Chapitre IV
Vivre l’absence : les épouses des migrants à Mexico
p. 115-138
Texte intégral
1Alors que depuis une vingtaine d’années au Mexique les femmes sont désormais presque aussi nombreuses que les hommes à partir aux États-Unis1, au sein des groupes otomis à Mexico ce sont essentiellement des hommes – mariés ou célibataires – qui s’engagent dans la migration internationale. L’invisibilité des femmes migrantes a longtemps fait de la mobilité féminine au-delà des frontières nationales un angle mort des études migratoires2. Mais le très faible nombre de femmes otomis provenant des villes mexicaines rencontrées dans le Wisconsin, au cours du travail de terrain, tend à indiquer qu’un biais méthodologique n’est pas ici seul en cause. Le caractère récent des flux migratoires explique-t-il un retard des femmes à entrer dans la migration internationale ? Les enquêtes statistiques montrent en effet que même si le nombre de femmes qui migrent seules augmente, les femmes migrantes sont souvent précédées par des proches de sexe masculin. Toutefois le fait que la composition sexuée des flux migratoires vers les États-Unis paraisse plus équilibrée au départ de Santiago Mexquititlán incite à chercher dans le contexte urbain une explication à la sur-représentation des hommes, parmi les Otomis, au départ des villes mexicaines.
2En contrepartie, une figure s’est détachée nettement au cours de l’enquête : celle de l’épouse de l’émigrant. Moins explorée dans les études croisant genre et migration que celle des femmes qui s’engagent dans la migration, elle apparaît toutefois dans les travaux sur le milieu rural3. Or l’observation des positions des femmes de migrants dans les groupes indiens en ville et de leurs pratiques quotidiennes, est loin de coïncider avec les images qui émergent de la plupart des enquêtes réalisées en milieu rural. Ces dernières dépeignent des femmes qui, en l’absence de leur époux, investissent de nouveaux rôles sociaux, accèdent au travail rémunéré, voire même acquièrent une expérience politique. En ville, en revanche, les épouses des migrants semblent isolées du groupe, repliées sur leur foyer. Suite au départ de leur conjoint, elles ont cessé de travailler. Comment expliquer que des femmes qui avaient pourtant accédé à des espaces d’autonomie à la suite de leur installation en ville se mettent ainsi en retrait ?
3Il convient donc de s’interroger sur la renégociation des rapports de genre au sein du couple engendrée par le départ des hommes aux États-Unis, et sur les recompositions familiales et communautaires qui en découlent. Comment la migration internationale masculine modifie-t-elle les rapports sociaux – et en particulier les rapports sociaux sexués – engendrés par la migration interne et l’insertion urbaine ? Dans quels espaces et par quels mécanismes s’opèrent ces réajustements ? Si la question des changements induits par la migration dans les rapports sociaux de sexe (autonomisation, accentuation des pouvoirs) a été largement discutée4, l’influence du contexte urbain et surtout l’impact de l’expérience migratoire passée méritent d’être pris en considération.
4L’expérience de six femmes, avec lesquelles ont été nouées des relations étroites, est ici analysée de façon approfondie. Arrivées très jeunes à Mexico, entre 12 et 15 ans, elles ont quitté leur localité d’origine dans l’État de Querétaro, de Puebla ou du Veracruz pour chercher du travail dans la capitale, souvent en tant que domestiques, et se sont mariées avec des hommes parfois originaires des mêmes villages, toujours indiens et appartenant au milieu populaire. Au moment des entretiens, elles ont entre 25 et 35 ans et sont mères d’enfants jeunes ou en bas âge (entre 1 et 12 ans)5. Dans tous les cas, les migrants, absents depuis six ans pour le départ le plus ancien et depuis quelques mois à peine pour le plus récent, ont maintenu un contact régulier avec leur épouse, et contribuent à l’économie de leur foyer par l’envoi de remesas. Des entretiens avec des femmes dont les maris ne sont pas partis, une observation participante de longue durée auprès des groupes auxquels appartiennent ces femmes, et dans des ateliers de parole à destination des hommes indiens organisés par une association locale, le centre Colibri, enfin des entretiens avec certains époux aux États-Unis, complètent le recueil de données.
5Même si c’est surtout par le biais du discours et du regard des femmes que sera ici appréhendée la migration masculine, je m’attacherai à ne pas définir les hommes uniquement par leur absence, pour m’intéresser à la construction des masculinités dans le contexte migratoire. Le thème a peu été traité dans des études de genre souvent tournées vers les femmes. Il l’a moins été encore dans le cas des populations indiennes (ou noires), en raison de la prégnance de l’idéologie du métissage qui aplanissait les différences ethnoraciales (Gutmann et Viveros, 2005 ; Fresnoza-Flot et Perraudin, 2014).
6Pour les Otomis, la migration masculine aboutit, dans le temps court de l’organisation du départ et des premiers accommodements, à un renforcement du pouvoir des hommes dans le foyer et le groupe, et à une redéfinition stricte des rôles et des espaces sexués. L’exploration des limites de cette stratégie fera l’objet d’une seconde partie de l’analyse, qui s’intéressera aux difficultés des migrants à construire une position de prestige dans l’espace public et aux réaménagements qui s’observent au sein des couples, sur le long terme.
Le départ des hommes aux États-Unis : un retour aux rôles traditionnels ?
Ethnicité, genre et classe sociale : des modèles de masculinité et de féminité pluriels
7En préalable à l’analyse, l’impact de l’appartenance à un groupe ethnique sur la négociation des rapports de genre doit être questionné. Les études qui émergent actuellement sur les masculinités, notamment en Amérique latine, insistent sur la diversité des figures et identités masculines. Le cliché du « macho » est celui d’un « mâle latino-américain solitaire et métis », pour Matthew Gutmann et Mara Viveros. Il doit être contesté en dépassant les représentations hégémoniques de la féminité et de la masculinité qui dominent dans les sociétés occidentales patriarcales, et en interrogeant la division sociale de genre au croisement d’autres divisions sociales, comme l’ethnicité ou la classe sociale (Poiret, 2005 ; Connell, 2014).
8Si la nécessité de croiser rapports de sexe, de classe et ethnicité est établie sur le plan théorique à travers la perspective de l’intersectionnalité, il n’est pas si facile d’appliquer ce principe. Dans le cas qui nous intéresse, jusqu’où peut-on distinguer ce qui relève d’une spécificité des rapports sociaux sexués pour les populations indiennes, de ce qui relève d’une culture populaire patriarcale qui traverse les différents groupes sociaux ? Les représentations de masculinité et de féminité auxquels se réfèrent les Otomis renvoient-elles au modèle de leurs parents en milieu rural ou à ceux que véhiculent les medias, qui correspondraient à des représentations davantage urbaines et de classes moyennes ? Le risque est double, entre biais ethnocentriste d’une part, aveugle à la spécificité culturelle des groupes indiens, et biais culturaliste, d’autre part, qui enfermerait au contraire ces populations dans un schéma homogénéisant et essentialisant, au risque de nier la multiplicité des parcours au sein de ces populations et les processus d’acculturation qu’ont généré – notamment – des décennies de migrations des campagnes vers la ville.
9Au regard des études ethnographiques réalisées sur les Otomis de Santiago Mexquititlán (Martínez, 2004 ; Arrieta, 2008), les relations entre hommes et femmes dans ce groupe social paraissent fonctionner comme une des variantes d’un système de répartition des différences sexuées où rôles et affects sont clairement divisés et hiérarchisés. Comme dans de nombreux groupes sociaux, la division des rôles sexués « traditionnels » s’oppose à un discours dit « moderne », qui présente comme idéal à atteindre l’égalité des hommes et des femmes. La réalité des pratiques se situe en tension entre ces modèles. Qu’il s’agisse de populations indiennes a toutefois une incidence, sous un autre angle : en effet, en tant que populations minoritaires, elles sont soumises à des dominations spécifiques, qui peuvent avoir un impact sur la façon dont sont réélaborés les rapports sociaux de sexe au cours de la double migration. L’attention portera donc sur la diversité des pratiques, leurs fluctuations, sans chercher à les ramener à un modèle fixe et normatif (Gutmann, 2000 ; Herrera, 2013).
À Mexico : des rôles traditionnels renégociés
10À la suite de la migration interne et de l’installation en milieu urbain, les rôles de genre en vigueur dans le monde rural d’où sont issus les groupes indiens se voient bouleversés, à la faveur d’une plus grande autonomie des femmes.
11Les principales transformations s’observent dans l’accès au marché du travail. À l’instar d’un pan important des classes populaires à Mexico, les hommes otomis sont cantonnés à des emplois précaires, en général dans le secteur informel : la majorité d’entre eux sont maçons sur des chantiers, sans poste fixe, d’autres nettoient les pare-brise des voitures aux feux rouges, quelques-uns encore sont cireurs de chaussures ou vendeurs ambulants. Peu valorisé socialement, leur travail ne leur permet pas par ailleurs de subvenir seuls aux besoins de leur famille. Par conséquent, la plupart des femmes doivent travailler pour apporter un revenu complémentaire à celui de leur époux. Le type d’activité qu’elles pratiquent évolue selon leur cycle de vie. Beaucoup sont arrivées en ville comme employées domestiques, emploi qu’elles ont abandonné pour entrer en ménage. Une minorité a alors accédé à des activités salariées (nettoyage dans les hôpitaux, par exemple). Souvent, la naissance du premier enfant marque une nouvelle inflexion dans cette trajectoire professionnelle. Les jeunes mères ne travaillent plus que quelques heures par jours. Certaines font des travaux de couture ou de ménage, mais la majorité d’entre elles vendent sur les avenues ou dans les stations de métro des poupées en chiffon ou des bonbons, une activité qui leur permet de concilier travail hors de la maison et soin aux enfants en bas âge. Il s’agit d’un type d’emploi socialement dévalorisé, et au sein du couple perçu comme complémentaire à celui des hommes. Mais le revenu modeste que les femmes en obtiennent leur permet de gagner en autonomie financière. Brígida explique par exemple que les quelques pesos qu’elle gagne en vendant des bonbons à la sortie de l’école lui permettent de pourvoir aux menus achats de papeterie pour ses enfants, sans avoir à attendre le retour de son époux le soir. Par ailleurs, par le biais du commerce ambulant, les femmes otomis sortent de leur domicile pour investir la rue, défiant ainsi la distinction espace privé féminin/espace public masculin que véhicule la représentation traditionnelle des rapports de genre (Perraudin, 2014).
12Autre évolution majeure : en ville, les jeunes femmes échappent à la règle de la patrilocalité en vigueur à Santiago. Ce schéma résidentiel, encore répandu en milieu rural, même s’il est de plus en plus contesté, veut que le jeune couple s’installe, après l’union, chez les parents de l’époux (Mummert, 1999). Du fait que plusieurs générations vivent sous le même toit, et en raison de la prééminence accordée à la famille de l’homme, la patrilocalité favorise la reproduction du modèle traditionnel patriarcal, et accentue la pression exercée sur les jeunes femmes. À Mexico, les couples fondent leur propre foyer, et les femmes ne subissent pas la « tyrannie de la belle-famille » (Hellman, 2008, p. 46).
13Enfin, les femmes sont particulièrement sollicitées par toutes les institutions qui gravitent autour des groupes indiens. Des ateliers sont organisés sur la défense des droits. Ils s’adressent à elles, en tant qu’indiennes, leur apprenant à reconnaître les discriminations et à y faire face, et en tant que femmes (éducation contre la violence domestique, informations sur la contraception, etc.). Des formations professionnelles sont parfois financées, comme par exemple un atelier de couture proposé dans l’un des immeubles au printemps 2007. Dans ce type d’animations destinées aux femmes, leur identité ethnique est valorisée, et un discours « moderne » de l’égalité hommes – femmes est diffusé.
14Rares sont, en revanche, les activités qui s’adressent aux hommes. Seul le centre Colibri, une association de quartier qui intervient depuis la fin des années 1990 auprès des femmes et des enfants otomis, a mis en place en 2006, pour la première fois, un atelier hebdomadaire destiné aux hommes. Pourquoi une telle asymétrie dans l’offre des associations ? Les institutions sociales obtiennent sans doute plus facilement des financements pour mener des programmes adressés aux femmes : le rôle de celles-ci, comme agents de bonne gouvernance, est valorisé au niveau international ; en outre, travailler les questions de genre est encore souvent compris comme synonyme de travailler sur et avec les femmes. Les associations, ensuite, invoquent volontiers la plus grande disponibilité des femmes – ce qui équivaut à reprocher à demi-mot aux hommes leur manque de motivation. Pourtant, pour avoir également assisté à des ateliers destinés aux femmes, j’ai pu constater les difficultés que rencontraient les animateurs à rassembler les participantes. Les groupes de parole dépassaient rarement quatre ou cinq personnes, qu’il fallait aller chercher chez elles chaque semaine une à une afin de les convaincre de participer. En revanche, lors des premières réunions menées par le centre Colibri avec les hommes, l’enthousiasme de ces derniers et leur désir de s’exprimer, même sur des thèmes intimes, était flagrant.
15Le désintérêt associatif à l’égard des hommes apparaît surtout comme le pendant d’un discours stigmatisant que les différentes institutions véhiculent à leur encontre, de façon plus ou moins explicite. Ainsi, les ateliers pour les femmes indiennes, axés autour de la violence domestique ou des problèmes de consommation de drogue, dessinent en creux l’image d’un homme violent et alcoolique. Si l’association Colibri s’est finalement décidée à organiser des ateliers pour les hommes, c’est parce que ces derniers étaient accusés de bloquer les progrès de leurs épouses dans la voie vers l’autonomie : il s’agissait donc de les éduquer à l’égalité des sexes et de déraciner leurs convictions machistes. Il est significatif que les travailleurs sociaux aient intitulé les ateliers « Hombres lobos » (les loups-garous), un titre qui en dit long sur la stigmatisation dont souffrent les hommes indiens et l’image de masculinité agressive, d’animalité, de pulsions qui leur est associée.
16Les ateliers à destination des hommes tournaient autour de la violence, des addictions, ou du manque d’investissement des hommes dans leur rôle paternel. Lors des groupes de travail, les animateurs mettaient systématiquement en doute la parole des participants lorsque ces derniers niaient avoir recours à la violence, prétendaient vouloir changer leurs pratiques ou affirmaient participer aux tâches ménagères. Pour se faire entendre, les hommes devaient adopter le discours qui leur était réservé, celui de l’homme violent qui cherche à s’amender. D’autres se retranchaient dans une attitude défensive, louant sans fin l’égalité des sexes, ou gardaient au contraire le silence. Cette observation fait écho à l’expérience de terrain de l’anthropologue américain Matthew Gutmann, qui a travaillé sur la construction de la masculinité dans un quartier populaire de Mexico (op. cit.). Il constate que ses interlocuteurs anticipent l’image négative qu’il aura du machisme, en tant que nord-américain, et jouent avec ses attentes. En effet, alors que, dans les discours ambiants, il y a quelques décennies, le machisme était associé à des images positives, le terme revêt aujourd’hui des connotations négatives au Mexique. Les hommes pauvres ont conscience que cette épithète leur est associée, et ils cherchent à s’en distancier.
17La dimension systématique avec laquelle certaines thématiques sont associées aux hommes et l’absence de prise en considération du point de vue des intéressés sur ces questions, montrent que les institutions projettent sur les hommes indiens une image racialisée et sexiste, perpétuant des rapports de domination et d’exclusion inscrits dans une histoire et un imaginaire coloniaux. L’assignation ethnique a donc un impact différent selon les sexes, conformément aux apports de l’approche intersectionnelle des rapports de domination6. Pour les hommes indiens, elle est ainsi clairement stigmatisante, alors que pour les femmes, être reconnues comme indiennes dans l’espace institutionnel peut renvoyer à une image positive, et permet d’accéder à des ressources symboliques et économiques.
18Dans son étude sur les Indiens mazahuas à Mexico, Cristina Oehmichen suggère qu’« avec la migration vers la ville ce sont les hommes qui ont été les plus affectés : le manque de revenus, de terre et d’emploi fait obstacle à la construction de masculinités légitimes. Sans terre et sans capacité de se présenter comme protecteurs de la famille et comme garants économiques, sans accès au pouvoir politique et au prestige, les hommes ne peuvent plus remplir le rôle qui leur était dévolu » (2005, p. 381). À cette dévalorisation matérielle et symbolique, s’ajoute l’exclusion dont ils souffrent de la part d’institutions qui sollicitent beaucoup, en revanche, leurs compagnes. Leurs efforts pour comprendre la recomposition des positions de genre au sein de leur foyer, les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans ce processus, ne sont pas entendus. En tant qu’hommes indiens pauvres, ils sont au contraire renvoyés à un imaginaire normatif, ethnicisé, classiste et sexiste, qui les identifie aux stéréotypes du machisme le plus violent. À l’issue de cette analyse, on comprend combien il est difficile pour les Otomis de construire une identité masculine source d’estime de soi dans le contexte urbain.
Migrer pour réaffirmer les « masculinités légitimes »
19Même si, dans le discours des migrants, le départ aux États-Unis se présente avant tout sous l’angle économique, on peut donc estimer que l’enjeu est autre. Soupçonnés de ne pas s’acquitter de leurs responsabilités financières, familiales et morales, lorsqu’ils partent en quête d’un meilleur salaire, les hommes prouvent au contraire, à eux-mêmes autant qu’aux autres, qu’ils « assument leurs responsabilités » (« hacerse responsable »), une expression qui revient fréquemment dans la justification a posteriori de leur projet migratoire. Par la même occasion, ils fuient une société urbaine excluante et revalorisent une virilité contestée en se raccrochant aux rôles traditionnels. Carlos ne dit pas autre chose lorsqu’il tente de convaincre sa femme Adelia du bien-fondé de son projet migratoire : « Tu vas voir, grâce à moi tu vas pouvoir cesser de travailler. Tu vas pouvoir te reposer. » Retour au modèle traditionnel sous couvert d’une aisance économique rêvée7, la répartition des rôles économiques à laquelle aspire Carlos est imposée à son épouse, l’une des seules femmes du groupe à bénéficier d’un emploi salarié fixe comme cuisinière, un travail auquel elle tient. Traverser la frontière par le désert, étape obligée pour les migrants sans-papiers, s’apparente par ailleurs à un rite de passage qui sanctionne la bravoure8. Enfin, la façon dont les migrants préparent leur départ et dont ils répartissent le budget, une fois au Nord, révèle la volonté des hommes de poser un nouveau rapport de pouvoir, à leur avantage. La conception du projet migratoire aux États-Unis par les hommes mobilise ainsi trois attributs correspondant aux représentations dominantes de la masculinité à Mexico : être le protecteur et le pourvoyeur économique de sa famille ; faire preuve de courage ; être le détenteur de l’autorité légitime (Malkin, op. cit.).
20Le projet migratoire, en effet, n’apparaît pas comme concerté, mais imposé, au sein du couple. D’après leurs épouses, les hommes évoquent leur rêve de partir pendant plusieurs mois, puis le taisent. Lorsque les femmes pensent qu’ils ont renoncé à ce projet, ils annoncent leur départ du jour au lendemain. « Il ne nous disait pas qu’il allait partir, explique Adelia. Je croyais qu’il avait oublié. Il m’en a parlé deux jours avant. Je lui ai demandé de ne pas nous laisser, mais il s’est accroché à son idée et moi je lui disais : “Tu es fou !”. » Outre les éléments analysés dans les chapitres précédents, à l’échelle du couple le silence qui s’établit autour du projet de la migration s’explique par l’impératif de courage qui s’applique aux hommes. On attend d’eux une cohérence entre leurs pratiques et leurs discours : annoncer que l’on partira, puis différer ou reculer, n’est pas considéré comme une attitude virile.
21Mariana, elle, raconte que lorsqu’elle a accompagné son époux au village, où l’attendait le passeur qui le conduirait aux États-Unis, elle a prié pendant les quatre heures de trajet pour que leur bus arrive trop tard, une fois que le convoi du passeur serait parti. Lorsqu’elle a fait part de cet espoir à son mari, il l’a sermonnée : pourquoi s’opposait-elle à toute chance pour leur famille de s’en sortir ? Des incompréhensions apparaissent ainsi autour de la définition des responsabilités et des projets familiaux, entre des aspirations féminines qui privilégient la cohésion familiale, et des projets masculins tournés vers des objectifs de réussite sociale – conformément aux rôles socialement attendus des uns et des autres. Ainsi, Regina, dont le mari, Pedro, est l’un des premiers hommes du groupe à être partis, quatre ans avant l’entretien, rapporte :
« On était bien. Mais mon beau-frère a dit à mon époux, “allez, on y va”. Moi je trouve qu’on était très bien. On n’avait rien en trop, rien qui ne manquait vraiment non plus. Par rapport à d’autres familles, on était bien. Je lui disais : “Qu’est-ce que tu cherches ?” Il m’a laissée avec deux filles, la grande, une autre de un an, et j’étais enceinte » (Mexico, 2006).
22Le refus qu’opposent ces femmes au projet migratoire de leur mari fait écho aux débats théoriques autour de la prise de décision de migrer. La majorité des travaux indique que dans le cas de la migration masculine, la décision de partir ne fait pas toujours l’objet de discussion, et moins encore de consensus, au sein du couple (Hondagneu-Sotelo, 1992) – contrairement à ce que postule le modèle économique qui analyse la migration comme une stratégie rationnelle élaborée d’un commun accord par le foyer domestique (« household model »).
23Une fois arrivés aux États-Unis, les hommes envoient, chaque mois, de l’argent à leur femme afin qu’elle puisse faire face aux frais quotidiens. La somme peut varier en fonction de l’étape dans laquelle se trouvent les migrants – les premiers mois, tant qu’ils n’ont pas remboursé leur dette au passeur, ils envoient moins d’argent –, mais elle s’établit en moyenne autour de 300 dollars par mois. L’envoi de remesas sous forme de transfert d’argent est complété par l’achat de biens matériels (vêtements, jeux vidéos, etc.). En revanche, l’épargne que constituent les migrants n’est pas confiée à leurs épouses, mais gérée par les hommes, et investie uniquement à leur retour. Lorsque les femmes souhaitent faire des achats au-delà du budget minimum qui leur est alloué, il leur faut convaincre leur conjoint de leur envoyer la somme nécessaire. Toute dépense supplémentaire, et en particulier toute dépense personnelle, fait l’objet d’une argumentation et d’une négociation. Ne se voyant que rarement opposer de refus, la plupart des femmes s’accommodent de la situation.
24De l’autre côté de la frontière, les hommes s’arrogent, eux, le droit de consommer sans avoir de comptes à rendre à leur compagne. Sabina, restée seule avec deux enfants, rapporte le point de vue de son mari, qui refuse de prendre un second emploi aux États-Unis, comme le font pourtant de nombreux migrants :
« Mon mari me dit : “Pourquoi je me tuerais à la tâche ? Je t’envoie le nécessaire pour tes frais, pour payer ton loyer, et moi j’ai de quoi payer mon loyer ici, pourquoi j’en ferais plus ? Et, oui, si quelque chose me plaît ici, je me l’achète. Parce que quand je rentrerai [à Mexico], il faudra que je travaille pour payer le loyer, pour payer les études des enfants… tant que je suis ici, si je veux quelque chose, je me l’achète.” Je lui dis : “C’est bien” » (Mexico, 2006).
25Le déséquilibre dans le contrôle du budget est renforcé par l’inégal accès à l’information dans le couple : ne sachant pas précisément combien gagne leur époux, ni à combien s’élèvent les frais de la vie quotidienne aux États-Unis, les femmes ont difficilement leur mot à dire sur la répartition du revenu.
Des femmes cantonnées à l’espace intime
26Les femmes vivent ces transformations de leur quotidien et des rapports de pouvoir au sein de leur couple dans un grand isolement, qui tient à l’atmosphère de secret autour de la migration internationale, au contrôle social au sein du groupe et à l’envie entre familles.
Préserver son honneur : le poids du contrôle social
27Les épouses des migrants sont les premières mobilisées lorsqu’il s’agit de maintenir le secret sur l’absence de leur conjoint. Une telle position est particulièrement douloureuse. Au désarroi des premiers mois où les femmes doivent apprendre à vivre seules, s’ajoute la nécessité d’inventer des histoires pour affronter la curiosité des proches et des voisins. « J’étouffe », confie Mariana, en larmes : après plus de deux mois d’absence, seuls les parents de son époux sont au courant du départ de celui-ci. Même lorsque leur compagnon est parvenu à franchir la frontière, les épouses des migrants gardent le silence, cherchant ainsi à retarder, le plus longtemps possible, le moment où commenceront à circuler des médisances à leur encontre. Les rumeurs se déclinent principalement autour de deux rengaines. La première est d’ordre économique : les femmes des migrants seraient devenues riches. Cette remarque résonne de manière douloureuse pour les intéressées qui se sentent au contraire appauvries, comme Adelia, dont le mari est parti depuis deux ans :
« L’autre jour, j’ai rencontré une voisine, Elena. Elle me dit : “Mon époux veut partir parce qu’on a entendu dire que tu as beaucoup d’argent.” Moi je ne réponds même plus. Ils ne savent rien de ma vie, de ma réalité, de ce que je suis en train de vivre. Ils ne me croient pas. Ils disent : “Tu es une menteuse.” À Elena, je lui ai dit : “C’est bien, je souhaite beaucoup de succès à ton époux.” Rien d’autre, parce que j’ai pensé que sinon elle allait croire que c’est moi qui suis jalouse, que je ne veux pas que son mari parte » (Mexico, 2006).
28Contre la force du rêve américain, la parole d’Adelia ne parvient visiblement pas à faire le poids : ne pouvant se faire entendre des autres femmes, elle finit par se taire. L’anecdote révèle également une ambiance de suspicion, où chacun est accusé d’envier la réussite de l’autre.
29La seconde dimension de la rumeur est d’ordre moral : les femmes de migrants sont accusées d’être de mœurs légères. Adelia a reçu des messages anonymes et trouvé des graffitis insultants sur sa porte. Alicia, suspectée d’avoir eu une liaison avec le représentant de son groupe, est allée jusqu’à se battre pour se défendre des attaques dont elle faisait l’objet. Elle a fini par rejoindre son époux aux États-Unis, et soutient que la pression exercée par les autres femmes à son encontre est à l’origine de son départ :
« J’ai vu beaucoup de choses, beaucoup de disputes [dans les groupes indiens] que je ne vais jamais oublier. Et c’est aussi pour ça que je suis venue ici [aux États-Unis]. Parce que si tu es seule, ils parlent de toi, et ils disent une quantité de choses, ce qu’il y a de pire. Et ils te regardent tous comme ça, avec une expression sur le visage, de “c’est pas vrai ?”, ou “c’est une folle”, ou t’insulter, des choses que je ne veux même pas te répéter. Ils ne peuvent pas voir une femme seule, tout de suite il faut qu’ils commencent à lancer des rumeurs. Parfois ça t’excède, on se fatigue d’entendre tout ça ; parfois tu arrives à ne pas faire attention, mais à force tu en as ras le bol qu’ils parlent dans ton dos » (Wausau, 2007).
30Éviter de s’afficher avec des hommes devient une préoccupation permanente. Les attaques que souffrent les compagnes des migrants révèlent le mécanisme de contrôle de la sexualité et de la moralité des femmes, assumé par la collectivité en l’absence des époux. Les proches de l’absent veillent sur le bien-être et la fidélité sexuelle de la femme laissée à leurs soins : le phénomène est bien établi dans la littérature sur le genre dans la migration. Ces rumeurs – qui circulent également dans le monde rural – ne sont véhiculées que par des femmes. Est-ce parce que ces dernières sont le vecteur privilégié de ce type de discours ? Doit-on comprendre que les femmes, en essaimant les médisances, se font l’outil de la domination masculine exercée par le migrant sur son épouse ? Les analyses de Norbert Elias et John Scotson fournissent une autre piste de lecture. D’après eux, « le degré de distorsion et de rigidité des croyances collectives peut servir d’étalon pour mesurer sinon les dangers réels, du moins les dangers ressentis par un groupe » (Elias et Scotson, 1997, p. 134). En outre, les commérages créent ou renforcent des frontières sociales dans un groupe donné : si les « potins » favorisent l’intégration du groupe qui les véhicule, ils sont aussi « un instrument de rejet d’une redoutable efficacité » (ibid., p. 173). Appliquée dans une perspective genrée, cette observation amène à interpréter les commérages qui circulent parmi les femmes indiennes comme l’expression de la préoccupation du groupe devant l’émergence de la migration vers les États-Unis. En acculant les migrants et leur famille à une position de marginalité par rapport au reste du groupe, le réseau féminin, soudé autour de la rumeur, limite alors la circulation d’informations pratiques dont ont besoin les hommes pour élaborer leur projet migratoire. Il devient par exemple plus difficile, pour les éventuels candidats à la migration, d’entrer en contact avec leur ancien voisin et de lui demander son aide par l’intermédiaire de sa femme si cette dernière se trouve mise à l’écart et sur la défensive.
31Au sein des communautés indiennes recomposées en milieu urbain, en dépit du partage de l’espace résidentiel et de l’histoire d’insertion urbaine, on observe donc un isolement – plus ou moins important et plus ou moins volontaire – des femmes restées seules après le départ de leur mari aux États-Unis. Elles affirment trouver un certain réconfort et le sentiment d’être comprises auprès de celles qui partagent une situation comparable à la leur : elles se fréquentent donc. Mais même entre épouses de migrants, les femmes maintiennent une distance et un silence relatifs. Elles ont peur que s’instaure une relation d’envie et de compétition où chacune s’emploierait à mettre en avant les exploits de son conjoint ; elles craignent d’être gagnées par l’angoisse contagieuse des autres ; et surtout, elles redoutent d’être confrontées à des rumeurs invérifiables sur le comportement de leur mari aux États-Unis, à propos de liaisons avec d’autres femmes. « Comment vérifier si c’est des médisances ou si c’est vrai ? Je préfère encore ne pas savoir », explique Sabina.
De travailleuses à mères
32L’isolement des femmes, leur repli sur le foyer, est accentué par le fait que la plupart cessent de travailler peu après le départ de leur mari aux États-Unis, en contraste avec la littérature sur le monde rural, qui montre plutôt des femmes entrant sur le marché de l’emploi à a suite de la migration de leur époux. À Mexico, en revanche, les femmes passent de l’exercice de rôles sociaux multiples – parmi lesquels celui de travailleuse – à celui d’un rôle sinon unique, du moins prépondérant : celui de mère. Comment expliquer ce phénomène dans une ville où les opportunités d’emplois existent, dans le secteur formel ou informel, et, de surcroît, avaient été saisies par ces femmes ?
33L’explication que fournissent d’emblée mes interlocutrices est d’ordre matériel. Elles ne parviendraient pas à combiner les contraintes d’un emploi avec celles d’accompagner et chercher leurs enfants à l’école, jusqu’à quatre fois par jour. Mexico est une ville perçue comme dangereuse : il apparaît inconcevable de laisser les enfants faire le trajet, seuls. Trouver une solution alternative pour les faire garder est compliqué et génère un sentiment de culpabilité. Sachant d’avance qu’elles n’auront accès qu’à des emplois pénibles et mal payés, les femmes estiment que l’effort n’en vaut pas la peine. On peut toutefois objecter que ce problème d’adaptation du rythme du travail au rythme scolaire se posait, avant même le départ des hommes aux États-Unis, sans avoir obligé pour autant les femmes à renoncer à toute activité. Ce n’est donc pas tant la situation concrète (la nécessité de s’organiser en fonction des horaires des écoles) à laquelle les femmes étaient déjà confrontées, qui change, mais la lecture que ces dernières font de leurs obligations en l’absence des hommes.
34Le désengagement du travail rémunéré se fait progressivement. Mariana, par exemple, la femme de Jorge, l’une des rares femmes qui possédait un emplacement fixe pour son stand de bonbons et de sodas – une position prisée –, a dans un premier temps refusé de renoncer à ce travail. Il s’agissait, à la fois, de ne pas éveiller les soupçons des autres membres du groupe sur la durée de l’absence de son époux, de garder une occupation qui « [l’]empêche de penser », mais aussi, de dispenser son époux d’envoyer de l’argent au Mexique, pour qu’il rembourse plus rapidement ses dettes. Mariana espérait qu’il rentrerait ainsi plus vite. La décision de garder le stand était une façon de ne pas voir son rythme de vie entièrement bouleversé du jour au lendemain, et d’obtenir un tant soit peu de prise sur le projet de son époux. Mais au bout de quelques mois, Mariana n’est plus parvenue à faire face, seule, aux efforts de manutention qu’implique l’approvisionnement d’un stand ; la présence de son mari aux États-Unis était connue de tous : comme la plupart des autres femmes, elle a dû se résigner à rester chez elle et à accepter l’argent envoyé par son époux.
35D’autres éléments d’explication peuvent être avancés. D’abord, on l’a vu, les rumeurs sur leur moralité amènent les femmes à éviter toute situation équivoque. Or travailler dans la rue, où la plupart gagnaient leur vie comme vendeuses ambulantes, les expose trop aux médisances : les femmes se retirent de cette activité.
36En outre, continuer à travailler pour compléter le revenu du ménage serait admettre aux yeux de tous – y compris aux siens propres et à ceux de l’époux – l’insuffisance des envois de devises par les hommes. Même si elles n’ont pas été consultées avant le départ, même s’il est vrai que les sommes envoyées sont à peine suffisantes, une fois mises devant le fait accompli, les femmes estiment qu’il est de leur devoir de soutenir leur époux dans leur projet de reprendre le contrôle sur l’économie du foyer. L’enjeu est aussi, dans un registre légèrement différent, de sauver la face vis-à-vis des proches, sans admettre les difficultés rencontrées. La discrétion, l’orgueil et le dévouement se mêlent.
37Autre élément d’explication : dans une société où les femmes sont définies comme principales responsables des soins prodigués à leurs ascendants et à leurs descendants, les épouses des migrants accordent une importance accrue au bien-être et à la sécurité de leurs enfants après le départ des hommes. Surinvestir le rôle maternel est une réponse au sentiment de solitude et d’abandon que génère l’absence de leur conjoint. « Moi, j’ai mes enfants, explique Adelia. Je ne veux pas qu’il leur arrive quoi que ce soit. Mes enfants, c’est tout ce qu’il me reste. Et je sais que personne ne s’en occupera aussi bien que moi. » Ainsi, alors que la littérature sur les familles transnationales s’est surtout intéressée aux femmes qui partent et à la maternité à distance, le cas observé à Mexico attire l’attention sur un autre aspect, moins étudié : la réélaboration de l’exercice du rôle maternel par les femmes qui restent (Perraudin, 2016).
38Le recentrement des femmes sur leur rôle de mère, à la fois assigné et réapproprié, a pour conséquence de couper court, pour elles, à tout projet de migration. La plupart des femmes ont émis lors des entretiens leur souhait de partir à leur tour aux États-Unis, pour y découvrir un autre mode de vie autant que pour rejoindre leur époux. Mais l’horizon d’un possible projet migratoire se ferme rapidement. En effet, le risque encouru à traverser la frontière et le coût du passage rendent inenvisageable de partir avec les enfants. Or en raison de la construction des rôles de genre, il est particulièrement culpabilisant pour les femmes de laisser leurs enfants derrière elles. Et d’ailleurs, à qui les confier ? La dispersion des proches entre ville et campagne, du fait de l’histoire migratoire familiale, est un obstacle supplémentaire pour les femmes établies en ville : les grands-parents vivent souvent au village. Il faudrait y renvoyer les enfants, les obliger à quitter Mexico, ce qui est perçu comme un bouleversement trop important à leur infliger, en plus de les priver d’une offre éducative supposée meilleure en ville qu’au village. La question du financement du voyage se pose ensuite : les femmes doivent convaincre leur époux de financer un passeur, ce que les hommes refusent généralement au prétexte que la place d’une mère est auprès de ses enfants9. Les femmes se voient donc doublement limitées dans leur désir de concevoir un projet migratoire, par leur dépendance économique, et par leur rôle social de mère auquel les cantonne l’absence de leur époux. « Moi je veux partir, je veux partir, j’étouffe ici. Mais il ne me laisse pas », proteste Mariana, des larmes dans les yeux.
39Par conséquent, les journées des épouses des migrants se recentrent autour de l’espace du foyer, du rythme des enfants et de l’attente des appels depuis les États-Unis. Dans ce groupe social où le niveau de scolarité est bas, le téléphone est le principal moyen par lequel les migrants communiquent avec leur famille. Or le système tarifaire donne aux hommes l’avantage pour prendre l’initiative des coups de fil, en déterminer la fréquence et les horaires : il est très coûteux d’appeler aux États-Unis depuis le Mexique, alors qu’aux États-Unis, les compagnies téléphoniques proposent des tarifs avantageux pour une communauté latino-américaine qui représente un marché considérable. Les couples que j’ai rencontrés s’appellent deux ou trois fois par semaine en moyenne, chaque jour pour certains d’entre eux. Lorsque les appels s’espacent, la nervosité des femmes croît de jour en jour. Maladie, accident de voiture, ou abandon pour une autre – une gringa, peut-être ? L’angoisse des épouses est à la mesure de leur vulnérabilité émotionnelle et économique.
40En concevant leur projet migratoire, les hommes utilisent donc l’ordre de genre traditionnel pour leurs propres fins. La réorganisation des espaces de vie, des revenus économiques, des rôles, au cours des mois suivant leur départ, reflète la tentative de rétablir une hiérarchie de pouvoir qui leur soit favorable. En acceptant de garder le silence, en se repliant sur la sphère reproductive, les femmes contribuent à établir cette situation, qui revient pourtant sur un certain nombre de réaménagements dans les rôles genrés obtenus à la suite de la migration interne. En dépit des difficultés d’ordres multiples qu’elles traversent et de l’apparent renversement des rapports de pouvoir auquel elles sont confrontées, il est frappant de constater combien leurs plaintes sont rares, et limités les conflits avec leurs époux. Doit-on attribuer cette absence de colère à l’acceptation par les femmes d’une domination masculine relevant à leurs yeux de l’ordre des choses ? À un état de dépendance économique et affective qui ne leur laisse que peu de choix ? Sans pour autant écarter les deux explications précédentes, on peut en soutenir une troisième : au fil du temps, et en dépit des apparences, les femmes accèdent à de micro-espaces d’autonomie en l’absence de leur conjoint. Plusieurs éléments révèlent que, de leur propre point de vue, l’expérience des femmes ne se résume pas à un simple rapport de domination.
Quand l’absence se prolonge : les limites du renversement du rapport de pouvoir
41Et si sur le moyen terme, après quelques mois ou quelques années, le retour à l’ordre de genre traditionnel n’était qu’une apparence ? La difficulté des migrants à acquérir un statut social au sein de leur groupe d’origine, la réorganisation des rôles de chacun pour exercer la parentalité à distance, et enfin l’investissement par les femmes d’espaces de sociabilité qu’elles explorent de façon autonome, amènent à observer comment la distance permet, malgré tout, de renégocier en partie les rapports sociaux sexués au sein du couple.
L’impossible reconstruction du prestige : le rêve américain en butte avec la réalité urbaine
42Selon Dalia Barrera Bassols et Cristina Oehmichen, dans le monde rural, « parce qu’elle permet aux hommes de continuer à remplir leur rôle de pourvoyeur économique, la migration de travail est une pratique qui renforce leur reconnaissance comme figures de l’autorité légitime dans le foyer et dans la communauté » (2000, p. 20). Les hommes qui partent depuis la ville parviennent-ils également à revaloriser leur position économique et sociale ? Il semble plutôt que les stratégies qui fonctionnent à la campagne s’avèrent inadaptées au contexte urbain.
43Première déconvenue : la somme mensuelle qu’envoient les migrants à leur famille ne représente pas une nette amélioration par rapport à ce qu’ils gagnaient à Mexico avant leur départ, et suffit à peine à assumer les frais du quotidien. La vie quotidienne dans la capitale implique de nombreux frais, dont la plupart n’existent pas dans le monde rural : le loyer ou l’emprunt, l’électricité, le gaz, la nourriture et même l’eau. Dans le monde rural, sans nier les difficultés pour cultiver la terre en l’absence de la main-d’œuvre masculine, les parcelles procurent une alimentation de subsistance aux femmes et aux enfants des migrants. Les femmes considèrent donc que leur niveau de vie a baissé depuis le départ de leur époux, d’autant plus qu’elles ne travaillent plus. Elles s’estiment trompées par les promesses d’un enrichissement qu’elles ne perçoivent pas. « Il disait qu’il partait pour améliorer les choses, constate douloureusement Adelia. Lui, il rêvait d’avoir de l’argent. Le rêve de tous les Mexicains de réussir. Il disait que pour améliorer les choses, il fallait faire un sacrifice. Mais la réalité, la triste réalité, c’est que ça n’est pas vrai. »
44En l’absence d’une amélioration économique notable, d’autres mécanismes permettent-ils aux migrants de construire une relation de prestige qui leur bénéficierait, ainsi qu’à leur épouse ? Les études sur les dépenses ostentatoires des migrants dans le monde rural soulignent l’importance des présents envoyés par les migrants à leur famille. Par ces envois, les hommes migrants construisent leur statut social. Les objets choisis (appareils électroménagers, télévisions, chaîne hi-fi) participent à un discours de la modernité qui permet aux migrants de valoriser leur expérience « de l’autre côté » de la frontière. Les femmes jouent un rôle essentiel dans ce processus, en servant d’intermédiaire entre leurs époux et le reste de la communauté : on attend d’elles qu’elles se vantent auprès des autres femmes des cadeaux qui symbolisent le succès de leur mari, son pouvoir d’achat et son entrée dans le monde « moderne » (Malkin, 2004). Mais à Mexico, une telle stratégie s’avère totalement inefficace. D’une part, les épouses des migrants sont isolées et fréquentent peu leurs voisins. D’autre part, les migrants ont beau envoyer des télévisions et des lecteurs de DVD, la modernité est déjà parvenue au Mexique, et plus encore dans sa capitale. Avec l’existence de crédits à l’achat destinés même aux ménages les plus modestes, il n’est pas nécessaire d’aller aux États-Unis pour accéder à cette forme de consommation. En dépit de leurs faibles revenus et des conditions de vie précaires, toutes les familles dont j’ai visité les logements étaient équipées, possédant jusqu’à des ordinateurs dans certains cas. Entre voisins, c’est sur la taille de l’écran ou la puissance des enceintes que s’établit la compétition, non sur la possession d’une télévision ou d’une chaîne hi-fi. Qui plus est, les objets offerts par les migrants à leur famille ne sont pas toujours adaptés, comme le prouve la liste que m’a faite Adelia des objets inutiles que lui a envoyés son époux : un téléphone sans fil dont elle ne se sert pas parce qu’elle ne sait pas utiliser le répondeur, programmé en anglais ; un lecteur de DVD et une console de jeux qui ne lisent pas les « disques pirates » (au Mexique, rares sont ceux qui ont les moyens d’acheter des originaux). Lorsque de tels dysfonctionnements se produisent dans le milieu rural, ils y sont compensés par le prestige qu’acquiert le migrant par le simple fait de pouvoir acquérir ces présents (Malkin, op. cit.). À Mexico, la situation est bien différente : non seulement le voisin possède les mêmes objets, mais en outre les siens fonctionnent.
45Par ailleurs, l’achat d’une voiture, qui représente, culturellement, un attribut de la virilité, et un des indicateurs du succès de l’entreprise migratoire, sous la forme de la troca (spanglish pour « truck », qui désigne ici un 4×4), s’avère tout aussi inopérant. Lorsqu’après six ans aux États-Unis, Pedro est retourné dans la capitale au volant d’un rutilant 4×4 – véhicule qu’il était le seul de son immeuble à avoir pu acquérir – il s’est vu rattrapé par la réalité urbaine. Dans ce quartier central de Mexico, les places de parking sont rares, et en extérieur : dès le lendemain de son arrivée, la voiture était rayée sur toute sa longueur ; après quelques semaines, Pedro a dû la remiser au village.
46Enfin, pour des couples qui ont acheté un appartement en centre-ville, aucune surenchère architecturale ne peut attester, dans le bâti, du succès au-delà des frontières, comme il est d’usage dans les villages. Frida Calderón a bien montré que la construction d’une maison dans le lieu d’origine relève d’un « langage spatial » dont la fonction est double : marquer l’appartenance au groupe d’origine, et refléter la trajectoire migratoire. La taille de la bâtisse, la rapidité de sa construction ou les matériaux utilisés sont autant de signes de l’histoire particulière du migrant destinés à être lus par les autres membres du groupe (Calderón Bony, 2010). Dans le centre de Mexico, les contraintes de l’urbanisme rendent inenvisageable une telle stratégie. Dans leur univers quotidien, les épouses des migrants apparaissent même plus mal loties que leurs voisines : lorsque leurs époux sont partis aux États-Unis avant que ne soit livré l’appartement construit dans le cadre du programme de logement municipal, les travaux de finition n’ont pas été réalisés. Les femmes vivent dans des pièces en béton, sans carrelage et aux murs nus, tandis que les logements de leurs voisines arborent des couleurs pimpantes. Les stratégies de distinction se jouent à la marge et semblent dérisoires : Regina me montre avec fierté son réfrigérateur noir, alors que ceux de ses voisines sont blancs, et les persiennes qu’elle a fait installer aux fenêtres, alors que les autres appartements ont des rideaux en tissu.
47Les indicateurs du succès de la migration, réel ou suggéré, s’ils fonctionnent à la campagne, s’avèrent donc inopérants dans le contexte urbain. Les hommes peinent à subvenir aux besoins matériels de leur famille, et à donner le change. Les mêmes codes qui permettent aux migrants d’établir une stratégie de distinction dans le monde rural semblent envoyer en milieu urbain un message opposé : celui de l’impuissance à construire une position de prestige ou à sortir de la pauvreté. Les femmes ne sont pas dupes de la vulnérabilité que cela engendre chez leurs époux.
Réaménagements des rôles parentaux
48Dans les relations familiales, on n’observe pas davantage de retour à une distinction nette des rôles paternels et maternels. Dans des études sur les familles transnationales surtout concentrées sur la « maternité à distance », quelques travaux se sont intéressés à la « paternité transnationale » (Mummert, 1999 ; Bustamante et Alemán, 2007). Par quelles pratiques les migrants maintiennent-ils leur place en tant que pères ? Renvoient-elles à l’ordre genré traditionnel, et comment les femmes adaptent-elles leur propre rôle en fonction ?
49 Dans les familles rencontrées, les migrants n’ont pas renoncé à exercer leur rôle de père, même si la distance géographique oblige à redéfinir les formes de ce rôle social. Les hommes justifient leur départ par le souhait d’offrir à leur famille – principalement à leurs enfants – un meilleur futur et des opportunités d’éducation. Partir aux États-Unis est donc conçu comme un prolongement de leur rôle de père. Les pratiques par lesquelles les hommes tentent de manifester leur présence correspondent par ailleurs, dans les grandes lignes, à celles observées par Juan José Bustamante et Carlos Alemán (2007). Un premier type de pratiques consiste à maintenir une communication régulière avec leur famille. Les appels téléphoniques sont l’occasion de prendre et de donner des nouvelles, de prodiguer des conseils aux enfants, et de témoigner d’un soutien mutuel entre époux, en partageant les difficultés rencontrées. La régularité des appels est particulièrement importante pour la stabilité émotionnelle des enfants et des mères restés à Mexico, et dans les familles rencontrées les hommes s’efforçaient de s’y tenir.
50Les hommes font aussi acte de leurs responsabilités familiales en envoyant de l’argent ou des cadeaux, qui servent à la fois à justifier et à compenser la séparation (Boruchoff, 1999). Femmes et enfants sont souvent vêtus de t-shirts et de tennis choisis par le mari, plus accessibles économiquement aux États-Unis et très valorisés au Mexique. Les enfants reçoivent aussi des jeux vidéo ou des disques. Les cadeaux envoyés des États-Unis ne sauraient être réduits à leur fonction pratique ou ostentatoire : en représentant un lien physique entre l’espace du migrant et celui de sa famille, ils permettent au migrant de se faire présent dans le quotidien de ses êtres chers. Ils ont donc une forte valeur affective, comme le confirment les observations réalisées auprès des migrants lors du travail de terrain aux États-Unis. Dans le quotidien des travailleurs, la sortie au Wal-Mart le jour de repos est un moment important. Dans les larges allées du supermarché, les hommes étudient longuement chacun des objets, se demandent si la couleur plaira, si la taille conviendra, si le jeu correspondra toujours aux goûts d’un enfant qu’ils n’ont parfois pas vu depuis plusieurs années. Ils reposent l’objet, y reviennent après un passage par d’autres rayons, décident de réfléchir et remettent l’achat à la semaine suivante. À travers ces hésitations, le rituel du supermarché dévoile, à la fois, la méconnaissance qu’ont les hommes de leurs enfants, mais aussi leur désir de cerner, à travers un objet, l’être aimé et de toucher juste. Savoir que l’enfant ne rentre plus dans le vêtement envoyé quelques semaines auparavant permet de prendre la mesure, concrètement, du volume d’un corps que l’on n’a pas étreint depuis longtemps, et de suivre la trace des changements. Les hommes suivis se sont également montrés très soucieux de ne pas faire preuve de favoritisme envers l’un de leurs enfants, ce qui révèle leurs efforts pour se projeter dans le moment de la réception des cadeaux. Les visites au supermarché et l’organisation des envois (répartir les objets dans les paquets, remplir les formulaires, aller à l’agence Fed-Ex la plus proche) occupent une grande partie de l’unique journée de repos hebdomadaire des migrants.
51L’émotion d’être loin des siens, la solitude, la souffrance de ne pas voir grandir ses enfants, le sentiment de culpabilité et les questionnements sur la juste place où se trouver pour être un meilleur père, ont été évoqués simplement et sans détours par la plupart des migrants rencontrés aux États-Unis. Un épisode significatif, à cet égard, fut la vidéo que Carlos me demanda de tourner, à Peoria (Illinois), pour ses enfants et sa femme. Elle répondait à un autre film dans lequel ces derniers s’adressaient à lui, et que je venais de lui transmettre. Très ému après avoir revu sa famille sur l’écran pour la première fois en deux ans, Carlos se posa devant la caméra. Lors de la première prise, dans laquelle il expliquait à ses enfants pourquoi il lui faudrait passer encore quelque mois loin d’eux, il fondit en larmes. Je lui proposai immédiatement de refaire la scène ou de remettre l’enregistrement à plus tard. Il refusa, et insista pour que cette scène soit gardée et montrée à sa famille. L’image conventionnelle du « macho » était donc doublement dépassée, à la fois par l’attachement que démontrait Carlos pour ses enfants, et par la façon dont il assumait d’avoir été débordé par ses émotions.
52Ainsi, les hommes s’efforcent de rester présents, malgré la distance, dans l’éducation de leurs enfants. Ils ne réduisent pas leur rôle de père à sa fonction économique mais investissent au contraire fortement sa dimension affective et émotionnelle. Une telle attitude tranche avec le stéréotype machiste, qui associe paternité avec autorité et absence de manifestation d’intérêt pour les enfants. Matthew Gutmann a déjà montré, dans son étude sur les hommes des classes populaires à Mexico, à quel point ce cliché était réducteur (Gutmann, 2000). Faisant le constat des multiples façons de vivre la paternité et de l’affection que les pères démontrent généralement pour leurs enfants, y compris lorsqu’ils sont entre hommes, il en conclut que « pour de nombreux hommes, être un père engagé est une des caractéristiques principales de ce que signifie être un homme » (Gutmann et Viveros, 2005, p. 115).
53Dès lors, pour pallier l’absence du père tout en lui préservant une place, le couple doit explorer un nouveau partage des rôles. Les femmes se trouvent en charge de l’essentiel de l’éducation des enfants et, surtout, exercent l’autorité au quotidien. « Je fais la maman, et je fais le papa », souligne Adelia. Ces évolutions sont présentées comme une contrainte par la plupart des femmes. Lorsqu’elles évoquent la façon dont elles souhaiteraient pouvoir éduquer leurs enfants, elles se raccrochent en effet à l’ordre conventionnel, où le père est le détenteur de l’autorité tandis que la mère assume la dimension affective. Les femmes demandent aux hommes de gronder les enfants au téléphone lorsqu’ils sont désobéissants ou ont besoin d’être remis à leur place. Au moment de prendre leurs décisions, elles convoquent l’image de l’homme chef du foyer et agissent comme elles pensent que le ferait leur conjoint, suivant ainsi des schémas androcentrés. Mais de l’aveu des femmes, cette tentative de maintenir une division des rôles basée sur le schéma traditionnel s’avère peu concluante. Adelia a prié son mari de punir leur fille de 13 ans, désobéissante, en ne lui envoyant pas le téléphone qu’il lui avait promis. Sans effets. Les mères se plaignent de ce que leur mari refuse d’être dur avec les enfants, de peur de ce que ces derniers ne leur en tiennent rigueur. Elles insinuent que la migration aux États-Unis permet aux hommes de se défausser de leurs responsabilités quotidiennes comme père, et de ne reprendre ensuite ce rôle que quand et comme cela leur convient :
« Depuis que mon mari est parti et qu’il n’est plus avec nous, il nous envoie beaucoup de petits cadeaux. J’ai l’impression qu’il essaie de compenser à travers ce type d’envois, non ? » (Adelia, Mexico, 2006).
54Le commentaire exprime à la fois la reconnaissance d’Adelia envers les efforts de son mari, et un reproche implicite : aucun cadeau ne comble l’absence.
55 Les positions respectives vis-à-vis des enfants sont donc à réinventer, au cours d’une négociation qui se fait au coup par coup entre les deux parents.
Une famille moins présente et une ouverture accélérée au monde urbain
56Les limites du retour à un ordre genré traditionnel, malgré les apparences, s’observent aussi dans le fait que les épouses des migrants investissent des espaces de socialisation autres que leur groupe d’origine et leur famille proche. L’isolement des femmes, en raison de l’ostracisme dont elles souffrent de la part de leurs voisins, accentue ce processus : le groupe d’origine n’est plus un appui qui leur permettrait de faire face à leur nouvelle situation. La famille a également une emprise moindre que celle qui a pu être observée dans les études sur le monde rural. À la campagne, la famille étendue joue un rôle important d’accompagnement des femmes restées seules : elle représente un soutien économique et affectif, mais aussi une source de contrôle. La norme, en milieu rural, veut que l’épouse du migrant s’installe dans la famille de son époux en l’absence de son mari, même si cette pratique est de plus en plus contestée. Une relation conflictuelle s’établit alors souvent entre l’épouse du migrant et sa belle-famille, en particulier sa belle-mère10. Pour les femmes en ville, en revanche, la famille est peu présente. En premier lieu, leur famille et celle de leur époux sont souvent très dispersées, entre le village d’origine, divers quartiers de Mexico, d’autres villes mexicaines, et les États-Unis. Ce n’est toutefois pas à la distance géographique que les femmes attribuent le manque de soutien qu’elles rencontrent dans leur famille, mais à des différences de vision du monde. « Ma famille, ils sont très ignorants, très fermés. Je leur parle et ils ne me comprennent pas », affirme Sabina. Regina estime que sa sœur aînée, qui a toujours vécu au village, a « une autre mentalité », « arriérée ». En utilisant ce qualificatif, Regina reproduit le discours binaire et excluant (modernité-ville/tradition-campagne) dont souffrent les populations indiennes, et qu’elle a manifestement profondément intériorisé. La distance géographique est alors un argument qui permet de sélectionner quels membres de la famille seront présents au quotidien. On prendra prétexte de l’éloignement ou de la durée des trajets pour limiter autant que possible les rencontres avec un frère ou une belle-sœur avec lesquels on ne s’entend pas. En revanche, les femmes font parfois appel à des proches qui vivent à Mexico ou viennent rendre visite : une sœur aide à garder les enfants, un frère sert d’accompagnateur pour les longs trajets en bus. La dimension de choix qui préside à la réorganisation des relations familiales constitue une différence fondamentale par rapport à ce qui s’observe en milieu rural. Quant à la relation entre belle-fille et belle-mère, elle se restreint aux visites ponctuelles des uns et des autres, et ne pèse pas sur le quotidien des femmes. Au final, la famille étendue n’apparaît donc pas comme un élément central de la socialisation des épouses de migrants.
57Les enfants jouent, en revanche, un rôle majeur dans l’accès des femmes à de nouveaux espaces de sociabilité. Du fait qu’ils se trouvent au centre de l’attention de leurs mères, leur rôle d’intermédiaires culturels est amplifié. Ainsi, alors que l’investissement affectif que déploient les mères pour leurs enfants pouvait apparaître à première vue comme un signe de repli autour de la famille nucléaire, il a à moyen terme pour conséquence d’accentuer le lien avec le monde urbain. Les épouses des migrants attachent beaucoup d’importance à la réussite scolaire de leurs enfants. Elles participent aux sorties scolaires, rencontrent les instituteurs, et surveillent les devoirs. Par l’intermédiaire des apprentissages que ramènent les enfants à la maison, de la musique qu’ils écoutent, des relations nouées avec le personnel enseignant, les mères se familiarisent avec des éléments d’une culture urbaine – par opposition à la culture rurale dans laquelle elles ont grandi – dont elles pouvaient, jusque-là, se sentir éloignées. Par ailleurs, le pari que ces femmes font sur l’éducation de leurs enfants s’avère révélateur d’un changement très important dans leur vision du monde. Alors qu’elles-mêmes savent en général à peine lire et écrire et proviennent d’un groupe dans lequel le travail infantile est encore une pratique courante, y compris en ville, leur rapprochement avec l’univers scolaire traduit une forme de rupture avec l’éducation dont elles ont bénéficié.
58La plupart des femmes qui aspirent à s’ouvrir à « une autre vision des choses », selon leurs propres termes, trouvent également appui auprès du centre Colibri. L’association véhicule, en termes de genre, la vision « moderne » de l’égalité des sexes. Ce positionnement passe par les activités proposées : beaucoup sont tournées vers la réappropriation par les femmes de leur corps, à travers des ateliers sur la contraception et la violence domestique, ou à travers la mise à disposition d’un coiffeur gratuit. L’organisation du travail dans l’association constitue par ailleurs un exemple de relations hommes/femmes poursuivant un objectif d’égalité : les postes permanents et les fonctions de direction de l’association sont occupés par des femmes ; les travailleurs sociaux, hommes et femmes, partagent des activités communes en dehors du travail.
59Les femmes dont les époux sont absents sont particulièrement engagées dans le travail avec cette organisation, assistant aux ateliers avec assiduité, se portant volontaires pour faire quelques heures de ménage. Elles sont, il est vrai, plus libres de leur temps que les autres, d’autant plus que l’association représente un espace de socialisation autorisé par le reste du groupe, qui leur permet de sortir de chez elles sans être critiquées. Les épouses des migrants insistent alors sur le soutien affectif que leur fournit l’association, et l’accompagnement dans l’acquisition de nouvelles idées qu’elle propose :
« C’est comme une autre famille. Parce que chaque fois qu’il m’arrive quelque chose, ils me posent des questions. Ils sont attentifs. J’ai bien ma famille ici à Mexico, mais ils pensent différemment. Ils ne pensent pas comme moi. Alors le simple fait d’entendre “qu’est-ce qui t’arrive, comment tu vas ?”, pour moi, c’est très important » (Adelia, Mexico, 2006).
60Dans certains cas, les femmes ont cherché auprès de l’association un soutien psychologique apporté par des professionnels. Ainsi, à bout de nerfs, mais refusant de reproduire un modèle de violence familiale dont elle-même avait souffert dans son enfance, Regina s’est tournée vers les travailleurs sociaux pour apprendre à maîtriser sa tendance à violenter ses filles. Adelia, pour sa part, raconte la colère après le départ de son mari, la maladie : « Je me suis enfermée dans mon monde. J’étais tout le temps malade, la gorge, les poumons, le ventre. » Les animateurs du centre Colibri l’ont encouragée à suivre une psychothérapie. Qualifier de dépression l’état d’abattement dans lequel elle se trouvait impliquait d’adopter une autre définition du corps et du malaise que celle qui prévaut dans la culture otomi.
61De telles démarches sont significatives du profond travail sur soi dans lequel s’engagent les épouses des migrants. Les salariés de l’association, tous métis, sont la famille choisie, qui incarne la transition entre le monde urbain et un monde indien dont les femmes ont conscience qu’elles sont en train de se détacher.
Une autonomie acquise dans la douleur
62Isolées, confrontées à des difficultés inédites en particulier pour assumer l’éducation de leurs enfants, les épouses des migrants prennent conscience de leur capacité à faire face, seules ou avec des soutiens extérieurs à leur groupe d’origine, aux obstacles qui se présentent. Au fil du temps, l’absence de leur mari les amène à revendiquer cette autonomie et à valoriser leur propre expérience.
63Les épouses des migrants se présentent en effet volontiers comme incarnant une vision du monde moderne, en rupture avec celle des autres femmes indiennes :
« Moi je ne veux pas ça pour mes enfants, qu’ils vendent dans la rue. Je veux qu’ils soient différents. Moi je pense différemment des autres femmes. Je veux améliorer un peu les choses, je ne vis pas comme avant, je ne veux plus vivre comme avant. C’est peut-être pour ça qu’on me critique aussi. Et même si j’essaie de faire comme si je m’en fichais, ça me blesse » (Adelia, Mexico, 2006).
64En présentant les autres femmes otomis comme les gardiennes de la tradition, Adelia souligne sa propre distanciation avec les valeurs traditionnelles. Dans son discours, « les autres femmes » constituent un bloc homogène, en dépit des débats et des questionnements qui traversent le groupe otomi à Mexico (Perraudin, 2014 ; 2016). En s’en distinguant de la sorte, Adelia met en avant son individualité, et son volontarisme dans sa démarche de construction personnelle. Par cette stratégie discursive qui tend à assumer et à accentuer la distance avec les autres femmes, les épouses des migrants renversent le stigmate qui leur est imposé par leur propre groupe d’origine. Leur tentative de légitimer leur position d’outsider en critiquant les normes dominantes dans leur groupe d’origine, paraît parfois relever de la quête d’une approbation de la part des référents extérieurs au monde indien. Mais une réelle curiosité sous-tend ce processus de questionnement sur soi et sur ses modèles. Elle a d’ailleurs rejailli lors du travail de terrain. En effet, hormis la difficulté initiale à identifier les épouses des migrants, il a été très facile de réaliser les entretiens avec ces femmes. La relation s’est d’emblée instituée sur le registre de l’intime. Jouait, bien entendu, leur disponibilité, mais aussi mon statut de femme étrangère, loin des miens, migrante. Je les renvoyais, en miroir inversé, à leur propre parcours, ou aux figures féminines qu’elles imaginaient que leur époux pouvait être amenés à côtoyer. Je représentais, surtout, une vision de l’ordre de genre alternative à celle dans laquelle elles avaient été socialisées, et une bonne part de nos discussions informelles a tourné autour des relations entre hommes et femmes dans mon pays.
65En l’absence de leur conjoint, les femmes acquièrent donc une marge d’autonomie accrue, à distance d’un groupe d’origine qui les rejette. Le processus est toutefois complexe : incertitudes, conflits intérieurs et contradictions vont de pair avec le « développement personnel », l’« apprentissage », et l’« indépendance » – termes qui sont revenus souvent dans les entretiens. « J’étais habituée à tout faire avec mon mari, et tout d’un coup tout a basculé, j’ai dû apprendre à prendre le contrôle. Maintenant ça ne me semble plus si difficile », commente Adelia. L’apprentissage douloureux, en constante construction, et la prise de pouvoir sur la situation qu’évoque Adelia relèvent de ce que l’on qualifierait, dans le vocabulaire des sciences sociales, d’empowerment. Cette affirmation de soi prend des formes modestes, discrètes, et s’exprime à travers les transformations du quotidien, dans l’espace de l’intime et du regard porté sur soi, plutôt que dans l’espace public ou sous des formes collectives.
66La simple présence en ville des épouses des migrants peut d’ailleurs être lue comme une forme de résistance. Toutes auraient pu rentrer dans leur village d’origine après le départ aux États-Unis de leur conjoint. Elles y vivraient dans un contexte culturel dont les codes leur sont familiers, entourées par leurs proches parents, et sans avoir à se soucier autant des questions financières, les transferts monétaires s’avérant bien plus rentables à la campagne où les frais du quotidien sont moindres. Aucune de ces femmes n’ayant coupé les liens avec sa communauté d’origine, elles ont toutes envisagé cette possibilité. Le fait de rester en ville, en dépit des pressions qu’elles y subissent, est une décision réfléchie, comme l’explique Adelia :
« Non, je n’ai pas voulu rentrer au village. Parce qu’ici j’ai ma petite maison. Et ça m’a beaucoup coûté de l’obtenir, ce chez-moi. Non, ce que j’ai toujours pensé, c’est qu’il fallait y mettre du sien, et avancer parce que c’est comme ça, la vie elle va de l’avant. Il n’y a pas longtemps, une femme d’ici [dont le mari envisageait de partir aux États-Unis] m’a posé la même question, si je ne voulais pas rentrer vivre au village. Je lui ai dit : “Non, je ne rentrerai plus au village.” “Pourquoi ?”, elle me demande. “Parce que de quoi je vivrais ? Ici je fais le papa, la maman, j’accompagne mes enfants à l’école, je pars travailler, je les baigne, je les nourris. Parfois, c’est sûr, quand je rentre chez moi, je voudrais m’allonger sur le lit et dormir tout de suite.” Elle me dit : “Jamais je n’y arriverai.” “Si, je lui ai répondu, si moi je peux, toi aussi tu peux” » (Mexico, 2006).
67La réflexion d’Adelia prouve que le retour au village est envisagé non en termes de mobilité géographique ou d’opportunité économique, mais en termes de construction de soi. Rester à Mexico, c’est prouver aux autres et se prouver à soi-même ce qu’on est capable d’accomplir. C’est aussi assumer son histoire, son parcours, et les choix qu’on a effectués : dans le récit qu’elles font de leur vie, les femmes présentent leur migration vers la ville comme un élément essentiel de leur trajectoire de vie. Elles se sentent engagées dans un processus sur lequel elles ne veulent pas revenir.
68Les épouses des migrants ont toutefois conscience que leur position est fragile. À cet égard, le retour de l’époux est source de sentiments contradictoires. Il est souhaité en partie. Pour Sabina, mère de deux enfants, dont le mari est parti depuis deux ans, c’est la condition nécessaire pour qu’elle puisse reprendre un travail rémunéré :
« Moi aussi j’ai mes projets : j’envisage d’avoir mon stand de commerce ambulant. Pour l’instant, je n’ai pas pu le faire parce que je n’ai pas eu le temps de travailler : pour pouvoir aller accompagner ma fille à l’école, il faudrait que je laisse le stand à quelqu’un de confiance, et ce n’est pas facile. Si mon époux était là ce serait différent, il pourrait s’occuper du stand pendant que je vais à l’école chercher les enfants » (Mexico, 2006).
69Sabina sait pourtant que le retour de son conjoint impliquera de chercher un nouvel équilibre :
« Tu vois, au début il nous manquait beaucoup, on ne s’habituait pas à son absence. Maintenant il me semble que quand il va rentrer, il va falloir que je m’habitue dans l’autre sens. Je me suis habituée à avoir ma vie, mes petites habitudes. Mais quand il sera là, il faudra d’abord s’occuper du mari. Lui préparer son petit-déjeuner, laver son linge… Moi je veux faire des choses pour moi. Donc voilà, passés les premiers mois on s’est habitués à vivre sans lui. À son retour, qui sait comment ça va se passer ? »
70Avoir du temps pour soi est une exigence nouvelle, en opposition avec les rôles traditionnels, où le rythme de la femme s’efface derrière celui de son époux et de sa famille. Les termes qu’emploie Sabina traduisent son sentiment de s’être approprié sa vie, à travers le contrôle qu’elle a gagné de son temps. Elle redoute pourtant visiblement de perdre, après le retour de son conjoint, cet espace d’autonomie.
71Il serait probablement erroné d’imputer à la seule absence de leurs époux la série de changements, en termes de construction de soi et d’ouverture à des idées extérieures, que l’on observe chez ces femmes. Avant de se retrouver seules, elles faisaient sans doute déjà partie des femmes otomis préoccupées par la recherche d’une voie propre, entre injonction à l’intégration en ville et forces conservatrices. On peut cependant considérer que l’absence de leur conjoint, en les laissant libres de leur temps, mais aussi en accentuant leur isolement par rapport à leur groupe d’origine, a accéléré la prise de conscience par ces femmes de leur capacité à agir et prendre des décisions seules. Trois ans après notre premier entretien, Adelia s’interroge :
« Parfois, quand j’y repense, je me dis que j’ai beaucoup appris, j’ai avancé. Si mon époux n’était pas parti, est-ce que je serais restée comme les autres femmes ? Est-ce que j’aurais développé cet autre regard sur le monde ? […] Je ne dis pas que c’est toujours facile. Il y a des jours où je me sens seule et triste. Mais j’essaie d’avancer, un jour après l’autre. La vie est courte » (Mexico, 2009).
72Des revendications modestes – avoir du temps pour soi, aspirer à retrouver un travail rémunéré, ou refuser de retourner vivre au village – traduisent les espaces de résistance et d’autonomie acquis par les femmes en l’absence de leur conjoint, et le regard positif qu’elles viennent, au fil du temps, à poser sur leur propre parcours. La plupart entrevoient toutefois combien ces gains sont fragiles et conditionnés par l’attitude de leur époux à son retour des États-Unis – un pressentiment qui coïncide avec les conclusions de la plupart des études réalisées sur la question (Hondagneu-Sotelo, 1992 ; Catarino et Morokvasic, 2005 ; Loza Torres et al., 2007).
Conclusion
73La renégociation des positions des hommes et des femmes, des rôles genrés, des rapports de pouvoirs intrafamiliaux, et des espaces de sociabilité sexués, apparaît comme l’un des enjeux de la migration internationale qui émerge depuis les groupes indiens urbains à Mexico. L’image doublement stigmatisante du « macho indien et pauvre » à laquelle les hommes sont renvoyés dans la capitale, associée aux difficultés qu’ils rencontrent pour obtenir une position valorisante sur le marché du travail, est un des ressorts d’une émigration internationale où les hommes sont surprésentés : quitter une ville où les dominations de classe et de race se cumulent permet de prendre de la distance avec cette assignation négative. L’absence des hommes entraîne, en retour, une série de réaménagements dans les rapports sociaux sexués au sein du couple.
74Deux temps se distinguent alors clairement. Le premier est celui des premiers moments de l’absence. Le départ impose aux femmes des changements majeurs dans leurs pratiques quotidiennes et réinstaure – brutalement – des distinctions clairement marquées entre rôles et espaces masculins et féminins. Dans un second temps du processus de gestion de l’absence, cependant, après quelques mois ou années, la situation ne peut se résumer à un simple retour aux rôles traditionnels. Certes, dans les espaces investis par le groupe d’origine, il s’agit de rétablir de façon démonstrative une position de domination de l’homme (relative réclusion des femmes, renoncement au travail rémunéré, affichage de l’autorité masculine dans la gestion des remesas). Mais dans ceux qui relèvent de la sphère privée (l’espace des relations parentales, les marges d’intimité qu’acquièrent les femmes) ou dans certains espaces extérieurs au groupe d’origine que s’approprient les femmes, les pratiques s’éloignent des représentations traditionnelles de l’ordre genré. Elles apparaissent davantage concertées, moins asymétriques. Au fil du temps les femmes apprennent à tirer profit de l’absence de leur conjoint – conformément aux observations de Pierrette Hondagneu-Sotelo sur l’autonomisation croissante des épouses des migrants en rapport avec la durée et la fréquence des absences (1992).
75On notera, au long de ce processus, le rôle essentiel que jouent les femmes pour préserver les apparences. Les femmes se font les complices de leurs époux et les aident à sauver la face. L’explication de cette participation des femmes à la perpétuation de la domination masculine ne saurait se restreindre à l’habitus ou à des ressorts affectifs : elle prend sens également parce qu’elle leur permet d’acquérir des espaces d’autonomie bien réels, sous couvert d’un retour à l’ordre traditionnel.
76Plutôt qu’aborder ce processus en termes duals, en posant comme alternatives la contestation ou, au contraire, le rétablissement de l’ordre de genre conventionnel à l’issue de la migration internationale, il apparaît plus fécond, au terme de l’analyse, de souligner la façon dont hommes et femmes font usage, de façon différenciée, de l’ordre de genre traditionnel, dans la conception du projet migratoire et dans la gestion de l’absence. Une interdépendance apparaît en effet entre conjoints : les migrants ont besoin que les femmes respectent les apparences du retour à un ordre traditionnel dans une situation où la construction de prestige s’avère difficile, tandis que les femmes ont tout intérêt à mettre en scène le repli sur le foyer et le respect des normes conservatrices, pour se protéger des médisances et atténuer le contrôle dont elles font l’objet de la part du reste du groupe. Au final, on observe que dans la sphère privée, les femmes se représentent leur relation matrimoniale sous l’angle de la coopération et de la négociation, davantage que sous celui de l’opposition, et ce en dépit de leur désaccord avec le projet migratoire de leur conjoint, des difficultés qu’elles rencontrent en son absence, et des apparences d’un retour à un rapport de domination masculine marqué.
77Le poids du milieu urbain et de l’expérience migratoire passée, doivent enfin être soulignés. Même si les travaux réalisés dans les campagnes sur l’absence masculine soulignent des évolutions des rapports sociaux genrés tout aussi complexes et contradictoires que celles que l’on observe en ville, le contexte urbain influe sur les moyens à disposition des migrants et de leurs compagnes pour redéfinir leurs rôles. Ainsi, en ville, le poids de la famille, comme institution garante d’un ordre traditionnel, est moindre. Le groupe d’origine s’efforce bien de contrôler la moralité des épouses des migrants, mais en isolant ces dernières, il atténue aussi la possibilité des migrants de construire une position de prestige. Enfin, l’isolement des femmes est tempéré par l’existence d’espaces de socialisation alternatifs (institution scolaire, associations) dont elles se saisissent, et qui les accompagnent dans un processus de subjectivation et de distanciation avec les normes traditionnelles.
78En définitive, les migrants et leurs épouses apparaissent comme des outsiders dans leur groupe social d’origine. Ce point renforce l’analyse selon laquelle la migration internationale est conçue, depuis les groupes indiens urbains, comme un phénomène individuel, en rupture à de multiples égards avec les dynamiques initiées à la suite de la migration interne.
Notes de bas de page
1 D’après une estimation des Nations unies, les femmes constituaient 49,6 % des migrants mexicains vers les États-Unis en 1990, et 49,5 % en 2005 (Nations unies, 2009).
2 Voir Hondagneu-Sotelo, 1992 ; Catarino et Morokvasic, 2005 ; Roulleau-Berger, 2010 ; Cosío et Rozée, 2014.
3 En particulier Hondagneu-Sotelo, 1992 ; Barrera Bassols et Oehmichen, 2000;Marroni et D’aubeterre, 2002 ; Lozaet al., 2007.
4 Les premiers travaux sur les femmes face à la migration tranchaient souvent nettement en faveur de l’empowerment ou au contraire de l’affaiblissement de ces dernières (Mummert, 1999). Les études récentes mettent désormais en lumière des transformations non pas linéaires et définitives, mais plutôt contradictoires et ambivalentes. Les rapports de genre ne sont pas fixés : socialement construits, historiquement et culturellement circonscrits, ils se caractérisent par la diversité des formes qu’ils prennent, leur fluidité et la négociation constante dont ils font l’objet. Loin d’en proposer une lecture normative, les études récentes insistent alors sur l’importance des contingences et des contextes particuliers pour comprendre ces changements (Mummert, 1999 ; Marroni et D’Aubeterre, 2002 ; Hondagneu-Sotelo, 2003 ; Malkin, 2004 ; Mahler et Pessar, 2006 ; Lutz, 2010 ; Fresnoza-Flot et Perraudin, 2012).
5 Le fait que les femmes enquêtées appartiennent toutes à la même génération est important : une étude sur le processus d’autonomisation d’épouses de migrants restées dans leur localité d’origine, en milieu rural, établit une différence entre les femmes âgées, dont les enfants sont en âge de les aider ou de participer à la vie économique du foyer, qui s’avéreront plus enclines à prendre des initiatives en l’absence de leur mari, et les femmes mères d’enfants plus jeunes, qui formulent davantage d’attentes envers un époux dont elles attendent qu’ils agissent comme père et comme compagnon (Lozaet al., 2007).
6 Par exemple, Bilge et Denis, 2010 ; Bereniet al., 2012.
7 S’agit-il d’un retour au modèle des générations antérieures, ou plutôt de la projection dans un modèle de genre que l’on pourrait identifier comme relevant des classes moyennes urbaines ? L’oisiveté et le repos des femmes ne correspondent pas aux pratiques que l’on observe en milieu rural. Si le point qui nous intéresse dans la démonstration – la réaffirmation de rôles sociaux clairement différenciés en fonction du sexe et où le pouvoir économique est asymétriquement réparti – est bien présent dans le projet de Carlos, le modèle qu’il mobilise traduit aussi sans doute une volonté d’ascension sociale.
8 Entre autres, Kandel et Massey, 2002 ; Malkin, 2004 ; Hellman, 2008.
9 Pierrette Hondagneu-Sotelo a toutefois démontré que des « réseaux migratoires féminins » se constituaient dans certains contextes migratoires. Ils permettent, par une solidarité entre femmes pour l’organisation du départ et le financement de la traversée, de contourner le consentement de l’époux et de subvertir l’autorité légitime masculine (1992). Ces réseaux féminins n’existaient pas chez les Otomis au moment de l’enquête, du fait du caractère récent de l’immigration vers les États-Unis.
10 Voir par exemple Marroni et D’Aubeterre, 2002 ; Malkin, 2004 ; Lozaet al., 2007 ; Hellman, 2008 ; Arias, 2016.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Esquiver les frontières
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du livre
Format
1 / 3