Chapitre III
Partir depuis Mexico : l’élaboration du projet migratoire
p. 85-114
Texte intégral
1À Mexico, au sein des groupes indiens, les migrants suscitent autant l’envie que la moquerie et le rejet. « Tu ne peux rien raconter aux gens d’ici de ce que tu as vécu là-bas : ils se moquent. Ce sont des ignorants. Tu essaies de leur raconter et ils disent : “Ah, il raconte n’importe quoi, il se prend pour un gringo” », déplore Benicio, de retour à Mexico après un an aux États-Unis. La vision positive d’une migration réussie et personnellement enrichissante peine à s’imposer, si bien que prendre la décision de tenter sa chance de l’autre côté de la frontière se fait souvent contre l’avis général. En référence à un cadre interprétatif plus large, le phénomène qui s’observe dans les squats otomis paraît faire écho à une tension entre la dimension collective caractéristique des migrations de l’époque post-fordiste, qui a forgé l’imaginaire actuel des mobilités, et la dimension plus individuelle des migrations contemporaines, dont la figure du « migrant-aventurier » serait l’un des paradigmes (Bredeloup, 2008 ; Pian, 2009 ; Timera, 2009).
2Nombre de théories sur l’immigration recensent les déterminants des départs en proposant divers facteurs objectifs qui permettent d’en expliquer les causes et les formes. Parmi les principaux, alternativement mis en exergue au cours des différentes phases de construction de la littérature sur les migrations, figurent l’attractivité économique du lieu de destination et le manque d’opportunités dans le lieu de départ (facteurs push and pull) ; les réseaux migratoires, qui facilitent la circulation d’informations, de capitaux économiques et symboliques nécessaires à l’organisation du départ ; ou encore l’émergence d’une « culture de la migration » qui familiarise la société de départ avec l’existence d’opportunités migratoires et banalise l’acte d’émigrer, au point que l’immigration s’auto alimente, indépendamment des éléments qui ont pu la déclencher dans un premier temps1. Or il est désormais largement entendu que les migrations reposent sur des causalités multiples.
3Plus que ces différents facteurs, il s’agit ici de mettre en lumière la dimension subjective de l’émigration. La notion de « projet migratoire » invite en effet à mettre en rapport les conditions matérielles de l’émigration avec l’interprétation qu’en font les sujets migrants et leurs proches2. À ce titre, et au regard de l’histoire collective des groupes otomis à Mexico, la migration internationale semble chargée d’ambivalence. D’une part, elle s’inscrit dans la continuité de stratégies de mobilités multiples, anciennes, très répandues au sein du groupe. D’autre part, elle marque une rupture avec le projet d’insertion résidentielle autour duquel se définit collectivement, depuis une vingtaine d’années, ce groupe en ville. Marquer son appartenance au groupe indien, est-ce poursuivre, par une nouvelle étape, le mouvement de migration ayant précédemment conduit à la ville, ou bien approfondir le processus d’obtention de reconnaissance collective qui s’est initié en ville ? La migration internationale incite le groupe à redéfinir son projet commun, et les migrants à réaffirmer leur place dans le groupe. On s’attachera ainsi à la conflictualité que révèle la migration, qu’elle oppose les membres d’un groupe, d’une famille ou qu’elle divise une personne en proie au doute sur l’opportunité de migrer.
4Il s’agit ainsi non seulement d’analyser les motivations de ceux qui partent et d’esquisser leur profil, mais également de comprendre pourquoi l’hostilité envers la migration internationale est si marquée, et de déterminer les moyens que les migrants mobilisent pour organiser leur départ dans un tel contexte. L’hypothèse est que la migration internationale prend sens à partir de l’expérience antérieure de la migration interne – expérience individuelle, familiale et collective –, et de la vision socialement construite des opportunités offertes par le contexte urbain.
5L’analyse procèdera en trois temps, en opérant un va-et-vient entre représentations, discours et pratiques. Il convient de mettre en évidence les tensions entre les discours convenus visant à légitimer la migration et des motivations plus personnelles ; entre les projets hypothétiques et les éléments qui servent de déclencheurs ou d’obstacles à sa réalisation. Distinguer ce qui est de l’ordre de l’intentionnalité et ce qui relève des opportunités effectivement saisies – autrement dit, dissocier les dimensions de projection et de réalisation du projet migratoire – permet de comprendre que l’opposition duale entre migrants et sédentaires, en ce qui concerne la migration internationale, est peu opérante. Outre ceux qui sont engagés dans l’acte migratoire, ou ceux qui sont de retour, des individus ont discrètement renoncé à leur projet de migration, d’autres le mûrissent encore. Ces différentes positions sont temporaires et susceptibles de se modifier au fil du temps. Dès lors, l’intensité de la migration internationale, au sein d’un groupe où les taux d’émigration demeurent relativement bas, ne peut s’évaluer uniquement à partir du nombre de ceux qui quittent le pays : la migration traverse l’ensemble du groupe social.
6En premier lieu, il s’agira de discerner les différents points de vue qui s’affrontent au sein du groupe autour de la migration. Le questionnement portera dans un second temps sur le poids de la migration interne dans la construction des projets migratoires vers les États-Unis et dans les réactions collectives qu’ils suscitent. Enfin l’observation de l’organisation concrète du départ permettra d’analyser dans quelle mesure les migrants font à ce moment crucial appel aux réseaux communautaires et à une culture indienne partagée qu’ils réinterprètent à cette occasion. La tension entre rupture et continuité avec le groupe et l’histoire migratoire collective court ainsi en filigrane tout au long de l’analyse.
Pourquoi partir ? Les termes du débat
7Au sein des groupes otomis à Mexico, le silence qui prévaut sur les départs aux États-Unis est entrecoupé de discours collectifs qui condamnent ou discréditent la migration internationale. Comment sont formulés et justifiés par les migrants potentiels, les projets migratoires ?
Un discours collectif critique : le migrant, une figure ambivalente
8Autant la migration internationale est l’objet de stratégies d’occultation lorsqu’elle renvoie à des cas précis, autant elle fait l’objet de débats passionnés dès lors qu’elle est abordée comme un phénomène anonyme. Indépendamment de son âge, de son sexe ou de sa position dans le groupe, chacun a un avis à exprimer. Quels sont les termes du débat, et quel discours collectif se dégage sur le phénomène ?
9Lorsque le sujet de la migration internationale est abordé dans un espace ouvert (la cour centrale des squats, les groupes de paroles organisés par les associations), la discussion s’engage généralement sur des considérations d’ordre financier, qui se veulent objectives : les gains économiques escomptés par les migrants compenseront-ils les dépenses que génère la migration ? À l’argument classique selon lequel « en une semaine aux États-Unis on gagne autant qu’en un mois à Mexico » s’oppose celui tout aussi récurrent de la cherté de la vie au Nord. Où l’argent s’avère-t-il le plus rentable, à Mexico ou aux États-Unis ? La réussite du projet est alors envisagée uniquement en termes de différentiel de pouvoir d’achat, entre un salaire minimum en dollars et son équivalent en pesos, dans la perspective d’accumuler le plus d’argent possible pour l’investir au Mexique et en obtenir le meilleur rendement. Le coût de la traversée de la frontière – qui peut s’élever jusqu’à 3000 ou 4000 dollars –, et les risques de l’opération, sont bien entendu soulevés par ceux qui questionnent l’opportunité de la migration. D’autant qu’à Mexico, à la différence du village, il y aurait du travail pour qui en cherche vraiment. « Ce qu’on peut faire là-bas, on peut l’accomplir ici, si on est vaillant », est une des opinions qui s’énonce publiquement. Le caractère nécessaire de la migration devient ainsi questionnable et ouvre lieu au débat. Le migrant peut aller jusqu’à apparaître comme un paresseux qui ne sait pas saisir les opportunités que lui offre la ville, ou comme un prétentieux qui n’accepte pas de s’en contenter.
10Il devient ainsi particulièrement difficile, dans le contexte urbain, d’évaluer l’intérêt de la migration internationale, et j’ai souvent été prise à parti au retour de mon travail de terrain aux États-Unis. La question taraude Rosa, mère célibataire d’un enfant de 8 ans :
« Et vous, maestra, qu’est-ce que vous nous recommandez, qu’on y aille, qu’on n’y aille pas ? Parce que c’est possible qu’on gagne un peu mieux sa vie là-bas, mais quand le travail se fait rare, il faut quand même payer son loyer, là-bas il n’y a pas le choix, c’est tous les mois. Alors, qu’est-ce que vous en pensez, ça vaut le coup de partir ? » (Mexico, 2007).
11De plus, le succès de l’entreprise migratoire est conditionné par des éléments sur lesquels le migrant n’a pas ou peu de prise : passer la frontière, trouver un bon emploi, ou encore risquer de voir sa famille se disloquer, comme s’en inquiète Lázaro au cours d’un atelier collectif organisé dans un des groupes otomis :
« Ce n’est pas la première fois que j’entends raconter que l’homme part là-bas, et y refait sa vie, ou y rencontre une autre femme. Ou parfois c’est le contraire, la femme ne va pas jusqu’à se remarier, mais tout le temps où son époux est au Nord, ici elle va avec un autre gars. Elle est tranquille, la femme. Son époux lui envoie de l’argent, encore et encore, pour qu’elle l’économise et, quelle surprise ! Quand il revient ici, il n’y a plus un rond parce que la femme est partie dépenser l’argent avec son amant, va t’en savoir où. Ça c’est le risque. Et laisse-moi te dire que dans la majorité, l’immense majorité des cas, la femme ici a été infidèle, autant que l’homme. Mais là-bas aussi, l’homme c’est un salaud. La femme ici, pareil. Souvent, quand l’homme revient des États-Unis, il ne prévient pas sa femme parce qu’il veut lui faire une surprise. La surprise, elle est pour lui quand il trouve un autre gars dans son lit ! Ça c’est le risque qu’on court quand on veut améliorer sa qualité de vie » (Mexico, 2007).
12L’éloquence de Lázaro, d’ordinaire assez taciturne, sur la question de l’infidélité conjugale liée à la migration, est révélatrice de la passion que suscite le sujet. L’infidélité des époux est présentée comme une conséquence quasi inévitable de l’émigration. Ce constat ouvre à une question sur laquelle les avis sont tout aussi partagés : la solution est-elle d’émigrer en couple ?
13Un autre risque, pour le migrant, est de voir l’argent qu’il envoie au Mexique mal dépensé par ses proches.
« Une de mes tantes est partie au Nord avec son mari, et elle a laissé ses enfants. Ils sont partis cinq ans et ils envoyaient de l’argent à leur fille. “Met l’argent de côté, disait son père, commence à acheter les matériaux pour construire la maison.” Elle, elle a passé du bon temps, elle est sortie au bal, les vendredis, les samedis. Elle laissait ses frères et elle allait faire la fête avec ses amis. Elle ne s’occupait pas de ses frères, elle ne leur achetait presque pas de vêtements. Et quand elle avait son père au téléphone, elle lui disait toujours : “Oui oui, j’achète les matériaux.” Quelle n’a pas été la surprise de mon oncle quand il est rentré ! La maison était exactement comme il l’avait laissée. Ni argent ni rien parce qu’elle avait tout dépensé avec ses amies filles… et ses amis garçons. Elle buvait… Elle a mené une vie de riche pour elle toute seule. Elle achetait le nécessaire pour ses petits frères quand l’envie lui en prenait. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de risques à partir. Mon oncle et ma tante, ils ont tout recommencé à zéro » (Marta, Mexico, 2007).
14Ces deux dernières anecdotes reproduisent un schéma narratif similaire, celui de la trahison du migrant par ses proches : le migrant se retrouve seul, berné, sans que personne n’ait défendu ses intérêts. Implicitement, émigrer, c’est donc accepter de mettre en péril sa vie familiale, et non seulement d’être humilié aux yeux de tous, mais aussi de voir réduits à néant tous ses sacrifices.
15Y compris lors de discussions dans un cadre plus intime, les migrants sont renvoyés à des représentations négatives, un procédé de dévalorisation qui contraste avec la fascination que laisse entrevoir la véhémence même des propos.
16 Les migrants sont, à demi-mot, soupçonnés d’accepter toutes les humiliations, au point de perdre leur dignité. Elisa, par exemple, rapporte que son frère, lorsqu’il est arrivé aux États-Unis, sans connaître personne et sans savoir comment chercher un emploi, a pleuré plusieurs fois de désespoir. L’évocation d’un tel désarroi marque une transgression des rôles de genre : selon les codes qui définissent les masculinités hégémoniques au Mexique, les larmes sont indignes d’un homme. Un autre migrant aurait été contraint de manger les restes de nourriture laissés par ses compagnons d’appartement, n’étant pas parvenu à trouver un emploi après plusieurs mois. Silvia résume également l’expérience aux États-Unis de son frère par une succession d’échecs et d’humiliations :
« Ils l’ont expulsé et il a tout perdu, tout le patrimoine qu’il avait commencé à constituer là-bas. Et les amis, ses soi-disant amis, ils ont tout gardé, ils ont gardé sa voiture pour eux. Ici au moins, [à Mexico], mon frère est son propre patron, même si c’est pour vendre des chewing-gums. Et là-bas, non, il était employé, et il a travaillé dans tout et n’importe quoi, il a même travaillé pour garder un chien, tu te rends compte ? Jusqu’où un homme est prêt à aller pour gagner de l’argent ! » (Mexico, 2007).
17Le commentaire de Silvia, commerçante ambulante, repose sur une opposition entre emploi salarié, associé à l’acceptation de la domination, et autonomie conférée par la vente informelle. Au-delà de la soumission à l’autorité d’autrui, de l’expulsion, et de l’expérience de la trahison subis par son frère, le plus humiliant aux yeux de Silvia reste son emploi comme garde de chien (dogkeeper) une occupation à ses yeux non seulement dénuée de sens mais dégradante, pour qui a grandi à la campagne dans un univers où la hiérarchie entre hommes et animaux est bien marquée.
18On reproche enfin aux migrants qui partent aux États-Unis leur ingratitude. Les histoires de frères ou de fils qui cessent de donner des nouvelles sont fréquemment rapportées. Une mère se plaint de son fils qui ne s’est pas manifesté depuis cinq ans et qui a rencontré son épouse au Nord : « Maintenant qu’il a une femme, il ne se souvient plus qu’il a une mère. » L’allongement du séjour des migrants, contraire aux promesses faites à la famille de rentrer rapidement, est vécu comme un abandon.
« Il y a des gens qui sont depuis longtemps aux États-Unis, quatre ans, cinq ans, pour un gars que je connais ça fait huit ans. Alors la réaction de leur famille ici à Mexico c’est, “il m’a dit qu’il allait partir deux ans, trois maximum. Et sept ans, huit ans ont passé, et il n’est pas rentré” » (Mario, Mexico, 2009).
19La fermeture de la frontière du nord du Mexique et les risques qu’implique sa traversée ôtent la possibilité d’aller et de venir, atténuant voire annulant le caractère circulatoire de la migration pour ceux qui n’ont pas de titre de séjour. La souffrance et la culpabilité que cette situation engendre chez les migrants sont rarement perçues par leurs proches établis à Mexico.
20Concitoyen et étranger, traître et héros, Crésus et Harpagon : l’ambiguïté est constitutive de l’expérience de la migration, comme l’atteste la figure de l’étranger établie par Simmel (Simmel, 1990 ; Tabboni, 1997). La construction d’une image ambivalente des migrants et de la migration n’est donc pas exclusive des migrants indiens urbains, même si elle prend ici une forme singulière. La figure du migrant a par ailleurs pour pendant l’ambivalence des sentiments que génère la migration chez ceux qui restent : envie, malaise, et tristesse.
21Étayé par des anecdotes personnelles ou par les informations véhiculées par les médias, ce contexte discursif est un élément supplémentaire d’explication au silence que gardent les migrants potentiels sur leurs projets migratoires. Dans l’espace de discussion au sein du groupe indien – mais la remarque pourrait sans doute être élargie à l’espace public mexicain de façon plus générale –, l’opposition à la migration internationale a généralement le dernier mot.
Construire et défendre son projet migratoire : le discours des migrants
22Face à une vision aussi négative de la migration, et qui se présente comme discours d’autorité, le point de vue des candidats à la migration peine à se faire entendre. Leur argumentaire se situe parfois sur un plan intime, celui du rêve, de l’espoir, des projets de vie. Ainsi se présente spontanément un jeune homme dans un groupe de parole dont la thématique n’avait aucun rapport avec l’émigration : « Bonsoir, je m’appelle Antonio et mon rêve le plus cher, c’est d’aller un jour aux États-Unis. » Le plus souvent cependant, les personnes qui acceptent de dévoiler leur intention de partir, à mi-mots, lorsqu’une relation de confiance a été établie, reprennent certains des discours négatifs sur la situation des migrants aux États-Unis, en affirmant vouloir partir pour « voir par [eux-mêmes] ce qu’il en est ». Exprimer sa défiance vis-à-vis des imaginaires positifs de la migration évite d’apparaître naïf ou crédule.
23En privé, les candidats à la migration justifient leur désir de quitter le pays par plusieurs éléments qui diffèrent en fonction de leur situation et de leurs aspirations propres. On les retrouve, également, dans le discours de ceux qui sont partis et que j’ai rencontrés aux États-Unis.
Migrer pour les siens, ou le sacrifice pour le mieux-être commun
24Le premier motif avancé est d’ordre économique et familial. On partirait aux États-Unis pour obtenir un meilleur niveau de vie et pouvoir ainsi aider financièrement sa famille. La décision de partir s’abrite alors derrière un discours de la nécessité et du dévouement, qui atténue la dimension individuelle de l’acte migratoire : partir s’apparente à un sacrifice que l’on fait pour les siens. Acquérir une maison, financer des études aux enfants, économiser pour monter son entreprise, sont souvent les objectifs posés à la migration.
25Certes, les groupes otomis peinent à sortir de la pauvreté, en ville. De nombreux travaux empiriques ont toutefois démontré que le lien entre pauvreté et émigration est loin d’être aussi évident qu’il n’y paraît, et qu’il est généralement réducteur d’attribuer une place déterminante au facteur économique dans l’explication de la migration (Guengant, 1996). Premièrement, ce ne sont généralement pas les plus pauvres qui partent, puisque pouvoir émigrer suppose de détenir des capitaux sociaux et économiques pour organiser le voyage : la pauvreté en soi ne met pas les gens sur les routes. Deuxièmement, la pauvreté revêt une dimension relative, et subjective. La plupart des Santiaguenses partis aux États-Unis depuis Mexico avaient d’ailleurs un emploi (artisans sur des chantiers, commerçants ambulants « propriétaires » d’un emplacement). L’argumentation des migrants selon laquelle la pauvreté en ville les oblige à partir demande ainsi à être interrogée. Comment cette justification – qui se veut reposer sur des critères objectifs – est-elle reçue par leurs proches ?
26La ville demeure perçue comme un bassin d’emplois, certes précaires et mal payés, mais qui suffisent à assurer les frais du quotidien. En ville, chaque membre de la famille travaille et apporte une contribution monétaire au foyer – y compris les plus jeunes dans de nombreuses familles otomis. Le discours d’une migration nécessaire et altruiste ne trouve ainsi pas toujours grâce aux yeux des proches des migrants. Les épouses des migrants mettent en balance un éventuel gain économique avec la solitude et l’incertitude entraînées par le départ de leurs maris. Quant à Paulina, une commerçante ambulante âgée d’une soixantaine d’années, elle se met en colère lorsque ses trois filles lui expliquent que c’est pour qu’elle puisse enfin cesser de travailler qu’elles envisagent de partir. Paulina a grandi dans un monde rural où les notions de loisir et de retraite n’avaient pas cours ; elle considère qu’elle n’a pas vocation à être entretenue par ses filles comme si elle n’était plus valide. La forte opposition de Paulina au projet migratoire de ses filles dès lors qu’elle en est la justification principale exprime donc la différence de conceptions du bien-être qui sépare ces deux générations. Elle invite de surcroît à relativiser l’affirmation récurrente selon laquelle l’amélioration économique est la motivation principale pour l’émigration : pour Paulina, les motifs qu’invoquent ses filles pour partir sont des prétextes.
27En définitive, l’argument d’une migration au bénéfice de la famille est le plus courant, mais aussi le plus convenu et le plus contesté. En définissant leur migration comme un acte à portée collective, les migrants potentiels tentent d’inscrire leur projet dans la continuité de la migration précédente, celle des générations antérieures, pour en limiter la critique par leur groupe d’appartenance et leur famille. Les débats que suscite au sein du groupe l’opportunité économique de migrer aux États-Unis invitent toutefois à chercher d’autres ressorts à l’intention de traverser la frontière.
Découvrir le monde, partir à l’aventure
28Le « migrant-aventurier » est devenu une figure incontournable de la migration internationale, sur le continent latino-américain comme dans d’autres contextes migratoires – même si dans le contexte de la migration des Mexicains vers les États-Unis, « l’aventurier » n’est pas apparu comme une catégorie vernaculaire ou endogène que revendiqueraient les migrants ou qui leur serait apposée dans les désignations courantes. Dès lors que les politiques migratoires se durcissent et que la libre-circulation des hommes est rendue plus difficile, la métaphore de l’aventure acquiert en effet un regain de pertinence. Si l’aventurier en migration s’incarne sous des formes hétérogènes, certaines caractéristiques permettent d’en dresser un profil à grands traits : l’audace, la prise de risque, la bravoure, la proximité de la mort, la dimension individuelle, voire solitaire, de l’épreuve, la quête de l’ailleurs, l’intensité de l’expérience. L’aventurier est ainsi un contrepoint à une autre figure idéal-typique de la migration, qui avait dominé au cours des décennies précédentes, celle de l’« immigré travailleur »3. Certes, les formes que prend la migration chez les Otomis ne se rapprochent pas directement des représentations de l’aventurier qu’incarnent, dans le contexte africain, les diamantaires, les sapeurs, les ghettomen ou les haragas. Mais certains éléments de la conception du projet migratoire que l’on observe parmi les Indiens urbains candidats à la migration relèvent du registre de l’aventure.
29Le désir de découvrir le monde, la soif de nouveaux horizons, sont en effet très présents dans les motivations des migrants indiens qui partent depuis la ville. Énoncer sa soif d’aventure est toutefois considéré comme une motivation peu légitime, surtout pour un père de famille. Les plus jeunes peuvent en revanche l’exprimer ouvertement. Beaucoup évoquent leur envie d’expérimenter d’autres façons de vivre, de confronter leur expérience aux discours véhiculés par les médias ou par des migrants de retour. Certains migrants placent cette curiosité en tête de leur motivation au départ, comme Javier, vingt ans, rencontré dans le Wisconsin.
« Je suis venu par goût, pas par nécessité. Je suis venu tenter ma chance, comme ils disent tous. Certains viennent ici pour devenir riches. Moi je ne veux pas qu’on me la raconte, je veux me faire ma propre expérience. […] Je ne suis pas parti parce que je n’avais pas de quoi manger. Non, moi j’avais déjà quelque chose. Je n’avais pas grand-chose, mais j’avais quelque chose. Je suis venu par curiosité » (Wausau, 2007).
30L’exploration du monde, qui relève également d’une forme d’exploration de soi et d’accomplissement individuel, prend alors explicitement le dessus sur la dimension économique de la migration. L’affirmation récurrente de cette soif de nouveauté renvoie à la frustration que génère l’impossibilité de sortir du pays pour les membres des classes populaires, dont la curiosité est pourtant constamment stimulée par les médias et le tourisme international. La diffusion continue par les médias de cet idéal de vie forgé par la globalisation, est l’un des moteurs des migrations actuelles, d’après Arjun Appadurai (2005).
31Faute de visas et de moyens pour voyager loin, la curiosité pour l’ailleurs ne peut alors prendre d’autres formes que celle de la migration de travail. L’habitude de voyager pour chercher du travail à travers le Mexique depuis des générations contribue en outre à rendre aventure et migration de travail conciliables au sein des groupes indiens. À ce titre, le désir des candidats à la migration internationale de voir du pays et de découvrir une nouvelle vie aux États-Unis entre en résonance avec les expériences de nombreux membres du groupe qui ont sillonné les routes du Mexique. Felipe, chef de chantier, une trentaine d’années, est ainsi avide de partager les souvenirs accumulés au cours des chantiers sur lesquels il a été embauché : « C’est beau de découvrir d’autres lieux, et ça distrait du travail. » La curiosité pour l’ailleurs qui traverse le groupe otomi pourrait favoriser le lien intergénérationnel et l’acceptation des projets de migration internationale. Elle est pourtant souvent utilisée à l’encontre des candidats à la migration aux États-Unis, à qui l’on reproche de ne pas se contenter des richesses qu’offre déjà le Mexique.
32Car l’aventure, c’est aussi le risque. Être un bon travailleur ou avoir des contacts sur place ne suffit pas à garantir le succès du projet migratoire. Migrer, c’est aussi et surtout « mettre à l’épreuve sa chance » (probar la suerte), dès la traversée de la frontière. Benicio, qui s’est fait expulser des États-Unis quelques mois auparavant, a décidé d’attendre un peu pour franchir à nouveau la frontière :
« Je voulais me lancer à nouveau, mais je sens quand je vais réussir à passer et quand je ne vais pas passer. Et là j’ai senti que je n’allais pas passer. Je me suis dit, “Non, ça n’est pas mon tour cette fois-ci, il vaut mieux que je rentre” […]. Les passeurs sont tous les mêmes, ils te passent tous par le même chemin, un peu mieux, un peu moins bien. Ce qui compte, c’est la chance » (Mexico, 2009).
33Comme dans d’autres contextes migratoires, l’interprétation mystique et religieuse de la migration est très présente. Anaïk Pian y voit l’un des fondements du silence que gardent parfois les migrants sur leur projet de départ : la discrétion vise à ne pas attirer sur soi la malchance, ou l’opposition de la famille (2009, p. 53). Cette dimension tragique de la migration, où le migrant défie le sort, affleure constamment dans le discours des enquêtés. Avant leur départ, les migrants glissent sous leur T-shirt des colliers à l’image de la Vierge de Guadalupe et de San Judas Tadeo, en guise de protection. La traversée de la frontière, qui comporte une forme de proximité avec la mort, constitue l’acmé de ce processus de mise à l’épreuve. La dimension épique de l’épisode est renforcée par la manière dont il est mis en intrigue dans les récits qu’en font les migrants. J’ai constaté au cours du travail de terrain combien ces derniers évoquent facilement leur expérience du franchissement de la frontière, en recourant souvent au même schéma narratif (la peur, le dépassement de soi), et se souviennent parfaitement de la date du passage : la traversée de la frontière devient un élément identitaire, fondateur.
34L’évocation de ces aléas extérieurs, qui échappent en partie au contrôle des migrants, souligne combien l’incertitude caractérise l’expérience migratoire. L’imprévisibilité s’exprime également à un niveau individuel et intime, en termes de construction de soi. Les candidats à la migration sont conscients que leur absence se prolongera peut-être, au point qu’ils pourraient ne plus avoir envie de rentrer au Mexique. Par ailleurs, bien que partant pour mieux se connaître, « se dépasser » (superarse), et découvrir le monde, ils n’ignorent pas que le risque est grand de « se perdre » (perderse), que ce soit dans l’alcool, dans la drogue, ou plus radicalement en laissant sa vie à la frontière.
35La migration prend alors la forme d’une révélation multiple : révélation de soi, de ses limites et ses forces jusqu’alors insoupçonnées ; révélation des autres (avoir une épouse économe est considéré tout aussi essentiel que les qualités du migrant à la bonne fortune d’un projet migratoire) ; révélation, finalement, du destin, des projets de la Providence.
36L’aventure s’appuie-t-elle sur des réseaux sociaux spécifiques ? Rubén Hernández León a mis en évidence l’importance du désir d’aventure, comme motivation à l’émigration, chez des jeunes garçons des quartiers populaires de Monterrey qui menaient leur projet migratoire comme le prolongement d’autres projets adolescents (1999). Le phénomène, qui s’observe également en milieu rural, relève d’une sociabilité spécifique : c’est une migration entre amis, où les relations d’amitiés entre membres de la même bande remplacent les traditionnels réseaux de parenté comme support à la migration, et où la motivation pour migrer réside dans le désir de partager découvertes, divertissements et nouvelles expériences, loin du contrôle social exercé par la famille (Le Bot, 2009 ; Aquino, 2012).
37 La bande ne semble toutefois pas jouer un rôle structurant dans le projet migratoire des jeunes otomis. Même si certains ont évoqué leur désir de rejoindre des amis aux États-Unis, les réseaux d’amitié paraissent se superposer aux réseaux de parenté, ou du moins au réseau communautaire, et non s’y opposer : les figures du frère, du cousin ou de l’oncle que l’on rejoindrait, sont mentionnées aussi souvent que celles des amis, y compris chez les plus jeunes, lorsqu’ils évoquent un éventuel départ aux États-Unis. Il est possible que l’importance du contrôle communautaire dans le groupe indien, l’hétérogénéité sociale, surtout dans un quartier comme celui de la Roma, et le racisme concordent pour limiter l’extension de la bande de jeunes aux terrains vagues ou aux immeubles occupés par les organisations indiennes. Pour le dire autrement, les jeunes otomis ont peu l’occasion de se faire des amis en dehors de leur groupe d’origine, à Mexico.
Accéder à la consommation : un moyen de s’affirmer comme citadin
38Enfin, derrière de nombreux départs aux États-Unis se dessine le souhait de participer à la société de consommation. Contrairement à ce que pourrait insinuer une imagerie romantique sur les groupes indiens, l’envie de consommer ne relève pas exclusivement de l’angle des interdits, des rituels périodiques ou des manifestations somptuaires, qui ont pu constituer un mode d’approche classique en anthropologie. Par ailleurs les logiques de consommation se retrouvent désormais au cœur du monde rural. En ville, au dire des enquêtés, le rapport à l’argent prend toutefois un relief particulier : les aspirations à accéder à des dépenses de loisir et à la consommation de biens matériels s’expriment au quotidien.
39La vie à Mexico favorise en effet la proximité avec de nouveaux espaces de loisir. En ville, pour l’essentiel des familles otomis, le dimanche est consacré à la détente, ce qui génère de nouvelles envies, souvent payantes, comme le souligne Bernardo.
« Le dimanche, au village, si tu n’as pas d’argent, tu restes chez toi au lieu d’aller au centre, tu évites d’aller faire un tour sur le marché, et voilà. En ville, tu as envie d’aller te promener, même si c’est juste pour faire un tour dans le parc de Chapultepec ou dans le centre [historique]. Il y a des boîtes de nuit, parfois des matchs de foot, la lucha libre [match de catch] » (Mexico, 2006).
40Vivre en ville implique de nombreuses sollicitations, parmi lesquelles celles liées à la présentation de soi.
« Au village, quand une paire de chaussures s’abîme, on marche avec jusqu’à ce qu’elles soient complètement usées. En ville, non, on se dit “comment est-ce que je vais marcher avec de si vilaines chaussures ?” et on se débrouille pour s’acheter une nouvelle paire » (Bernardo, ibid.).
41En outre, l’accès à certains objets marque la distance avec la vie de misère que l’on a souhaité quitter au prix de la migration interne. Elisa insiste sur le fait que même lorsqu’elle habitait dans une bicoque en tôle ondulée, sur un terrain vague, elle a toujours dormi sur un matelas, et non sur le petate, natte de palmes en usage à la campagne. Pour la jeune femme, le matelas opère comme un marqueur symbolique de la distance entre les deux mondes, celui de la misère et celui de l’aisance escomptée, distance que les Otomis évoquent parfois à travers la dichotomie entre une vie de pauvreté infra-humaine (l’expression « vivíamos como animalitos », « nous vivions comme des animaux » désigne souvent les temps anciens au village) et la « civilisation ». Au-delà de l’influence des programmes de télévision qui diffusent des représentations normées du confort et de la modernité, le fait que la plupart des femmes indiennes se soient d’abord insérées en ville comme domestiques dans des familles des classes moyennes ou supérieures a contribué à façonner les images d’un type d’intérieur associé à la réussite sociale. Les familles indiennes économisent lorsqu’elles le peuvent pour s’acheter un salon dont les meubles seront coordonnés. Enfin, en milieu urbain, les populations indiennes adoptent de nouvelles pratiques culturelles. Les jeunes filles aspirent désormais à célébrer leur fête de quinceañeras, une cérémonie onéreuse qui n’était pas présente chez les générations précédentes. S’insérer dans la vie et la culture urbaine implique donc d’adopter de nouveaux modes de consommation, qui correspondent à un imaginaire du mode de vie urbain des classes moyennes. La consommation matérielle a ici fonction d’intégration à la vie urbaine.
42Certes, en ville, même les plus modestes peuvent assouvir sous certaines formes l’envie de consommer. Les commerçants ambulants insistent ainsi sur les avantages de leur activité, qui leur permet de gagner chaque jour de petites sommes et de s’acheter « ne serait-ce qu’une bouteille de soda » – chose impossible au village, se plaisent-ils à souligner. Grâce aux prêts à la consommation, la télévision, le lecteur de DVD ou le canapé, deviennent plus accessibles. Mais le remboursement de ces crédits est souvent source d’inquiétude, et une tension s’exerce, surtout sur les jeunes, entre velléité de consommer et réalité d’une économie du nécessaire :
« Dans le cas des jeunes indiens, au stigmate d’être indien s’ajoutent les problèmes dérivés de leur condition d’âge, qu’ils partagent avec les jeunes d’autres secteurs de la population : la nécessité de définir des appartenances, des affinités culturelles et des projets de vie, et un contexte dans lequel prévalent la crise économique, le manque d’emploi et une offre de biens de consommation et de biens culturels immense et indiscriminée, propagée par les moyens de communication massive » (Pérez Ruiz, 2006, p. 79).
43Dans ce contexte, l’émigration promet l’accès à des salaires qui, en raison du différentiel entre le dollar et le peso, dégageront un excédent à investir dans des biens matériels. Elle crée également l’attente d’une familiarité avec des produits hors de prix ou introuvables au Mexique, des marques dont on voit les promotions à la télévision, des lieux où l’on n’entrerait pas à Mexico. Aux États-Unis, les migrants indiens peuvent fréquenter les centres commerciaux, faire les courses dans les supermarchés Wal-Mart, et s’acheter un hamburger au Mac Donald’s.
44« Je ne comprends pas pourquoi ils partent, grommelle un représentant indien. Cette impression qu’on vit mieux aux États-Unis, c’est culturel. Ici ils s’achètent un taco, là-bas ils vont au fast-food. Au final, c’est la même chose. » On pourrait au contraire lui objecter que ces deux expériences revêtent une signification radicalement différente, même si toutes deux représentent une amélioration par rapport à l’ordinaire de la vie dans le monde rural. Manger dans un Mac Donald’s aux États-Unis, même si cette chaîne de restauration est fréquentée par les classes populaires locales, à l’instar des stands de tacos à Mexico, c’est participer à un mode de consommation inaccessible au Mexique, en raison du prix mais aussi de l’intériorisation du fait que ce type de lieu est réservé aux classes sociales supérieures. Aller aux États-Unis permet d’accéder à ces biens, et d’en faire profiter ses proches.
45La migration vers les États-Unis au sein des groupes indiens s’inscrit ainsi dans le cadre plus large de la globalisation, qui a vu se remodeler la culture populaire d’après des modèles étrangers et s’imposer des modèles consuméristes sans rapport avec le niveau des salaires locaux (Portes, 1999 ; Appadurai, 2005). Elle ne marque pas l’entrée dans une logique de consommation qui est déjà ancrée dans les populations indiennes – en ville mais aussi dans les lieux d’origine. En revanche, elle promet à la fois de consommer davantage et ainsi de parfaire l’intégration à un mode de vie urbain qui requiert certaines pratiques de consommation, mais aussi d’accéder à des produits valorisés par l’imaginaire de la globalisation. Pour les candidats à la migration, ce sont les conditions pour pouvoir s’affirmer comme citadins – et citoyens – à part entière.
Prolonger des trajectoires de mobilité sociale
46Pour les plus jeunes, l’envie de consommer se double d’autres revendications, exprimées en termes de mode de vie, de choix conjugal, ou d’accès à la reconnaissance sociale. La migration apparaît alors comme un tremplin pour prolonger des trajectoires de mobilités sociales engagées par leurs parents et freinées à Mexico.
47À Mexico les trajectoires de nombreux jeunes indiens nés en ville illustrent d’abord les insuffisances de l’offre éducative publique et les inégalités qu’elle reproduit. Certains jeunes indiens ont accédé à des études universitaires, souvent au prix de lourds sacrifices financiers de leurs parents, sans pour autant trouver d’emploi à la hauteur de leurs diplômes en raison de la crise du marché de l’emploi et de discriminations à l’embauche. Soucieux de promouvoir le progrès scolaire de leurs enfants, les parents investissent des sommes considérables dans des écoles privées qui constituent un marché juteux, mais décernent des diplômes qui ne sont pas toujours reconnus, au terme d’un cursus que les familles ne sont pas toujours à même de financer intégralement. Sabina, la fille d’une commerçante otomi, a dû interrompre des études d’orthodontie six mois avant l’obtention de son diplôme, parce que l’école privée dans laquelle ses parents l’avaient inscrite a fermé. Son frère Edgar est devenu commerçant ambulant après avoir dû arrêter ses études de médecine, faute de moyens pour continuer à les payer. À Mexico, l’école et le marché du travail s’avèrent donc incapables d’accompagner les projets d’ascension sociale de toute une partie des classes populaires. Pour ces jeunes dont les aspirations ont été brisées en raison des difficultés financières de leurs parents, de l’incapacité de ces derniers à se repérer dans une offre scolaire largement privatisée, et du manque de dynamisme de l’économie nationale, partir aux États-Unis représente alors une alternative.
48Les exemples sont nombreux. Juana, par exemple, une femme mazahua d’une quarantaine d’années, a deux enfants aux États-Unis : une fille qui vit dans l’Ohio, un fils dans l’Arkansas. Ce dernier, malgré son diplôme de comptabilité, n’a trouvé aucun emploi à la hauteur de ses qualifications après trois ans de recherche à Mexico. Son éducation supérieure, les bases d’anglais qu’il parlait avant de partir, l’ont aidé d’après sa mère à s’en sortir facilement aux États-Unis. Les deux camionnettes qu’il est parvenu à s’acheter après deux ans de séjour sont un gage de sa réussite. Quant à la fille de Juana, elle n’a pu accéder à l’université publique à Mexico, où elle souhaitait apprendre l’anglais. Les universités privées étaient trop chères. Elle est donc partie apprendre l’anglais aux États-Unis, confiant son enfant à sa mère. La frustration alimente ainsi l’espoir de valoriser aux États-Unis des compétences que des jeunes éduqués ne parviennent pas à faire reconnaître à Mexico, et d’acquérir des ressources ou une expérience – notamment linguistiques et professionnelles – inaccessibles dans leur pays d’origine.
49S’engager dans la migration internationale s’inscrit alors dans la continuité de la migration interne initiée par les générations précédentes, comme l’explique Sabina, 29 ans, célibataire, qui projette d’aller travailler au Canada.
« Grâce à Dieu, on vient d’une famille qui a toujours lutté et cherché à s’en sortir. Moi c’est ce que j’explique à ma mère, pour continuer à avancer, bien sûr qu’on pourrait rester à Mexico, mais ça va nous demander beaucoup d’efforts et je sens que ça va nous prendre du temps, je ne sais pas moi, au moins cinq ans. Alors que si on va au Canada, d’ici deux ans on pourrait peut-être avoir une maison et un emploi » (Mexico, 2007).
50Dans ce cadre, les parents comprennent mieux le projet des plus jeunes. Juana, commerçante, fait immédiatement le lien entre son propre parcours et le départ de ses enfants pour les États-Unis : « C’est comme moi, dit-elle, je suis arrivée ici de mon village pour travailler, je ne sais ni lire ni écrire. Eux ils ont étudié, mais il leur faut aussi partir. » De même, Rosaluz essaie d’accepter l’idée que son fils, qui est candidat pour une bourse éducative, partira peut-être aux États-Unis :
« Moi je ne veux pas que mes enfants vivent comme moi. Avec mon époux, on dit toujours à nos enfants : “Il faut que vous fassiez des efforts pour vous en sortir et ne pas avoir la même vie que nous.” Parce que, franchement, ça a été difficile. D’un côté, je sais bien que cette bourse ça serait une grande opportunité pour mon fils, d’un autre, il va aller vivre loin de moi. J’essaie de comprendre, de me mettre à sa place, et je lui dis : “Vas-y, fais des efforts, pour que tu puisses partir, pour que tu puisses avancer dans la vie.” Moi bien sûr je l’encourage. Mais là, ici, ça fait mal (elle montre sa poitrine) » (Mexico, 2007).
51Certaines jeunes femmes expriment l’espoir d’accéder à d’autres modes de choix conjugaux et d’autres types de relation avec les hommes en émigrant. Silvia, par exemple, espère secrètement rencontrer un homme « qui ne serait pas trop macho ». À Mexico, la plupart des jeunes femmes indiennes qui ont réussi à faire des études ont pris leurs distances avec les contraintes traditionnelles, qui valorisent pour les femmes une mise en couple à un très jeune âge (sous la double supervision du mari et de la belle-mère). Beaucoup sont encore célibataires à l’approche de la trentaine, ce qui n’est commun ni dans les groupes indiens, ni dans la société mexicaine de façon générale. Les jeunes femmes espèrent que leurs choix personnels, en décalage avec la norme sociale dominante à Mexico, seront mieux acceptés dans une société nord-américaine perçue comme plus ouverte. Elles bénéficient parfois de la complicité de leurs mères, qui interprètent les trajectoires des plus jeunes à la lumière de leurs propres parcours d’émancipation. Ainsi, Paulina, représentante d’une organisation de commerçants, dont les trois filles, à l’approche de la trentaine, sont encore célibataires, commente :
« Non, ça ne me dérange pas que mes filles ne soient toujours pas mariées. C’est leur décision. Moi je n’ai pas été au-delà de la deuxième année à l’école primaire, je suis analphabète, je ne sais ni lire ni écrire. Mes filles ont poursuivi leurs études, je crois qu’elles vont trouver un bon travail, surtout maintenant qu’elles parlent anglais […]. Depuis que je les ai amenées à Mexico, ces femmes ont appris à avoir les yeux grands ouverts [avec orgueil] » (Mexico, 2009).
52Pour une frange des migrants indiens issus de la ville, et en particulier pour les plus jeunes, socialisés en milieu urbain, émigrer aux États-Unis est donc explicitement envisagé comme un moyen de s’accomplir individuellement, et d’aller chercher une reconnaissance que leur refuse leur pays d’origine. Ce mouvement témoigne de la persistance d’entraves à l’ascension sociale des populations indiennes, et des limites des programmes relevant du multiculturalisme qui se sont mis en place à Mexico depuis une vingtaine d’années.
53Parmi les motivations émises par les migrants potentiels, des différences de genre et de générations émergent : on ne part pas pour les mêmes raisons si l’on a sa vie à construire, ou bien si l’on laisse derrière soi une famille et des enfants à nourrir ; si l’on est un homme ou une femme ; si l’on a connu la pauvreté du monde rural ou si l’on a grandi dans une ville où les incitations à consommer sont permanentes. Ces motivations se combinent à des degrés divers selon les profils de chaque individu.
54En outre le projet migratoire se transforme au fil du temps, en fonction des représentations qui circulent, des espoirs et des attentes qui évoluent : les motivations initiales peuvent être relues à l’aune de l’expérience acquise une fois la frontière traversée (Boyer, 2005). C’est le cas pour Jorge. Avant de partir aux États-Unis, ce père de famille évoquait surtout sa soif de découverte et son envie de progresser personnellement. Une fois aux États-Unis il reprend les poncifs du discours sur la nécessité d’apporter à sa famille une aide économique :
« Je me suis rendu compte que j’avais passé beaucoup de temps à Mexico et que je n’avais pas pu construire ma maison. Il fallait toujours qu’on soit logés par la famille quand on allait au village… Moi j’ai toujours eu l’idée de construire une maison au village pour quand mes enfants seraient grands. C’est pour ça que j’ai dit “J’y vais”, et parce que les fois où on avait été au village, on avait vu certaines personnes qui avaient été aux États-Unis, et ça se voyait qu’ils y avaient été, surtout à leurs voitures. Je me suis dit, “je veux voir comment c’est”, tenter ma chance, quoi. Réaliser les rêves qu’on a tous. Et plus que tout c’était pour les enfants, mes enfants me demandaient toujours : “Papa, quand est-ce qu’on aura notre maison, quand est-ce qu’on aura notre voiture ?” Et à Mexico, il n’y avait pas moyen de faire quoi que ce soit » (Jorge, conversation téléphonique depuis le Tennessee, 2009).
55Construire la maison au village, avoir une voiture : le projet migratoire est réévalué a posteriori, selon les normes qui prédominent aux États-Unis concernant les indicateurs du succès de la migration et les objectifs à atteindre. L’effet d’entraînement du milieu de socialisation dans la définition du projet migratoire une fois aux États-Unis transparaît ici clairement.
56Dernière remarque : la palette de motivations exprimées ne semble pas découler directement de l’appartenance indienne des migrants potentiels. Envie de consommer, souci de s’accomplir ou désir de sortir des frontières du pays et de voir le monde sont partagés par une large frange des classes populaires mexicaines, qui se heurtent aux mêmes obstacles à l’heure de réduire l’écart entre vie rêvée et vie possible.
57Faire le choix de migrer s’avère donc source de déchirements pour les migrants potentiels, constamment ramenés à l’ambivalence de leur position par le discours majoritairement négatif construit autour des États-Unis dans leur groupe d’appartenance. Contrairement à la vision d’une immigration rationnelle faisant consensus dans le foyer, postulée par la théorie de la household strategy, la décision de partir aux États-Unis génère des tensions au niveau communautaire, familial, mais aussi au sein de chaque individu. Certains éléments ponctuels, externes, vont alors jouer un rôle essentiel en poussant le migrant potentiel à sortir d’un rapport virtuel, fantasmé, à la migration internationale, pour franchir le pas.
Du discours à la réalisation du projet migratoire
58Pour expliquer leur décision d’émigrer, les migrants tendent à souligner la soudaineté et le caractère irrépressible de leur départ en usant d’une expression récurrente : « me entró el gusanillo », « ça a commencé à me titiller » – littéralement « le vers s’est emparé de moi ». Cette construction discursive représente les migrants comme contraints, possédés par un élément extérieur ou un désir impérieux. En mettant l’accent sur la précipitation des préparatifs du départ, elle traduit également la distinction entre ce qui relève d’un projet rêvé et un passage à l’action, parfois dans l’urgence, qui résulte d’éléments circonstanciels.
Les catalyseurs
59Chercher à se dégager de dettes dont le règlement se fait pressant peut être une première motivation pour se décider à quitter la ville. C’est pour payer ses traites, afin d’honorer l’achat d’une voiture et d’un appartement, que Pedro – qui avait pourtant un emploi stable dans la construction à Mexico – est parti travailler au Nord.
« Ils allaient commencer la construction dans la Roma et je n’avais pas de quoi payer les 10000 pesos d’apport [el enganche]. J’avais bien un travail, mais je ne gagnais pas de quoi mettre de côté une telle somme. Je me suis dit, “eh bien je vais partir”. C’est comme ça que je me suis décidé. Si je n’avais pas obtenu l’appartement, je ne serais pas parti aux États-Unis, en tous cas je ne serais pas parti aussi tôt » (Wausau, 2007).
60Le cas de Pedro n’est pas isolé. L’entrée dans le programme de logements collectifs géré par la municipalité semble jouer un rôle incitatif à l’émigration, ce qui est au premier abord en contradiction avec la stabilisation résidentielle qu’il garantit aux populations indiennes et avec les objectifs mêmes du projet. Si elle résout le problème du logement, l’obtention d’un appartement en accès à la propriété génère en effet de nouveaux besoins. Il faut, d’abord, s’acquitter chaque mois des traites pour rembourser le crédit gouvernemental, auxquelles s’ajoutent des frais inédits, d’électricité, d’eau, ou d’entretien des parties communes. Depuis les États-Unis, Alicia, ancienne habitante d’un squat à Mexico, commente :
« J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de gens qui se sentent sous pression maintenant, à cause du paiement de la maison. Parce que je me suis rendue compte qu’il y en a plusieurs qui veulent venir. Et tous ceux qui veulent venir c’est pour la même raison. Parce que les mois en retard s’accumulent, ou que tu dois rembourser tout d’un coup de nombreux mois avec les intérêts. Ou parce que tu veux améliorer la maison. Tu veux ajouter ci, ça, tu veux mettre une lampe, refaire la cuisine, t’acheter un salon, des choses comme ça. Te faire une vie meilleure » (Wausau, 2007).
61Pour des populations aux revenus modestes et qui ont presque toujours vécu dans des squats en ville, consacrer, chaque mois, une part du budget au logement représente un effort important, sur le plan financier mais aussi culturel : en milieu rural, ce poste de dépense n’existe pas. Par ailleurs, l’installation dans un logement en dur génère de nouveaux désirs : difficile de se contenter du réchaud à bois ou à gaz avec lesquels on s’était arrangé pendant des années, ou des quelques meubles qui suffisaient à meubler les 16 m2 de tôle ondulée. Dans le logement neuf, qui est aussi gage de l’entrée dans une nouvelle vie, on peut enfin imaginer une cuisine équipée ou un salon assorti, un vrai lit, un meuble où poser sa télé, en fonction d’envies accumulées pendant des années. L’accès à un logement stable permet aux familles de passer à une autre étape de leur insertion urbaine. Plus pragmatiquement, il facilite la prise de décision pour ceux qui envisageaient de partir depuis quelque temps sans se décider à franchir le pas : « Quand j’ai vu que ma femme et mes enfants étaient bien installés, sous un vrai toit, je me suis dit “c’est bon, ils ne risquent rien, je peux partir” », confie Carlos (Peoria, 2007). Avec la régularisation du logement, plus de risques d’inondations, d’incendies et d’expulsions. Ainsi, paradoxalement, l’accès à la propriété rend le départ aux États-Unis plus facile à justifier : il impose de nouveaux frais, suscite des envies nouvelles, tout en dégageant les chefs de famille d’une partie de leurs responsabilités envers leurs proches, notamment en ce qui concerne leur sécurité immédiate.
62Le départ peut aussi s’expliquer par les incitations pressantes d’un membre de la famille déjà installé aux États-Unis, qui va financer le voyage. Poids du réseau et opportunité ponctuelle se combinent alors pour déterminer le moment du départ :
« Je suis parti aux États-Unis parce que j’avais de la famille là-bas. J’avais des oncles, des cousins, et aussi un frère. Mon frère m’a dit : “Combien tu gagnes à Mexico ?” Je le lui ai dit. “C’est pas grand-chose, il me dit. Pourquoi tu ne viens pas ici ?” Je lui ai répondu : “Je ne sais pas, laisse moi y penser.” Une semaine plus tard, il me rappelle. Je n’ai eu qu’une semaine pour prendre la décision, c’est rien du tout. Bon, en fait si j’avais si peu de temps, c’est parce qu’un de mes oncles allait partir là-bas, et il a changé d’avis au dernier moment et a décidé de ne pas y aller. Mais comme il avait déjà laissé l’argent au passeur, il m’a dit : “Ça y est, l’argent est versé, profites-en tant qu’il est là, sinon il va falloir qu’on aille le récupérer et ils ne vont pas vouloir nous le rendre.” C’est comme ça que je me suis décidé » (Mario, Mexico, 2009).
63Mario avait à peine 16 ans quand il est parti pour les États-Unis. Le désistement de son oncle le pousse à saisir l’opportunité qui se présente, sans qu’il ressorte clairement de son discours si Mario a accompli un projet qui lui tenait à cœur, ou s’il s’est engagé afin de ne pas laisser se perdre la somme considérable prélevée par le passeur.
64Des déboires amoureux peuvent également précipiter le départ. Une jeune femme a, par exemple, soudainement décidé de rejoindre son compagnon à New York, après avoir entendu dire qu’il y fréquentait une autre femme. Avant de partir, elle a confié son jeune enfant à sa belle-mère, et démissionné de son emploi dans le bâtiment.
65L’expulsion des commerçants ambulants du centre historique de Mexico, en octobre 2007, a-t-elle fonctionné comme un déclencheur de l’émigration ? Bien qu’on ne constate pas d’hémorragie parmi ces populations, en juillet 2009, soit 18 mois après l’interdiction de la vente ambulante, l’intérêt pour les États-Unis parmi les groupes indiens du centre était beaucoup plus vif que lors des séjours de terrain précédents. Lassée de travailler dix heures par jour et six jours par semaine pour des travaux de couture ne rapportant pas plus de 100 pesos par jour, Manuela, qui vendait auparavant du maïs près d’une sortie de métro, se dit désormais prête à rejoindre sa mère au Texas, alors qu’elle refusait catégoriquement cette solution deux ans plus tôt. Après une longue phase d’expectative et de bricolage, découragés par l’absence de propositions alternatives en leur faveur, beaucoup sont à présent convaincus que l’éviction des rues est durable. L’expulsion des commerçants ambulants du centre historique pourrait donc déboucher sur une augmentation de l’émigration, même si le phénomène s’observe avec un temps de décalage et entre en résonnance avec de nombreux autres facteurs, dissuasifs ou incitatifs.
66Parfois toutes ces raisons se combinent. Jorge s’est décidé, en quelques jours, à rejoindre sa belle-famille dans le Tennessee, alors qu’il affirmait auparavant qu’il ne partirait qu’une fois que la question du logement aurait été réglée pour les siens, qui vivent encore dans une bicoque, dans un des squats. Pourquoi une telle précipitation ? Depuis les États-Unis, dans un entretien téléphonique, Jorge parle d’envie de s’en sortir, d’aider sa famille. Depuis le Mexique et avec du recul, le tableau est plus complexe. En mai 2006, ce représentant d’un groupe indien urbain a participé aux manifestations de San Salvador Atenco et y a été arrêté par la police. Au terme de plusieurs semaines de détention dans des conditions particulièrement brutales, il est sorti sous liberté conditionnelle, avec une assignation en justice. Or la préparation de l’audience requérait qu’il engage un avocat et impliquait de nombreux frais. En outre, Jorge était décrédibilisé aux yeux de certains compagnons indiens, prompts à lui reprocher son imprudence et un engagement politique excessif. Lui-même avait perdu foi en la politique. Il se disait hanté par les mauvais traitements subis et les scènes qu’il avait vues en prison. Après sa libération, il s’est laissé aller à boire plus souvent qu’à l’accoutumée. À cette même période, pensant acheter une place de commerce ambulant, il a versé toutes ses économies à un escroc qui a disparu avec son argent. Nouvelle dette, nouvelle humiliation. Enfin le bruit court que, quelques jours avant son départ, une jeune femme s’est présentée à son domicile, a affirmé être enceinte de lui et lui a réclamé une pension alimentaire. Pressé de toutes parts, Jorge s’est greffé sur le premier convoi partant pour les États-Unis, en dépit de ses engagements familiaux, professionnels, associatifs et politiques. En conséquence, même si les motivations précédemment affichées par Jorge quant à son envie d’aller aux États-Unis ne sauraient être mises en doute, il n’en demeure pas moins que d’autres éléments, plus ponctuels, liés à sa situation personnelle mais également révélateurs d’un contexte politique et économique plus large, ont pesé fortement à l’heure de passer à la concrétisation de l’acte migratoire.
Les freins
67Les freins à l’entreprise du projet migratoire sont également nombreux, y compris pour ceux qui entretiennent discrètement le rêve d’une nouvelle vie au Nord.
68En premier lieu, l’existence d’emplois en ville, même si ces derniers sont précaires, informels ou mal payés, limite les départs. Tout d’abord, les travailleurs s’inscrivent dans une économie de subsistance qui leur permet d’affronter les frais du quotidien. L’alternance entre des phases d’activités et d’inactivité peut instaurer une forme d’attentisme. Felipe travaille comme maçon sur des chantiers et repousse sans cesse son projet de partir aux États-Unis :
« Moi tous les ans, au moment de la saison des pluies, quand j’ai pas trop de boulot, j’ai vraiment envie de partir. Et puis au final on me propose toujours un petit quelque chose, quelques jours par-ci, quelques jours par-là, et j’accepte. Au bout du compte le temps passe, et je ne suis toujours pas parti » (Mexico, 2007).
69Paradoxalement, au lieu d’être une incitation aux départs pour les États-Unis, la précarité de l’insertion sur le marché de l’emploi semble les freiner (Fussell et Massey, 2004). En outre, dans ce contexte d’emplois intermittents, les migrants peinent à présenter leur projet migratoire comme nécessaire et à le justifier aux membres de leur groupe d’origine mais aussi, dans une certaine mesure, à leurs propres yeux. En milieu rural, il est aisé de se convaincre et de convaincre les autres que l’émigration est inéluctable. En milieu urbain, la décision de partir ou non fait l’objet d’un arbitrage qui place le migrant face à un choix qui n’appartient qu’à lui.
70Ensuite, la radicalisation du contrôle de la frontière entre États-Unis et Mexique a pour conséquence une constante augmentation du prix de la traversée, et des risques accrus pour les migrants qui doivent s’enfoncer toujours davantage dans les zones désertiques. D’après l’ONG Coalición de Derechos Humanos, qui recense chaque année depuis 2000 le nombre de morts pour le seul État de l’Arizona, 1851 corps avaient été retrouvés à la frontière entre le 1er octobre 2000 et le 30 septembre 2009. Personne n’ignore que l’on met sa vie en jeu en cherchant à aller aux États-Unis. Les femmes – qui sont par ailleurs menacées de violences spécifiques – invoquent plus volontiers leur peur que les hommes, la construction des rôles de genre incitant ces derniers à masquer ce qui pourrait être considéré comme une preuve de faiblesse. Plusieurs cas m’ont toutefois été rapportés d’hommes qui ont rebroussé chemin au dernier moment, une fois à Nogales, parce qu’ils ne se sentaient plus capables de franchir la frontière.
71Il semblerait d’ailleurs que le mode de vie urbain amplifie l’appréhension d’une traversée que l’on sait longue et difficile : les citadins tendent à comparer leur condition physique à celle des membres de leur famille résidant au village, à leur désavantage. Ils jugent que les ruraux sont mieux préparés à l’épreuve en raison de la pénibilité des travaux agricoles. En revanche, eux-mêmes se représentent comme moins performants, inaptes aux efforts physiques prolongés. Ils sont convaincus qu’ils partent pour le Nord avec un handicap. Cette justification, qui relève de la perception de soi et de l’intime, renforce donc l’argument selon lequel la ville génère des obstacles spécifiques à la mise en place de la migration.
72L’étape du cycle de vie dans lequel se trouvent les individus et la composition des familles peuvent également dissuader des candidats potentiels de partir pour le Nord. En effet la plupart des hommes et femmes otomis se mettent en couple très jeunes, et il n’est pas rare de trouver des parents âgés de 16 ou 17 ans à peine. De nombreux jeunes doivent donc faire face à des responsabilités d’adultes, qui contrarient un désir de migrer parfois conçu comme envie d’autonomie et de partage d’une expérience forte avec ses amis. Martin, 17 ans, affirme qu’il a eu plusieurs fois l’occasion d’aller aux États-Unis, où de la famille et des amis pourraient l’accueillir. Il était sur le point de réaliser ce projet lorsque sa petite amie lui a appris qu’elle était enceinte. Il a d’abord tenté de trouver un compromis : « Je ne serais pas parti longtemps, quelques mois, c’est tout, je serais rentré avant la naissance du bébé et j’aurais appelé tous les soirs », se défend-il. Devant le refus de sa compagne, Martin a finalement choisi de rester pour s’occuper de son enfant. Reporter son projet de migration vers les États-Unis, après de longues hésitations et un conflit ouvert marque à ses yeux son entrée dans la vie adulte. Ainsi, si l’émigration est souvent analysée comme un rite de passage masculin, s’affirmer en tant qu’homme peut également se traduire dans le refus ou le report de la migration. La ville est considérée comme un espace dangereux, en raison de l’insécurité, des conflits qui opposent vendeurs ambulants et forces de l’ordre, des risques d’expulsions. La présence physique d’un homme auprès de sa famille est donc peut-être plus facilement perçue comme un devoir masculin en contexte urbain que rural. Le jeune âge auquel hommes et femmes se retrouvent en charge de responsabilités familiales, associé au péril que représente la traversée de la frontière, limitent ainsi sans doute la mise en œuvre des projets migratoires.
73Il est en revanche intéressant d’observer que, même lors du séjour d’enquête mené en juillet 2009, alors que les États-Unis étaient entrés en récession économique depuis plus d’un an, la crise économique n’a jamais été mentionnée comme un élément dissuasif par les candidats à la migration. À cette même période, les migrants rentrés depuis peu à Mexico, ou les personnes qui se trouvaient aux États-Unis avec qui j’étais en contact par téléphone, évoquaient pourtant les impacts de la crise économique sur leur vie quotidienne. Mais l’appréciation de la crise économique se fait sur un mode différentiel : depuis Mexico, la situation locale sert de point de référence. Or l’économie mexicaine, très dépendante de la bonne santé de l’économie américaine et des envois de devise des migrants, a été durement touchée par la récession, au point que pour les candidats à la migration la situation aux États-Unis ne pouvait qu’être meilleure. On y verra une marque de l’espoir qui anime les migrants et de la dimension fantasmatique du projet migratoire.
74La migration vers les États-Unis s’inscrivant dans un contexte urbain plus riche en opportunités (notamment économiques) que le lieu d’origine, les candidats à la migration ont donc à faire un choix difficile qui ne peut être justifié par la seule nécessité de trouver un emploi. Les motivations individuelles, sujettes à la réprobation collective, apparaissent alors plus clairement que dans d’autres contextes d’émigration. Cette configuration particulière explique sans doute, aux côtés d’autres facteurs (précarité de l’emploi, responsabilités familiales, dangerosité), que les départs soient restreints au sein des groupes indiens à Mexico.
75Contrairement à d’autres contextes explorés dans la littérature sur les migrations, où l’émigration apparaît comme un projet collectif, sponsorisé par la famille ou même le village, émigrer aux États-Unis devient dans les squats indiens à Mexico un acte difficile à justifier, construit en opposition aux normes énoncées par le groupe. Comment expliquer une telle réprobation de la migration internationale, dans un groupe dont les membres partagent une histoire de migration ? Au-delà des éléments qui ont déjà été avancés, l’expérience de la migration interne doit être invoquée pour comprendre les réactions collectives aux départs vers les États-Unis.
Migrations – interne et internationale – mises en perspective
76On peut considérer que les projets de la migration aux États-Unis et le silence qu’ils génèrent font écho aux traces laissées par l’expérience de migration vers les villes mexicaines. Les migrants et leurs familles font d’ailleurs parfois le lien entre les deux migrations, au détour d’une phrase ou d’une anecdote.
« Quand je suis parti [de Mexico pour les États-Unis], j’ai commencé à vivre dans le monde de l’anglais. C’est comme quand on va de notre village à la ville. Il y a beaucoup de choses à apprendre. Il faut observer les gens qui vivent ici depuis qu’ils sont enfants, voir comment ils vivent leur vie » (Benicio, Mexico, 2009).
77Dans les représentations de la migration qui prévalent chez les groupes otomis à Mexico, une opposition est pourtant établie entre les deux types de mobilité : la migration interne est présentée comme un fait collectif, imposé par la nécessité et inévitable, au contraire de la migration internationale, acte choisi, individuel voire individualiste. Au regard des « âges de l’émigration » définis par Abdelmalek Sayad, la migration qui se met en place dans le groupe otomi de Mexico vers les États-Unis renvoie aux caractéristiques de la seconde phase de l’émigration, au cours de laquelle l’émigration devient une entreprise individuelle dépouillée de son objectif initialement collectif :
« Émigrer non plus pour assister le groupe mais pour s’émanciper de ses contraintes ; non plus pour se mettre au service de l’objectif communautaire – et encore selon la modalité consacrée –, mais en vue d’un objectif singulier ; non plus pour vivre comme autrefois parmi les autres émigrés et à leur manière, mais pour tenter une expérience individuelle originale, cette forme d’émigration s’avérait être une “aventure” fondamentalement individualiste » (Sayad, 2006, p. 69).
78Au-delà de cette dimension générationnelle, plusieurs aspects de l’expérience de migration interne renforcent le fait que la migration internationale soit conçue sous l’angle de l’opposition, voire de la rupture, avec la dynamique du groupe.
La migration interne : un précédent douloureux
79L’envie exprimée par les voisins des migrants ou par leurs proches ne fait pas seulement référence à la fascination que continue à exercer le « rêve américain ». Elle est également révélatrice de la frustration d’individus qui, malgré de longues années de labeur en ville et de nombreux sacrifices personnels, n’ont pas réussi à sortir de la pauvreté. Une concurrence implicite s’établit donc entre ceux qui ont choisi la stratégie de la migration interne et de l’insertion urbaine, et ceux qui se sont aventurés de l’autre côté de la frontière. C’est avec une indéniable amertume qu’Elisa commente le succès de son frère, qui n’avait pas quitté le village avant de partir aux États-Unis :
« Ça y est, mon frère a construit sa maison, ça va très bien pour lui et pour sa femme. D’ailleurs à mon avis pour ma belle-sœur ça va mieux que pour moi. Elle est plus riche que moi, et pourtant tu vois, moi j’habite en ville » (Mexico, 2007).
80Le succès de son frère aux États-Unis remet en question a posteriori les choix à partir desquels Elisa a construit son projet de vie. Voici plus de quinze ans qu’elle a pris la décision de chercher un futur meilleur à Mexico, et elle et son mari ne sont toujours pas parvenus à construire de maison à Santiago Mexquititlán. Jusqu’à ce qu’ils bénéficient du programme de logement subventionné par la municipalité, ils n’avaient pas non plus de logement à Mexico où ils squattaient un terrain vague. En quelques mois seulement aux États-Unis, le frère d’Elisa a accompli ce qu’elle et son mari avaient initialement projeté, sans succès. En termes de stratégie migratoire, le choix de ceux qui se sont aventurés aux États-Unis paraît bien plus fructueux que celui de ceux qui se sont installés à Mexico. La migration qui se met en place depuis une dizaine d’années renvoie donc directement les Indiens urbains à leur propre expérience de migration, à leurs succès et à leurs échecs, individuellement et collectivement.
81Les difficultés rencontrées au cours de la première expérience de migration interne rendent par ailleurs les personnes installées à Mexico particulièrement conscientes des obstacles et des souffrances inhérentes à la migration, pour les avoir vécus personnellement. « Il faudrait apprendre l’anglais, tout recommencer depuis le début. Avec ce que ça m’a coûté d’apprendre l’espagnol et de me faire ma place ici… Je n’ai pas le courage de repartir à zéro », explique Elisa pour justifier son manque d’intérêt pour la migration vers les États-Unis. Le fait que les Indiens aient connu des expériences d’insertion urbaine particulièrement difficiles à Mexico n’est sans doute pas étranger aux réserves qu’ils émettent concernant les réussites proclamées par ceux qui ont franchi la frontière.
82 Ainsi, l’expérience de la migration antérieure explique que le sujet demeure aussi conflictuel : on aimerait adhérer aux espoirs et aux fantasmes que suscitent les États-Unis, mais on n’ignore pas la part de souffrances et de frustrations qu’entraîne la migration, pour les avoir déjà éprouvées.
La migration internationale, une stratégie d’évitement des normes traditionnelles et des engagements collectifs ?
83Les travaux ethnographiques sur les migrants de Santiago Mexquititlán soulignent la force particulière qu’exerce le contrôle communautaire dans ce groupe après la migration interne, à travers les rumeurs circulant par les réseaux de commerce ambulant, les espaces d’habitat partagés, les visites fréquentes au village, de nombreuses unions endogamiques (Arizpe, 1975 ; Martínez Casas, 2007 ; Molina, 2010). Or la migration internationale semble multiplier les dérogations des individus aux règles et devoirs traditionnels.
84Le cas de Luis, le plus jeune fils d’une famille qui s’est construite entre Mexico et Santiago Mexquititlán, l’illustre. Depuis cinq ans il vit dans l’Indiana, où il a rencontré sa femme et conçu un enfant. Même s’il envoie des nouvelles et fréquente aux États-Unis d’autres migrants originaires de Santiago, Luis a établi une série de ruptures avec les normes familiales et collectives. Tout d’abord, il déroge à la tradition qui intime, à Santiago, que le fils cadet vive sous le même toit que ses parents âgés, afin de s’occuper d’eux et de leurs terres. Pour pallier son absence, toute la fratrie a dû se réorganiser et il incombe désormais à ses sœurs de prendre soin de leur mère diabétique, en effectuant des allers-retours depuis Mexico. En outre, en s’installant aux États-Unis, Luis a renoncé à cultiver la terre familiale. Il n’a pas terminé de construire sa maison sur le terrain qui fait face à celui de ses parents, cessant de financer les travaux après quelques années. Enfin, en épousant au Nord une femme qui, bien que d’origine mexicaine, n’est pas otomi, il a rompu avec la règle de l’endogamie qui prévaut encore parmi les Santiaguenses de sa génération. Luis n’est pas une exception, et les Indiens urbains égrènent volontiers la liste des nationalités des personnes épousées par leurs compatriotes aux États-Unis : Mexicaines d’autres régions, Américaines, mais aussi Péruviennes et même Japonaises, à en croire les rumeurs. La multiplication de ces mariages mixtes génère un certain malaise dans la frange la plus traditionnelle de la communauté indienne urbaine, comme le rapporte Gabriel :
« Beaucoup de jeunes sont partis des squats. Ils partent célibataires, et quand ils reviennent, ils sont mariés (rire gêné). Mariés, mais pas avec des gens du village, avec des gens de Oaxaca, de Michoacán. Ici, on ne trouve pas ça bien. Ici, on dit que si tu te maries avec quelqu’un qui n’est pas du village, tu t’exposes à ne plus pouvoir être protégé. Par exemple, une femme qui épouse un homme qui la bat. S’il est du village, on sait où aller trouver sa famille pour se plaindre, arranger les choses. Mais s’il n’est pas du village, comment savoir à qui s’adresser ? » (Mexico, 2007).
85En ne respectant pas ces contraintes, Luis semble défier l’appartenance familiale et communautaire. Au cours de l’enquête de terrain, après trois jours chez les parents de Luis, et alors que les fenêtres de la maison familiale donnent sur les fondations de la maison inachevée du jeune homme, le nom de Luis n’avait jamais été prononcé, comme si le sujet était trop douloureux pour être abordé.
86Par ailleurs, au regard de la trajectoire d’insertion des Indiens urbains, le choix que font certains d’émigrer peut apparaître aux autres membres du groupe comme une défection, pour reprendre le schéma interprétatif proposé par Hirschmann (2011), tout particulièrement dans la période actuelle, où les organisations otomis luttent collectivement pour obtenir des autorités publiques des améliorations concrètes dans leur quotidien. Partir aux États-Unis revient à se désolidariser de ces luttes collectives pour tenter sa chance de forme individuelle.
87De fait le point de vue des candidats à la migration internationale sur leur communauté d’origine, et la façon dont ils envisagent leur projet migratoire, concordent avec les représentations qui se construisent dans le discours collectif, d’une émigration individualiste : elles marquent une nette défiance face au rôle de la communauté comme appui pour obtenir une ascension sociale.
88À Mexico, la situation des Otomis du centre se caractérise par un fort entre-soi (amplifié par le logement communautaire), mais aussi par des difficultés économiques persistantes et l’impossibilité de sortir de la pauvreté, que ce soit de façon collective ou individuelle. Le groupe peut ainsi être perçu, par ses membres mêmes, comme un facteur de stagnation sociale, voire d’entrave à une ascension individuelle.
89Antonio rappelle :
« Moi, à plusieurs occasions, j’ai cherché du travail. Jamais je n’ai reçu d’appui de la part des gens du village. Au contraire, il y a du ressentiment, ils disent : “Voilà ce connard qu’arrive.” Les gens, ils ont peur que je leur pique leur boulot, ou parfois c’est moi, je vois qu’ils ont de meilleures idées que les miennes et je sais que si je ne fais pas attention, ils vont me prendre mon travail. Moi je vois que c’est comme ça que ça se passe. Ça arrive souvent, quel que soit l’endroit. On a la trouille que l’autre s’en sorte mieux. C’est-à-dire, on ne supporte pas que tu grimpes les échelons, tout de suite on commence à te jeter la pierre, on parle mal de toi » (Mexico, 2007).
90Les discours sur le manque de solidarité entre paisanos (individus provenant d’un même lieu) sont récurrents. Lors d’un atelier collectif organisé avec les hommes, le sujet est soulevé à plusieurs reprises, comme s’il fallait insister pour faire entendre aux travailleurs sociaux qui animent la séance une réalité qui tranche singulièrement avec la vision qui domine des groupes indiens homogènes, solidaires, soudés par une vision du monde et une identité communes : « Nous, nous n’avons pas vraiment conscience que c’est important d’être très unis, on ne peut pas dire que si on est malade ou si on a un problème, on peut compter sur les autres », soutient Jorge. Cette perception influe sur les représentations que l’on retient, depuis la ville, de la situation aux États-Unis :
« Certains disent, surtout ceux qui ont émigré à l’étranger, que quand arrivent les nouveaux, c’est très rare qu’ils trouvent de l’aide. Il faut vraiment que tu arrives auprès de gens de ta famille pour que tu puisses recevoir un soutien, parce que les autres, même s’ils viennent de ton village, ils font comme si tu n’existais pas. […] Certains sont rentrés et ils ont l’impression qu’ils ont échoué parce que, comme ils disent, si tu ne connais personne là-bas, même s’il y a des paisanos, c’est pas eux qui vont te donner un coup de main » (Jorge, Mexico, 2007).
91On peut supposer que la déception anticipée vis-à-vis du groupe communautaire est intimement liée à l’expérience collective vécue à Mexico. Dès lors, pour s’en sortir, il faut accepter de se détacher du groupe, et parfois même de sa famille. Jorge l’explique clairement quand il évoque son projet de migration – alors hypothétique – aux États-Unis :
« Et où penses-tu aller ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas encore.
— Tes frères sont là-bas, non ?
— Oui, j’ai bien un frère là-bas, mais je ne veux pas aller chez lui. Il y a aussi les frères de Mariana [son épouse], son beau-frère… Mais je ne veux pas arriver chez de la famille. La famille, c’est vrai, elle va te soutenir au début, elle va te tendre la main. Mais ensuite, si tu progresses, si tu veux faire les choses à ta façon, ils ne te laissent pas faire. Ils vont toujours vouloir te rabaisser. Moi je veux partir seul.
— Mais ce n’est pas plus facile si tu arrives là-bas avec quelqu’un que tu connais ?
— Pour faire le trajet, je peux le faire seul, je n’ai pas besoin que quelqu’un de ma famille m’accompagne. Ensuite, pour faire mon trou, je préfère encore arriver chez un ami, ou quelqu’un du village, plutôt que chez la famille. Parce que le plus vite possible, je veux partir de mon côté, je veux partir seul. Je ne veux pas arriver dans un endroit où il y aurait beaucoup de paisanos. C’est pour ça, je ne sais pas, j’irais bien à la frontière avec le Canada, ou davantage à l’intérieur des terres, le Wisconsin, la Caroline du Nord » (Mexico, 2007).
92Entendre Jorge, représentant d’un groupe indien à Mexico, rêver à haute voix d’un voyage aux États-Unis qui l’entraînerait le plus loin possible de sa famille et de son groupe d’origine – discours qui contraste nettement avec celui qui prédomine dans une littérature qui accentue l’importance des réseaux de solidarité entre migrants, en particulier pour les populations indiennes ; mais discours récurrent au cours de l’enquête –, était inattendu. D’autant plus que Jorge incarne la collectivité otomi aux yeux des autorités de la ville et joue un rôle important dans la revalorisation de certaines pratiques traditionnelles en ville. Le souhait qu’il exprime de vivre sa migration aux États-Unis comme une aventure individuelle, une parenthèse à distance du groupe social d’origine, s’inscrit donc à rebours du modèle d’organisation qui a été privilégié à Mexico par le groupe dont il est à la tête.
93En définitive, à la suite de l’insertion urbaine à Mexico, le groupe d’origine est donc associé à l’enfermement dans une situation d’échec collectif et à un contrôle social parfois oppressant, dont la migration aux États-Unis permettrait de se dégager.
La migration interne : une alternative à la migration internationale
94La décision des migrants de partir aux États-Unis défie d’autant plus les normes collectives que la migration interne, qui a constitué ses propres réseaux au fil de l’histoire migratoire des Otomis au long des cinquante dernières années, apparaît comme un débouché satisfaisant au besoin d’emploi et aux envies de découverte qu’expriment les candidats à l’émigration.
95 La migration interne peut en effet représenter une solution de compromis par rapport à la mobilité vers les États-Unis. Elle répond au besoin de trouver d’autres opportunités d’emploi ou de voyage qu’expriment les migrants potentiels, tout en limitant les risques encourus. Marta explique :
« J’ai deux fils. L’un répète sans cesse qu’il veut partir [aux États-Unis], mais je ne le laisse pas. Parce que je n’ai que deux enfants. Alors qu’est-ce que je fais s’il part et qu’il ne revient pas ? Non ! Si je l’avais laissé, il serait parti en décembre dernier, mais je ne l’ai pas laissé. Ensuite, en mars, il voulait partir à nouveau, mais moi : “Non, tu ne partiras pas.” Il est très jeune. En ce moment il n’est pas à Mexico, mais il n’est pas loin, il est parti travailler à Acapulco. Acapulco ça va, c’est près. “Tu ne m’as pas laissé partir ? Alors je m’en vais là-bas.” Et il veut partir, il veut partir [aux États-Unis], il dit qu’il aura le dernier mot, mais je ne veux pas le laisser. Je ne veux pas le laisser parce que là-bas, un membre de la famille de mon mari est mort. Il est mort d’un accident de voiture. Comme ils travaillaient dans les champs avec les siens, il avait besoin d’une voiture pour faire le trajet. Et il a eu un accident. Ça va faire trois ans. C’est pour ça que je ne veux pas qu’il parte, moi j’ai deux fils, et l’un va partir et ne va pas revenir ? Non ! Mon fils me dit : “Mais ça n’est pas pareil, il travaillait à la campagne, moi je ne vais pas travailler à la campagne.” “Tu n’iras pas”, je lui dis. “Ah, tu n’as pas voulu ? Alors je pars à Acapulco. Et tu ne me reverras pas jusqu’au mois de décembre, peut-être même jusqu’à juin, juillet.” D’accord, mais au moins je sais qu’il est près » (Mexico, 2007).
96Le départ de son fils pour Acapulco rassure cette mère, tout en laissant à son fils, adolescent, la possibilité de s’éloigner de sa famille et d’avoir une certaine autonomie. On sent dans le témoignage de Marta l’inquiétude avec laquelle elle appréhende la migration aux États-Unis, ainsi que l’intensité des tensions et des discussions qui ont précédé au départ du jeune garçon. Soulagée de l’avoir dissuadé de traverser la frontière, elle a conscience qu’elle se confronte aux limites de son autorité sur son enfant et que la solution actuelle est peut-être temporaire. Comme Marta, de nombreuses mères encouragent leurs enfants à travailler dans d’autres villes mexicaines : « Il y a beaucoup à découvrir dans notre pays », tente de se rassurer Natalia, qui a confié son fils à des proches à Monterrey. Ainsi, les familles des migrants potentiels peuvent être amenées à remobiliser les réseaux migratoires établis à partir de leur lieu d’origine pour proposer des alternatives aux jeunes en quête d’aventure. Cette stratégie migratoire s’inscrit en continuité avec celle mise en place par les générations antérieures, à Santiago : elle perpétue le schéma de circulation d’une ville à l’autre qui existe depuis des décennies, et renforce les liens entre les familles dispersées à travers le territoire mexicain. En filigrane, des tensions intergénérationnelles apparaissent quant à la destination qui paraît légitime pour se construire, individuellement, en migration et découvrir d’autres espaces et modes de vie.
97L’émergence de départs vers les États-Unis depuis les groupes indiens établis en ville ne soude donc pas le groupe autour d’une identité réappropriée et réaffirmée de « migrants » comme on aurait pu le postuler de prime abord, mais clive plutôt le groupe d’appartenance autour de l’opportunité ou non de migrer aux États-Unis. Les espérances et les frustrations, l’échec relatif de l’insertion urbaine sur un mode collectif, resurgissent. Par ailleurs, dans la mesure où d’autres destinations au Mexique paraissent plus sûres, jalonnées par les réseaux familiaux constitués au cours des décennies précédentes, partir aux États-Unis signifie refuser cette alternative cautionnée par le groupe. La décision de migrer aux États-Unis devient alors un acte par lequel les migrants affirment leur autonomie face à leur groupe d’appartenance. Dès lors, les discours sur l’ailleurs portés par les migrants « ne se contentent pas de renverser les certitudes de la vie quotidienne, mais ouvrent la voie à de nouveaux projets de société » (Appadurai, 2005, p. 34) : ils ont une dimension à la fois inexprimable et profondément subversive.
L’organisation des départs : le réseau communautaire mis à profit
98Reste cependant à voir dans quelle mesure les représentations de la migration comme acte autonome et individuel, représentations construites à la fois dans le discours collectif et par les migrants eux-mêmes, se réalisent dans les pratiques migratoires, et notamment dans l’organisation du départ, moment d’autant plus crucial que le contrôle accru de la frontière entre le Mexique et les États-Unis et la criminalisation des migrants qui en découle ont accentué les risques encourus par ces derniers.
Le choix du passeur et les compagnons de la traversée de la frontière
99Dans la littérature, les enquêtes menées auprès de résidents urbains ayant connu une migration interne, montrent que ces derniers se tournent de préférence vers leur lieu d’origine, en milieu rural, pour recruter un passeur, quelle que soit leur appartenance ethnique, plutôt que vers des connaissances qu’ils se seraient faites dans le milieu urbain (Fussell et Massey, 2004 ; Rivera-Sánchez et Lozano-Ascencio, 2006 ; Arias et Woo, 2007). Conformément à ces observations, sans exception, tous les migrants indiens rencontrés aux États-Unis ou à Mexico au cours de l’enquête s’en étaient remis à un passeur originaire de Santiago, au lieu d’engager quelqu’un depuis Mexico ou depuis une ville-frontière. Au moment de concrétiser leur projet migratoire, les candidats à la migration réaffirment dès lors leur appartenance à leur groupe d’origine. Le périple vers les États-Unis commence ainsi par un voyage de retour, en bus, de Mexico au lieu d’origine – un déplacement géographique qui a aussi une portée symbolique.
100Comment l’expliquer ? Le passeur du village est connu, recommandé, et donc estimé digne de confiance. Pour Josefina, représentante mazahua, seuls ceux qui partent imprudemment, « comme des fous (a lo loco) » rencontrent des problèmes pour traverser la frontière. Ceux qui prennent le temps de se renseigner limitent les risques, non seulement parce qu’ils se seront informés sur la réputation du passeur, mais aussi parce que l’inscription communautaire est en soi gage de protection. « S’il y a un problème, moi, ici, je connais des gens. Je tire un fil, et l’autre, et puis l’autre, et j’arrive à la famille du passeur. » Comment illustrer le principe du réseau social avec davantage de clarté que ne le fait Josefina ? On notera qu’elle s’exprime ici en tant que représentante d’un groupe indien, et fait référence à sa position privilégiée dans la structuration du réseau communautaire. Lorsque certaines personnes de son groupe ont rencontré des difficultés à la frontière ou ont été expulsées du territoire nord-américain, leurs familles l’ont sollicitée afin de trouver une solution, avec l’appui d’autres membres du village ou grâce au carnet d’adresses que la représentante s’est constitué auprès des institutions.
101En dépit des réserves que pouvaient exprimer les migrants, le réseau communautaire est ainsi mobilisé par eux et par leurs proches, à la fois pour l’organisation du départ et la gestion des imprévus.
102La migration interne et l’expérience d’insertion urbaine interfèrent toutefois dans ce processus. Au groupe de migrants de Santiago se greffent en effet des connaissances, connues en ville, qui ne sont ni originaires de Santiago, ni nécessairement indiennes, et qui, pourtant, vont s’insérer dans le même réseau migratoire. Carlos, métis originaire de l’État de Puebla et époux d’une femme otomi, est l’un de ces migrants sans contact personnel aux États-Unis. Le jour où il a décidé de partir aux États-Unis, Carlos, qui résidait dans un des terrains vagues occupés par les groupes otomis, s’est adressé à son voisin, Pedro, parti deux ans plus tôt dans le Wisconsin. Pedro a accepté de le mettre en contact avec le passeur qui l’avait fait traverser et de lui avancer le prix du voyage. Or financer le voyage d’un migrant, comme l’a fait Pedro pour Carlos, témoigne d’une confiance généralement réservée au cercle familial. Ce cas n’est pas isolé : dans le convoi d’une dizaine de personnes auquel s’est joint Carlos, et qui partait de Santiago Mexquititlán, se trouvait aussi un jeune homme, originaire d’un autre village de l’État de Puebla, frère d’une femme métisse mariée à un homme otomi du même squat à Mexico.
103Le réseau qui se tisse quand les migrants organisent leur voyage depuis le lieu d’origine n’est donc pas un réseau fermé et délimité par l’appartenance ethnique. Il se recompose au contraire en intégrant les nouvelles alliances qu’a favorisées la vie urbaine. L’observation de ce type de pratiques permet de relativiser l’exclusivité des relations intra-ethniques en ville, sur lesquelles certains travaux tendent à se focaliser, et de prendre la mesure des interrelations, peut-être moins visibles, qui s’y sont également nouées. Elle tempère également « la forte inertie dans les schémas migratoires » que tendraient à exercer, d’après certains auteurs, les réseaux constitués à partir du lieu d’origine (Roberts, Hamilton, 2007, p. 88) : la ville fonctionne comme un lieu d’échange et de brassage des expériences migratoires.
104Les passeurs jouent également un rôle central dans le brouillage des frontières entre émigration rurale et émigration urbaine, et dans l’articulation des migrations internes et internationales. Leur influence se manifeste à plusieurs niveaux.
105En premier lieu, les passeurs contribuent à déterminer le lieu d’installation des migrants, en privilégiant certaines destinations aux États-Unis en fonction de leurs contacts. Le fait que les citadins nés à la campagne fassent de préférence appel aux passeurs de leur lieu d’origine rural explique donc l’immense diversification des destinations des migrants urbains. Les Indiens résidant dans le même quartier central à Mexico ont des trajectoires radicalement différentes aux États-Unis, en dépit des similitudes de leurs conditions de vie dans la capitale : les Mazahuas de San Felipe del Progreso se dirigent plutôt vers le Texas ou l’Ohio ; les Otomis de Santiago vont dans le Wisconsin, l’Indiana ou le Tennessee ; les Nahuas de San Juan Tetelcingo se regroupent en Californie ou dans l’Oregon. L’histoire migratoire est ainsi un facteur plus déterminant que le lieu où réside le migrant au moment où se prend la décision de partir, lorsque l’on cherche à comprendre comment s’organise concrètement la migration et comment se dessinent les trajectoires.
106Le passeur réarticule par ailleurs, dans une certaine mesure, les relations interethniques au niveau micro-régional. En effet, il semblerait qu’au moins l’un des deux passeurs auxquels ont recours les habitants de Santiago ne soit en réalité pas originaire du bourg même, mais d’un village proche, Santa Rosa. Il ne réserve donc pas ses services aux seuls Otomis, et conduit également au Nord les membres des villages aux alentours, des métis. Cette situation est particulièrement intéressante car elle fait écho à la structuration de la migration interne dans les années 1960, telle que la dépeint Lourdes Arizpe (1975). Des recruteurs de main-d’œuvre opéraient au niveau régional. Issus de villages métis, ils orientaient vers la ville à la fois les membres de leur propre village mais aussi les populations indiennes des zones proches. Les deux réseaux migratoires se différenciaient ensuite une fois en milieu urbain. Or, dans le cas de la migration vers les États-Unis, traverser la frontière ensemble unit de façon très particulière les personnes qui constituent un même convoi. En raison des risques qu’elle comporte, la migration internationale est une expérience brutale et souvent traumatisante, dont la traversée de la frontière représente la clé de voûte (Hellman, 2008). Une complicité naît de l’espoir partagé, des longs moments d’attente dans des chambres d’hôtel, des efforts physiques intenses, de la fatigue, de la peur, et enfin, lorsque tout se passe bien, de la joie et du soulagement d’avoir pu arriver de l’autre côté. Après avoir partagé cette épreuve, dont la dimension initiatique a souvent été soulignée, les migrants se retrouvent ensuite dans les mêmes lieux de destination aux États-Unis. Comment se reconfigureront alors, sur le sol nord-américain, les relations interethniques de ces individus, marquées au Mexique par la discrimination et l’exploitation économique ?
107En définitive, la migration vers les États-Unis, qui se pose à certains égards comme un acte de rupture vis-à-vis du groupe indien reconstitué en milieu urbain, témoigne de l’inscription dans une pluralité de réseaux : celui entendu en référence au lieu d’origine, celui constitué par des personnes qui partagent une quotidienneté en ville sans toutefois se référer à la même identité ethnique, enfin, peut-être, celle des candidats à la migration qui se lancent dans le dangereux périple vers le voisin du Nord. Il s’agit alors d’autant de « communautés » emboîtées, entendues dans un sens large qui ne recoupe pas la définition traditionnelle de la communauté indienne, intimement associée à la notion d’appartenance ethnique. Les passeurs jouent un rôle crucial dans la réarticulation de ces réseaux.
La différence culturelle, une ressource
108Enfin, si la migration internationale suscite des conflits intimement liés à l’expérience collective du groupe indien lors de la migration vers Mexico, elle amène également à revaloriser certaines dimensions de l’identité indienne. La langue, tout d’abord, dont l’usage a parfois été abandonné en ville par crainte des locuteurs d’être discriminés, est abordée sous un angle nouveau. Ainsi, pour faire face aux escroqueries téléphoniques, Josefina, représentante d’un groupe mazahua, conseille aux membres de son groupe de s’adresser à la personne supposément en difficulté ou séquestrée en mazahua, langue que tous comprennent à défaut de la parler, y compris les plus jeunes. Elle dit avoir déjoué elle-même un piège, lors d’un appel qui concernait son cousin : en entendant une langue indienne, les escroqueurs décontenancés ont raccroché. Cette utilisation astucieuse de la langue fait de la différence culturelle un élément d’identification permettant de se protéger de menaces extérieures.
109Martin, 17 ans, avance d’autres arguments pour revaloriser la langue indienne dans le contexte migratoire actuel. Lui qui se présente comme un vrai citadin, « venant à 100 % de Chilangolandia », a entendu dire que plus on parle de langues et plus il est facile d’en apprendre de nouvelles. Il désire donc apprendre l’otomi à son enfant, espérant qu’il apprendra ainsi plus facilement l’anglais et se débrouillera mieux s’il décide un jour d’aller aux États-Unis. Aux yeux de Martin, parler une langue indienne permet de s’adapter plus facilement à un nouveau contexte linguistique : elle devient gage d’ouverture aux autres. Le travail de terrain à Mexico auprès d’autres groupes indiens, et aux États-Unis, a permis d’observer que ce constat est partagé, y compris par des migrants qui ne sont pas indiens. Ainsi, depuis les États-Unis, Liliana, une Mexicaine non-indienne, remarque que les migrants de Oaxaca qui parlent – selon ses termes – « un dialecte », parlent très bien l’anglais, et que ceux de Santiago l’apprennent très vite aussi, « comme si leur langue les préparait à en apprendre une autre ».
110Dans les deux cas, la maîtrise d’une langue indienne est perçue comme un atout. Cette dernière est ici abordée sans affect particulier, comme une langue parmi d’autres, sans qu’un stigmate y soit associé. L’émergence des migrations vers les États-Unis revalorise donc de façon inattendue l’indianité et reflète le travail de réélaboration identitaire et de conscience de soi engendré par le processus d’insertion urbaine.
Conclusion
111Au terme de l’analyse du contexte dans lequel s’élaborent les projets migratoires vers les États-Unis, il serait tentant de voir s’opposer deux migrations. L’une, datant de plus d’une cinquantaine d’années, dirigée vers les villes mexicaines pour des motifs essentiellement économiques, a débouché sur des installations durables, et s’inscrit dans un registre familial et communautaire. L’autre, récente, vise les États-Unis, se conçoit dans une optique de circulation et est motivée par un désir individuel de mobilité sociale, une envie de participer à la société de consommation ou une soif de découverte et d’aventure, autant d’éléments qui dessinent un processus d’individuation très net – même si le contexte d’énonciation pousse à présenter le projet comme un sacrifice pour le bien-être familial.
112Ces représentations dichotomiques paraissent opérantes au sein des groupes indiens à Mexico. Elles se reflètent dans un discours collectif qui délégitime la formulation des projets migratoires vers les États-Unis, avec un impact non seulement au sein des groupes indiens (circulation de représentations négatives de la migration, occultation des projets migratoires et des départs), mais aussi sur la méthodologie de collecte des données. De ce fait, l’aspiration à traverser la frontière pour tenter sa chance aux États-Unis est interprétée comme une rupture avec le groupe d’appartenance, au lieu d’être reconnue comme un épisode supplémentaire dans une histoire partagée de mobilités. Les conflits que génère l’émergence de la migration internationale au sein des groupes indiens urbains, l’occultation d’une partie de ces trajectoires, la valorisation de la migration inter-urbaine comme alternative explicite, expliquent sans doute autant le faible nombre des départs que la pauvreté et la précarité urbaine.
113En dépit des logiques en apparence opposées qui sous-tendent migrations vers les villes et mobilités vers les États-Unis, les deux phénomènes ne sauraient toutefois être opposés radicalement. Les Santiaguenses qui se décident, finalement, à partir pour le Nord, ne sont pas les « self-made-migrants » que décrit Mahamet Timera, ces « candidats à la migration sans bagage […] évoluant hors ou en marge des réseaux migratoires communautaires efficients » (2009, p. 185). Si la maturation de leur projet migratoire témoigne d’un phénomène d’individuation et de la prégnance d’imaginaires globalisés, les candidats à la migration vers les États-Unis remobilisent les réseaux ethniques au moment de choisir le passeur. Ils s’appuient également, à l’heure de mettre en acte le projet migratoire, sur des compétences culturelles et des réseaux sociaux acquis lors de la migration vers les villes : les réseaux ethniques constitués depuis le lieu d’origine, à partir duquel se recrute le passeur, s’ouvrent aux personnes rencontrées lors de l’insertion urbaine ; la langue indienne devient un atout permettant de se différencier des autres citadins en vue d’une meilleure insertion aux États-Unis, contre toute attente. Ainsi, plutôt que par les clivages qu’elles génèrent en apparence – même si ces derniers ne sont pas sans effets sur la construction des flux migratoires –, les deux formes de migration, interne et internationale, et les interprétations auxquelles elles donnent lieu interagissent étroitement.
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