulier le lien ethnique8. Se constituent alors des « communautés d’itinérance » (Escoffier, 2006) qui uniraient, temporairement, des migrants issus d’univers divers. Ces analyses ont pour l’essentiel été formulées à partir du cas des migrations maghrébines et sub-sahariennes qui se dirigent vers le continent européen, et elles s’attachent souvent aux dynamiques de circulations caractéristiques de ces flux migratoires, davantage qu’aux sédentarités.
39Une expérience partagée paraît, de fait, déterminante pour les migrants santiaguenses : celle fondée sur l’absence de titre de séjour. La distinction entre étrangers « légaux » et « illégaux » s’enracine dans l’histoire de l’immigration mexicaine aux États-Unis, et prend tout son poids dans le contexte actuel de répression de la migration clandestine et de xénophobie anti-Hispaniques. Comment se délimitent ces nouveaux clivages ? Relèvent-ils d’un processus de racialisation, et comment s’articulent-ils avec les identifications liées aux origines géographiques ?
L’illégalité, une condition historiquement produite
40Même si le recensement aux États-Unis conçoit les Hispaniques comme relevant d’une catégorie ethnique et non raciale, dans les interactions quotidiennes, cette population fait l’objet d’un processus de racialisation qui aboutit à une confusion entre Hispaniques, Mexicains et sans-papiers (Massey, 2008). Avant de présenter les impacts de l’assignation à la figure du « Mexicain sans-papiers » sur le quotidien des migrants otomis dans le Wisconsin, il est nécessaire de rappeler les étapes de la construction de cette catégorie.
Retour sur la construction des migrants mexicains comme groupe racisé et illégal, de 1848 à nos jours
41Dans un article publié en 2008, Douglas S. Massey retrace l’histoire de l’immigration mexicaine aux États-Unis, mettant en lumière l’alternance entre les périodes où elle est essentiellement clandestine et celles où elle est légale (grâce à un système de quotas, ou à des programmes de recrutement de travailleurs temporaires).
42Après l’intégration des Mexicains dans le territoire puis dans la nation états-unienne à l’issue du traité de Guadalupe Hidalgo en 1848, 1907 marque le début des flux migratoires entre le Mexique et les États-Unis. Ils prennent la forme de recrutements de main-d’œuvre pour travailler sur les voies de chemin de fer, puis dans les mines et enfin dans les usines. En 1924, en réponse à une immigration croissante en provenance de Mexico, est créée la U.S. Border Patrol, qui a vocation à contrôler la frontière entre le Mexique et les États-Unis : cette dernière, jusqu’alors virtuelle, devient une réalité tangible ; pour la première fois, la notion de « migrant illégal » apparaît pour catégoriser les Mexicains.
43La récession des années 1930 marque une inflexion majeure dans ces flux migratoires en voie de consolidation. Des discours xénophobes, dont on retrouvera certains des accents au début des années 2000, surgissent. Les Mexicains sont considérés comme des citoyens inassimilables et comme une main-d’œuvre superflue. Des campagnes d’expulsions réduisent de moitié, en quelques années, la population d’origine mexicaine aux États-Unis. Les Mexicains restants sont marginalisés et ségrégés. Ils constituent des enclaves ethniques, où les générations nouvelles cesseront graduellement d’employer le terme de « mexicains » pour revendiquer celui de « chicanos ».
44Avec l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale et le retour du plein-emploi, le pays a de nouveau besoin de travailleurs, et doit réinitier un flux migratoire qui s’était tari. En 1942 est institué le programme Bracero, qui importe des travailleurs temporaires, initialement pour effectuer des travaux agricoles en Californie. Malgré l’élargissement du programme à d’autres secteurs d’activité après la guerre, il ne suffit toutefois pas à répondre à la demande des employeurs, qui le contournent et prennent l’habitude de recruter directement des travailleurs mexicains sans régulariser leur situation.
45À partir de 1965 et jusqu’à nos jours, l’immigration irrégulière demeure prédominante dans les flux du Mexique vers les États-Unis, la consolidation des flux migratoires s’étant accompagnée d’une diminution drastique des voies d’immigration légale. 1964 est une date importante à ce titre : le programme Bracero est fermé, sous l’influence des mouvements pour les Droits civils qui en dénoncent le caractère d’exploitation économique institutionnalisée. En 1965, les règles des quotas sont changées : ils ne sont plus établis par origine nationale, système considéré comme raciste, mais les États-Unis fixent désormais un nombre maximum de bénéficiaires de visas à l’échelle mondiale. Par conséquent, les Mexicains entrent en compétition pour les visas avec des candidats du monde entier. Entre 1964 et 1985, les entrées de Mexicains sur le territoire étatsunien par les voies légales chutent brutalement, et l’immigration illégale augmente, passant de 55000 entrées en 1965 à 1,6 million en 1985 (ibid., p. 78).
46Jusqu’au milieu des années 1980, néanmoins, les conséquences de l’illégalité sont bénignes. On estime que la probabilité d’être appréhendé à la traversée de la frontière était alors d’une chance sur trois (loc. cit.). Un migrant sans-papiers pouvait donc raisonnablement espérer traverser après quelques tentatives, pour un risque personnel réduit et un coût financier modeste. De ce fait, jusqu’aux années 1985, les flux migratoires demeurent largement circulatoires, composés essentiellement d’hommes jeunes qui font des allers-retours en fonction des opportunités d’emploi dans l’agriculture, la construction, les industries et les services. L’accentuation ou le relâchement du contrôle de la frontière permet de réguler les flux de travailleurs en fonction des besoins de l’économie.
47Si la substitution de l’immigration illégale aux canaux légaux de l’immigration mexicaine a alors des impacts modérés sur la personne des migrants, elle alimente néanmoins une nouvelle stigmatisation des Mexicains. La migration est décrite, dans les médias ou les discours politiques, par la métaphore de la « vague » ou par un vocabulaire martial, désignant des envahisseurs à combattre. La représentation de la frontière change. Elle est dépeinte comme une forteresse à défendre, tandis que la migration est identifiée comme une menace à la sécurité nationale. Ronald Reagan énonce un lien entre terrorisme et immigration illégale, bien avant les événements du 11 septembre 2001 qui renforceront ce discours et le traduiront dans le cadre légal, avec le Patriot Act (ibid.).
48C’est dans ce contexte politique, où l’immigration mexicaine est présentée comme subversive, qu’est votée l’Immigration Reform and Control Act (IRCA) en 1986. La loi contient trois mesures qui transformeront durablement l’économie de la migration et la position des Mexicains aux États-Unis. Premièrement, elle augmente le financement de la surveillance de la frontière, initiant une expansion des moyens de contrôle qui ne diminuera pas au cours des décennies suivantes. Deuxièmement, elle comporte deux programmes de légalisation : l’un pour les résidents présents dans le pays depuis au moins cinq ans, et l’autre pour des travailleurs agricoles. Enfin, elle fait de l’embauche de travailleurs sans-papiers un délit, et prévoit des sanctions contre les employeurs qui le feraient en connaissance de cause (ibid., p. 80-81). En dépit de ces programmes de régularisation limités, les derniers à avoir bénéficié aux Mexicains, et des mesures répressives contre l’immigration « illégale », les flux migratoires continuent à croître. En réponse, de nouvelles lois, accentuant encore la surveillance de la frontière et freinant les procédures d’obtention de titres de séjours, sont votées. Le nombre d’expulsions à la frontière (external removals), qui était de 11000 en 1985, ne cesse ainsi de croître, pour atteindre 147000 en 2005 et 312000 en 20149. Les effets contradictoires des politiques migratoires, qui aboutissent à l’inverse de l’objectif visé, sont flagrants : en cherchant à fermer la frontière, elles transforment des dynamiques de circulations en une population établie, composée de familles.
49En résumé, on voit alterner, au cours de l’histoire récente des migrations mexicaines vers les États-Unis, périodes d’incitation et de tolérance (booms économiques, guerres), et périodes de répression (récession, contexte politique xénophobe), étroitement liées aux besoins de main-d’œuvre de l’économie états-unienne. Depuis 1965, toutefois, les possibilités d’entrer légalement sur le territoire nord-américain se sont très nettement restreintes, avec pour conséquence une augmentation de l’immigration irrégulière. Jusqu’à 1986, cette évolution des politiques migratoires affecte relativement peu les migrants dans leur capacité à circuler de part et d’autre de la frontière. En revanche, elle contribue à ce que se construisent des représentations très négatives des Mexicains, associés à l’illégalité et à une menace pour la sécurité nationale.
50Une confusion s’instaure alors entre « Hispaniques » et « Mexicains », entretenue par les enjeux démographiques : au fil des dernières décennies, la communauté hispanique croît aux États-Unis pour devenir depuis 2001 le premier groupe minoritaire, devant les Africains-Américains ; or en 2006 elle était composée à 64 % d’individus d’origine mexicaine, soit environ 28 millions de personnes (U.S. Census Bureau, 2011). Outre la « “latinisation” démographique » (Cohen, 2010, p. 75), la proximité géographique du Mexique et la diffusion de discours reprenant la représentation nativiste de l’immigration comme invasion démographique et culturelle – celui de Samuel Huntington est l’un des plus notoires (2004) –, contribuent à expliquer le glissement que l’on observe dans les représentations entre sans-papiers, Hispaniques et Mexicains.
51La stigmatisation des Latinos aux États-Unis sert par ailleurs de justification à la militarisation croissante de la frontière, jusqu’en 1986 de façon ponctuelle, puis continue, l’opération étant soutenue par des moyens de plus en plus importants depuis cette date : en 2006, le Secure Fence Act autorise la construction de nouvelles barrières sur environ mille kilomètres, ainsi que des « barrières virtuelles » ; la patrouille frontalière passe de quatre mille agents au début des années 1990 à environ 15400 au début 2008 (Cohen, 2010, p. 77). À mesure que la frontière géographique entre le Mexique et les États-Unis, qui n’était initialement « qu’une ligne sur une carte, et [dont] une bonne partie n’était pas marquée », se matérialise et se militarise (Massey, 2008, p. 74), on voit alors se profiler un nouveau clivage, qui scinde la communauté latino-américaine non plus selon la nationalité ou la couleur de peau, mais selon le statut migratoire.
Les conséquences de la clandestinité sur la vie quotidienne des migrants dans le Wisconsin
52Dans le Wisconsin, comme dans le reste des États-Unis, les conditions de vie des travailleurs sans-papiers se sont sensiblement dégradées au cours des dernières années, à la suite des inflexions de la politique de contrôle des frontières après le 11 septembre 2001, du durcissement de la politique d’immigration du gouvernement Bush, et d’une accentuation de la répression après le mouvement de revendication de leurs droits mené par les migrants en mai 2006 (Chauvin, 2009). L’enquête s’étant arrêtée en 2010, la politique migratoire sous les gouvernements Obama ne sera pas traitée ici. On peut toutefois mentionner que son bilan fait l’objet de vifs débats, y compris au sein des pro-immigrants, et qu’il est marqué autant par la continuité que par le changement par rapport aux gouvernements Bush : les expulsions ont progressé, même si elles sont devenues plus ciblées à la fin du second mandat Obama, visant davantage les personnes coupables de délits et les immigrants à la frontière, épargnant les parents d’enfants américains ou les jeunes sans-papiers ayant grandi aux États-Unis.
Principales mesures des politiques fédérales de contrôle migratoire entre 1986 et 2010
1986 : Immigration Reform and Control Act (IRCA) ou loi Simpson-Rodino
Comprend à la fois des éléments pouvant être interprétés comme une « amnistie » – mesures de regroupement familial, augmentation du nombre de visas de travail, régularisation des migrants arrivés antérieurement – et des éléments répressifs : sanctions aux employeurs d’immigrés clandestins (mesure très peu appliquée dans les faits), renforcement du contrôle migratoire (accroissement du nombre d’agents à la frontière et de membres de la Border Patrol, dispositifs de haute technologie de détection du passage de clandestins).
1994 : Opération Gate-Keeper
Renforcement sans précédent du contrôle frontalier dans les zones traditionnelles de traversée (San Diego, El Paso). A pour effet de déplacer les routes migratoires vers d’autres voies de passage plus risquées et coûteuses, en particulier les zones montagneuses et désertiques. En dix ans, 3000 travailleurs mexicains et centre-américains ont perdu la vie à la frontière. Le recours à des passeurs, les coyotes, devient incontournable, et le mode de recrutement de ces derniers change : pour plus de sécurité, ils sont recrutés par le biais d’amis ou de parents déjà à destination, et non plus depuis les villes-frontières.
Les crédits alloués à la Border Patrol augmentent : elle devient la police fédérale la plus importante du pays.
1996 : Antiterrorism and Effective Death Penalty Act
Permet au gouvernement fédéral d’expulser n’importe quel étranger ayant un jour traversé la frontière sans documents (quel que soit son statut migratoire actuel) ou ayant un jour commis un délit mineur (sans limite dans le temps). Des milliers de résidents légaux deviennent alors des étrangers susceptibles d’être expulsés, parmi lesquels beaucoup sont entrés aux États-Unis alors qu’ils étaient enfants et y ont passé toute leur vie.
2001 : Patriot Act
Augmente les pouvoirs du gouvernement fédéral en matière d’expulsion d’étrangers – qu’ils soient en situation légale ou illégale – suspects d’avoir commis, appuyé ou facilité des actes de terrorisme.
2002 : 287 (g) agreements
Ces accords permettent aux agents des États fédérés ou des municipalités de mettre en œuvre certaines mesures de contrôle migratoire, et concrètement de procéder à des expulsions. Ils se multiplient à la fin du gouvernement Bush.
2005 : HR 418 ou Real ID Act
Rend invalides les documents d’identité délivrés aux ressortissants étrangers lors des inscriptions consulaires. Formule l’obligation pour les travailleurs de présenter un document officiel d’identification à l’embauche. Enfin, empêche les sans-papiers d’obtenir le permis de conduire.
2005 : Border Protection, Anti-terrorism, and Illegal Immigration Control Act ou H.R. 4437
Voté au Congrès mais rejeté au Sénat. Aussi connu comme le « Sensenbrenner Bill ».
Le projet de loi prévoyait une panoplie de mesures répressives : contrôle facilité du statut légal par les employeurs et augmentation des sanctions en cas d’embauche d’employés en situation irrégulière ; sanctions pour l’hébergement des personnes menacées d’expulsion ; expulsion de toute personne en situation irrégulière arrêtée pour alcool au volant, etc. De sa contestation émerge un important mouvement social en 2006.
2006 : Secure Fence Act
Prévoit la construction de 1200 km de mur le long de la frontière.
Sources : Massey, 2008 ; Marañon et Rionda, 2009 ; Cohen, 2012 ; Sanders, 2013 ; Cohn, 2015.
53 En raison de l’échec du vote d’une nouvelle réforme migratoire à l’échelle nationale, toutefois, l’État fédéral abandonne de plus en plus son monopole du contrôle des immigrés au niveau local des États, villes et comtés, ce qui implique de fortes différences d’une localité à l’autre : un « patchwork des politiques de répression » se dessine dans les États fédérés (Lejeune, 2009 ; Cohen, 2012, p. 101 ; Sanders, 2013). L’État du Wisconsin ne s’est trouvé que récemment confronté à ces questions et n’a que tardivement modifié sa législation en conséquence. Mais il s’agit d’un État conservateur, représenté au Congrès par deux Républicains, Paul Ryan depuis 1998 et Jim Sensenbrenner, célèbre pour avoir porté le Patriot Act et le projet de loi H.R. : à Wausau, les changements se sont traduits très concrètement dans le quotidien des migrants. Les sans-papiers ne peuvent plus espérer se voir délivrer un permis de conduire. D’après les travailleurs migrants, les employeurs se montrent de plus en plus réticents à embaucher des clandestins par crainte des contrôles et des amendes qu’ils encourent. Toujours selon les migrants, les policiers font de plus en plus souvent leurs rondes devant les deux seules épiceries de Wausau où l’on trouve des produits importés d’Amérique latine, rendez-vous des Latino-Américains dans la ville. L’association Latinos Unidos accuse la police locale de transmettre des informations sur des sans-papiers à l’USCIS (U.S. Citizenship and Immigration Services) et de violer, de ce fait, la distinction des fonctions entre police et répression de l’immigration clandestine qui opérait jusqu’alors.
54Ce climat répressif affecte profondément les migrants sans-papiers, qui suivent chaque jour sur les chaînes de télévision hispaniques les annonces de redadas (arrestations massives), et s’inquiètent de voir se multiplier ce genre d’interventions jusque dans des zones de plus en plus reculées. Les projets d’installation sont gelés ou vécus sur un mode hypothétique. Impossible de faire des plans d’avenir. Impossible aussi de construire une vie au présent, entre la peur d’être arrêté dès que l’on sort de chez soi ou, tout simplement, la conviction qu’il est inutile d’acheter des meubles pour rendre un appartement plus agréable à vivre si l’on peut être expulsé du pays du jour au lendemain. L’incertitude, la méfiance, rongent le quotidien, soumettant les migrants à une grande « fragilisation psychique » (Fassin et Morice, 2001, p. 290). Le statut irrégulier est accepté avec résignation, les voies d’accès à des titres de séjour étant extrêmement réduites en dehors d’une éventuelle régularisation de grande ampleur, à laquelle les migrants ne croient plus.
55La quasi impossibilité d’obtenir un titre de séjour a deux autres conséquences principales. En premier lieu, elle entretient une grande distance envers les institutions étatiques du pays de résidence, bien plus que dans des pays où l’espoir d’une régularisation alimente des stratégies d’accès aux titres de séjour qui induisent des rapports fréquents avec la bureaucratie et les guichets des administrations. En second lieu, la naturalisation des enfants nés sur le sol états-unien crée de fortes disparités entre les parents et leurs enfants, ou au sein d’une fratrie, entre ceux qui sont nés aux États-Unis et qui ont tous les droits découlant de la nationalité américaine, et ceux qui sont présents clandestinement sans pouvoir fonder l’espoir de voir leur situation se régulariser.
56En dépit de ces obstacles renouvelés et de la pression qu’ils engendrent, on peut vivre en situation irrégulière, l’expulsion n’étant pas la finalité première de ce système, selon la lecture proposée par certains auteurs (De Genova, 2002 ; Chauvin, 2009 ; Fassin et Morice, op. cit.). La mise en place d’un dispositif de contrôle, l’obligation pour les personnes sans-papiers d’avoir recours à des pratiques illicites (en achetant un faux numéro de sécurité sociale afin de pouvoir travailler ou en conduisant sans permis de conduire, par exemple) ont pour objectif de « discipliner les migrants sans-papiers en les surveillant et en exacerbant leur sensation omniprésente d’être dans l’illégalité » (De Genova, op. cit., p. 438). Les sans-papiers étant avant tout des travailleurs potentiels, ces mesures ont une finalité autant économique que politique, puisque la peur renforce l’employabilité subordonnée des migrants irréguliers (Chauvin, op. cit.). Pour autant, les descentes de police sur les lieux de travail, très médiatisées, cachent un nombre d’expulsion limitées. D’après Sébastien Chauvin, un salarié non autorisé avait en 2008, année qui marque un pic de répression pour les expulsions « internes », moins d’une chance sur mille d’être arrêté sur son lieu de travail ; dans la période 2002-2005, la moyenne annuelle des arrestations était de moins d’un salarié sans-papiers pour 10000, près de trois fois moins que pour un sans-papiers en France à la même période. Si les conséquences humaines de ces raids sur leurs victimes sont dévastatrices, leur effet majeur réside donc avant tout dans la peur qu’elles induisent sur l’ensemble de la population immigrée. L’essentiel, pour l’État, est ainsi d’organiser la « mise en scène de l’illégalité de la migration » (De Genova, op. cit.).
57La médiatisation de ces mécanismes fait partie intégrante du processus. Elle a pour objectif non seulement de rassurer les citoyens américains sur les efforts que déploie l’État américain pour lutter contre une immigration clandestine construite politiquement et médiatiquement comme un problème, mais aussi de créer un climat de peur qui démultiplie les effets des actions entreprises : la possibilité d’être déporté (deportability), de par la crainte qu’elle génère chez les migrants clandestins, suffit à assurer l’efficacité de ce système de répression (De Genova, 2002). Elle est à mettre en rapport avec la diminution du nombre de Mexicains cherchant à entrer aux États-Unis observée depuis 2009, une diminution également expliquée par la dégradation du marché de l’emploi états-unien à la suite de la crise de 2008 (Gonzalez-Barrera, 2015). Par ailleurs, ajoute De Genova, ce « spectacle de l’action » vise à rendre visibles les sans-papiers, afin de donner corps à la catégorie d’« illégal » et de la naturaliser. La surdétermination du statut administratif des immigrés sur leur vie quotidienne est la conséquence directe de cette « production de l’illégalité » par l’État nord-américain.
L’influence de l’irrégularité du séjour sur les catégorisations et les interactions sociales
Le rapport avec la société d’accueil
58Le dispositif qui construit les migrants comme des « illégaux » indésirables dans le pays d’arrivée détermine fortement le rapport de ces derniers avec la population autochtone. Du point de vue de la société majoritaire, tous les Latinos sont des Mexicains, et tous les Mexicains sont des sans-papiers (De Genova, 2002 ; Massey, 2008) : dans les usages ordinaires, la catégorie de « mexicain », qui se rapporte initialement à une nationalité, s’ethnicise et se racialise, donnant lieu à des identifications et des discriminations fondées sur le phénotype. Mexicains, Chicanos et autres Latinos-américains sont pareillement affectés, indépendamment de leur statut migratoire ou de leur éventuelle citoyenneté américaine. Cette racialisation fait partie inhérente du système de production et de naturalisation de l’illégalité, en écho au phénomène observé par Étienne Balibar dans le contexte européen : un « néo-racisme » qui s’actualise à travers la catégorie d’« immigrant » (Balibar, 1988 ; De Genova, 2002).
59Le racisme fait donc bien partie de l’expérience quotidienne des migrants enquêtés aux États-Unis. Tous mes interlocuteurs évoquent leur expérience de la stigmatisation, perçue à travers des regards méprisants ou une attitude de rejet vis-à-vis de la langue espagnole. Eugenio, par exemple, qui travaille dans une exploitation forestière, explique que ses collègues de travail refusent systématiquement d’écouter de la musique en espagnol dans le minibus qui les conduit vers le chantier. Il souffre également du ton autoritaire sur lequel ils s’adressent parfois à lui. Il estime cependant qu’il a toujours eu de bonnes relations avec ses employeurs, qui savent reconnaître et valoriser un travail bien fait. Il a ainsi été augmenté plusieurs fois sans avoir eu à le demander, ce qui ne lui était jamais arrivé après une quinzaine d’années de petits boulots à Mexico.
60Comme Eugenio, de nombreux enquêtés tendent à relativiser la portée du racisme. Cette attitude, observée dans d’autres contextes, peut s’expliquer en premier lieu par de la résignation : les migrants s’attendaient à être exploités par les « Américains » (Mahler, 1995 ; Brinbaum et al., 2012). Preuve de l’efficacité d’un système qui fabrique la clandestinité en convainquant les victimes du bien-fondé de la catégorie par laquelle les définit l’État, les migrants avancent parfois des arguments pour justifier les attitudes de rejet dont ils font l’objet par les Américains, comme Alicia :
« Ici, on nous critique parce qu’on est illégaux. Parce qu’on a enfreint la loi. Et ils ont peut-être raison, parce que c’est la pure réalité, on est vraiment illégaux ici, et on enfreint… on ne respecte pas la loi. C’est ce que pensent beaucoup » (Wausau, 2007).
61Alicia intériorise son statut de clandestine aux États-Unis au point de légitimer les violations dont elle est victime. Les manifestations d’hostilité de la part de certains habitants de Wausau, les difficultés rencontrées pour accéder à l’emploi, lui paraissent justifiables lorsqu’elles émanent des « Américains ».
62En second lieu, les Indiens ont appris à Mexico à vivre dans un contexte discriminatoire, contrairement aux migrants « métis » qui, eux, prennent brutalement la mesure de cette expérience aux États-Unis (Lestage, 2003). Par ailleurs, les analyses du « racisme quotidien » montrent que les actes, gestes, discours qualifiés de racistes se produisent souvent de manière routinière, banalisée. Ils ne sont perçus comme offensants que par ceux qui en sont l’objet, sans que les auteurs ne soient pour leur part conscients d’avoir été blessants – point qui peut en retour expliquer une forme de tolérance de la part des victimes (Essed, op. cit.). Enfin, une certaine distance, plutôt qu’une conflictualité directe, caractérise les relations avec « les Américains ». Tout d’abord, la barrière linguistique limite les échanges. En outre, les occasions de se rencontrer sont d’autant plus rares que les Latinos sont souvent employés dans des restaurants chinois, mexicains, ou dans des usines où une partie du personnel est hispanique. Ainsi, Pedro, qui travaille pour un employeur chinois, affirme n’avoir côtoyé que des Chinois et des Latino-Américains après six ans de résidence aux États-Unis. Même s’ils partagent à Wausau les mêmes espaces résidentiels ou commerciaux, les « Américains » et les Latinos évoluent dans deux mondes parallèles. Ce cloisonnement entre les migrants et la société mainstream, accentué par les lois migratoires, renforce une méconnaissance mutuelle. « Pour eux, nous sommes tous les mêmes », soupirent mes interlocuteurs, pour qui les habitants de Wausau sont incapables de distinguer un Latino de l’autre, et moins encore de percevoir la différence entre Indiens et Métis – même si ce dernier point ne fait pas l’objet de regrets. Les discriminations en raison de l’indianité disparaissent donc au prix de l’uniformisation des migrants aux yeux des « Américains » et de la dilution de leurs différences dans une masse indistincte, celle des « illégaux » ou des « Mexicains ».
Le rapport avec les autres migrants
63L’absence de titre de séjour donne sens à l’expérience quotidienne des migrants au point de paraître être la frontière à partir de laquelle se réorganise, selon eux, toute la segmentation sociale.
64Pour De Genova le statut de « sans-papiers » ne peut servir à définir les clandestins comme un groupe social, moins encore comme un groupe social homogène. D’après lui, cette catégorie analytique ne peut être isolée conceptuellement ni servir de point de départ à la définition d’un objet d’étude : essentiellement relationnelle, elle ne prend sens que par rapport à un État et sa définition de la citoyenneté ; les sans-papiers sont en constante interaction avec des personnes qui, elles, ont leurs papiers ; enfin, l’illégalité n’est déterminante que dans certaines activités de la vie quotidienne (De Genova, op. cit., p. 422). Si l’on entend les précautions posées par De Genova, il s’avère toutefois que, lorsque l’on cherche à restituer le point de vue des acteurs, les Otomis à Wausau présentent le fait d’être sans-papiers comme vecteur d’une expérience commune, qui transcenderait les frontières de classe et de race. Le statut migratoire est ainsi opérant pour distinguer un « nous » d’un « eux ». De par sa dimension relationnelle, il fonctionne comme une frontière ethnique à part entière. Ce faisant, cette frontière ne donne pas uniquement lieu à la discrimination des Américains envers les Mexicains, mais plus largement, et de façon beaucoup plus prégnante et douloureuse pour les migrants, à des processus de discrimination entre les migrants eux-mêmes : « ceux qui nous discriminent le plus, ce sont les Mexicains », estime Alicia.
65On se souvient qu’une relation de domination économique s’établit au sein de la communauté latino-américaine présente dans la ville : la grande majorité des immigrants, arrivés depuis peu et sans-papiers, achètent des tortillas ou des frijoles dans les épiceries qui monopolisent la vente de ces produits ; ils travaillent ou ont dû travailler dans les restaurants mexicains établis par des co-nationaux qui ont, eux, obtenus des papiers lors de la régularisation de 1986. Le clivage entre migrants sans-papiers et migrants réguliers recoupe un clivage entre migrants issus des régions traditionnelles de la migration et migrants récents, issus de réseaux migratoires jeunes.
66La différenciation ne se fait pourtant pas uniquement entre travailleurs « légaux » et « illégaux » : elle se décline au sein du groupe des « illégaux » à partir d’une série d’éléments de distinction (la langue, le permis de conduire, le numéro de sécurité sociale). Au-delà de la possession de titres de séjour, d’autres marqueurs établissent ainsi de nouvelles hiérarchies entre les migrants. À partir d’eux se mettent en place des relations d’exclusion au sein de la communauté latino-américaine, comme l’ont constamment souligné mes interlocuteurs – indiens ou non. Alicia explique :
« Parfois ceux qui ont appris l’anglais se renferment. Ils te parlent mais ne vont pas te rendre visite. Parfois les Mexicains, une fois qu’ils ont appris l’anglais, ils s’éloignent, ils n’ont plus besoin de personne. Quand ils se mettent en couple avec une Américaine ou… surtout quand ils savent parler l’anglais, ils mettent encore plus de distance. La majorité des Mexicains, on est unis, mais il y en a beaucoup qui ne sont pas unis, pas du tout » (Wausau, 2007).
67Le degré de maîtrise de la langue anglaise est en effet étroitement corrélé au type d’emplois auxquels peuvent prétendre accéder les travailleurs clandestins dans la hiérarchie figée des tâches dans les restaurants, par exemple. Celui qui parle et comprend un peu la langue pourra espérer être employé comme serveur (ce qui implique des pourboires) ; dans le cas contraire, il sera relégué aux tâches de bussboy (l’employé qui apporte les menus, le pain et les couverts sur les tables) ou travaillera en cuisine. Pour Josefina, l’élément de différenciation pertinent dans ce nouveau contexte n’est ainsi plus la couleur de la peau, sur laquelle repose en partie le racisme dont souffrent les Indiens au Mexique, mais la langue.
« Qu’on te rabaisse à cause de la couleur de ta peau, ça n’arrive quasiment jamais. C’est surtout à cause de la langue. Certains apprennent à parler anglais, obtiennent un meilleur travail, et deviennent arrogants » (Wausau, 2007).
68Cette attitude, désignée comme de la discrimination par les migrants, génère leur indignation, parce qu’on attendrait des marques de solidarité de la part d’individus qui ont traversé des épreuves similaires, mais aussi parce que les stratégies de distinction des uns attisent l’envie des autres. Eugenio, qui alterne les emplois dans les usines et dans l’abattage des arbres, l’affirme clairement : « Franchement, je préfère travailler seul avec des gringos qu’avec d’autres Mexicains » (Wausau, 2007).
69Que l’ascension sociale ne dépende pas uniquement du statut migratoire mais puisse procéder d’autres ressorts, en apparence plus accessibles, contribue à entretenir l’espoir d’une partie des migrants : apprendre l’anglais, obtenir le permis de conduire sont des conditions clairement identifiables et à première vue possibles à remplir, sur la base d’un investissement individuel – l’action collective apparaissant de peu d’utilité dans ces domaines. Par ailleurs, ces critères de hiérarchisation occultent les dominations qui primaient dans la société d’origine, en entretenant l’illusion d’une égalité de tous les migrants devant ces nouveaux obstacles. Pour Eugenio, par exemple :
« Là-bas, au Mexique, ça te sert, ton métier, les études que tu as faites. Mais si tu viens dans ce pays et que tu ne sais pas parler l’anglais, toute l’expérience que tu as pu acquérir avant ne te sert à rien. Ici, le plus important, c’est de savoir parler anglais. Ici je connais des gens qui à Mexico étaient charpentiers, électriciens. Ils arrivent ici, et qu’est-ce qu’ils font ? Ils font la plonge. Et pourquoi ? Parce qu’ils ne parlent pas anglais. Parce que si tu ne parles pas anglais, tu ne peux rien faire. En arrivant ici, tu dois tout recommencer du début » (Wausau, 2007).
70Le processus de nivellement par le bas que décrit Eugenio suggère que les critères qui établissaient une hiérarchie dans la société d’origine – les études, l’expérience professionnelle, étroitement liés à l’appartenance de classe – ne sont plus opérants aux États-Unis. Tous les migrants seraient soumis à une même vulnérabilité, à un même dénuement.
71En se distanciant du point de vue des enquêtés, on peut cependant affirmer que les marqueurs qui sont identifiés par les migrants comme gages de succès de l’entreprise migratoire aux États-Unis, loin de les annuler, prolongent les inégalités de classe du pays d’origine : les plus aisés, au Mexique, ont reçu une formation aux langues étrangères d’une qualité incomparable à celle à laquelle ont accès les classes populaires ; ils ont l’habitude de conduire une voiture, l’usage des transports en commun étant fortement disqualifié au sein des classes privilégiées mexicaines. Ils ont donc des ressources qui leur permet d’envisager une progression plus rapide dans les strates de la société états-unienne.
72La croyance d’Eugenio que tous ont les mêmes chances de succès révèle toutefois la force de conviction du rêve américain. Elle fait également écho à la vision – amplement soulignée dans la littérature – de la traversée de la frontière comme un rite initiatique, qui permettrait à chacun de commencer une nouvelle vie sur des bases neuves. Outre la mise à l’épreuve de soi dans les souffrances de la traversée, l’entrée dans le nouveau lieu de vie se fait dans un dépouillement quasi-total : les seuls biens matériels emmenés par les migrants qui traversent par le désert sont généralement les vêtements qu’ils ont sur eux et qu’ils devront jeter à leur arrivée à destination. Les enquêtés se souvenaient parfaitement, des années plus tard, de la date précise de leur entrée sur le territoire nord-américain. Ils la mentionnaient spontanément lors des entretiens comme si, symboliquement, ce jour avait marqué pour eux une nouvelle naissance.
73Ainsi, la frontière qui sépare ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas – ou l’une de ses déclinaisons, comme le fait de parler la langue anglaise et, par conséquent, de se trouver dans une situation de moindre dépendance vis-à-vis de la communauté latino-américaine – segmente la communauté mexicaine. Même s’il est difficile de distinguer à ce sujet ce qui relève de pratiques discriminatoires avérées ou d’un ressenti, on peut considérer que le sentiment d’être humilié, y compris par ses compatriotes, traduit un climat général de vulnérabilité dans le cadre duquel les migrants se sentent constamment ramenés à leur propre déficit de légitimité. L’amertume des migrants devant le succès de ceux qui s’en sortent mieux et le tableau qu’ils dressent d’un univers fortement compartimenté, caractérisé par la compétition individuelle plutôt que par une solidarité de situation, sont le reflet direct du processus de « production de l’irrégularité » qui scinde et fragilise le groupe des travailleurs sans-papiers.
74Au quotidien, la catégorie « Indien » est donc supplantée par d’autres catégorisations plus opérantes et l’identification à la communauté d’expériences partagées par les migrants sans-papiers prend le pas sur l’identification au groupe otomi. Pourtant, l’expérience de l’indianité, loin de disparaître, est au contraire réactivée. Elle agit en filigrane, en donnant un sens nouveau aux différentes expériences migratoires des migrants otomis.
D’un système de classement ethnique et racial à l’autre : perception des acteurs et construction de la subjectivité
75Si l’on se place du point de vue des migrants indiens, on constate que l’expérience vécue aux États-Unis amène à revisiter celle de la migration vers les villes mexicaines, et à mettre en parallèle les deux systèmes de hiérarchisations, sociales et raciales. L’expérience de la discrimination, qu’elle soit vécue en personne, en tant que Mexicain aux États-Unis, ou qu’elle soit observée à l’encontre d’autres catégories de la population, permet alors de poser des mots sur un racisme qui pouvait avoir été banalisé au point de passer inaperçu. Cette relecture par le prisme de l’indianité aux États-Unis est essentiellement le fait des populations indiennes mais peut s’étendre également, à la marge, à d’autres migrants.
« Américains » et « Mexicains »/« Güeros » et « Morenos » : glissement lexical
76Aux États-Unis, les Santiaguenses sont confrontés à un système de hiérarchisation sociale où ils sont discriminés en raison d’un clivage combinant racialisation et exclusion par le statut administratif. Or pour nommer ce système, ils reprennent des termes opérant dans leur société d’origine et désignant la différence entre Indiens et non-Indiens.
77Mes enquêtés retraduisent en effet dans leurs propres catégories la structure de discrimination aux États-Unis. Dans leur discours, qu’ils soient indiens ou métis, les relations interethniques aux États-Unis se déclinent sur un mode dual et racialisé : les « Américains » sont les « Blancs » (« los Güeros ») et les « Latinos » sont les « Noirs » (« los Morenos10 »).
78Ce système de classification ne correspond pas à la complexité des relations interethniques à Wausau : nous avons mentionné précédemment l’importance des populations asiatiques dans cette ville, et la suite de l’analyse révèlera l’importance d’autres populations, comme les Native-Americans, dont l’expérience influence la perception de la discrimination chez les migrants indiens mexicains. Le recours à une lecture binaire de la diversité ethnique et raciale peut s’exprimer par l’ancrage dans le système de représentations nord-américain, où la polarisation entre Blancs et Noirs – qui désignent, selon les époques, des populations différentes – scinde la société (Cordero-Guzmán et al., 2001). Mais il est significatif que la terminologie utilisée (moreno/güero) soit aussi celle qui distingue, au Mexique, Indiens et Métis.
79Bien que le vocabulaire employé par les migrants dénote le parallèle qu’ils établissent, même de façon implicite, entre les systèmes de hiérarchisation à l’origine des discriminations dans les deux pays, la catégorie des dominés est plus large aux États-Unis qu’au Mexique et ne fonctionne pas selon les mêmes critères : on n’est plus moreno parce qu’on est indien, mais parce qu’on est clandestin. Le terme fait référence non pas à tous les Latino-Américains mais, comme le précise Alicia, à « ceux qui se font le plus avoir », ceux qui n’ont pas de papiers.
80 Plus exactement, les frontières se déplacent : les Indiens sans-papiers, morenos au Mexique, le restent aux États-Unis, tandis que les Mexicains qui se situaient de l’autre côté de la frontière raciale dans leur pays d’origine peuvent se voir englobés dans cette catégorie. Ainsi lorsque Liliana (métisse) commente en riant que dans l’usine où elle a rencontré Alicia (indienne), « il n’y avait que des morenas comme [elles] », elle s’appose un qualificatif qu’elle n’aurait jamais endossé au Mexique. L’usage d’une telle terminologie révèle combien les migrants sont conscients du processus de racialisation qui sous-tend la distinction entre migrants légalisés et migrants sans-papiers.
81Les migrants opèrent donc finalement un véritable syncrétisme des processus de racialisation propres à chaque contexte national, en réinterprétant le système de hiérarchie socio-raciale nord-américain à la lumière de celui de leur pays d’origine. Ce faisant, ils intègrent dans leur système de référence un nouvel élément de segmentation et de hiérarchisation central dans leur vie quotidienne : le statut migratoire, catégorie administrative, qui se combine avec des éléments de nationalité, d’ethnicité et de phénotype (racial), mais aussi de compétences linguistiques, pour donner lieu à « un système de stratification sophistiqué » (Cordero-Guzmán et al., op. cit., p. 5).
Une double expérience de la minoration
82Au détour de leur trajectoire migratoire, les habitants de Santiago Mexquititlán sont donc passés d’un système où la discrimination est fondée sur l’appartenance ethnique et raciale, à un système où elle repose sur le statut légal. Dans les deux cas, accès aux droits civiques et processus de racialisation sont étroitement liés. Mais chacun de ces dispositifs inscrit les victimes de discriminations dans des jeux d’inclusion et d’exclusion différents. Le racisme est-il vécu différemment d’un côté et de l’autre de la frontière ?
83Reposant sur des considérations ouvertement raciales ou culturalistes, le racisme subi au Mexique est essentialisant, et présent dans de nombreuses interactions. Les dénonciations publiques des inégalités ethnoraciales qui minent la société mexicaine sont par ailleurs encore rares : les différences ethniques y sont le plus souvent non dites ou déniées (Le Bot, 2009). Certes, un discours de condamnation du racisme et de promotion de la différence culturelle se développe depuis quelques décennies au Mexique. Des institutions, publiques ou privées, organisent régulièrement des ateliers sur les droits des minorités et sur les discriminations. Ils visent à sensibiliser les populations indiennes à ces questions et à les inviter à se défendre. En dépit de ces initiatives, le racisme a souvent été profondément intériorisé par les victimes, dans un silence individuel et collectif qui est aussi celui des blessures encore vives. Aux États-Unis, en revanche, les mouvements pour les droits civiques ont mis en lumière que les discriminations raciales et les différences ethniques étaient construites et pouvaient être combattues. Les médias communautaires, très présents dans les foyers des migrants, jouent à ce titre un rôle majeur en se faisant le relais de la dénonciation du racisme. Dès lors, il s’avère beaucoup plus facile, y compris lors de l’enquête ethnographique, d’évoquer les questions de discrimination raciale aux États-Unis qu’au Mexique.
84À Wausau, les discriminations s’articulent autour du statut légal des travailleurs. Les Otomis, entrés sur le territoire mexicain sans bénéficier de titre de séjour y sont soumis au même titre que d’autres travailleurs sans-papiers, y compris ceux qui, au Mexique, auraient pu faire valoir une supériorité ethno-raciale sur eux.
85En dépit des tensions et frustrations évoquées, l’identification à la catégorie de « travailleur illégal » s’accompagne du sentiment d’être inclus dans une communauté de destin, de projets, de difficultés quotidiennes. Lorsque les migrants affirment au cours des entretiens, sous des formes différentes, qu’une fois aux États-Unis « tous sont égaux », la remarque peut avoir un caractère incantatoire et signifier un appel à une plus grande entraide entre migrants. Mais elle traduit également la possibilité pour les Indiens de revendiquer leur inclusion dans un nouveau groupe où l’identification ethno-raciale n’a plus autant de poids.
86Pour pesante que soit la discrimination fondée sur le statut administratif aux États-Unis, son impact sur les individus diffère de celle dont souffrent les Indiens au Mexique, car elle ne se manifeste pas dans toutes les activités de la vie quotidienne. Sébastien Chauvin estime à ce sujet qu’il est plus juste de parler, pour les migrants sans-papiers aux États-Unis, de citoyenneté « subordonnée » ou « bridée », plutôt que de non-citoyenneté, ou de « citoyenneté informelle » (2009). La citoyenneté aux États-Unis est en effet conçue d’une façon flexible : les migrants irréguliers y sont formellement inclus par une série de pratiques : le paiement des impôts11, ou le travail salarié. Ils ont aussi accès à une série de droits sociaux, pour l’accès à la justice, à l’éducation et à la santé. Ces pratiques témoignent de la gamme d’affiliations civiques auxquelles ont accès les migrants. « Dans un contexte de précarisation des titres de séjour, l’“illégalité” n’apparaît pas ainsi comme un marqueur absolu d’illégitimité, mais comme un handicap de plus au sein d’un continuum de la mise à l’épreuve civique » (ibid., p. 69). En outre, la discrimination fondée sur l’absence de titre de séjour peut être partiellement abolie avec l’obtention de papiers réguliers – même si les régularisations sont rares et que la discrimination de la part de la société dominante repose autant sur un processus de racialisation que sur le statut administratif en tant que tel. Elle peut également s’atténuer à mesure que l’on apprend la langue anglaise, par exemple.
87Aux États-Unis, Indiens et non-Indiens sans-papiers issus des classes populaires partagent au quotidien les mêmes angoisses et les mêmes obstacles en raison de leur origine nationale et de leur absence de documents légaux. Ils subissent des discriminations similaires, à la fois de la part de la société dominante et de la part de concitoyens qui ont connu davantage de succès. Analyser le nouveau contexte social en fonction des hiérarchies ethno-raciales héritées du Mexique n’est ainsi plus opérant et peut même s’avérer trompeur, comme le montre le récit de Benicio, témoin d’une scène qui l’a profondément marqué, dans un tribunal des États-Unis où il comparaissait après avoir été arrêté par les gardes-frontières :
« Quand j’étais enfermé dans la prison, j’ai eu l’occasion de voir de ces hommes desquels on dit “ah, regarde-moi ce oaxaquito12”. Parfois à cause de leur façon de parler on se moque… on se moque de nous, il y a du racisme. Quand j’étais enfermé, j’ai connu une personne plus humble que moi. Il portait des sandales [huaraches], comme on dit, “il avait plus de sang brun” [sangre morena], il était plus indien que moi. Et moi je le voyais et je me disais : “Pauvre gars, au moins moi je sais parler, je sais comment me défendre.” Quand il est passé devant le juge, au moment du jugement ils te demandent si tu parles anglais ou espagnol, ou si tu parles un dialecte. […]. Il y a des traducteurs. Ils parlent à cet homme. Moi je me suis dit : “Il ne va pas savoir quoi dire.” Non, il arrive à la tribune… moi j’étais scié : il commence à parler en anglais au juge ! Ça faisait 15 ans qu’il vivait aux États-Unis, et il a tout dit en anglais. Non, moi je suis resté bouche bée, imagine, moi je me sentais supérieur à lui alors qu’il parlait l’anglais et que moi je suis incapable de le parler » (Mexico, 2009).
88Le témoignage de Benicio dit d’abord sa difficulté à s’identifier à la catégorie d’Indien : s’il finit par passer, dans l’énonciation, du « eux » au « nous », une gradation est posée, qu’il traduit en des termes biologiques (« il avait plus de sang brun que moi »). Le propos de Benicio, qui a vécu plus de vingt ans à Mexico avant de traverser la frontière, exprime la force des préjugés, la racialisation de l’identité au Mexique et le déni identitaire qui s’ensuit. Aux États-Unis, en revanche, le regard s’inverse. Première surprise, espagnol et langues indiennes sont également reconnus par l’administration judiciaire de certains États et bénéficient d’un traducteur au même titre13. Second étonnement, le requérant observé par Benicio décline le service du traducteur : la personne la plus démunie de ressources sociales et culturelles n’est pas celle que l’on croit. Benicio est donc amené à revoir les hiérarchisations à partir desquelles il analysait l’espace social. En outre, il a visiblement été incité par une telle rencontre à effectuer un travail plus profond de reconstruction de l’image de soi, qui se traduit, dans son propos, par le fait qu’il finisse par endosser l’identité qu’il partage avec l’homme du tribunal.
89L’absence de stigmatisation aux États-Unis en raison de leur indianité, le fait d’être identifié, à la fois par les Américains, mais aussi par leurs propres concitoyens et par leur État d’origine, comme des Mexicains peut donc être vécu par les migrants comme un relatif soulagement. Par ailleurs, le fait que les Métis souffrent également du racisme, pour la première fois, amène un sentiment de revanche ou d’égalité : « Il y a de la justice dans l’injustice. L’expérience commune égalise les conditions et peut rapprocher les uns et les autres » (Le Bot, 2009, p. 333). Comme démontré dans le chapitre précédent, n’étant pas exclus en raison de leur différence ethno-raciale, les Otomis parviennent à élargir leur cercle d’entraide bien au-delà du réseau ethnique, qui s’avère secondaire par rapport à d’autres modes de socialisation basés sur les relations professionnelles ou le voisinage.
« Ouvrir les yeux » sur le racisme : mise en résonance et dévoilement du racisme dans le pays d’origine
90L’absence de manifestations collectives de l’appartenance ethnique ne signifie pas que l’indianité ne soit plus une référence identitaire pertinente pour les migrants otomis. On peut au contraire avancer que la migration internationale participe d’un processus de prise de conscience de l’indianité et du racisme, la réflexivité des acteurs étant stimulée par le biais d’une série de décentrements : « C’est ici que j’ai commencé à ouvrir les yeux », déclare Javier, qui a navigué entre Monterrey et Santiago Mexquititlán avant de partir pour les États-Unis.
91En premier lieu, le parallèle qu’établissent mes interlocuteurs entre la migration interne, de la campagne vers la ville de Mexico, et celle vers les États-Unis, les conduit à relire autrement leur propre expérience de discrimination ou celle de leurs parents. Pour Eugenio :
« D’où qu’ils viennent, ceux qui arrivent d’un village à Mexico, ou ceux qui vont du Mexique aux États-Unis, on a l’impression que c’est facile, mais en réalité c’est très difficile. […] À Mexico, ce qu’on voit, c’est qu’on critique les gens à cause des vêtements qu’ils portent. On les critique parce qu’on dit qu’ils sont habillés comme des paysans, comme des Indiens. Ici, on critique les gens parce qu’ils sont mexicains » (Wausau, 2007).
92Eugenio fait le lien entre l’expérience d’un Indien qui arrive dans une ville mexicaine où son appartenance culturelle est minoritaire et fait l’objet de rejet, et celle de n’importe quel Mexicain qui se trouve dans une position équivalente aux États-Unis. S’il souligne l’hostilité que peut déclencher le port des vêtements traditionnels indiens dans les métropoles mexicaines, d’autres migrants insistent davantage sur le facteur linguistique, en mettant en écho l’apprentissage de l’anglais et celui de l’espagnol. Les enquêtés établissent alors le parallèle entre leur propre migration internationale et la migration vers la ville de la génération précédente. En effet, certains de mes interlocuteurs ont vécu personnellement la migration depuis Santiago Mexquititlán vers Mexico, généralement à l’âge de 12-15 ans ; d’autres sont nés dans des villes mexicaines. Mais dans tous les cas, ces personnes, âgées de 20 à 35 ans, appartiennent à une génération bilingue. Ce n’était pas le cas de la génération de leurs parents, dont beaucoup n’ont appris l’espagnol que tardivement. Les migrants font alors le lien entre leurs propres difficultés pour se défendre dans un pays dont ils ne maîtrisent pas la langue et les obstacles qu’ont pu rencontrer leurs parents lorsqu’ils se rendaient à Mexico. Or prendre conscience des ponts qui existent entre ces deux expériences de migration place les discriminations vécues à Mexico en raison de la différence culturelle, ethnique et raciale sous un nouvel éclairage. Si le fait de subir des réactions de rejet aux États-Unis peut trouver aux yeux des migrants une forme de justification de par l’extranéité à la société d’accueil et le statut migratoire, avoir souffert de discriminations similaires dans leur propre pays apparaît a posteriori comme fondamentalement inadmissible.
93La découverte des hiérarchies spécifiques au pays d’accueil contribue également à ce processus de dévoilement des catégories discriminatoires demeurées invisibles dans le pays d’origine, et permet de prendre du recul sur sa propre expérience. C’est en établissant un rapprochement avec la situation des autres minorités ethnoraciales qu’il a découverte aux États-Unis, que Javier opère une relecture particulièrement éclairante des violentes relations interethniques qui existent entre le bourg otomi et les villages voisins, peuplés de Métis (« güeros », dans la bouche du jeune homme) :
« Si les habitants de Santiago vont dans un des villages de güeros alentour, au crépuscule ou la nuit, on ne sait pas ce qui peut se passer. On peut être agressé. Ils sont terribles, là-bas. Ils se promènent sur leur cheval. Ils te saluent, mais on voit bien que c’est de mauvaise grâce. Et ils ont des chiens hargneux. Ça les amuse de voir les chiens te poursuivre et que tu sois obligé de leur lancer des pierres. […] Avant d’arriver ici [aux États-Unis], je n’avais jamais vraiment compris, le racisme. Et puis j’ai commencé à me rendre compte qu’envers les Afro-Américains, ici, il y avait beaucoup de racisme. Et j’ai commencé à ouvrir les yeux, à me souvenir de tout ce qui s’était passé là-bas à Santiago, et je me suis rendu compte que c’était aussi du racisme. Mais quand je vivais là-bas, je ne voyais pas les choses comme ça. C’est ici que j’ai commencé à voir. Je ne m’étais pas rendu compte qu’à Santa Rosa (le bourg voisin), par exemple, le maître pourrait très bien rappeler son chien, que si une voiture passe il va l’appeler pour qu’il rentre, mais que si c’est nous qui passons il ne le rappellera pas, au contraire, il lâchera son chien pour qu’il nous morde jusqu’à ce qu’on soit obligé de lancer des pierres. Ça, c’est du racisme » (Wausau, 2007).
94Par un effet de décentrement, le mécanisme d’infériorisation et d’humiliation que Javier observe aux États-Unis à l’encontre des Afro-Américains l’amène donc à réinterpréter une expérience passée qui, en dépit de son extrême violence, ne lui était pas initialement apparue dans son caractère raciste.
95En outre, le contexte particulier du Wisconsin, un État qui contient de nombreuses réserves amérindiennes14, favorise un processus d’identification avec cette autre minorité qui partage avec les populations indiennes mexicaines le statut d’autochtone :
« Je me souviens d’une fois où j’étais avec mon frère, il travaillait dans un petit village plus au Nord. On était dans un bar avec des amis. Un Indien est arrivé. Il entre dans le bar, normal. Alors un güero a commencé à le chercher. Il s’en est pris à lui. Ils ont failli appeler la police pour régler le problème. L’Indien a dit : “Je n’ai rien fait, la police ne va pas m’embarquer.” Et le Blanc lui a répondu : “Ce n’est sûrement pas moi qu’ils vont embarquer, c’est toi.” C’est là que je me suis dit : “Moi aussi je suis indien. Comment ça s’est passé pour ceux qui ont émigré vers une ville où l’on parle l’espagnol ?” Une partie de toi dit : “Non, je ne ressens pas le racisme, rien de ce style.” Et pourtant… J’avais déjà entendu des histoires comme ça, mais je n’y avais jamais prêté attention. C’est à ce moment-là que tout est devenu clair : tous séparés. Ceux qui ont la peau brune, ceux qui ont la peau plus claire, les Noirs, les Blancs. À Santiago, finalement, c’est un peu la même chose » (Wausau, 2007).
96L’humiliation publique et l’exclusion d’un Indien nord-américain (Native-American) dans un bar du Wisconsin conduit Javier à faire le parallèle avec sa propre situation en tant qu’Indien à Mexico. Là encore, le détour par une situation propre au contexte nord-américain sert de révélateur à une tension raciale qui n’était pas perceptible auparavant pour le jeune homme dans son propre pays. Dans son récit, il utilise d’ailleurs pour rendre compte de la scène les termes de « güero » et « indien », qui font directement référence au contexte mexicain. Dès lors, Javier est amené à affiner sa perception des discriminations et à prendre conscience de sa position de minorité dominée dans son propre pays, mais également à en faire une catégorie unificatrice : « Moi, à chaque fois je dis à mes compagnons de travail : “Je suis indien, comme toi. On est tous des Indiens”. »
97Cette affirmation d’une identité indienne source de dignité, que pourraient se réapproprier les victimes de discriminations ou de violations des Droits humains, rappelle sur un registre individuel le processus de renversement du stigmate opéré par d’autres groupes indiens dans des mobilisations collectives, comme celles revendiquées par le FIOB.
98Vécue sur le mode de l’intime, l’indianité est ainsi redécouverte dans le contexte nord-américain, en même temps qu’elle participe à l’interprétation que font les migrants des tensions raciales et des discriminations qu’ils y observent ou subissent. Les expériences de migration préalables de chacun, mais aussi celles des générations antérieures, entrent en résonance, ce qui conduit à déconstruire les catégories raciales, tant aux États-Unis qu’au Mexique. À défaut de structurer les relations sociales quotidiennes des Santiaguenses aux États-Unis, l’indianité constitue alors un point de référence, grâce auquel les migrants mobilisent des cadres de compréhension qui éclairent leur propre vécu et les différents contextes d’immigration auxquels ils sont confrontés.
Conclusion
99Aux États-Unis, l’expérience du racisme ne disparaît pas : elle se reconfigure. Les Otomis, qui ont souvent été des citoyens de deuxième classe dans leur propre pays, semblent parvenir à surmonter le stigmate de l’indianité dans le nouveau contexte états-unien. Leur appartenance à un groupe indien y est moins visible, grâce à la longue pratique d’évitement de l’identification ethnique acquise à la suite de la migration interne, mais aussi en raison du contexte résidentiel et économique de leur lieu de destination aux États-Unis. Dans une communauté hispanique numériquement réduite, où de nombreux migrants sont originaires de « province », leurs racines rurales, leur ascendance régionale, se trouvent revalorisées : c’est la revanche des identités locales et des campagnes, qui tranche avec la culture centralisatrice et urbaine qui prime au Mexique.
100Les lignes de la frontière entre Indiens et non-Indiens qui primait dans les sociétés d’origine des migrants ne s’effacent pas. Elles se déplacent, et se reconstituent autour de la distinction entre travailleurs légaux et illégaux. Plus exactement, les pratiques discriminatoires des « Américains » homogénéisent les différences (sociales, éducatives, ethniques, culturelles, administratives) entre les Latino-Américains, ceux-ci étant communément identifiés à des Mexicains, synonymes d’illégaux dans les représentations qui se sont historiquement construites au fil du xxe siècle. Mais la discrimination la plus présente dans le quotidien des migrants, celle qui leur paraît la plus injustifiable, est le fait d’autres migrants latino-américains. Elle repose également sur la frontière entre légaux et illégaux, déclinée en fonction de plusieurs critères considérés comme déterminants du succès de l’entreprise migratoire (la compétence linguistique, les faux papiers, le permis de conduire).
101À cet égard, les discriminations dont souffrent les sans-papiers aux États-Unis ont des implications pour les migrants otomis qui peuvent sembler paradoxales. En se manifestant à l’encontre des « Mexicains », le racisme opère en mettant en avant un élément de l’identité des migrants indiens, à savoir leur citoyenneté nationale, dont la reconnaissance pouvait s’avérer problématique dans leur propre pays d’origine. Par ailleurs, elle touche les individus indépendamment de leur appartenance à une minorité ethnique dans leur pays d’origine, ce qui conforte les Otomis dans leur volonté de se convaincre qu’aux États-Unis, « tous sont égaux ». Cette affirmation, à lire sur le mode incantatoire, traduit certes les frustrations des migrants face aux différences de traitement qui subsistent, leur aspiration à une reconnaissance et à de meilleures opportunités, mais aussi la possibilité d’énoncer une égalité de position avec leurs concitoyens. À cet égard, la discrimination subie en tant que sans-papiers aux États-Unis, parce qu’elle insère les Indiens dans une catégorie plus large que celle qui leur était assignée dans leur pays d’origine et parce qu’elle frappe tout aussi durement des personnes qui se trouvaient de l’autre côté de la frontière ethno-raciale au Mexique, génère un relatif sentiment de libération. Elle peut aussi se traduire par la prise de conscience de la domination précédemment subie, qui avait souvent été déniée ou intériorisée.
102Car même si elle n’est pas mise en avant dans le quotidien des migrants, l’expérience d’appartenance à une minorité ethnique et la prégnance du clivage dans le pays d’origine perdurent en arrière-plan. La stratégie de relative dilution spatiale des habitants de Santiago Mexquititlán dans le Wisconsin peut avoir pour motivation d’éviter une identification collective à partir de l’origine ethnique, et d’esquiver ainsi les manifestations d’une discrimination ethno-raciale lourdement subie à Mexico. L’indianité sert également de référence aux migrants pour désigner le système de segmentation sociale auquel ils sont confrontés aux États-Unis et en souligner la dimension de domination et de racialisation. Enfin, le racisme à l’œuvre dans le pays d’origine est redécouvert aux États-Unis, et réinterprété à la faveur du décentrement que constituent l’expérience migratoire et la confrontation à d’autres expériences de discrimination. Les Otomis mettent ainsi au jour une continuité entre leurs expériences et celles des générations précédentes qui redonne sens, en termes de construction subjective, à leur identité indienne.
103L’expérience que font les Otomis des discriminations aux États-Unis, abordée sous l’angle de la subjectivité des acteurs, permet de mettre en lumière plusieurs éléments. D’abord, elle présente un autre visage de la migration indienne aux États-Unis, d’autres façons de vivre et de manifester son indianité, que celles qui ont été développées par les Indiens de la « Oaxacalifornia ». Elle invite donc à considérer la diversité des situations, le poids des contextes spatiaux et temporels, l’interactivité, la relativité et la complexité des processus de catégorisation et de discrimination. À ce titre, il convient de souligner la particularité du contexte de Wausau, caractéristique des villes d’immigration récentes dans lesquelles la communauté latino-américaine est encore réduite : l’intimité nouée entre Alicia et Liliana s’appuie en partie sur le fait que les deux femmes sont parmi les seules Hispaniques d’un quartier peuplé uniquement par des familles anglophones pauvres. Peut-être la situation évoluera-t-elle lorsque la population originaire de Santiago présente à Wausau sera plus nombreuse, ou lorsqu’une saturation sur le marché du travail créera une nouvelle segmentation ethnique dans la population latino-américaine. Le facteur « temps » est essentiel pour appréhender la formation des réseaux et des communautés transnationales (Portes et De Wind, 2006).
104Ensuite, cette analyse montre que l’expérience de migration antérieure est un élément déterminant pour comprendre la longue épreuve de franchissement et de détournement des frontières à laquelle se livrent les acteurs. Se référer à cette mobilité interne éclaire certaines dynamiques qui se manifestent aux États-Unis : camouflage des marqueurs externes de l’indianité en lien avec la discrimination subie au Mexique ; reconfiguration des réseaux sociaux ; mais aussi relecture, sur un mode davantage intime et individuel, de l’expérience de migration des générations antérieures et de leur vécu du racisme. Aborder la perception des discriminations par les Otomis aux États-Unis et les phénomènes identitaires et sociaux qui en découlent, suppose ainsi de s’insérer dans un espace social plus ample, de nature transnationale, et dans une continuité d’expériences qui ne prennent sens qu’au croisement de ces contextes migratoires.
Notes de bas de page
1 Voir Fox et Rivera-Salgado, 2004 ; Schmidt et Crummett, 2004 ; Fortuny et Solís, 2006 ; Stephen, 2007 ; Lestage, 2008.
2 Plus exactement, il n’y en avait qu’une autre, avec laquelle Liliana disait ne pas sentir d’affinités – ce qui prouve bien que les liens avec la famille d’Alicia ne sont pas uniquement dus à la nécessité.
3 Le projet de loi prétendait refuser aux migrants illégaux l’accès à l’éducation, à la santé, ou aux services publics de façon générale, et renforçait la surveillance de la frontière et les expulsions. La loi a été votée par référendum puis rejetée pour inconstitutionnalité par la Cour fédérale.
4 Les catégories raciales ici employées sont celles du recensement aux États-Unis.
5 Les Asiatiques sont surreprésentés à Wausau par rapport au reste du Wisconsin, où ils ne représentaient que 1,7 % de la population en 2000.
6 Dans le Wisconsin, 0,5 % de la population seulement est noire d’après le recensement de 2000.
7 Entretien avec Jennifer, salariée de l’organisation Latinos-Unidos, Wausau, 2007.
8 Entre autres Tarrius, 2005 ; Quiminal, 2009 ; Faret et Cortes, 2009 ; Brachet, 2009.
9 Les chiffres du Department of Homeland Security distinguent les expulsions réalisées près de la frontière (external removals) et celles réalisées à l’intérieur du territoire (interior removals).
10 Au Mexique, « moreno » est un qualificatif très fréquemment utilisé pour désigner la couleur de peau des populations indiennes, tout comme « prieto ». Il peut aussi se référer aux populations afro-descendantes.
11 Le code des impôts états-uniens stipule que toute personne ayant touché un revenu dans le pays doit payer des taxes, sans référence à la nationalité ni au statut migratoire. Afin de permettre aux étrangers dépourvus de numéro de Sécurité sociale valide de devenir contribuables, l’Internal Revenue Service a créé des numéros spécifiques, les Individual Tax Identification Numbers (ITIN). Les sans-papiers sont ainsi invités à prouver leur mérite civique en payant leurs impôts, ce que faisaient la majorité de mes interlocuteurs aux États-Unis.
12 Ce terme très dépréciatif désigne à l’origine les Indiens de la région de Oaxaca mais peut être utilisé plus largement pour désigner les Indiens.
13 Le droit à un traducteur pour les locuteurs de langue indienne aux États-Unis a été obtenu après la lutte d’organisations comme le FIOB. La mise en place d’un mécanisme similaire au Mexique, où le droit à un traducteur est désormais promulgué par la loi, rencontre dans la pratique de nombreuses difficultés et reste peu appliqué.
14 Onze tribus indiennes (native americans) sont reconnues par l’État fédéral dans le Wisconsin et occupent des réserves.
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