Chapitre II
Appréhender la migration depuis les villes : enjeux et obstacles
p. 65-83
Texte intégral
1« Des Indiens qui partent de la ville pour les États-Unis, tu n’en trouveras pas, ou alors quelques cas isolés. Ça ne les intéresse pas. Les groupes avec lesquels on travaille, ce qui les intéresse c’est de se faire une place ici, de lutter pour leurs droits dans la ville. Si j’étais toi je travaillerais plutôt sur les radios communautaires indiennes qui se créent en ville1. » C’est par ces propos qu’un représentant de la DAI, une des institutions dédiées à la question indienne à Mexico, a accueilli ma recherche sur les projets migratoires des populations indiennes installées en ville. Pourtant, depuis une dizaine d’années déjà, les démographes soulignaient l’importance croissante des flux migratoires issus des villes mexicaines, au point que Jorge Durand considérait les jeunes habitants des quartiers populaires des villes grandes et moyennes comme « les nouveaux personnages du courant migratoire » vers les États-Unis (1996, p. 187). Il semblait donc légitime d’envisager que les Indiens établis à Mexico participent à cette recomposition des flux migratoires. La situation de l’emploi, dans le centre de Mexico, était bloquée pour de nombreux commerçants ambulants. En outre, une migration vers les États-Unis se mettait en place depuis le village de Santiago Mexquititlán, et nombre de mes enquêtés mentionnaient leurs frères ou leurs neveux, partis au Nord. Pourquoi les « Indiens urbains », et ceux du centre en particulier, seraient-ils restés à l’écart d’un phénomène qui semblait brasser, d’année en année, une proportion toujours plus significative de la population nationale ? L’absence de chiffres par lesquels étayer ou infirmer mon intuition que la migration internationale concernait également les populations indiennes urbaines compliquait le diagnostic – puisque les statistiques de la migration internationale ne prennent pas en compte l’origine ethnique des migrants.
2Après quelques mois d’observation, la question initiale s’est présentée sous un angle nouveau. Il ne s’agissait plus tant de chercher à comprendre pourquoi le processus de migration depuis la ville était restreint au sein des groupes indiens, que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il demeurait à ce point invisible – ce qui ne pouvait se justifier uniquement par le caractère récent du phénomène. Sur quels enjeux et sur quels acteurs reposait l’invisibilisation de la migration qui s’ébauchait dans les groupes indiens du centre de Mexico ?
3 Pour répondre à cette question, deux niveaux d’analyse peuvent être distingués. Premièrement, la migration qui nous intéresse ici mobilise des individus qui, en raison de leur expérience récente de migration interne, sont fortement connectés au milieu rural, dans une relation qui n’est pas sans susciter des frictions, tout en étant engagés dans un indéniable processus d’insertion urbaine. Le schéma migratoire ici observé questionne donc les divisions généralement établies entre migration urbaine et rurale, interne et internationale. Au niveau national et dans une perspective théorique, le phénomène d’émigration depuis les villes implique donc de revenir sur les catégories analytiques jusqu’alors utilisées pour penser les flux migratoires, et surtout sur leur usage dichotomique, propice à invisibiliser les mobilités construites à l’intersection de ces catégories. Deuxièmement, à une échelle plus locale, celle de la ville de Mexico, deux dynamiques empêchent d’appréhender le phénomène émergent de la migration d’une partie des populations indiennes : le développement, au cours des dix dernières années, d’approches institutionnelles et scientifiques focalisées sur l’intégration des populations indiennes, d’une part ; mais aussi les stratégies des populations indiennes elles-mêmes, qui semblent trouver un intérêt à ce que soit maintenu le silence sur les départs qui s’amorcent depuis la ville.
4L’analyse s’appuie sur une revue de littérature, dans un premier temps, puis sur des observations menées auprès de groupes otomis et mazahuas du centre de Mexico dans lesquels on constate un mécanisme similaire d’occultation et de déni de la migration internationale.
Les villes comme lieux de départ : transformations récentes des flux migratoires
5Hipólito, âgé d’une soixantaine d’années, commente l’évolution des mobilités depuis Santiago Mexquititlán, son village d’origine :
« Avant, tout le monde restait au village, il n’y avait pas tout ça, Monterrey, Guadalajara, León, Nuevo Laredo. Si les gens voulaient aller à la ville, il fallait qu’ils marchent jusqu’à Amealco, et un bus les ramenait. Et avant, seuls les hommes partaient. Aujourd’hui, même les femmes partent. Et elles partent bien loin, jusqu’aux États-Unis » (Mexico, 2007).
6La migration vers les États-Unis depuis Santiago Mexquititlán aurait commencé au début des années 1990 seulement (Martínez Casas, 2007). Clandestine, d’abord essentiellement masculine, elle a rapidement incorporé femmes, en couple ou célibataires, et adolescents en nombre croissant. Dans les années 2000, elle a supplanté les flux de migration interne pourtant consolidés à la suite desquels les habitants de Santiago s’étaient établis dans plusieurs villes mexicaines.
7La réorientation de flux migratoires initialement dirigés vers les bassins d’emploi du centre du Mexique n’est pas propre à Santiago Mexquititlán. Au cours des trente dernières années, le champ migratoire mexicain s’est profondément restructuré : l’essor de la migration vers les États-Unis s’est accompagné d’une diversification sans précédent des profils des migrants internationaux, et des lieux d’origine de ces derniers. Mexico, pôle d’attraction des migrations, est aussi devenue un pôle d’expulsion. Ces mobilités sont généralement analysées à l’aide de concepts qui scindent des champs de recherche : migration rurale et migration urbaine ; migration interne et migration internationale.
Les années 2000 : essor des flux migratoires internationaux et réorganisation des migrations internes
8L’accroissement des flux migratoires à destination des États-Unis représente la transformation la plus importante des mouvements de population au Mexique au cours des trente dernières années. De 2194075 en 1980, le nombre de Mexicains aux États-Unis a doublé pour passer à 4262900 en 1990 (Durand et Arias, 2005, p. 379). Le seuil des 10 millions d’émigrés a été franchi au début du xxie siècle et, aujourd’hui, on estime qu’un Mexicain sur dix vit aux États-Unis.
9Plusieurs facteurs expliquent un tel essor de la migration internationale. En premier lieu, le bassin industriel du centre du Mexique, qui avait drainé l’essentiel de la force de travail au cours des décennies précédentes, a perdu de sa force d’attraction économique. Dans les années 1980, l’économie mexicaine a connu d’intenses processus de restructuration industrielle, surtout dans le Centre et le Sud du pays : privatisation des industries étatiques, décentralisation et émergence de nouveaux pôles régionaux, relocalisation de l’industrie manufacturière dans les villes secondaires ou dans la région frontalière, selon le modèle des maquiladoras. Par conséquent, le phénomène d’urbanisation a changé de forme : l’expansion des mégalopoles s’est vue freinée au profit du développement des villes de taille intermédiaire (entre 100000 et un million d’habitants) ou de celles situées au nord du pays, région qui a trouvé un nouveau dynamisme économique grâce à la politique localisée d’investissement de capitaux étrangers dans les industries.
10La restructuration de l’économie mexicaine est allée de pair avec une demande inédite de main-d’œuvre migrante aux États-Unis, en particulier dans les secteurs du service et de l’industrie. Par ailleurs, la loi Simpson-Rodino (ou IRCA : Immigration Reform and Control Act), en instituant une amnistie pour les clandestins arrivés depuis 1982, a permis à 2 à 3 millions de sans-papiers mexicains de régulariser leur statut et de faire entrer leur famille par le biais du regroupement familial. Entre autres conséquences2, la loi a déclenché la mise en mouvement d’une population urbaine ou de populations provenant de régions jusque-là restées en marge de la migration internationale (Rionda et Marañón, 2009).
11Sur ces éléments économiques ou politiques se greffent d’autres processus, inscrits dans la longue durée. Les progrès des politiques publiques en matière d’accès aux soins et à l’éducation, en particulier dans les zones rurales, créent un décalage entre la formation des individus et les emplois auxquels ils pourraient accéder dans leurs lieux d’origine (Roberts et Hamilton, 2007). Ils contribuent donc à favoriser les migrations. La création et la consolidation des réseaux migratoires joue aussi un rôle essentiel dans le maintien et l’accélération du phénomène, tandis que l’amélioration des moyens de communication facilite la circulation des informations, des biens et des personnes (du moins pour celles qui possèdent un titre de séjour). Une « culture de la migration » se diffuse alors, en particulier dans la « région historique de l’émigration3 » (Kandel et Massey, 2002) : l’acte d’émigrer se banalise au point que l’aspiration à émigrer se transmet entre individus et générations, indépendamment des facteurs qui avaient initialement déclenché les départs.
12L’augmentation des flux migratoires vers les États-Unis s’accompagne d’une diversification inédite du profil des migrants. Femmes, enfants, personnes âgées, Indiens, citadins, classes moyennes, ont rejoint le contingent d’hommes adultes, essentiellement métis et issus de zones rurales, qui composait traditionnellement les flux migratoires (Durand, 2007). Le phénomène s’est par ailleurs étendu à l’ensemble du territoire national : de nouvelles régions, auparavant tournées vers la migration interne, ont été incorporées dans la dynamique de la migration internationale. C’est le cas de la région centre4, à laquelle appartiennent Santiago Mexquititlán et Mexico. Selon la classification des régions d’émigration proposée par Jorge Durand, qui subdivise le territoire mexicain en quatre grandes régions (historique, frontière, centrale et sud-est) en fonction de critères géographiques et migratoires, la migration vers les États-Unis y avait longtemps été réduite : en 1962, seul 12,88 % des participants au programme de travail bracero étaient originaires du centre du Mexique. En 2000 en revanche, le centre est en seconde place et fournit 31,7 % des émigrants, même si la région historique demeure prééminente avec un apport migratoire de 50,3 % (ibid., p. 62-65).
13Ainsi, l’émigration a cessé d’être uniquement rurale pour s’ancrer, également, dans les villes. Certains partent pour les États-Unis, d’autres pour des villes secondaires.
Enjeux de la migration depuis la ville
14D’après l’une des premières enquêtes mexicaines réalisées à l’échelle nationale sur la migration aux États-Unis, à la fin des années 1970 seul un tiers des migrants internationaux résidait dans des localités de plus de 20000 habitants. Vingt ans plus tard, la moitié des migrants en provenait (Lozano-Ascencio, 2002, p. 241). L’origine urbaine d’une partie croissante des émigrants mexicains constitue une évolution majeure. Elle invite à transformer l’imaginaire à partir duquel se sont construites les représentations nationales des migrations et à reconsidérer la dichotomie entre villes et campagnes qui tend à associer le phénomène migratoire au seul monde rural.
15Comment expliquer la part croissante des villes dans la migration pour les États-Unis ? Le sociologue mexicain Fernando Lozano-Ascencio propose des explications de trois ordres (ibid.). Le phénomène résulte d’abord du processus d’urbanisation que le Mexique a connu au cours des dernières décennies. Entre 1970 et 1990, la part de la population vivant dans des villes (ici entendues comme localités de plus de 15000 habitants) est passée de 40 à 58 % de la population totale. L’augmentation de migrants issus des villes ne correspondrait donc pas nécessairement à une sélectivité particulière des urbains, mais simplement à un rééquilibrage démographique. Deuxièmement, dans une perspective économique, l’entrée massive des citadins dans les flux migratoires découle des crises économiques des années 1980. Dans les grandes villes du pays et en particulier à Mexico, le marché du travail formel s’est trouvé saturé sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs : l’entrée sur le marché du travail des générations nées dans les décennies de haute fécondité de la population mexicaine (1945-1975) ; les difficultés traversées par le secteur agricole, incapable d’absorber une main-d’œuvre dès lors condamnée à se tourner vers d’autres secteurs ; enfin, le déclin quasi continu du pouvoir d’achat, sous la pression d’une inflation incontrôlée et de pactes sociaux défavorables aux employés, dans un contexte de politiques d’ajustement, d’ouverture économique et de libéralisation. L’urbanisation du flux migratoire à destination des États-Unis doit ainsi être mise en relation avec le processus de globalisation de l’économie mondiale. Afin de faire face à la baisse de leurs revenus, les ménages élaborent des stratégies qui combinent plusieurs éléments : double emploi, activité des deux conjoints et parfois des adolescents, reconversion des salariés dans le secteur informel, émigration vers les États-Unis (Papail, 2003).
16La migration urbaine ne se substitue toutefois pas à la migration rurale, et son essor doit être relativisé. Pour Elizabeth Fussell et Douglas Massey, la théorie du « cumul des causes » (theory of cumulative causation) selon laquelle, une fois engagé, le processus de la migration internationale devient un processus qui s’auto-entretient (self-reinforced process), de plus en plus indépendamment des conditions qui l’ont généré, ne s’applique pas dans les villes (Fussell et Massey, 2004). Tout d’abord, conformément à une analyse classique dans la sociologie urbaine, ils estiment que la densité et l’anonymat des villes génèrent des liens sociaux moins denses qu’en milieu rural, et donc moins propices à structurer les migrations. Ensuite, les effets de retour des migrations sont moins prononcés et moins visibles en milieu urbain. À la campagne, l’argent est utilisé pour acheter des terres. En ville, les envois de fonds seront plus facilement utilisés pour la consommation individuelle ou l’amélioration du logement. En outre, si les devises sont investies dans la création de petites entreprises ou de négoces, la tendance sera à la création d’emplois locaux, alors qu’à la campagne, les investissements des migrants tendent à détruire les emplois locaux, par la concentration des terres ou l’achat de matériel agricole. Enfin, le marché du travail diversifié des grandes villes offre davantage d’opportunités d’emplois et de mobilité sociale qu’en milieu rural. Il y est également plus facile d’emprunter de l’argent et d’accumuler des capitaux pour investir dans des projets économiques. La nécessité de migrer se fait donc moins impérative en ville que dans les campagnes (ibid.).
17Le phénomène n’en est pas moins notable, en particulier dans la ville de Mexico, passée au rang des principales entités qui expulsent des migrants. En 2000, plus d’un migrant sur quatre issu d’une zone urbaine était originaire de la capitale (27,8 %), loin devant Guadalajara (10,2 %) et Monterrey (4,3 %) (Mora, 2006, p. 17).
18Les institutions publiques ont pris acte du phénomène. En février 2007 a été créée la Sederec, ou Secrétariat pour le développement rural et l’équité pour les communautés (Secretaría de Desarrollo Rural y Equidad para las Comunidades) qui, outre les mesures pour les Indiens déjà évoquées, met en place des iniatives à destination des migrants et de leurs familles, pour la première fois dans la capitale : facilitation de l’envoi de documents officiels, appui aux projets productifs pour les migrants, leurs proches ou les migrants de retour, aide au rapatriement des corps en cas de décès. Selon la Sederec, entre 450000 et 600000 personnes auraient quitté le DF pour entrer illégalement aux États-Unis entre 2000 et 2006. Elles auraient envoyé en 2006 jusqu’à 1500 millions de dollars à leurs familles, propulsant le DF au 5e rang national pour la réception des devises. Quelques mois plus tard, en décembre 2007, Marcelo Ebrard, alors maire de Mexico, a inauguré à Los Angeles la première Maison de la ville de Mexico (Casa de la Ciudad de México), destinée à fournir un appui administratif aux migrants issus de la capitale mexicaine. Une institution similaire a ensuite été créée à Chicago. Le municipe de Nezahuatlcóyotl (dit « Neza »), l’un des quartiers populaires de la banlieue Est de la capitale, est à l’origine d’un projet plus original : en 2004, un forum a été mis en place sur le site internet de la municipalité. Initialement conçu comme un espace de communication qui permettrait aux résidents de Neza de reprendre contact avec les proches dont ils auraient perdu la trace après leur installation aux États-Unis, le forum semble avoir avant tout fonctionné comme un espace d’expression pour les migrants, depuis les États-Unis.
19Cette implication des pouvoirs locaux est à mettre en parallèle avec l’intérêt croissant manifesté au cours des vingt dernières années par les différents gouvernements mexicains pour mobiliser leurs concitoyens établis aux États-Unis (Smith, 1999). Elle n’est pas exclusive d’un discours de condamnation de la migration. L’initiative du forum géré par la municipalité de Neza part du postulat que les migrants abandonnent leur famille, tandis que la Sederec a pour objectif explicite de restreindre les flux migratoires, comme le stipule la page internet du site de l’institution lors de sa création : « Nous tenterons d’annuler les effets négatifs du phénomène migratoire sur le tissu social et familial, en implantant des programmes destinés à privilégier les droits des migrants et à créer les conditions qui permettent de les ancrer dans la ville et de favoriser leur retour. » On trouve là une contradiction apparente propre aux politiques publiques menées par les pays d’émigration, qui condamnent l’émigration tout en cherchant à en récupérer les bénéfices (Goldring, 2002).
Un phénomène encore méconnu
20En dépit de son importance croissante, la migration internationale depuis les villes demeure relativement mal connue (Hernández-León, 2008 ; Pérez, 2009 ; Castañeda Camey, 2011). La concentration des regards sur la migration interne jusqu’aux années 1990 peut expliquer que le phénomène ait tardé à être perçu. Surtout, les flux migratoires issus des villes opposent des obstacles spécifiques aux tentatives de les circonscrire. La diversité des situations entre les métropoles mexicaines (taille, histoire, contexte économique, etc.) mais aussi entre les citadins, la porosité des frontières entre monde rural et monde urbain à l’heure de la globalisation, posent des défis tant théoriques que méthodologiques. Comment délimiter les contours d’un phénomène qui tend à se diluer dans des espaces complexes et engage des populations très diverses ? Les outils conceptuels élaborés à partir de la migration rurale sont-ils encore pertinents ? Les travaux sur les migrations internationales mexicaines depuis la ville développent plusieurs approches.
21 À partir d’une démarche quantitative, une série de recherches s’est d’abord attachée à dégager les caractéristiques des migrations vers les États-Unis depuis la ville, en dessinant une sorte de profil type du migrant urbain. Il est souvent présenté comme le contrepoint de son homologue rural, par son âge, son niveau éducatif, son sexe, la durée du séjour aux États-Unis, le mode d’installation sur le territoire états-unien ou sa propension à envoyer des devises. Ainsi, les émigrants citadins auraient un meilleur niveau scolaire que leurs homologues ruraux. Ils seraient légèrement moins jeunes, la proportion de femmes serait plus grande, et ils s’installeraient moins aux États-Unis de façon permanente. Ils auraient moins recours à des passeurs recrutés dans leur ville de résidence, soit qu’ils les engagent directement dans une ville-frontière, soit qu’une proportion plus élevée d’entre eux ait accès à des visas de tourisme (Rivera-Sánchez et Lozano-Ascencio, 2006). La migration depuis la ville, organisée sur un mode plus individuel, donnerait également lieu à une installation plus diffuse sur le territoire nord-américain. Enfin, migrants urbains et migrants ruraux feraient un usage différent des réseaux sociaux. Les réseaux sociaux sur lesquels repose la migration en milieu urbain seraient caractérisés par leur étroitesse en termes sociaux et géographiques : ils se limitent aux parents les plus proches, et se tissent souvent à l’échelle du pâté de maison (Hernández-León, 1999 ; Woo, 2007). On retrouve là les grands traits de la sociologie classique, qui oppose sociabilités traditionnelles des campagnes et processus d’autonomisation, de différenciation sociale et d’individualisation dans les villes.
22Dressée sur le mode d’idéaux-types à partir de données statistiques, cette modélisation fait l’objet de discussion entre les auteurs qui les produisent. À un an d’intervalle, deux études sur la question brossent un portrait presque opposé de chaque type de migrant (Rivera-Sánchez et Lozano-Ascencio, 2006 ; Roberts et Hamilton, 2007). Par ailleurs, pour certains auteurs, la taille du lieu d’origine est un critère déterminant pour expliquer les caractéristiques socio-économiques des migrants et leurs schémas migratoires (Roberts et Hamilton, op. cit.). Au final, l’approche quantitative est donc d’une aide limitée pour dégager les caractéristiques des migrants urbains. Dans une perspective plus ethnographique et qualitative, des études partent de certains espaces urbains, comme les quartiers périphériques de Neza ou Chalco, ou s’intéressent à des populations spécifiques : les jeunes, les femmes, les ouvriers des classes moyennes ou les ouvriers spécialisés, dont le profil contraste a priori avec celui des migrants ruraux5.
23La mobilité des populations indiennes tend à être analysée à travers une modélisation propre. Elle se rapproche du schéma rural précédemment cité, en raison du rôle prépondérant des réseaux sociaux, le réseau dit communautaire, considéré comme spécifique aux Indiens, venant renforcer les liens familiaux ou de proximité géographique (Fox et Rivera-Salgado, 2004 ; Sánchez, 2007). Mais pour l’heure, les travaux sur la mobilité internationale des Indiens installés en ville se comptent sur le doigt d’une main (Rivera Sánchez, 2010 ; Sabates et Petterino, 2007). Pourtant, d’après Rubén Hernández-León, ces populations sont à l’origine de « l’émergence de nouveaux systèmes migratoires qui font le lien entre flux internes et flux internationaux » (2008, p. 6).
Réaménagements familiaux : les articulations entre migrations internes et internationales
24L’observation des réorganisations familiales à la suite du départ des migrants pour les États-Unis, dans les familles indiennes installées en ville, illustrent en effet les articulations complexes, non linéaires, entre migration interne et internationale.
25Les trajectoires sont diverses, comme l’illustrent les trois cas suivants. Premier exemple, celui d’Elena. Lorsque son mari est parti aux États-Unis, la jeune femme qui vivait dans l’un des squats constitués à Mexico par les Otomis, a décidé qu’elle ne se sentait pas capable d’élever seule ses enfants en ville. Elle est donc retournée vivre à Santiago Mexquititlán dans la maison familiale, refaisant le chemin inverse à celui qui l’avait conduite à Mexico, une dizaine d’années auparavant. Cette trajectoire migratoire – le retour au village à l’issue de la migration internationale de l’époux – paraît toutefois peu fréquente.
26Second cas, celui de Regina. Lorsque la jeune femme est partie rejoindre son mari dans le Wisconsin pendant un an, laissant derrière elle ses trois petites filles, il lui a fallu non seulement trouver à qui confier ses enfants, mais aussi décider où ceux-ci seraient élevés : à Mexico ou dans son village d’origine ? Pour que ses enfants bénéficient d’un suivi dans leur scolarité, Regina a préféré qu’ils restent dans le DF. C’est donc la jeune sœur de Regina, Alma, qui a quitté le village avec son bébé pour s’installer dans l’appartement de Regina, dans la capitale, et élever ses nièces. Un an plus tard, quand Regina est rentrée des États-Unis, Alma lui a, à son tour, confié son enfant et a elle-même traversé la frontière afin de s’établir à Los Angeles. Les arrangements des deux sœurs autour des fonctions maternelles se sont donc doublés de mobilités géographiques.
27Dernier exemple, plus complexe encore, celui de Luis. Lorsque le jeune homme, qui avait toujours vécu à Santiago Mexquititlán, est parti pour les États-Unis, il s’est dégagé du devoir d’aide à ses parents que lui assignait la tradition, en tant que fils cadet. Après son départ, il a donc fallu trouver qui pourrait le remplacer auprès des parents âgés, dans une double fonction de présence au quotidien et de soutien économique. Un premier arrangement a poussé Isabel, une sœur de Luis qui vivait à Mexico depuis des années, à retourner vivre au village auprès de ses parents. La jeune femme, encore célibataire à 25 ans passés et donc sans engagements propres, semblait toute désignée pour jouer ce rôle. La maison des parents étant située aux abords de l’une des routes qui traversent le village étendu de Santiago, une petite épicerie approvisionnée en produits de première nécessité a été créée afin d’apporter un revenu complémentaire à la famille. Au bout de quelques années, cependant, il s’est avéré que cette première solution n’était pas satisfaisante : l’épicerie n’avait qu’une clientèle épisodique ; les conflits entre ses parents et Isabel, qui supportait mal la cohabitation contrainte et le retour au village, se multipliaient. Une nouvelle configuration a alors été trouvée : le neveu de Luis, lycéen à Mexico – et qui connaissait à ce moment-là des problèmes de drogue, a été scolarisé à Santiago afin qu’il puisse à la fois s’occuper de ses grands-parents et s’éloigner des mauvaises influences urbaines ; Isabel, elle, est retournée vivre à Mexico. Elle a trouvé un emploi dans une laverie automatique, qui lui permet d’aider financièrement ses parents.
28 Ces trois exemples illustrent bien, avec des degrés différents de complexité, les trajectoires de mobilité qui se mettent en place en complément de la migration internationale. Toute la famille est mise à contribution pour faire face au départ du migrant et restaurer un équilibre dans les relations éducatives, affectives ou économiques bouleversées par son absence. Ces stratégies de mobilité géographiques sont une composante importante, et relativement méconnues, des reconfigurations familiales, qui doivent être analysées à l’articulation de la littérature sur le soin (care) et sur la famille transnationale, comme y invite Gioconda Herrera (2016). Les configurations sont multiples : différents membres de la famille sont impliqués, des conjoints aux frères et sœurs, en passant par les neveux ; les trajectoires vont du lieu d’origine vers la ville, et inversement. Ces déplacements renferment une part de contrainte, dans la mesure où c’est la décision du migrant de partir vers les États-Unis qui détermine les formes de mobilité des proches et non leur initiative propre. Même si les conflits en amont ne sont pas exclus, ces mobilités internes s’organisent toutefois avec une souplesse et une réactivité remarquable : la capacité d’adaptation des familles indiennes se traduit par une grande fluidité dans les déplacements. Elle représente une ressource considérable pour les migrants internationaux en permettant de pallier leur absence à travers des migrations en chaîne.
La migration indienne depuis la ville : une migration invisible
29Dans ce contexte général d’essor de la migration vers les États-Unis, les départs des Indiens depuis Mexico sont particulièrement peu visibles. Les institutions en charge des populations indiennes à Mexico n’abordent jamais l’éventualité d’une émigration vers les États-Unis. La structuration de la Sederec est intéressante à ce titre. L’institution créée en 2007 est organisée autour de trois branches : l’une est dédiée au développement rural ; la seconde aux migrants originaires de la capitale installés aux États-Unis, indépendamment de leur origine ethnique ; la troisième, aux populations indiennes. La stricte délimitation entre les deux dernières catégories de population et l’absence de programmes transversaux, montrent que la potentialité migratoire des populations indiennes vers les États-Unis n’est jamais envisagée en tant que telle. Ainsi, il est notable qu’à Mexico, les populations indiennes bénéficient d’un traitement différentiel, mais deviennent des citadins comme les autres si elles partent aux États-Unis.
30Les données du recensement de 2000 concernant la mobilité (interne et internationale) attestent toutefois que des stratégies de mobilité existent chez les populations indiennes établies en ville : le District fédéral et l’État de Mexico comptent parmi les cinq premières zones d’expulsion des populations indiennes, même si ces statistiques ne permettent pas de distinguer ce qui relève de la mobilité vers un autre État mexicain ou vers les États-Unis. Comment expliquer, alors, que le phénomène reste inaperçu ?
31Deux éléments peuvent être avancés. Le regard porté sur les populations indiennes urbaines par les institutions et une partie du monde universitaire constitue un premier frein à la prise en compte de la migration internationale de ces populations, en se concentrant sur le rapport au lieu d’origine et sur les dynamiques d’intégration à la ville. Par ailleurs, l’attitude des migrants et de leurs familles, qui occultent de façon délibérée l’impact de la migration internationale, empêche la mise en visibilité du phénomène. Ce double mécanisme d’occultation m’a conduite à mettre en œuvre des stratégies d’enquête spécifiques.
Les migrations indiennes en ville au prisme de l’intégration
32La migration vers les États-Unis est au centre des préoccupations d’un public très large au Mexique et fait l’objet d’un nombre considérable de recherches, de réflexions, d’articles de journaux. Par ailleurs, les groupes indiens du centre de Mexico sont sollicités depuis des années par des institutions publiques et privées, et par nombre d’universitaires. Ces différents acteurs collaborent étroitement, ce qui devrait faciliter l’échange d’informations. Une série d’éléments entrave cependant l’observation, par les institutions et par certains chercheurs, des migrations vers les États-Unis qui émergent dans certains groupes indiens à Mexico.
33En premier lieu, l’attention des institutions se porte sur la mobilité entre villes et lieux d’origine, conformément aux représentations dominantes de l’indianité. Lors des entretiens avec des fonctionnaires du gouvernement, ces derniers ont admis leur manque d’intérêt ou de connaissance du phénomène de la migration vers les États-Unis : « On n’en entend parler que quand il y a des problèmes, au cas par cas », reconnaît Mariana Durán, de la CDI. En cas de décès du migrant, ou lorsque les épouses cherchent à transférer le titre de propriété de leur logement à leur nom, l’aide des institutions est en effet parfois sollicitée par les familles. La migration internationale est dès lors perçue par les institutions comme des actes isolés, qui n’impliquent pas les groupes dans leur ensemble et qui ne sauraient être considérés comme représentatifs de leur dynamique collective.
34La structuration du champ universitaire explique également cette relative cécité institutionnelle face à l’émergence d’une migration indienne des villes mexicaines vers les États-Unis. La plupart des projets de recherche au Mexique respectent en effet un nationalisme méthodologique qui tend à circonscrire dans des sphères distinctes les travaux portant sur les migrations au sein du territoire national, et ceux sur les phénomènes internationaux. Ce cloisonnement théorique ne se restreint d’ailleurs pas au champ mexicain : le « clivage entre les deux traditions migratoires » prévaut au sein des études universitaires (King et al., 2008, p. 25).
35À Mexico, des logiques institutionnelles ont contribué à consolider cette division du champ scientifique entre études consacrées à la migration interne et internationale, au cours des dix dernières années. Entre 2002 et 2007, à Mexico, la DAI, première institution du gouvernement municipal de Mexico exclusivement destinée aux populations indiennes, a organisé chaque mois avec deux instituts d’éducation supérieures, le CIESAS et l’université de la ville de Mexico (Universidad de la Ciudad de México ou UCM), un séminaire de recherche sur la question de l’indianité en ville, dans l’objectif d’analyser et d’orienter les politiques publiques destinées aux Indiens (Yanes et al., 2004, 2006 ; Molina et al., 2005). En dépit de la diversité des thèmes et des approches représentées, des problématiques dominantes se sont dégagées autour des notions d’insertion urbaine, de discrimination et d’accès aux droits (notamment aux droits collectifs) faisant émerger la notion d’« Indien urbain ». Or, parce qu’elle ne se réfère pas uniquement aux migrants mais englobe également les peuples originaires de la vallée de Mexico, cette catégorie analytique s’est relativement autonomisée de la question migratoire, pour se resserrer autour de questionnements relevant du « droit à la ville6 ». Dès lors, des politiques publiques volontaristes construites autour de l’accueil et de l’intégration des Indiens dans la ville, et les recherches produites autour de ces thématiques, sont-elles à même de saisir les mobilités de ces populations ? Plus généralement, les politiques publiques ont pour effet de figer leurs administrés dans des limites territoriales correspondant au territoire d’exercice du pouvoir de l’administration, que ce soit à l’échelle d’une municipalité ou des frontières nationales. Les « dispositifs institutionnels nationaux d’insertion, ou du moins de sédentarisation longue » peinent à rendre compte du déploiement de parcours et de réseaux sociaux et économiques transnationaux (Tarrius, 2007, p. 129). On touche ainsi au débat abordé – bien que sous un autre angle – dans les réflexions autour de la citoyenneté transnationale : dans des sociétés où les individus sont de plus en plus mobiles, comment concilier la reconnaissance de ce mouvement et la stabilité que suppose la mise en place de politiques publiques ? Concevoir les citoyens comme « sujets » migrants, et non comme simples « objets » des politiques publiques suppose un renversement du regard qui ne va pas de soi.
36L’approche multiculturaliste récemment adoptée par la ville de Mexico envers les populations indiennes en ville ne corrige pas ce biais, et contribue même sans doute à l’exacerber. À première vue, la migration est pourtant un élément central des théories du multiculturalisme. Dans les sociétés occidentales, la diversité culturelle a surtout été pensée en référence au pluralisme culturel issu des populations qui y ont afflué ; dans d’autres sociétés, comme celles d’Amérique latine, la constitution de minorités culturelles est imputée à l’héritage de la colonisation et aux migrations internes (Yanes et al., 2004 ; Gros et Dumoulin, 2011). Mais la réflexion sur le multiculturalisme s’est construite sur une vision des sociétés multiculturelles comme réceptrices, et non comme émettrices, de flux migratoires. Les politiques qui en découlent ne sont pas plus sensibles que les autres à la mobilité des individus.
37Enfin, en restreignant encore l’angle d’analyse, on se souviendra qu’à Mexico les relations entre fonctionnaires, représentants indiens et bénéficiaires des projets mis en place par l’État sont très personnalisées. Or la mobilité des Indiens urbains vers de nouvelles destinations risque d’apparaître comme une preuve de l’incapacité des politiques publiques à subvenir aux besoins des individus. Fermer les yeux sur les départs aux États-Unis évite ainsi aux agents de l’État d’avoir à s’interroger sur la signification que ces stratégies de mobilité ont pour les intéressés. Cette configuration rappelle celle analysée par Florence Boyer dans un autre contexte : elle met en exergue l’impuissance de politiques publiques dites « de développement » à freiner les mouvements migratoires chez des populations touaregs (2005), et les tensions qui s’ensuivent entre institutions, migrants et autres groupes sociaux.
38 En conclusion, la relative invisibilité des migrants indiens en partance pour les États-Unis renvoie à la difficulté de dépasser l’apparente contradiction entre « migrants » et « résidents », mouvement et ancrage territorial, droit à la mobilité et droit à l’intégration dans la ville. Loin d’être spécifiques au contexte mexicain, ces tensions découlent de la vision des migrations et de la ville modelée par les théories de l’École de Chicago, dans laquelle domine une conception assimilationniste des migrations : les parcours migratoires paraissent linéaires, dirigés vers une société d’accueil érigée en point d’arrivée et aboutissement, avec l’intégration urbaine en point de mire (Park et Burgess, 1969 ; Grafmeyer et Joseph, 1990). Les relations entre les populations indiennes et les institutions mexicaines, historiquement marquées par un biais paternaliste et des représentations construites à partir d’assignations territoriales, rendent plus difficile encore l’appréhension des Indiens comme sujets autonomes, irréductibles aux cadres posés par les politiques publiques.
39Au final, les populations indiennes semblent confrontées à deux alternatives que le regard posé sur eux construit comme inconciliables : la participation à des programmes sociaux circonscrits, menés par les institutions locales, ou le recours à une stratégie de mobilité, hors de la sphère d’action institutionnelle. L’enquête de terrain montre toutefois que ces deux types de stratégies d’ascension sociale peuvent coïncider et relèvent toutes deux d’une forme d’insertion urbaine.
Occultation et silence chez les migrants et leurs familles : implications sur la situation d’enquête
40Le poids du contexte spécifique de Mexico, ville monstre, chaotique, dans laquelle les phénomènes se diluent aisément et échappent à l’observation, ne peut par ailleurs être minoré dans l’explication de l’invisibilité des migrations depuis la ville et ce, d’autant qu’un autre élément, d’importance, demande à être pris en compte : les efforts des populations indiennes, et plus précisément des migrants et de leurs familles, pour taire les départs vers les États-Unis.
41Au cours de l’enquête de terrain, il est rapidement apparu que le sujet de la migration vers les États-Unis suscitait un certain malaise au sein des groupes indiens urbains dans lesquels la migration était récente. S’il était aisé d’aborder le thème dans une discussion générale, le silence se faisait dès qu’il s’agissait de cas précis.
42À première vue, la méfiance vis-à-vis des personnes extérieures au groupe indien, ainsi que la nécessité de ne pas ébruiter les départs en raison du caractère irrégulier de la migration internationale, expliquaient la réticence à aborder le sujet. Pour ce qui me concerne, dans un contexte marqué par la hantise des expulsions des migrants aux États-Unis, mon extériorité au groupe et le fait d’être physiquement identifiable à une Nord-américaine m’a d’abord semblé justifier les réserves avec lesquelles mes questions sur la migration aux États-Unis étaient accueillies. Si certains se souvenaient que je venais de France – un pays dont la localisation géographique demeurait pour le moins floue, pour la majorité des enquêtés –, de güera à gringa, la frontière était poreuse. La nécessité de taire les départs paraissait d’autant plus légitime que se mettait en place à Mexico le programme d’acquisition de logements pour les populations indiennes, déjà mentionné (chapitre i) : les représentants indiens avaient intérêt à chercher à cacher la migration vers les États-Unis, sous peine de voir remise en cause la légitimité de leurs demandes d’accès aux droits sociaux à Mexico, lors des négociations avec les institutions. Il semblait donc compréhensible que la frontière ethnique entre le « nous » et « les autres » circonscrive les limites au-delà desquelles les informations sur les départs aux États-Unis pouvaient être partagées.
43Pourtant, à mesure que j’ai gagné la confiance de mes interlocuteurs et que des informations précises sur la migration m’ont été confiées, toujours sur le mode de la discussion intime, j’ai pris conscience que le silence régnait également au sein des groupes indiens. Les représentants indiens ignoraient le plus souvent dans quelles localités aux États-Unis se trouvaient les migrants issus de leur groupe, et quelles y étaient leurs conditions de vie ou leur forme d’organisation. Ils ne savaient d’ailleurs pas toujours qui était parti, ou ne l’apprenaient qu’avec retard : le départ des adolescents, qui ne sont pas tenu d’assister aux assemblées communautaires, est facile à masquer par les familles ; l’absence prolongée d’un adulte peut être expliquée en arguant de son recours à la migration interne. D’après la représentante d’une organisation mazahua, ce n’est que lorsqu’un membre de son groupe rencontre de graves problèmes aux États-Unis – emprisonnement ou rétention – que la famille du migrant l’informe du départ. Ainsi, mes espoirs initiaux de m’appuyer sur les représentants pour trouver des contacts ont été déçus : il s’est avéré qu’eux-mêmes étaient demandeurs d’informations concernant le phénomène et comptaient sur moi pour éclaircir certains points.
44Si les projets de migration et les départs sont peu commentés auprès des représentants, ils ne le sont pas nécessairement davantage auprès des voisins, des amis ou de la famille proche. À plusieurs reprises, je me suis trouvée dans une situation délicate, m’apercevant au cours d’une discussion avec les proches de quelqu’un qui m’avait précédemment entretenu de son projet de départ, que personne d’autre que moi n’en avait encore été informé. En conséquence, j’ai appris à faire usage de discrétion. De ce fait, je suis malgré moi devenue complice du mécanisme d’occultation de la migration.
45Comprendre que les réticences à aborder le sujet de la migration ne se résumaient pas à la question de l’intériorité ou de l’extériorité au groupe m’a conduite à revoir l’image et le rôle qui m’étaient attribués par les enquêtés. J’ai réalisé que des éléments qui m’avaient semblé faire obstacle au recueil de données pouvaient représenter des atouts. Ma position d’étrangère socialement privilégiée et ses implications (expérience de voyages et de traversées de frontières, connaissance du monde « moderne7 »), ainsi que mon extériorité au groupe indien – à ses connivences, certes, mais aussi à ses conflits –, pouvaient faire de moi une dépositaire des inquiétudes autour de la migration. Pour avoir vécu « de l’autre côté du miroir », j’apparaissais susceptible de répondre à certaines des questions des candidats à la migration et d’entendre leurs rêves d’une vie meilleure ; je comprenais en partie les difficultés qu’avaient rencontrées les migrants de retour et qu’ils n’osaient pas exposer à leurs voisins ; j’étais familière d’un mode de vie qu’ils ne savaient pas toujours comment décrire à leurs proches.
46 Ce processus de réflexivité sur les rapports établis avec les enquêtés doit aussi tenir compte de la dimension sexuée de la relation d’enquête. Les épouses des migrants pouvaient m’associer à leurs angoisses, qu’on me supposait apte à comprendre en tant que femme. Mais j’étais également une représentante du monde dans lequel leur époux se déployait. Enfin, puisque je vivais temporairement loin de ma famille et de mon conjoint je renvoyais les compagnes des migrants tant à la décision de leurs époux de partir qu’à leur propre expérience de la solitude. Il s’est donc avéré, au cours de l’enquête, que les imaginaires projetés sur moi et la confidentialité que je promettais à mes interlocuteurs dans le cadre de l’enquête scientifique, faisaient finalement de moi, plutôt qu’une menace, une confidente appréciée de ceux qui ressentaient le besoin de s’épancher sur un thème sensible.
47Avant de clore l’« auto-analyse » de ma position à cette étape de l’enquête (Weber, 2009), il me faut revenir sur les circonstances du départ de Jorge, le représentant de l’une des principales organisations otomis à Mexico. Le rôle qu’il me fit jouer, bien malgré moi, à cette occasion, confirma en effet mes intuitions quant au déni dont fait l’objet la migration internationale et mit en évidence mon inévitable implication dans ce mécanisme. Avant même mon retour au Mexique pour un court séjour en novembre 2007, la rumeur que Jorge était parti aux États-Unis depuis quelques semaines m’était parvenue. Lorsqu’après une absence de six mois je retournai dans le terrain vague où réside le groupe dirigé par Jorge depuis une dizaine d’années8, la mère de Jorge et son épouse me prirent à part. Avec une certaine excitation, les deux femmes me confirmèrent qu’il se trouvait dans le Tennessee, tout en m’exhortant au plus grand secret : personne dans le groupe n’était, d’après elles, au courant de sa véritable destination. En effet, peu avant son départ, cherchant à maquiller une absence impossible à cacher complètement en raison de sa fonction politique, Jorge avait convoqué les membres du groupe pour leur annoncer que je lui avais trouvé un emploi dans une ONG à Tijuana : il partirait donc quelque temps pour cette destination. Au moment où Jorge avait élaboré cette mise en scène, j’étais en France et je ne pouvais contredire la version officielle imaginée par le représentant, mais à présent que j’étais de retour à Mexico, il fallait s’assurer de ma complicité, d’où l’empressement des deux femmes à me mettre dans la confidence.
48Cette situation d’enquête a révélé plusieurs éléments. Tout d’abord, elle a mis en évidence le degré d’élaboration des efforts déployés par les migrants et leurs proches pour occulter la migration vers les États-Unis dans leur propre groupe, y compris dans un cas où l’absence du migrant ne peut passer inaperçue. Près de deux ans après cet épisode, lors d’un séjour ultérieur à Mexico, les nombreuses questions sur Jorge qui me furent posées par des membres du groupe me permirent de constater que le secret n’avait toujours pas été rompu par la famille. Même si plus personne ne croyait au scénario de l’emploi à Tijuana, le départ du représentant aux États-Unis ne pouvait toujours pas être mentionné ouvertement9. En second lieu, le rôle que m’avait fait jouer Jorge me permit de comprendre quel personnage j’incarnais aux yeux de mes enquêtés. J’étais, de toute évidence, une personne « connectée », disposant de réseaux dans le monde du travail, incarnant une certaine forme de mobilité. Pour la famille de Jorge, je représentais l’alibi idéal de par mon éloignement géographique qui limitait les risques de bévues, mais j’étais aussi une personne de confiance dont on supposait qu’elle aiderait à maquiller le départ. J’apparaissais donc comme une adjuvante dans les stratégies de migration. Enfin, mes relations avec les différents acteurs se sont transformées au cours de cet épisode et mon implication dans le mécanisme du secret est devenue inévitable : en acceptant de ne pas démentir publiquement l’information qu’avait fait circuler Jorge, je devins la confidente privilégiée de son épouse, Mariana. Jusqu’alors, elle n’avait pu parler de la véritable destination de son époux qu’avec sa belle-mère et ses jeunes enfants. En contrepartie de ce rapprochement inédit avec Mariana et de l’intensité des moments partagés avec elle, une relative distance s’établit avec les autres membres du groupe. En raison du rôle que Jorge m’avait attribué dans la mise en scène de son départ, on me soupçonnait probablement de l’avoir favorisé, lui et sa famille, et de cacher aux autres membres du groupe la vérité (à juste titre pour ce dernier point).
49À travers cette situation particulière, la complexité des rapports noués avec les enquêtés et la maîtrise toute relative que l’enquêteur a des rôles qui lui sont attribués apparaît clairement. Le détour par une analyse réflexive permet d’objectiver ces situations d’enquêtes pour tenter de percevoir les mécanismes sociaux dont elles sont révélatrices. On constate ainsi que la distance sociale qui sépare enquêteurs et enquêtés dans la relation d’enquête, à travers une double dimension d’étrangeté et d’inégalité, n’instaure pas un rapport de pouvoir univoque en la faveur de l’enquêteur (Bonnet, 2009). Les enquêtés sont des acteurs compétents, aptes à instrumentaliser la distance sociale. Ainsi, Jorge a su mettre à profit le fait que je sois étrangère et mes relations avec le milieu associatif pour m’insérer, à son bénéfice, dans le mécanisme d’occultation de la migration existant au sein des groupes indiens urbains. J’ai également été identifiée, sans toujours en avoir conscience au moment même de l’enquête, comme « pro-migrants », dans un contexte polarisé où la migration vers les États-Unis est source de divisions au sein des groupes indiens. En définitive, la distance sociale avec mes enquêtés, loin d’être un obstacle au recueil d’informations sur le thème de la migration, m’a assuré une certaine proximité avec les migrants et leur famille.
Derrière le silence : vulnérabilités
50Comment expliquer un tel renfort de précautions pour masquer la migration internationale au sein même du groupe, alors que le mode d’habitat communautaire qui caractérise les groupes indiens urbains mazahuas et otomis semble rendre vaine toute tentative de cacher durablement l’absence d’un membre du groupe ?
51Les enquêtés apportent plusieurs justifications au silence qui s’installe autour de la migration. Pour Mario, qui a vécu deux ans aux États-Unis :
« Beaucoup cachent le départ de leurs proches parce que quand des enfants partent, leurs parents sont inquiets, parfois ils ne veulent rien dire parce qu’ils ne savent pas s’ils vont arriver à destination ou pas, s’ils vont mourir sur le chemin ou s’il va leur arriver quelque chose. C’est parce qu’ils ont peur qu’ils ne veulent rien dire » (Mexico, 2009).
52Par la télévision et plus particulièrement par les journaux télévisés, les familles sont bien informées des dangers et des humiliations qu’affrontent les migrants pour traverser la frontière. Natalia, dont la fille est partie aux États-Unis à l’âge de 17 ans, est particulièrement consciente des risques spécifiques qu’encourent les femmes migrantes :
« On sait bien que c’est difficile de traverser. On entend dire qu’ils violent les femmes, par exemple. Qui souhaite ça pour les siens ? Il n’y a pas d’autres remèdes que de prier, d’espérer que tout va bien se passer pour ceux sont partis. Mais jusqu’à ce qu’on ait reçu le coup de fil qui annonce “je suis arrivé”, on ne sait rien. Alors pourquoi on voudrait que d’autres soient au courant ? Si tu le dis à une personne, elle va le raconter à tout le monde. Et ce qui se passe, c’est très douloureux. Tu ne peux pas en parler comme ça » (Mexico, 2007).
53En gardant le silence, Natalia tente de préserver l’honneur de sa fille et d’éviter que des personnes intrusives, par malveillance ou maladresse, ne la souillent. Se taire est une réaction de pudeur et de souffrance, mais aussi une forme de solidarité familiale qui cherche à préserver le candidat à la migration. Ce dernier est ainsi assuré de pouvoir rentrer la tête haute dans le cas où il rencontrerait des difficultés à traverser la frontière, sans avoir à commenter son échec auprès du reste du groupe. Les proches estiment qu’il est inutile d’ajouter à la frustration de celui qui n’a pas réussi à passer « de l’autre côté » le poids du regard des voisins. Le précédent de la migration interne peut alors servir d’alibi : les questions des curieux sur l’absence du migrant sont esquivées en expliquant qu’il est parti quelque temps au village ou qu’il a rejoint des parents établis dans une autre ville mexicaine.
54Le silence s’instaure souvent en amont : les migrants eux-mêmes choisissent ne pas informer leur famille de leur futur départ, pour ne pas l’inquiéter, pour ne pas avoir à justifier leur projet, ou susciter des conflits.
« Parfois, même les membres de la famille ne savent rien pendant plusieurs mois. Ils pensent que les gens sont partis à Guadalajara ou à Monterrey, jusqu’à ce qu’ils reçoivent un coup de fil : “J’y suis, j’ai traversé.” Pour ma fille ça s’est passé comme ça, j’ai découvert son départ longtemps après qu’elle soit partie. J’ai beaucoup pleuré. Ce n’est qu’après trois mois qu’on a eu des nouvelles, quand elle nous a appelés pour nous dire qu’elle avait réussi à passer la frontière » (Natalia, Mexico, 2007).
55Une fois que le migrant a réussi à traverser la frontière et en a informé les siens par l’appel téléphonique tant attendu, garder le silence remplit une autre fonction : protéger la famille des médisances dont on sait qu’elles circuleront tôt ou tard. La plus courante diffuse l’idée que la famille du migrant s’est enrichie grâce aux envois de fonds, les miraculeuses remesas. Supposément riches, les familles des migrants sont sollicitées pour des prêts. Si elles refusent, elles sont taxées d’avarice. Pourtant, dans les faits, la migration internationale débouche souvent sur un appauvrissement du migrant et de sa famille, du moins dans un premier temps : avant d’avoir remboursé sa dette au passeur, le migrant peine à envoyer de l’argent à sa famille. Par la suite, les quantités d’argent envoyées sont souvent limitées (autour de 300 $/mois), et pas toujours ponctuelles. Dans de nombreux cas, elles compensent à peine le salaire qu’apportait le migrant au foyer avant son départ. Le décalage entre les difficultés financières des ménages des migrants et l’imaginaire de leur opulence peut mener à des conflits durables, comme le rapporte Adelia :
« Un jour, ma sœur et mon beau-frère viennent me voir, ça ne faisait pas très longtemps que mon mari était aux États-Unis. Mon beau-frère n’avait pas de travail et il voulait m’emprunter de l’argent. Je leur ai expliqué que je ne pourrais pas les aider. Mon mari venait de partir et je n’avais presque pas d’argent. Je n’avais vraiment pas de quoi les aider. Quand je leur ai dit ça, mon beau-frère a commencé à m’insulter. Il m’a dit : “Tu es une prétentieuse, tu nous prends de haut. Ça y est, tu ne veux même plus aider ta famille. Garde ton argent, ce n’est pas grâce à toi que je pense devenir riche.” Ma sœur s’est mise de son côté. Depuis ce jour-là, on ne se parle presque plus » (Mexico, 2009).
56Les conditions précaires dans lesquelles vivent les Otomis les obligent à solliciter des emprunts auprès de leur famille ou des membres de la communauté à des moments cruciaux du cycle de vie (naissances, mariages, enterrements), ou en cas de maladie (Martínez Casas, 2007). Se tisse alors un système d’échanges réciproques, qui « génère des relations sociales plus étroites et garantit le maintien de réseaux denses et compacts, même dans un contexte migratoire » (ibid., p. 161). Les classes populaires mexicaines, de façon générale, organisent leur survie économique par le biais de ce mécanisme d’emprunts et de dettes solidaires (Lomnitz, 1975 ; González de la Rocha, 1994). En se désistant, les familles des migrants s’exposent à la réprobation de l’ensemble du groupe social. Mieux vaut donc repousser, autant que possible, le moment où les relations d’intérêt généreront conflits et malentendus, en étouffant la nouvelle du départ du migrant.
57Par ailleurs, divulguer des informations sur le migrant revient à s’exposer à des harcèlements téléphoniques et des demandes de rançons. Les histoires de ces kidnappings virtuels sont récurrentes à Mexico et se sont multipliées au cours des dernières années : des escrocs appellent une famille au hasard et prétendent avoir enlevé l’un de ses membres. En misant sur l’angoisse des proches, trop désemparés pour faire preuve de discernement, ils imitent la voix de la prétendue victime et extorquent une rançon. Des variantes à cette mise en scène ont surgi dans le contexte de la migration internationale : les escrocs se font passer pour un passeur ou pour des camarades du migrant, et demandent à la famille un complément d’argent pour aider le migrant à accéder à l’étape suivante de sa traversée. Plus les malfrats possèdent d’informations sur les personnes et plus il est difficile pour les proches de distinguer une arnaque d’un réel appel à l’aide. Valerio raconte :
« C’est arrivé à un de mes amis qui vit à Chicago. Il y était depuis six mois quand un monsieur est arrivé dans son ancien quartier à Mexico, et il a dit à sa famille : “Je connais untel, il vous a envoyé des affaires des États-Unis.” Il avait une liste à la main, et il a ajouté : “Il y a beaucoup de choses pour vous, je vais devoir faire appel à des déménageurs pour amener tout ce qu’il vous a envoyé. Pour ça, j’ai besoin d’argent.” La mère du jeune homme était pauvre. C’est moi qui lui ai dit : “Parlez d’abord avec votre fils pour être sûre que c’est bien vrai.” Eh bien c’était une escroquerie » (Wausau, 2007).
58La volonté d’éviter ces situations explique donc le silence des familles à Mexico, mais aussi la méfiance dont font preuve aux États-Unis les migrants devant certaines questions trop précises sur leur situation. Occulter la migration est une forme de protection face aux vulnérabilités multiples que génère la migration vers les États-Unis, pour les migrants et pour leurs proches.
Conclusion
59Quelle est la portée de la migration vers les États-Unis au sein des groupes indiens urbains ? La dimension clandestine de l’émigration, mais surtout le double processus d’occultation ou, pour le moins, de minoration, dont il fait l’objet, de la part des institutions et des populations indiennes, ne permettent pas d’évaluer précisément l’ampleur du phénomène.
60L’agencement des études sur la question migratoire, et les cadres d’analyse qu’elle mobilise, ne permettent pas davantage que les « Indiens urbains » soient perçus comme émigrants potentiels. Ces populations ne correspondent en effet à aucune des catégories dichotomiques selon lesquelles se sont construites la plupart des études sur la migration au cours des années 1980 : interne/internationale ; urbains/ruraux. Ces prismes d’analyse, conçus sous la forme d’idéaux-types, établis le plus souvent à partir d’enquêtes quantitatives, ne correspondent a priori pas à l’expérience de ces populations : ni « urbains », ni « ruraux », ni encore « Indiens » dans la mesure où ce modèle paraît avoir été esquissé d’après l’expérience migratoire des groupes indiens de l’État de Oaxaca.
61De manière plus large, les villes n’ont été perçues comme point de départ des migrations que depuis peu, en raison de la prééminence d’un imaginaire ruralisant de l’émigration. Les enquêtes, essentiellement quantitatives, qui interrogent la spécificité des flux migratoires depuis les métropoles sont confrontées au défi de la diversité de ces contextes d’émigration. L’analyse proposée ici s’inscrira dans la lignée des études qui se situent au croisement entre migration interne et internationale, et font de cette articulation un des angles à partir duquel analyser l’expérience migratoire dans toute sa complexité.
62Au-delà des effets des catégories d’analyse qui priment dans le champ des études migratoires, le silence des acteurs même de cette migration émergente vers les États-Unis pose deux questions. Il implique, en premier lieu, une distance entre les cadres institutionnels à partir desquels a été conçue la reconnaissance des populations indiennes à Mexico (valorisation de l’identité collective, sédentarisation), et les dynamiques propres aux groupes indiens. Les intérêts des institutions axées sur les politiques de l’identité, et de leurs destinataires, convergent toutefois dans l’occultation du phénomène. En second lieu, le déni de l’émigration qui paraissait dans un premier temps reprendre et accentuer les contours des frontières entre les groupes indiens et les personnes extérieures, s’avère opérer également au sein des groupes. Si ce mécanisme parle de la violence de l’émigration clandestine et de la vulnérabilité des migrants et de leurs proches, il révèle et engendre des frictions. Le chapitre suivant s’intéresse donc au profil des migrants et à leurs motivations, en cherchant à voir ce que l’émigration révèle des limites de l’insertion urbaine et des politiques qui l’encadrent, et en analysant les projets des migrants à la lumière de la dynamique de leurs groupes d’appartenance : projet individuel ou projet communautaire ? rupture ou continuité avec l’expérience de migration précédente ?
Notes de bas de page
1 Alejandro López, DAI, Mexico, 2006.
2 Dans son volet répressif, la loi punit l’introduction, le transport, et l’accueil de Mexicains illégalement installés aux États-Unis. Elle prévoit des sanctions contre les employeurs de travailleurs illégaux.
3 La région historique est celle où a émergé la migration du Mexique vers les États-Unis au début du xxe siècle. Elle comprend les États de Jalisco, Michoacán, Guanajuato, Aguascalientes, Durango, Zacatecas, San Luis Potosí, Colima et Nayarit (Durand, 2007).
4 Selon la classification de Jorge Durand, la région centre comprend neuf États : DF, État de Guerrero, de Hidalgo, de Mexico, Morelos, Oaxaca, Puebla, Querétaro et Tlaxcala (op. cit.).
5 Voir Hernández-León, 1999 ; Papail, 2003 ; Arias et Morales, 2004 ; Arias et Woo, 2007 ; Woo, 2007 ; Pérez, 2009 ; Castañeda Camey, 2011.
6 Sans revendiquer l’héritage des travaux d’Henri Lefebvre, cette approche interroge le droit de populations porteuses de différences culturelles à être pleinement intégrées dans une société urbaine reconnaissant et valorisant ces différences. En filigrane, elle implique que ces populations sont invitées à s’approprier spatialement la ville.
7 À chacun de mes retours à Mexico, par exemple, j’ai systématiquement été accueillie par des questions sur mon voyage en avion, le prix du trajet, les sensations éprouvées dans les airs, etc.
8 Ce groupe se compose d’une centaine de personnes appartenant pour la plupart à la même famille étendue.
9 Le fait que Jorge soit représentant rend presque dérisoires ces tentatives d’occulter une absence remarquée par tous, membres de son groupe comme employés des institutions qui gravitent autour des groupes indiens. Mais ce statut implique aussi des enjeux spécifiques : Jorge espère retrouver son poste de leader associatif à son retour des États-Unis. Minimiser son départ et en dédramatiser la portée a pour effet de présenter son absence comme temporaire, et par conséquent, de rendre tout aussi temporaire la fonction des personnes qui le remplacent à la tête de l’organisation. Aux fonctions du silence qui seront analysées dans les paragraphes ultérieurs, s’ajoute donc, dans ce cas précis, une stratégie politique.
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Esquiver les frontières
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