Introduction générale
p. 13-33
Texte intégral
1Jorge, Pedro, Adelia1sont nés à Santiago Mexquititlán, dans l’État de Querétaro, à 180 km de Mexico. Autour de l’église et des quelques commerces de la place principale, dont un local où boire un nescafé, une tortillería et une épicerie, des maisons en parpaings, entourées de parcelles de maïs et d’haricots, s’égrènent sur des kilomètres le long d’une des routes qui traverse le village. De temps en temps, des femmes passent, seules ou en petits groupes. Beaucoup portent encore le vêtement traditionnel, une jupe en drap blanc et une blouse de couleur vive avec une collerette de dentelle. Elles s’abritent du vent et de la poussière derrière leur rebozo (châle). En dépit de sa taille – 16000 habitants au dernier recensement – Santiago Mexquititlán s’apparente davantage à un village qu’à une ville. Une fois par semaine, le marché amène un peu d’animation.
2Comme beaucoup d’autres, Jorge, Pedro et Adelia ont quitté Santiago lorsqu’ils avaient autour de 15 ans. Emboîtant leurs pas dans les traces des générations précédentes, ils ont laissé la misère et le travail des champs pour chercher une meilleure vie à Mexico. Ils n’y ont pas trouvé la même poussière, mais du smog, le tumulte des avenues, l’agitation incessante de cette ville tentaculaire. Ils ont d’abord loué des chambres exiguës dans sa lointaine périphérie et passé des heures dans les transports en commun, chaque jour, apprenant à se repérer dans le chaos. Puis ils se sont mariés, souvent avec quelqu’un de Santiago, et ont eu des enfants. Le loyer est devenu trop élevé, la chambre trop petite. Avec d’autres personnes provenant de Santiago, ils ont entendu parler de terrains en friche en plein cœur de la ville, dans le quartier bohème de la Roma. Ils ont déblayé les gravats et construit des abris en tôle ondulée, abrités des regards par de hauts murs. Il a fallu endurer le froid et l’humidité en hiver, la chaleur insoutenable du soleil sur les murs en fer blanc, les inondations à chaque saison des pluies, l’angoisse d’être expulsés. Sentir les regards curieux et souvent réprobateurs des passants quand ils entendaient leur langue, l’otomi, et cesser de la parler dans les lieux publics. Se découvrir différents, campagnards, indiens. Adelia a fait les ménages dans des familles de la classe moyenne, puis elle est devenue cuisinière. Pedro a d’abord été ouvrier sur des chantiers, avant d’être embauché comme homme à tout faire dans un hôpital. Jorge a vendu des fleurs de bar en bar, puis des sodas et des cigarettes à l’unité. Il a réussi à réserver un emplacement fixe pour son stand de sucreries, sur une grande avenue. Devenu représentant du groupe constitué par les résidents du campement où il réside, il a appris à lire dans des ateliers organisés par la municipalité et des ONGs, et s’achète désormais chaque matin La Jornada, le quotidien le plus critique à l’égard du pouvoir au Mexique. Adelia, Pedro et Jorge s’en sont plutôt bien sortis par rapport à beaucoup d’autres Otomis de Santiago à Mexico : la plupart des hommes sont journaliers sur des chantiers ; les femmes confectionnent des poupées en chiffon et les vendent à bas prix, assises à même le sol, exposées au regard indifférent ou méprisant des passants, délogées par la police ; les plus âgées mendient. Si une minorité de jeunes parviennent à faire des études, beaucoup se retrouvent commerçants ambulants dans le meilleur des cas, laveurs de pare-brise sinon. Certains sniffent de la colle, très jeunes. La vie quotidienne est difficile.
3Alors dans leur trentaine, Pedro, Jorge et Carlos, le mari d’Adelia, sont partis pour les États-Unis, pour voir si, là-bas, ils pourraient connaître d’autres opportunités. Adelia, elle, est restée pour s’occuper des enfants. Ils ont traversé la frontière de nuit, la peur au ventre, en passant par le désert, et se sont cachés, le jour. Après plusieurs jours de périple, les hommes sont arrivés à destination. À Wausau, dans le Wisconsin, pour Pedro et Carlos. À Knoxville, Tennessee, pour Jorge. Tous ont trouvé du travail dans les arrière-cuisines de restaurants chinois, situés dans des centres commerciaux posés entre deux routes. Il a fallu tout réapprendre, les mots pour se faire comprendre, l’organisation de la ville et la façon de s’y déplacer, les rythmes du travail, la gestion de la fatigue pour mener à bien les longues journées dans le restaurant et si possible prendre un deuxième travail de nuit, les attitudes corporelles à adopter pour ne pas trop attirer l’attention.
4« Ici, nous sommes tous égaux. » Voilà pourtant la phrase scandée lors de l’enquête de terrain que j’ai effectuée dans le Wisconsin en 2007. Elle avait de quoi surprendre, étant énoncée par des individus dont l’expérience migratoire était au contraire caractérisée, pour un observateur extérieur, par des dominations multiples : ils travaillaient sans titre de séjour et pour des salaires modiques. Ils étaient identifiés au Mexique comme Otomis, un groupe indien fortement stigmatisé, originaire du centre du pays. Avant de chercher meilleure fortune aux États-Unis, la plupart d’entre eux avaient vécu une dizaine d’années à Mexico dans une grande marginalisation économique et sociale, et avaient fait l’expérience du racisme au quotidien. La migration aux États-Unis permettait-elle aux membres de ce groupe souvent traité comme des citoyens de second ordre au Mexique de se sentir à égalité avec les autres Mexicains ? Le sentiment d’inclusion éprouvé aux États-Unis s’expliquait-il en contraste avec l’expérience précédente d’insertion dans les villes mexicaines ? Découlait-il des conditions particulières rencontrées dans le Wisconsin, l’une de ces destinations émergentes de la migration latino-américaine, où les Mexicains sont encore peu nombreux ?
5Au-delà de la perception des enquêtés, les formes prises par ces deux migrations, vers Mexico et vers les États-Unis, à vingt ans d’intervalle, sont fortement contrastées. À Mexico, les migrants provenant du bourg de Santiago Mexquititlán (que je désignerai comme Santiaguenses ou Otomis), sont immédiatement identifiables comme Indiens par les autres citadins et les institutions municipales, notamment parce que les femmes du groupe vendent de l’artisanat, portent des vêtements distinctifs, ou parce que plusieurs familles sont regroupées dans des squats en centre-ville, un mode d’habitat qui évoque la communauté. À l’opposé de cette densité des réseaux communautaires et de la saturation, dans les relations quotidiennes, des identifications comme Indiens, la migration aux États-Unis des Santiaguenses se caractérise par la dilution spatiale, la mise en suspens des réseaux communautaires et la relégation de l’indianité au second plan des identifications, derrière celle de Mexicain notamment. Les résultats de l’enquête, dissonants par rapport à une littérature qui tend à dépeindre des migrations structurées par les réseaux communautaires, invitent à réinterroger les rôles joués par les liens ethniques dans les projets migratoires. Quelle place leur est accordée en fonction des contextes locaux et des systèmes nationaux de production de l’altérité ? Pourquoi se distancier du groupe ethnique en migration, et comment y parvenir ?
6En observant des migrants issus d’un même lieu d’origine qui s’organisent et s’identifient de façon très différente dans deux contextes migratoires, l’objectif de cet ouvrage est d’analyser comment, en fonction des destinations et des étapes de la migration, les Indiens mexicains modulent la façon dont ils s’identifient et sont identifiés, ainsi que le rapport qu’ils entretiennent à leur groupe ethnique2. Au-delà du cas des Indiens, il s’agit plus largement d’éclairer l’expérience complexe de migrations et d’appartenances multiples de populations minoritaires qui construisent leur vie au croisement de plusieurs systèmes locaux et nationaux d’altérité, en faisant l’hypothèse que la capacité à gérer la différence est une composante à part entière du « savoir-circuler » propre aux migrants.
Les redéfinitions contemporaines de l’indianité
7Aujourd’hui encore, les sociétés latino-américaines demeurent clivées par l’opposition entre « Métis3 » et « Indiens4 ». La catégorie d’Indien est pourtant éminemment problématique. Inscrite dans une relation de pouvoir historique, instituée par la Conquête et la colonisation espagnole, l’indianité résiste à se laisser circonscrire. Les définitions qu’elle mobilise varient selon les époques, à la mesure de l’appréciation des populations indigènes et de leur acceptation par la société mexicaine5. Elle se construit dans les interactions avec les autres parties de la société, se prêtant à des jeux de catégorisation et d’identification complexes. Elle est également intériorisée, « recouverte par les identifications socioéconomiques et socioculturelles. Elle reste le plus souvent non-dite, diffuse dans les rapports sociaux et de pouvoir, renforçant et redoublant l’exclusion et la discrimination », selon Yvon Le Bot (Le Bot, 1994, p. 38). Ce travail s’inscrit donc dans la lignée de recherches qui considèrent l’indianité comme une position dans des rapports de pouvoir, et comme une expérience subjective. En quoi la mobilité des populations indiennes influe-t-elle sur les processus de catégorisation et d’identification ? La question se pose d’autant plus que l’imaginaire conventionnel de l’indianité repose en grande partie sur une appréhension territorialisée de la différence culturelle, un « langage localisé » (langage of space) en vertu duquel « les individus se réfèrent au lieu d’origine, ou plus exactement au lieu supposé de l’origine, pour parler des différences et des similitudes » (Wade, 1997, p. 18).
8La constitution des populations indiennes en catégorie sociale de l’altérité en Amérique Latine a été de pair avec leur assignation au monde rural au long de l’histoire coloniale, le monde urbain étant identifié comme espagnol puis métis. L’association entre indianité et ruralité se noue dans l’identification des groupes indiens à des « communautés » villageoises. Le terme de « communauté » est alors polysémique. Il renvoie à une localité géographique précise, le village ou pueblo, lieu d’origine qui serait le berceau de la culture spécifique à chacun des groupes indiens, et qui fonderait l’ethnicité. Mais il désigne aussi une forme d’organisation sociale, politique, économique et religieuse, régie par le droit coutumier (la costumbre) qui caractériserait les populations indiennes de la Méso-Amérique (Fox, 2006). En dépit des vigoureux débats dont elle a fait l’objet dans l’anthropologie mexicaine, la communauté territorialisée perdure dans les imaginaires de l’indianité qui orientent les actions des agents de la fonction publique, des militants associatifs ou de certains chercheurs (Lisbona, 2005 ; Besserer, 2007 ; Lestage, 2008).
9L’ampleur inédite des migrations indiennes vers les villes mexicaines dans la seconde moitié du xxe siècle, a toutefois contribué à remettre en question les représentations d’Indiens cantonnés au monde rural. En 2000, le recensement indiquait que plus de la moitié des individus qui s’auto-identifient comme Indiens à Mexico étaient nés dans la capitale (INEGI, 2000). Les « Indiens urbains », figure qui sonne au premier abord comme un oxymore, deviennent progressivement des citadins visibles et se revendiquent « résidents » de la capitale.
10Certains auteurs ont mis l’accent sur l’intensité et la fréquence des discriminations dont sont l’objet les Indiens en ville. Ils montrent que le contexte urbain produit une « ré-ethnicisation » qui est d’abord défensive, en réaction à l’exclusion dont les migrants indiens font l’objet. La densité des réseaux communautaires, la permanence de l’identité ethnique, s’apparenteraient alors à des stratégies de « survie » dans un contexte adverse6. D’autres auteurs insistent plutôt sur les enjeux contemporains liés à l’identification comme indiens, en relation avec la diffusion de mécanismes institutionnels de reconnaissance et du tourisme globalisé. Dans la lignée des politiques anglo-saxonnes dites « de la différence » ou multiculturelles, en effet, des droits spécifiques en termes d’accès à la justice, d’éducation, de participation politique, de logement, ont été instaurés à Mexico pour les populations indiennes depuis une vingtaine d’années. Le développement en Amérique latine de ces politiques publiques de reconnaissance de la différence culturelle accentue les enjeux liés à la délimitation des frontières de l’indianité, aux yeux des autres et au sein du groupe, ce que Danièle Juteau désigne par les frontières « externes » et « internes » de l’ethnicité (1999). Ces deux étapes du processus de construction identitaire interagissent en permanence. Ainsi, le sens de l’indianité fait débat, individuellement et collectivement, et les interprétations de ce que signifie être Indien alimentent des « frictions » au sein des groupes, en fonction du genre ou de la génération auxquels appartiennent les individus7.
11Les groupes indiens se trouvent ainsi à la confluence de deux des principaux processus à travers lesquels se manifeste la mondialisation dans le registre de la production de la différence culturelle, au tournant du xxie siècle : le multiculturalisme et la migration, notamment internationale. Alors que ces deux phénomènes sont généralement traités de façon disjointe, il s’agit ici d’en mettre au jour les interactions.
Étudier les migrations : une approche par les mobilités transnationales
12Les populations indiennes mexicaines sont emblématiques des formes contemporaines de la migration, en dépit de l’imaginaire collectif selon lequel elles seraient irrémédiablement enracinées dans leur territoire ancestral. Leur expérience est éclairante pour analyser des trajectoires migratoires complexes, mouvantes, constamment réadaptées aux obstacles et aux opportunités rencontrées, mais aussi pour saisir les processus de renégociation des appartenances et des identifications qui en découlent.
13Alors qu’elles étaient principalement dirigées vers les villes mexicaines au xxe siècle, les migrations indiennes se sont réorientées vers les États-Unis dans les années 1990. Dès le programme de travail Bracero8 (1942-1964) des populations indiennes mexicaines avaient travaillé aux États-Unis, mais l’identité ethnique de ces migrants était alors largement invisible. La proportion des Indiens mexicains s’est ensuite accrue significativement lorsque les migrants originaires de la région de Oaxaca (Oaxaqueños) ont quitté la région frontalière dans laquelle ils s’étaient établis (en Basse-Californie notamment) pour s’installer aux États-Unis. Depuis, la présence des Indiens mexicains est notable en Californie (zones rurales et urbaines), au Texas, dans l’État de New York, le New Jersey, la Floride, la Caroline du Nord, l’Oregon et l’État de Washington. D’après le recensement états-unien, près de 400000 individus s’étaient identifiés comme Indiens latino-américains en 2000, et autour de 685000 en 2010 (U.S. Census Bureau, 2000 et 2010 ; Lavaud et Lestage, 2005).
14La diversification des flux migratoires du Mexique vers les États-Unis n’est pas uniquement le fait des Indiens. Femmes, enfants, personnes âgées, urbains, ruraux issus de l’ensemble du territoire mexicain, partent désormais également pour « le Nord », comme on désigne communément les États-Unis au Mexique. Les migrants ne sont plus ces hommes métis, adultes, issus des zones rurales de l’Ouest du pays, qui ont longtemps forgé l’image du travailleur migrant mexicain. Représentant moins de 1 million de personnes en 1970, les immigrés d’origine mexicaine étaient 12,8 millions aux États-Unis en 2007 (Gonzalez-Barrera, 2015). Les lieux de destinations aux États-Unis se multiplient aussi : longtemps cantonnés dans les régions historiques de l’immigration (Californie, Texas, Arizona, Illinois), les Mexicains s’implantent sur l’ensemble du territoire. Bien que les flux migratoires des Mexicains vers les États-Unis se soient infléchis depuis le moment où a été mené le travail de terrain, sous le double effet de la crise économique de 2008 aux États-Unis et du prolongement des politiques répressives à l’encontre des sans-papiers, les Mexicains demeurent le principal groupe étranger à entrer chaque année aux États-Unis, et les grandes dynamiques de la migration mexicaine restent les mêmes (diversification des lieux et des profils des migrants, absence de perspective d’accès aux titres de séjour pour une proportion considérable de cette population) [ibid.].
15Vue depuis le Mexique, la répartition entre migrations internes, longtemps prédominantes, et migration internationale se voit donc modifiée, même si les migrations internes ne disparaissent pas. Alimentée au long du xxe siècle par un exode rural qui l’a constituée en mégalopole, la capitale mexicaine est désormais devenue un point de départ des migrants vers les États-Unis, un phénomène peu visible, que cet ouvrage contribue à éclairer.
16Les trajectoires migratoires des Santiaguenses reflètent toutes ces inflexions : ils se sont principalement dirigés vers plusieurs villes mexicaines, dont Mexico, dès les années 1940, mais depuis les années 2000, un nombre croissant de Santiaguenses part pour les États-Unis, soit depuis le village, soit dans une moindre mesure, depuis les villes mexicaines dans lesquelles ils s’étaient établis ou, pour les plus jeunes, dans lesquelles ils sont nés. Le caractère problématique du lieu d’origine des migrants apparaît alors : doit-on qualifier ainsi le bourg d’où est issue la première génération des migrants, ou bien Mexico, où ils se sont installés et d’où part désormais vers les États-Unis une partie des membres du groupe ? En raison de l’attachement affectif qu’entretiennent les « Indiens urbains » étudiés avec Santiago Mexquititlán, et parce que l’affiliation à ce lieu est au fondement de leur identification ethnique, c’est à cette localité que renverra le terme de « lieu d’origine » dans cet ouvrage. Il n’en reste pas moins que la référence au village d’origine9 n’épuise pas la complexité du sentiment d’appartenance de ces « double migrants ».
17Ces transformations impliquent de changer le regard sur les migrations. Depuis une vingtaine d’années, les chercheurs spécialistes de la migration constatent en effet que les trajectoires migratoires ne sont plus linéaires – à supposer qu’elles ne l’aient jamais été10. Les dichotomies sur lesquelles reposait une sociologie dite classique des migrations se sont effondrées depuis la fin des années 1960 : on ne peut plus penser les migrations à travers le dualisme société de départ/société d’installation qui primait lorsque les expériences des migrants étaient essentiellement lues à travers la question de leur « intégration » dans une société nationale (Green, 2002 ; Wieviorka, 2008). Les télécommunications, le développement des transports, la circulation des biens, des idées et des personnes mettent par ailleurs en relation des espaces distants. « L’ensemble des processus par lesquels les immigrés tissent et entretiennent des relations sociales de nature multiple reliant leurs sociétés d’origine et d’accueil » constitue alors l’espace transnational dans lequel se déploient les vies des migrants (Basch et al., cité par Portes, 1999, p. 16). Cet espace transnational est polytopique : ce ne sont pas deux mais des dizaines, parfois des centaines de localités qui sont mises en relation par les flux migratoires (Riccio, 2001 ; Besserer, 2004). La multipolarité et l’interpolarité qui caractérisent les territoires migratoires justifient alors le développement d’une lecture attentive au mouvement, aux circulations, aux dynamiques des territoires multisitués, autant de déclinaisons théoriques autour d’un même paradigme, celui des mobilités11. Cette perspective permet de dépasser une vision statique du champ migratoire pensé en termes d’intégration, pour en défendre une vision dynamique : le migrant n’appartient plus à un seul espace mais s’inscrit dans une logique de réseau qui lui permet d’être mobile ; la migration n’est plus un déplacement entre deux points, mais suppose l’élaboration de nouveaux itinéraires, de nouvelles stratégies migratoires, soit pour atteindre les destinations traditionnelles investies par un groupe, soit pour trouver de nouveaux pôles d’arrivée. Enfin, la migration n’est plus vécue comme une rupture ou une parenthèse, mais comme partie intégrante d’une organisation sociale qui implique ceux qui partent, mais aussi ceux qui restent.
18Chercher à saisir les migrations sous l’angle des mobilités implique de se placer à l’échelle des acteurs. Dans l’objectif de mettre l’accent sur la dimension intentionnelle, pragmatique, stratégique, de l’acte migratoire, la notion de « projet migratoire » s’est avérée particulièrement opérante, dans le sens où l’ont travaillée notamment Florence Boyer (2005) et Emmanuel Ma Mung (2009). Concevoir la trajectoire migratoire comme un projet évite la simplification à laquelle aboutissent les théories explicatives classiques de la migration, qui réduisent cette dernière à la résultante d’un ensemble de facteurs poussant les migrants au départ. Elles mettent l’accent sur les déterminants économiques des migrations (modèle push/pull), sur les relations entre populations, environnement et migration internationale (tradition économico-géographique ou démographique), sur le rôle des structures sociales, économiques ou politiques et sur les relations de dépendance, de domination et d’exploitation à l’origine des migrations internationales (approche structuraliste), ou encore sur les liens économiques et sociaux qui se nouent entre les lieux mis en relation par la migration (analyse en terme de réseaux ou transnationale). Or, il est désormais admis qu’aucun de ces différents modèles, pris isolément, ne peut restituer la globalité et la complexité des migrations internationales.
19Le projet migratoire place l’autonomie des migrants, leur capacité d’agir, au cœur de l’analyse, sans pour autant réduire la migration à sa dimension individuelle. Il reflète l’imbrication du migrant dans plusieurs niveaux d’organisation sociale : réseaux de migrants, groupe de parenté, et groupe social au sens large. Le projet migratoire se construit au moment de l’organisation du départ mais aussi tout au long de l’histoire migratoire, lors des séjours à l’étranger comme des retours au pays. Il est ainsi constamment réévalué et réaménagé, en fonction des contraintes que rencontrent les migrants et qu’ils doivent contourner, des informations qui leur parviennent, des opportunités qui se présentent, des rêves qui émergent. L’incertitude constitue une dimension essentielle du projet migratoire, ainsi que la capacité d’adaptation du migrant qu’elle requiert.
20Reposant sur une vision multifactorielle des migrations, à l’articulation entre logiques individuelles et logiques collectives, l’approche par le projet amène donc à mettre en relation des causalités multiples, à restituer la dimension processuelle, évolutive, qui caractérise l’organisation des migrations, mais surtout à placer au centre de l’analyse les choix qu’effectue le migrant, son autonomie et sa capacité d’initiative. Elle est particulièrement opérante pour prendre en compte plusieurs moments et lieux du circuit migratoire, et pour mettre en lumière leurs articulations. C’est à cette lecture des migrations que contribue cet ouvrage, en cherchant à comprendre comment l’expérience de l’altérité influe sur la façon dont est conçu et mis en œuvre le projet migratoire.
Mobilité, ethnicité, racialisation
21Les populations indiennes sont également emblématiques d’une autre facette des mobilités : l’inscription des migrants au croisement de systèmes de hiérarchies sociales distincts. Elles traversent des sociétés régies par des « codes de la différence » ou des « régimes de l’altérité », c’est-à-dire des normes de définition, de production et de reconnaissance de l’altérité, singuliers, largement déterminés par les États (Kastoryano, 2005 ; López Caballero et Giudicelli, 2016).
22La migration est, avec la colonisation et le nationalisme, l’un des modes de production de l’ethnicité. L’installation de populations étrangères dans les sociétés d’accueil produit des groupes minoritaires, dont les projets politiques, les mécanismes d’inclusion et d’exclusion, et les relations avec les sociétés dominantes font l’objet d’une large part de la littérature consacrée aux relations interethniques. Mais si la migration crée de l’ethnicité, l’ethnicité est également une ressource privilégiée pour l’immigration (Rex, 2006). La mobilisation des migrants en réseaux organisés autour de liens pensés comme primordiaux, engendre une « solidarité ethnique » qui permet de dépasser certains obstacles lors du franchissement des frontières et de l’installation dans la société d’accueil.
23L’École de Chicago, par le biais des travaux de Robert Park et d’Ernest Burgess dans les années 1920, a mis en évidence le rôle des réseaux ethniques dans l’insertion résidentielle, professionnelle, ou dans l’organisation sociale des migrants. Selon cette tradition sociologique, ce rôle est provisoire et ne représente qu’une étape dans un processus d’assimilation qui a lieu sur plusieurs générations12. Aujourd’hui, l’approche transnationale des migrations, devenue le paradigme dominant dans l’analyse des migrations internationales contemporaines, accorde également une place centrale à l’ethnicité dans l’expérience migratoire. En soi, le transnationalisme ne présuppose pas que les espaces sociaux qui transcendent les frontières des États-nations soient structurés par une appartenance ethnique commune. Le terme même de trans-nationalisme laisse d’ailleurs entendre la possibilité de phénomènes de recompositions et d’hybridations identitaires (Waldinger et Fitzgerald, 2004). Mais l’usage récurrent qui est fait de la notion de « communauté » dans la littérature sur le transnationalisme participe d’un phénomène de réification de l’origine. Qualifier de « communautés transnationales » les organisations de migrants convoque en effet l’idéal de la communauté primordiale, « une abstraction analytique » (Rex, op. cit., p. 50). Catégorie descriptive de pratiques sociales, la « communauté » comporte une forte dimension normative. Elle évoque un groupe clos, porteur de traits culturels spécifiques, au détriment de la diversité des niveaux et formes d’interaction entre les groupes ethniques13.
24L’affiliation des individus à une pluralité de groupes d’appartenance, qui peuvent se superposer ou s’avérer conflictuels, la diversité des sphères de socialisation, appellent une lecture plus complexe de la réalité des identifications et des pratiques en migration. Dans le contexte d’une globalisation qui tend à effacer les frontières nationales, les expériences migratoires seraient marquées par l’individuation, plus que par l’affiliation aux identifications pertinentes dans les sociétés d’origine. Ainsi, des travaux récents invitent à reconsidérer le postulat selon lequel les identités ethniques et les rapports sociaux fondés sur l’ethnicité représentent le support privilégié des mobilités. Ils montrent que la mobilité repose sur, et engendre, d’autres liens que ceux liés à la parenté ou à l’origine ethnique : la religion, la nécessité de faire commerce, les solidarités immédiates face aux obstacles rencontrés, génèrent des relations, parfois provisoires, qui témoignent de la capacité des migrants à construire leurs projets migratoires à l’articulation de ces identités et rapports sociaux divers14. Pour Alain Tarrius, « l’identité commune à tous les arpenteurs des territoires circulatoires est faite de la plus grande interaction possible entre différences » (2007, p. 136). L’accent est mis sur les jeux d’identification multiples, les « sociabilités électives » et les « flexibilités identitaires » (Brachet, 2009).
25Une telle perspective n’est toutefois pas sans soulever une difficulté : dans quelle mesure les individus sont-ils à même de mettre en avant une appartenance plutôt qu’une autre ? La question renvoie aux débats sur la dimension subie ou choisie de l’ethnicité, et plus largement sur le lien entre individuation et appartenances collectives. La conception relationnelle de l’ethnicité qui prédomine aujourd’hui et la reconnaissance de la multiplicité des identités à partir desquelles se construisent les individus, vont dans le sens d’une marge de choix des individus15. Mais les individus sont également pris dans des rapports de domination qui restreignent leur autonomie et qui assignent des identités, des rôles, des positions. La possibilité de moduler le rapport au groupe d’appartenance et les identifications ethniques ne peut être envisagée que si l’on tient compte des contraintes qui viennent limiter la marge de liberté que possèdent les acteurs individuels (Waters, 1990). Pour les Indiens, la question de la négociation de l’ethnicité se pose avec une acuité particulière, dans la mesure où ils font l’objet de processus de racialisation. Occulté par le discours national universaliste du métissage, le sujet du racisme envers les Indiens demeure encore largement tabou au Mexique. Pourtant, les mécanismes de rejet dont font l’objet les Indiens relèvent bien de ce processus16. Or les débats scientifiques sur la pertinence de distinguer ethnicisation et racialisation concordent sur le fait que l’ethnicité suppose un degré de choix dans les identifications et une possibilité de recourir à des identifications alternatives que la racialisation ne permet pas17. Par conséquent, comment les Indiens composent-ils avec la racialisation dont ils font l’objet ? Ne les assigne-t-elle pas à des identifications, et finalement à des formes d’organisation sociale spécifiques ?
26En fonction des cadres de production locale et nationale de l’altérité et des interactions qui y prennent corps, il s’agit alors de déterminer comment s’agencent les rapports sociaux de domination, et quel espace de résistance ils accordent aux individus pour se construire comme sujets. L’analyse sera sensible à l’intersectionnalité des rapports sociaux de classe, de race, d’ethnicité, de genre, de génération et de statut migratoire.
Le choix des Otomis de Santiago Mexquititlán
27La migration de Santiago Mexquititlán vers les villes mexicaines, relevant de l’exode rural, a été analysée dès la fin des années 1970 et a donné lieu à une solide littérature anthropologique18. Aucune étude en revanche n’a jusqu’ici été produite sur la migration, entièrement clandestine, qui se dirige désormais vers les États-Unis. L’expérience des Otomis de Santiago Mexquititlán peut ainsi servir de contrepoint aux travaux, bien plus nombreux, consacrés à la migration vers les États-Unis, le plus souvent vers la Californie, de groupes indiens mixtèques ou zapotèques originaires de l’État de Oaxaca19. Autre point d’intérêt, les Otomis constituent l’un des groupes engagés dans les programmes mis en place à Mexico à destination des Indiens depuis les années 2000.
28 Au regard du pouvoir de nomination, puisque « dire le nom et faire le nom du groupe, c’est aussi faire le groupe lui-même », comme le rappelle Abdelmalek Sayad (1994, p. 168), quelques précisions s’imposent sur la terminologie utilisée pour désigner les enquêtés. « Otomi » désigne un groupe ethno-linguistique, identifié à partir de sa langue, de la famille oto-mangue. Il est important au Mexique : avec près de 292000 locuteurs, l’otomi est la sixième langue indienne la plus parlée au Mexique. Les Otomis sont en outre le second groupe ethno-linguistique le plus représenté dans le District fédéral (DF)20, où environ 17000 locuteurs de cette langue sont comptabilisés (INEGI, 2000).
29Le nom même de ce groupe ethnique et sa localisation territoriale renvoient aux relations de pouvoir, dès avant la Conquête. Le terme « otomi » est une exo-identification qui provient du nahuatl et comporte une forte charge péjorative : il signifie « sale et paresseux ». Les Nahuas, principaux informateurs des conquistadors, transmirent leurs préjugés aux nouvelles structures de pouvoir : « Quand les Blancs demandèrent qui étaient les Otomis, les Nahuas répondirent qu’ils étaient “mous, brutaux et malhabiles”, ainsi que “paresseux”, et même “dépravés” » (Galinier, 1997 ; Arrieta, 2009, p. 13). Comme c’est fréquemment le cas dans les processus d’assignation ethnique, les « Otomis » disposent d’un autre terme pour se désigner et nommer leur langue : celui de ñhañhú. J’ai cependant fait le choix de conserver le vocable « otomi » parce qu’il est usité par l’ensemble des acteurs au Mexique : chercheurs, institutions, et groupes indiens eux-mêmes dans l’espace public, comme l’attestent les noms des associations constituées par les Santiaguenses à Mexico : Frente Otomí Mashey ; Otomí Zona Rosa A.C., ou encore Otomí Guanajuato A.C.
30Comme d’autres groupes indiens, au cours de la colonisation les Otomis se sont trouvés dispersés sur un vaste territoire (État d’Hidalgo, de Querétaro, de Mexico, Michoacán, Tlaxcala, Veracruz, Puebla, Guanajuato), si bien que les Otomis de Santiago Mexquititlán ont des histoires de migration et d’insertion urbaine très différentes de celles des Otomis du Valle du Mexquital, par exemple. Les groupes indiens se définissent donc d’abord, pour eux et pour les autres, en référence à leur village d’origine. Les interactions avec d’autres populations indiennes, la rencontre avec des mouvements ethniques à visée nationaliste, ou la réappropriation des catégories utilisées par les observateurs extérieurs, peuvent toutefois favoriser des identifications à des entités plus vastes : depuis une vingtaine d’années les groupes indiens de Mexico se sont réapproprié le terme d’indígena (indien/indigène).
31Le travail de terrain a été initié auprès des membres d’associations répertoriées comme indiennes, ce qui permettait de contourner les ambiguïtés des définitions de l’indianité en partant de personnes qui s’auto-définissent collectivement comme indiennes. Pour les migrants originaires de Santiago Mexquititlán, chacune de ces associations correspond à un squat, en raison des formes d’insertion résidentielle caractéristiques des Santiaguenses dans les villes mexicaines. À Mexico, les squats sont localisés dans le quartier central de la Roma. On en compte six à quelques rues d’écart. Chacun regroupe entre vingt et soixante familles, ce qui porte à environ 800 personnes les résidents de l’ensemble de ces campements. C’est cette échelle d’organisation que désigne le plus souvent, dans cet ouvrage, le terme de « groupe otomi ». L’insertion urbaine singulière des Otomis de la Roma est étroitement liée à un mode de vie décliné autour du commerce ambulant sous ses formes les plus précaires. Elle est spécifique également de par les interactions qu’elle implique avec de nombreux acteurs urbains (clients, passants, autres vendeurs, policiers, fonctionnaires municipaux, associations caritatives, journalistes, chercheurs) qui gravitent autour des squats, contrebalançant le processus d’exclusion urbaine qui se joue au premier abord dans ces lieux. Une troisième spécificité est constituée par l’usage de la langue otomi dans les squats, qui demeure important au quotidien, et par un fort contrôle communautaire (Martínez, 2004).
32Les Santiaguenses constituent donc un groupe très fortement marginalisé et stigmatisé dans les villes mexicaines. Ces conditions extrêmes d’insertion urbaine se retrouvent toutefois chez d’autres groupes indiens, en particulier chez les Mazahuas et les Triquis, qui résident eux aussi dans les quartiers centraux21. Elles mettent en lumière l’exclusion et le racisme qui concernent l’ensemble des populations indiennes, sous des formes diverses.
Les Indiens otomis, de Mexico au Wisconsin
Stratégie d’enquête : ethnographie et enquête multisituée
33L’un des apports de cet ouvrage consiste à saisir les articulations entre les migrations des Indiens otomis vers les villes mexicaines, et celles vers les États-Unis. Les deux mouvements migratoires sont appréhendés dans leur synchronicité, afin de mettre en exergue les différentes options qui se présentent aux migrants et les stratégies sous contraintes qu’ils développent. Selon quels motifs les individus s’engagent-ils dans l’une, plutôt que dans l’autre de ces formes de mobilité ? Mais le fait que la migration interne, de la campagne mexicaine vers la ville, se soit développée sur plusieurs générations, depuis les années 1940, alors que la migration vers les États-Unis est plus récente, permet également d’envisager les mobilités sous un angle transgénérationnel. Comment l’expérience de la migration interne détermine-t-elle les formes de la migration internationale ? Inversement, comment les opportunités qu’ouvre l’émergence de la migration internationale, les attentes qu’elle suscite, les compétences qu’elle fournit, influent sur les formes que prend la migration interne et l’installation urbaine qui en découle ?
34L’approche par le « projet migratoire » pose la question de la méthode par laquelle saisir un objet qui est, de par sa définition même, mouvant. Le récit biographique peut constituer un outil privilégié, mais cette approche rencontre des limites, découlant de l’influence du chercheur sur le contexte d’énonciation et des difficultés pour les migrants de mettre en récit les évolutions successives du projet migratoire. Parler de soi et de sa vie est une capacité inégalement répartie d’une classe sociale à une autre (Martuccelli et Singly, 2009). Dans le cas des populations indiennes, la nécessité de mener les entretiens en espagnol, qui n’est pas la langue maternelle des enquêtés et qui est inégalement maîtrisée selon la génération et le sexe, pouvait constituer un filtre supplémentaire. L’enquête par entretiens (environ 80, formels et informels) a ainsi été complétée par deux autres techniques d’enquête, qui se sont avérées décisives pour la qualité des données recueillies. L’ethnographie, d’abord, par un travail d’immersion et une inscription de l’enquête sur le temps long, m’a aidée à m’approcher du vécu quotidien des migrants. La relation de confiance instaurée dans la durée permet d’exposer les doutes, l’incertitude et l’ambivalence qui composent l’expérience migratoire. L’observation participante a abouti à contourner une partie des difficultés d’accès aux données, avec pour double objectif d’abord, de « déritualiser » la relation entre enquêteur et enquêtés, en atténuant autant que possible la violence symbolique inhérente au contexte de l’entretien, et ensuite de puiser dans l’observation de fragments de vie quotidienne ou de situation d’interactions des informations qui n’auraient pu ou voulu être exprimées dans un entretien formel (Schwartz, 2011, p. 267). J’ai par exemple beaucoup appris en écoutant, aux États-Unis, mes enquêtés discuter avec d’autres migrants, et évoquer les tarifs du passeur ou leurs conditions de travail de façon bien plus spontanée que dans le cadre de l’entretien.
35L’ambition de saisir l’influence des différents contextes d’installation sur les modes d’organisation des migrants, mais aussi l’évolution des projets migratoires en fonction des étapes du parcours, m’a ensuite amenée à mettre en place une enquête multisituée, en suivant les migrants otomis dans certains lieux clés de leur parcours migratoire (Marcus, 1995 ; Roulleau-Berger et Tarrius, 2012).
36Le travail de terrain a été initié à Mexico : j’y ai noué des liens avec les proches des migrants installés aux États-Unis et les migrants de retour, au cours de plusieurs séjours sur un total de dix-huit mois, entre 2003 et 2009. Cette première phase de l’enquête était déterminante, en me permettant dans un second temps d’établir des contacts avec les migrants établis aux États-Unis, d’identifier les lieux de leur migration, et de mettre en place le travail de terrain, dans le Wisconsin (à Wausau et Madison), et dans l’Illinois (Peoria), pendant deux mois en 2007. Trois séjours ponctuels à Santiago Mexquititlán, dont deux au moment de la fête du Saint Patron, lorsque reviennent les migrants, m’ont permis d’approfondir ma connaissance du « lieu d’origine » pour les Santiaguenses et de consolider mon acceptation au sein du groupe.
37La durée de l’enquête à Mexico s’explique par plusieurs raisons. L’analyse des contextes d’opportunités politiques dans lesquels les migrants s’installent ou élaborent leur projet migratoire supposait de réaliser une analyse des données statistiques produites par les organismes nationaux, et des politiques nationales et locales, en réfléchissant aux catégorisations sur lesquelles elles reposent. Il était donc pertinent de conduire cette dimension de la recherche depuis la capitale, où se trouvent les institutions qui co-produisent l’indianité. Par ailleurs, l’invisibilité de la migration indienne depuis la ville, qui sera analysée dans le chapitre ii, a requis une approche patiente, afin de lever les blocages souvent posés par les familles. Outre ma présence quasi quotidienne dans les espaces investis par les groupes indiens, j’ai le plus souvent procédé sous la forme d’entretiens individuels informels et répétés : à la suite d’un premier entretien formel, semi-directif, enregistré, je retournais rendre visite régulièrement aux personnes interrogées. Lors de ces échanges ultérieurs, non enregistrés, la parole était plus libre et la confiance pouvait s’établir.
38Le rapport aux enquêtés a été conditionné par le fait que je sois une femme blanche étrangère, données par ailleurs associées au fait que je sois au moment de l’enquête jeune, sans enfants et d’une classe sociale plus élevée que celle de mes enquêtés. Le fait d’être une femme m’a permis de développer des liens étroits, en particulier à Mexico, avec un certain nombre d’enquêtées qui sont rapidement devenues des informatrices privilégiées. En revanche, il m’a été plus difficile de réaliser des entretiens avec des hommes, surtout jeunes. Le respect de normes de décence s’est surtout avéré problématique lors de la phase d’enquête aux États-Unis, où il est apparu que je ne pouvais être hébergée que dans des maisons où résidaient d’autres femmes. Que je sois française, c’est-à-dire ni mexicaine, ni espagnole, ni nord-américaine, m’a en revanche permis de m’extraire de certaines relations de domination qu’aurait impliqué l’appartenance à une autre nationalité. Pour la plupart de mes enquêtés, la France était une référence vague et mon origine était avant tout source de curiosité. Aux yeux de mes interlocuteurs indiens, mon extranéité et mon étrangeté étaient manifestes, trahies par mon style vestimentaire, mon attitude corporelle, mon accent. Elles m’ont permis, après un temps sur le terrain, de jouer auprès de certains enquêtés le rôle de « tierce-personne », cet interlocuteur à la fois proche et hors-jeu à qui l’on dit ce que l’on ne confierait pas à d’autres (Schwartz, op. cit.). J’ai réalisé également que mes enquêtés me percevaient comme une migrante, mais qui, à leur différence, traversait facilement les frontières.
39Le statut de chercheur ou de sociologue étant absent des référents des migrants indiens urbains rencontrés, je me suis présentée comme étudiante, ce qui laissait largement place à la projection par les enquêtés de catégories endogènes. Plusieurs auteurs estiment qu’il est de toute façon impossible à l’enquêteur de maîtriser les images de soi qu’il renvoie à ses enquêtés. Mieux vaut laisser ces derniers trouver des explications à la présence du chercheur en fonction de ce qui fait sens pour eux, et analyser dans un second temps les rôles attribués (Bourgois, 2001 ; Whyte, 2003). Au cours de l’enquête, les catégorisations par lesquelles les enquêtés m’identifiaient ont évolué, comme le dénotent les termes par lesquels ils me désignaient. À Mexico, dans un premier temps, ma couleur de peau et mon milieu social m’ont value d’être interpellée comme güera22. Au fil des mois, je suis devenue maestra (maîtresse), un terme par lequel les Otomis désignent les bénévoles dans des associations caritatives, souvent des étudiants. À la fin de mon travail de terrain, j’étais identifiée sous une forme plus personnalisée et qui ne suppose plus de fonction sociale précise, en tant que Anita. Le séjour aux États-Unis a été trop court pour permettre une telle évolution : le fait qu’un enquêté exprime des doutes sur mon appartenance à la police, ou qu’une autre me présente à ses proches, à ma grande surprise, comme « une sorte de missionnaire », prouve que l’identité que j’avais déclinée et la fonction que j’occupais était loin de faire toujours sens pour mes interlocuteurs.
L’entrée sur le terrain, à Mexico
40À Mexico, les habitants de chacun des squats otomis installés dans le centre-ville sont organisés en une association dont le dirigeant a, entre autres fonctions, celle de recevoir les acteurs extérieurs au groupe et de leur servir d’interlocuteur. Bien qu’ils soient des intermédiaires incontournables, j’étais soucieuse de dépasser leurs discours souvent prédéfinis et d’avoir accès à celui, supposé plus spontané, d’autres membres du groupe. Or le plus souvent, ces derniers étaient réticents à accorder des entretiens, en invoquant leur manque de temps. D’autres éléments expliquent la fermeture de la plupart des résidents des squats : un sentiment de méfiance fondée sur l’expérience du racisme, redoublé par des expériences passées malheureuses de collaboration à des enquêtes, car de prétendus enquêteurs auraient collecté des informations sur les membres des groupes afin de les expulser des squats. Le refus de participer aux entretiens traduit également une forme de lassitude : comme les autres groupes indiens du centre de Mexico, les Otomis ont été approchés par des journalistes ou par des chercheurs au fil des dernières décennies, sans voir leur situation matérielle s’améliorer. Enfin, les squats sont des espaces intimes où se constitue une forme d’entre-soi protecteur à l’abri des regards excluants : on n’y laisse pas facilement entrer des personnes extérieures, moins encore lorsque la conscience de la pauvreté matérielle génère un sentiment de gêne.
41Afin de vaincre les réticences des enquêtés, j’ai mis en place des stratégies qui ont nécessité un investissement sur le long terme, avec de légères variations selon les groupes. Dans l’un d’entre eux, j’ai procédé en cultivant les liens noués avec deux femmes qui avaient accepté de faire un premier entretien ; par leur entremise, j’ai rencontré peu à peu d’autres membres du groupe. Dans deux autres groupes où des associations caritatives intervenaient, je me suis portée bénévole pour co-animer un atelier hebdomadaire destiné aux hommes indiens en 2006-2007. L’objectif était de rendre ma présence aussi familière et aussi transparente que possible. De fil en aiguille, alors que je me rendais plusieurs fois par semaine dans les squats sous des prétextes divers, mais surtout du fait que je revenais d’une année sur l’autre, un nombre croissant de portes se sont ouvertes.
42Ces obstacles levés, enquêter sur les migrations vers les États-Unis s’est avéré difficile. En raison d’abord de l’extrême réserve qui entoure la migration internationale, les migrants de retour et leurs proches se sont montré hésitants à me mettre en contact avec d’autres personnes dans la même situation. Ils acceptaient de parler de leur expérience, mais refusaient de dévoiler l’identité d’autres migrants. Pour obtenir des informations concernant la migration vers les États-Unis, j’ai donc mis à profit mon engagement dans les ateliers organisés par les associations caritatives en consacrant plusieurs séances à l’expérience de migration, à la fois interne et internationale. Au retour de mon séjour de terrain aux États-Unis, j’ai par ailleurs mis sur pied des réunions ouvertes à tous les résidents, dans deux squats. Lors de celles-ci, j’ai partagé mes observations de la vie sur place et communiqué informations pratiques et adresses d’ONG. Ces échanges sur le mode collectif ont permis aux personnes qui souhaitaient s’exprimer sur le sujet mais n’osaient pas le faire dans le cadre normatif de l’entretien collectif, d’identifier clairement mes préoccupations et de me recontacter ensuite pour aborder le thème en toute discrétion.
43 L’un de mes objectifs étant d’organiser mon séjour de terrain aux États-Unis, il me fallait recueillir à Mexico des indications précises et des contacts solides avec des personnes susceptibles de m’accorder des entretiens « au Nord ». Les épouses de migrants restées à Mexico ont représenté une clé d’entrée essentielle sur le terrain : leur isolement, leur enfermement dans le cadre domestique, les rendaient davantage disponibles pour faire des entretiens. En outre, ces femmes étaient intéressées par ma proposition de rendre visite à leur mari aux États-Unis. Elles y voyaient une occasion de renforcer les liens avec lui ou, lorsque la relation matrimoniale était fragilisée, un moyen plus ou moins ouvertement avoué de s’immiscer dans son nouvel univers. Souvent, les familles de Mexico qui ont des proches de l’autre côté de la frontière, ne les avaient pas vus depuis des années, si ce n’est sur quelques photos sporadiquement envoyées par les migrants – l’enquête a été menée avant la multiplication des smartphones et des accès à Internet.
44Dès le début de mon enquête de terrain à Mexico, je me suis donc trouvée insérée dans des relations affectives parfois teintées d’amertume ou de ressentiment. J’ai décidé d’assumer cette dimension émotionnelle inhérente à la méthodologie choisie et de matérialiser le rôle d’intermédiaire dans lequel je me trouvais de fait, en proposant aux intéressés de transmettre des images à leurs proches lors de mon séjour aux États-Unis. J’ai également mis à leur disposition une caméra vidéo, de la façon la moins directive possible.
45Rendre ce service me permettait d’abord de m’acquitter partiellement de la dette dont un enquêteur se sent redevable envers ses enquêtés. Mais l’usage de ces matériaux audio-visuels avait aussi pour avantage de m’insérer d’emblée dans le cercle affectif des migrants que je devais rencontrer pour la première fois. Les photos des squats indiens montrées le soir de mon arrivée à Alicia, mon hôte dans le Wisconsin pendant dix jours, ont ainsi été un véritable sésame : comme elle me le confia par la suite, si elle n’y avait pas reconnu ses anciennes voisines à Mexico, jamais elle ne m’aurait ouvert sa porte.
46Par ailleurs, il s’est rapidement avéré que le choix d’envoyer par mon intermédiaire des photos et des vidéos correspondait à des stratégies personnelles qu’il convenait d’analyser. Même si mes informateurs n’avaient que peu accès à du matériel photographique et audiovisuel, il aurait été naïf de croire qu’ils n’avaient d’autres moyens à leur disposition pour envoyer des photos qu’une chercheuse de passage. Une situation peut être évoquée, à titre d’illustration. Regina, seule à Mexico avec ses quatre filles depuis le départ de son mari Pedro pour le Wisconsin six ans auparavant, a immédiatement accepté ma proposition de transmettre une vidéo à son époux. Or sur la vidéo filmée pour l’occasion, elle n’a souhaité montrer que leurs deux plus jeunes filles, enfants que leur père ne connaissait pas encore23. Elle a refusé que les deux aînées, qui étaient pourtant présentes lorsque nous avons filmé la scène, apparaissent sur la vidéo, tout comme elle a refusé d’être filmée elle-même. Tout au long du film en revanche, sa voix soufflait aux fillettes leurs répliques : « Montre à papa comme tu as grandi, comme tu marches, dis à papa que tu veux qu’il rentre. » Sous prétexte de montrer à leur père les progrès de ses deux plus jeunes enfants, le film était donc entièrement destiné à aiguiser la frustration de ce dernier et à souligner la durée d’une absence qui pour Regina relève de l’irresponsabilité et de l’abandon. Pedro a saisi le reproche à peine voilé contenu dans la vidéo : quatre mois après avoir visionné le film, il était de retour auprès de sa famille. Dans ce cas comme dans d’autres, je me suis montrée attentive à ces sous-textes et à l’utilisation faite de ma présence afin de les inclure dans l’analyse.
47La méthodologie choisie soulève des questions autour du rôle du chercheur et des limites souhaitables de son implication dans l’intimité de ses informateurs. À défaut d’avoir trouvé des réponses pleinement satisfaisantes, avoir recours aux supports audio-visuels a du moins eu une vertu heuristique, en me permettant de mieux comprendre ce qui se jouait à travers moi de chaque côté de la frontière.
Des contraintes spécifiques lors de l’enquête de terrain aux États-Unis
48Mon enquête de terrain dans l’Illinois et le Wisconsin s’est déroulée dans des conditions déroutantes.
49La dispersion géographique des migrants originaires de Santiago et la relative dilution des liens communautaires, si elle constituait un important résultat de l’enquête, n’était pas sans soulever des difficultés. Partie de Mexico avec les numéros de téléphones de cinq personnes à contacter aux États-Unis, ma première surprise a été de constater que les migrants ne vivaient pas à Chicago, comme me l’avaient affirmé les membres de leurs familles, mais dans des localités diverses et éloignées. Identifier des migrants otomis aux États-Unis s’est par ailleurs révélé plus difficile que ce que mes lectures, qui toutes dépeignaient des communautés indiennes soudées dans la migration, laissaient entrevoir. La faible densité des réseaux migratoires constitués depuis Santiago avait pour effet de rendre quasiment inopérante la technique de la « boule de neige » par laquelle je comptais étoffer mes contacts. L’absence de lieu de convivialité pour les migrants latinos constituait également un obstacle à l’observation participante. Les migrants savaient dans quelles localités se trouvaient des gens originaires de Santiago ou dans quels restaurants ils étaient embauchés. Ils les connaissaient de vue, avaient échangé quelques mots à l’occasion, mais ne s’étaient pas communiqué leurs numéros de téléphone. Ne sachant comment me mettre en contact avec ses connaissances, Eugenio, mon hôte, proposa alors une stratégie d’approche des candidats à de futurs entretiens pour le moins directe : le soir nous nous garions sur le parking, à côté de la sortie de service des restaurants chinois, et attendions que les employés dont Eugenio savait qu’ils provenaient de Santiago quittent leur lieu de travail. Il allait leur parler et, se portant garant de mes bonnes intentions, tentait de les convaincre de m’accorder ultérieurement un entretien. Ce faisant, Eugenio réactivait des liens qui s’étaient distendus et se trouvait amené à réfléchir sur la distance qui s’était établie entre Santiaguenses : le dispositif d’enquête comporte une part de performativité, en remobilisant, à défaut de les produire, les relations sur lesquelles il s’interroge.
50En dépit des efforts d’Eugenio, les migrants originaires de Santiago se sont souvent montrés réservés, et il m’a fallu faire preuve de persévérance. Le contexte dans lequel s’inscrivait mon enquête de terrain, marqué par des expulsions de migrants et par l’intervention de la migra24 quelques jours auparavant dans les États voisins, explique la défiance qu’inspirait la présence d’une étrangère, parfois soupçonnée ouvertement de travailler pour la police.
51Enfin, le manque de temps dont disposent les migrants a compliqué la réalisation de l’enquête. Les conditions d’emploi dans les restaurants, avec de longues journées, une supervision constante et la clandestinité, rendaient inenvisageable d’effectuer les entretiens sur les lieux de travail, et difficile d’empiéter sur les rares moments de loisir. Les contraintes horaires et la fatigue des enquêtés ont écourté plusieurs entretiens et rendu impossible l’organisation de certaines rencontres. L’observation participante a en partie permis de compenser ces biais, grâce à l’hospitalité de certaines familles qui m’ont hébergée, entre une nuit et trois semaines.
52Les conditions difficiles dans lesquelles a eu lieu l’enquête de terrain dans le Wisconsin fournissaient cependant à l’enquête l’un de ses résultats majeurs : outre les conditions de vie précaires des enquêtés, elles révélaient la faible mobilisation des réseaux ethniques et le relatif isolement de mes enquêtés. Le déroulé même de l’enquête amenait d’emblée à nuancer les représentations dominantes dans la littérature sur la centralité des réseaux ethniques, des communautés transnationales et des hometown associations25.
Organisation de l’ouvrage
53L’ouvrage suit le fil du processus migratoire : l’installation et la vie quotidienne à Mexico d’abord, l’élaboration des projets de départ pour les États-Unis depuis la ville ensuite, l’organisation de la vie quotidienne aux États-Unis enfin. Le chapitre i dresse un panorama large des transformations récentes de la situation des populations indiennes dans les villes mexicaines, sous le double effet de l’intensité des migrations internes au cours du xxe siècle et de la mise en place de politiques de reconnaissance dans les années 2000. Il resitue dans ce contexte les formes de l’insertion urbaine des Otomis. Or depuis quelques années, un mouvement migratoire semble se mettre en place vers les États-Unis au sein de ce groupe, dont le peu de visibilité surprend. Il reflète pourtant les évolutions des flux migratoires mexicains, qui seront traitées dans le chapitre ii. En fonction de quelles attentes se construisent les projets vers les États-Unis ? Le chapitre iii montrera les conflits déclenchés par les départs aux États-Unis, au sein du groupe mais aussi parfois pour les candidats à la migration, de façon plus subjective. Les arguments par lesquels ils sont justifiés et les résistances qu’ils soulèvent seront analysés. La mobilisation des réseaux communautaires ne va ainsi pas de soi, même si elle s’avère déterminante, notamment au moment de choisir le passeur. Dans le chapitre iv seront étudiées les causes et les conséquences de la surreprésentation des hommes dans les flux au départ de la ville, avec une analyse attentive au genre. À l’échelle du groupe et de la famille, la migration internationale déséquilibre les rapports sociaux de sexe, qui avaient par ailleurs évolué à l’issue de la migration interne. Ces réaménagements au détriment des épouses des migrants sont toutefois peu contestés, en raison de l’isolement de ces dernières mais aussi parce qu’elles parviennent à tirer certains bénéfices de la situation, sur le long terme.
54Dans le Midwest, la migration est caractérisée par la dispersion des migrants et l’apparente mise en suspens de leur identification comme Indiens, en contraste avec le paradigme de la « communauté transnationale » ou les grandes lignes de la littérature sur les migrations indiennes. Le chapitre v analyse la réorganisation des réseaux migratoires. Il montre que le contexte spécifique des nouvelles destinations de la migration latino-américaine aux États-Unis complique la mobilisation des réseaux communautaires, mais que le souci de se tenir à distance de la communauté, sans pour autant rompre les liens, résulte également de l’intentionnalité des migrants. La tentative d’esquiver le racisme vécu au Mexique dans des contextes de forte concentration communautaire est une composante de cette renégociation de la distance entretenue par les migrants avec les réseaux communautaires. Les recompositions des identifications et de l’expérience du racisme dans un nouveau système de hiérarchies sociales et ethniques font alors l’objet du chapitre vi. Situer l’analyse au croisement des sociétés mexicaines et états-uniennes, dans l’espace de référence qui est celui des migrants, fait apparaître des identifications, relatives à l’origine locale, nationale, ou à l’expérience d’être sans-papiers, qui supplantent dans les sociabilités quotidiennes les identifications comme Indiens. L’expérience de l’indianité ne disparaît pas pour autant : elle est au contraire réinterprétée à la lumière de ces nouvelles expériences de l’altérité. Enfin, le chapitre vii porte sur la mobilité des migrants sur le marché de l’emploi états-uniens, et sur leur capacité à transposer ces apprentissages, une fois de retour au Mexique. En dépit des fortes limitations que rencontrent les migrants sur un marché de l’emploi ethniquement et administrativement segmenté, ils bénéficient de micro-espaces de choix à partir desquels ils composent une trajectoire professionnelle parfois source d’estime de soi. L’enquête montre aussi que l’expérience de travail acquise aux États-Unis peut être revalorisée à Mexico, et participe de la réinsertion urbaine des Otomis, en leur permettant de continuer à esquiver les frontières de l’indianité.
Carte 1. – Principales destinations des Santiaguenses au Mexique et aux États-Unis, et lieux de l’enquête.
Carte 2. – Le quartier de La Roma, à l’échelle de Mexico.
Notes de bas de page
1 Toutes les personnes enquêtées ont fait l’objet d’anonymisation, à l’exception des représentants d’organisations indiennes et des employés d’institutions qui figurent sous leur nom réel.
2 Le « groupe ethnique » est entendu au sens wébérien du terme, à savoir comme un groupe humain qui nourrit « une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation – peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement » (Weber, 2003, p. 130).
3 La notion de « métissage » (mestizaje) fait référence aux mélanges – tant biologiques que culturels – qui eurent lieu lors de la colonisation en Amérique latine. Centrale dans la construction des États-nations en Amérique latine, elle devient à l’Indépendance un mythe et un idéal inséparables d’un projet d’unité nationale aux tonalités universalistes, qui vise la disparition des différences culturelles portées par les populations indigènes (Favre, 1996 ; Gruzinski, 1996). L’usage commun découle de cette acception politique : le terme de « métis », lorsqu’il renvoie à une catégorie sociale dans un rapport interethnique, désigne la part de la population mexicaine qui s’identifie comme non-indienne (Bonfil Batalla, 1990).
4 Afin que soit souligné le caractère problématique de ces catégories, elles mériteraient d’être constamment encadrées par des guillemets. Pour des raisons de clarté dans la lecture, ces précautions typographiques ne sont pas adoptées.
5 Voir entre autres Bonfil Batalla, 1990 ; Lestage, 2001 ; López-Caballero, 2012.
6 Voir Arizpe, 1975 ; Oehmichen, 2005 ; Martínez Casas, 2007.
7 Voir Igreja, 2005 ; Cunin, 2006 ; Briones, 2007 ; Gros et Dumoulin, 2011.
8 Dans le cadre de contrats de travail saisonniers régis par des accords bilatéraux entre Mexique et États-Unis, le dispositif bracero a fourni une main-d’œuvre employée essentiellement dans les champs agricoles.
9 L’emploi du terme de « village » pour désigner Santiago Mexquititlán en dépit de la taille du bourg se justifie par l’activité agricole à laquelle s’adonnent encore la grande majorité des habitants. Les Santiaguenses eux-mêmes utilisent le terme de « rancho ».
10 Voir entre autres Rea et Tripier, 2008 ; Cortes et Faret, 2009 ; Wihtol de Wenden, 2010 ; Krastevaet al., 2011 ; Roulleau-Berger et Tarrius, 2012.
11 Voir entre autres Tarrius, 1989 ; Peraldi, 2008 ; Faret, 2003 ; Simon, 2006 ; Arab, 2007 ; Baby-Collinet al., 2009 ; Cortes et Faret, 2009 ; Dureau et Hily, 2009 ; Cortes et Pesche, 2014.
12 Park et Burgess, 1969 ; Grafmeyer, 1990 ; Rea et Tripier, 2008.
13 Hily et Missaoui, 2002 ; Sainsaulieuet al., 2010.
14 Voir entre autres Tarrius, 1995 ; Escoffier, 2006 ; Peraldi, 2008 ; Dureau et Hily, 2009 ; Pian, 2009 ; Timera, 2009 ; Bredeloup, 2014.
15 Notamment Barth, 2008 ; Wieviorka, 2008.
16 Alicia Castellanos définit le racisme que subissent les Indiens comme « une dévalorisation et une infériorisation de la différence ethnico-culturelle et phénotypique, ainsi que la conviction d’une incompatibilité de cette différence avec le progrès, le développement et avec la culture dominante, en raison de quoi est promue la dissolution culturelle et la marginalisation des Indiens » (2003, p. 15).
17 Il est d’usage, dans la littérature anglo-saxonne en particulier, d’admettre que les groupes raciaux diffèrent des groupes ethniques en ce qu’ils sont définis non pas en termes de différences socio-culturelles mais à partir de différences perçues dans le phénotype (Wade, 1997 ; Poutignat et Streiff-Fenart, 2008). Plutôt que par une différence de nature, d’autres auteurs postulent que racisme et ethnicisation différent par une intensité dans l’assignation identitaire. Les deux processus sont producteurs d’altérité, mais l’imputation « raciale » constitue un « seuil qualitatif fondamental » par rapport à l’assignation ethnique. La différenciation culturelle et d’origine est absolutisée lorsqu’elle est ramenée à la « race », étant alors inscrite dans le registre de la nature, extérieur à la volonté humaine (De Rudderet al., 2000, p. 31). Dans l’ordre empirique des situations et au niveau théorique, il n’est cependant pas toujours aisé de distinguer ethnicisation et racialisation : outre leurs nombreuses caractéristiques communes, l’euphémisation du racisme passe en partie par son déguisement en ethnisme, ce qui tend à « brouiller » l’analyse (loc. cit.).
18 En particulier Arizpe, 1975 ; Martínezcasas et Rojas-Cortes, 2006 ; Martínezcasas, 2007 ; Arrieta, 2009.
19 Entre autres, Barabas, 2001 ; Velasco Ortiz, 2002 ; Fox et Rivera-Salgado, 2004 ; Besserer et Kearney, 2006 ; Fox, 2006 ; Stephen, 2007 ; Escárcega, 2009 ; Lestage, 2008 ; Aquino, 2013 ; Gómez, 2014.
20 Le District fédéral est l’entité administrative qui compose, avec une partie de l’État de Mexico et de l’État d’Hidalgo, la capitale mexicaine.
21 En raison de cette similarité, je ne me suis pas interdit d’inclure dans l’analyse des individus concernés par la migration internationale appartenant à ces deux groupes indiens, lorsque l’occasion s’est présentée au cours du travail de terrain à Mexico, et lorsque c’était pertinent.
22 Le terme de güera / o fait référence à la blancheur de la peau, et est employé pour désigner des Mexicains ou des étrangers, souvent avec une connotation affectueuse.
23 Pedro est parti pour les États-Unis alors que Regina était encore enceinte de leur troisième fille. Deux ans plus tard, Regina l’a rejoint dans le Wisconsin. Lorsqu’elle y est tombée enceinte de leur quatrième enfant, elle a choisi de rentrer accoucher au Mexique. Pedro est donc père de deux enfants qu’il n’a jamais vus.
24 La migra est un terme d’argot qui se réfère à l’Immigration and Customs Enforcement Agency ou à toute autre agence chargée du contrôle de l’immigration sur le sol états-unien.
25 Ces associations de migrants structurées autour du lieu d’origine visent le plus souvent à mener des projets de développement. Elles occupent une place importante dans la littérature sur les migrations transnationales (Faret, 2003 ; Le Texier, 2004 ; Lacroix, 2005).
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